L’obscurité pesait dans les profondeurs d’Olèn. Les faisceaux de lumière avaient depuis longtemps disparu pour laisser place à un océan sombre et étouffant. A un endroit pourtant, les Lèns s’écartaient pour former une ronde, permettant à la faible luminosité nocturne de s’y infiltrer. Ces sinistres spectateurs allaient assister à une tragédie.
Dans un coin de la scène, la biche brayait comme une furie, se démenant pour défaire la corde qui la tenait fermement à tronc large et déchiré. Une chose semblait effrayer la pauvre bête plus que de s’étouffer en tirant sur l’étreinte autour de son cou. La souche de bois ne semblait pas décidée à broncher d’un millimètre. A vrai dire, même la corde ne frémissait pas. Elle était condamnée à rester attacher.
Peut être pas…
Un souffle résonna à travers les feuilles alentour, les faisant vibrer étrangement. Deux masses énormes se déplaçaient en brisant des branches dans les hauteurs. L’écorce faisait un bruit atroce de craquement comme si elle était là pour annoncer l’arrivée d’un désastre, tel un public applaudissant la montée de la tension dramatique. Le bois craquait, les feuilles dansaient, les Lèns chantaient. Les deux formes semblaient lutter l’une contre elle, déchirant la végétation sans plus se soucier de gêner le spectacle ou de passer inaperçu. Tous les regards étaient sur eux.
Soudain, le chaos s’arrêta.
Prisonnière de sa corde, la biche prit aussi un instant pour mieux percevoir le moindre son qui s’approcherait d’elle. A bout de nerf, elle craqua, se déchaînant à nouveau sur son attache. Dans ses yeux le désespoir était réel et elle maudissait ceux qui avaient osé la mettre là.
Puis le silence fut.
Coté cour, plus aucune trace de vie, ni aucune agitation. Même le témoin de la scène ne bougeait pas...
...coté jardin, le matin était levé depuis plusieurs heures. Et tout était enfin prêt.
Odyss et Arlan marchèrent un moment avant d’atteindre l’endroit, situé au nord ouest de la Chambre, où ils seraient chargés d’intercepter la cible. Ou les cibles. Plus ils avançaient, plus le terrain montait. Quant aux Lèns, ils s’éloignaient les uns des autres dans ce coin là d’Olèn. De fait, les rayons de lumières assaillaient le toit de feuilles et nombreux étaient ceux qui le franchissaient et venaient affronter l’ombre des géants houppiers lèneux. D’autre part, la petite végétation se faisait plus haute, dense. Le jeune pisteur remarqua qu’une certaine humidité s’y était installée et à plusieurs reprises, soulevant de larges pierres et écartant les herbes, il constata la présence de champignons au pied des grands Lèns. Il était pourtant passé aux mêmes endroits la nuit précédente, mais l’angoisse semblait lui avoir fait oublier la réelle moiteur qui régnait dans l’atmosphère – le masque aussi, sans doute. Il reconnaissait pourtant les arbres sur lesquels il était monté, d’autant qu’il les avait tous signé d’une marque rouge. Quoiqu’il en soit, si Artor ou Camonis passaient par là, il serait alors possible de les repérer.
Avant le départ matinal, Solya avait confirmé la présence des deux rouillés dans la zone. Ils se seraient même approchés du point de chute en laissant des traces de leur passage dans les « courants ». Immédiatement, Odyss avait fait le lien avec l’étrange craquement qu’il avait entendu la veille. Les bronzes surveillaient certainement le groupe depuis leur entrée en Olèn. Sans keldum, les ilandrais seraient déjà tous morts. L’idée fit frissonner le jeune garçon.
D’un signe de la main, Arlan attira l’attention de son apprenti pour lui montrer la trajectoire prévue des bronzos entre deux grands Lèns espacés de plusieurs trentaine de mètres, tel l’étape d’une course. Le vieux chasseur se positionna d’un coté puis indiqua à Odyss, avec son index dirigé vers le sol, de se mettre de l’autre. Le jeune s’exécuta et repéra immédiatement du regard le coin le plus propice pour s’embusquer : un petit fourrée légèrement surélevé par une épaisse motte de terre bien fraîche. Il bénéficiait là d’un champ de vision assez large et pouvait ainsi voir son chef un peu plus haut dans un ensemble de buisson. Le maître et l’élève s’installèrent alors profitant de leur long poncho noir pour s’allonger confortablement sur le sol humide. Il n’y avait plus, maintenant, qu’à attendre.
Le principe d’une traque était simple : définir un point de chute et mettre tout en œuvre pour y attirer la cible. Un jeune mâle pouvait se traquer de manière assez brutale. A l’inverse, un Rouillé ou une femelle de tout age demandait plus de finesse, voir de ruse. Quant à chasser deux grands Rouillés, cela s’avérait une véritable épreuve de force. Seule la confiance de l’équipe de chasseur en ses connaissances du terrain et des deux prédateurs, leur donnait une chance d’y parvenir. Une chose était sûre : Artor et Camonis avaient pris en chasse les ilandrais. Connaître les intentions de son ennemi est un avantage indéniable pour le pousser dans un piège. Le groupe était donc parvenu à la conclusion qu’il faudrait les appâter… avec Den. Ce dernier, une fois ses réticences premières oubliées, s’était carrément porté volontaire pour servir d’amuse-gueule. Arlan savait que les frères enragés se prêteraient volontiers au jeu et ne toucheraient pas à l’apéritif. Ils suivraient donc le leurre dans l’espoir de dénicher les autres chasseurs. Den emmènerait les cibles vers l’équipe de relais – composée d’Arlan et son apprenti – chargée de soutenir la traque jusqu’au point de chute, où Solya et Ithak les attendraient pour le final.
Soudain, il sentit du mouvement dans les alentours et redressa aussitôt son dos et sa nuque puis jeta un œil : il s’agissait seulement d’Arlan qui lui faisait des grands gestes depuis sa position. Son chef s’était manifestement rendu compte de sa rêverie passagère et malgré la distance, Odyss eu la certitude d’apercevoir des rides de colère sur son vieux visage couvert de keldum. Il ouvrit la bouche et alors qu’il était sur le point de parler suffisamment fort pour se faire entendre, il se rappela que ce n’était là qu’un réflexe qu’il avait oublié de bannir. Parler ?! Si il avait émis le moindre son, Arlan lui même serait venu lui arracher la langue. Sagement, Odyss referma les lèvres, gardant ses mots pour lui, puis fit un signe de la main pour rassurer son chef. En retour les yeux du vieux chasseur n’exprimèrent que de la consternation : il n’y avait plus de keldum sur les doigts de son apprenti, ni sur sa paume. « Quel idiot ! » pensèrent-ils. La couleur avait dû se diluer au contact de l’eau même si sa chair resterait imprégnée de l’odeur du keldum pendant longtemps encore. Il devait juste trouver un moyen de couvrir sa peau, certes mâte, mais surtout en contraste avec son ensemble noir profond. Rapidement, il fouilla son sac puis en tira un gant de cuir sombre. Une fois enfilé, il leva à nouveau la main en direction d’Arlan pour lui montrer que tout irait bien de son coté désormais.
Au même moment, un houppier se fit entendre.
D’un réflexe, Odyss rangea son bras puis se tint à l’affût. Plus loin, Arlan se plaqua contre son buisson, tout en essayant de garder un œil sur la voie qui passait entre leurs deux grands Lèns. Aucune ombre dans les branches, aucun mouvement, aucun son. Rien n’avait fait trembler les gardelets non plus. Peut être une fausse alerte. Ils restèrent plusieurs minutes sur le qui-vive, scrutant le décor dans tous ses recoins. Finalement le vieux chef se tourna vers son plus jeune membre et lui ordonna de rester sur ses gardes.
Il allait devoir attendre là pour le moment. Oui, attendre…toujours attendre. A croire que ce n’était que cela le boulot de chasseur. Préparer, s’organiser, puis attendre. Traquer, chasser puis attendre ! Le plus surprenant était pour lui d’en ressentir un certain épuisement, une lassitude agaçante, à un point tel qu’Odyss aurait parfois pu se lever et sortir de son fourrée pour hurler à la mort et réveiller cette forêt apparemment endormie. Evidemment, c’était hors de question. Arlan lui disait souvent “C’est dans sa manière de s’adapter aux difficultés qu’on peut juger d’un chasseur s’il est bon ou mauvais”. Tous les ilandrais étaient passés par là et cette idée faisait peser une lourde pression sur les jeunes épaules d’Odyss. Par la force des choses, il s’imposait à lui même de tenir bon et ne pas perdre sa lucidité. Pourtant l’attente pourrait durer plusieurs heures. Accroupi derrière son camouflage végétal, Odyss passa une main dans son cou. Fatigué d’être allongé, il s’était redressé quelque peu mais la position était plus qu’inconfortable et il commençait à sentir des gênes sur ses articulations. Un instant, il crut perdre l’équilibre, mais posa rapidement sa main à terre. Celle-ci s’enfonça alors sur la surface étonnamment molle. Trempée ! les feuilles et la terre étaient noyées d’eau. Le Cédan remontait vers le nord et passait à quelques kilomètres de leur position, seulement Odyss trouva étrange de voir un sol engorgé d’eau tel que celui ci. Il n’avait toutefois pas le choix, alors il accepta cet état de fait sans plus se poser de question. Son histoire ne baignerait pas dans la chance, il en était convaincu, alors un peu plus de veine ou un peu moins…
Il se mit alors à penser à Den, parti depuis la veille. Comment pouvait-on être assez fou pour accepter de servir d’appât à deux bronzos déchaînés ? d’ailleurs comment appâter ? cela faisait partie des sujets qu’Arlan n’avait jamais abordé. Au fond, cela n’avait pas tant d’importance. Et puis, que ce silence était pesant ! Au début, l’adolescent trouvait la végétation calme et reposante : les vibrations des feuilles dans les courants d’airs, les légers craquements de l’écorce d’un Lèn tout proche, le son du vide absolu. Les arbres semblaient tanguer de manière imperceptible et émettaient parfois un écho semblable à celui de la coque d’un navire dont le bois paraissait perpétuellement lutter contre la pression d’un courant. Très vite ce sentiment avait créé un malaise chez Odyss qui se sentait coincé au fond de cette cale de bateau, les membres crispés, les vêtements mouillés, la peau sale. Dans les feuillages, la lumière était plus intense et dévoilait maintenant clairement plusieurs endroits de la forêt, jusque là dans une douce pénombre. Un rayon dessinait même une sorte de ligne sur la végétation, une faille entre les Lèns, juste entre Odyss et Arlan. Tel un long chemin jusque là invisible et sortant de nulle part. L’après midi s’était annoncée sans que le garian ne le remarque. Les heures avaient défilé plus vite que ses pensées. Sans aucun doute, si Den devait réapparaître, le moment serait parfait et Arlan devait en avoir largement conscience. Le contre-jour était un élément indispensable pour tenir une traque. A moins que Den soit réellement fou…
« Encore un son lourd… » pensa Odyss.
Réalisant tout à coup ce qu’il venait d’entendre, ses réflexions s’effritèrent pour laisser place à la réalité. L’être qui s’était vautré au sol quelques centaines de mètres devant devait peser son poids. Aucun doute ce coup ci, un bronze était dans les parages. Alors qu’Odyss se préparait à armer son arc, il remarqua qu’Arlan lui faisait signe d’attendre, comme si une chose avait attiré son attention. Effectivement, des bruissements plus légers de branches et de feuilles se rapprochaient d’eux à vive allure. Quelques secondes après, Den apparut, sortant d’un fourrée et courant comme un dératé. Il suivait exactement la ligne de lumière et cherchait visiblement à y attirer son poursuivant. Lorsqu’il atteignit les deux larges Lèns où se trouvait l’équipe de relais, il sauta dans un buisson, se volatilisant littéralement en moins de temps qu’il ne fallut à Odyss pour cligner des yeux. Faire l’appât donnait visiblement des ailes.
Tout était convenu d’avance : Den savait qu’en se jetant là il trouverait Arlan planqué à quelques mètres de lui. Le plan s’exécutait sans écart. Il tourna la tête et repéra son chef. Les deux ilandrais se mirent tout de suite à communiquer avec leurs mains et Odyss, mal positionné par rapport à eux, eut peine à suivre le discussion muette qui se déroulait là. Malgré quelques changements de programme, il y avait bel et bien deux bronzos à sa poursuite . L’un suivait la piste au sol et l’autre était dans les cimes. A peine le message passé, Den se remit debout puis porta un petit objet à sa bouche. Cela ressemblait à un sifflet mais lorsqu’il souffla dedans, aucun son ne sortit. L’homme prit ensuite son élan et reprit sa course folle à travers les buissons d’Olèn. Il ne semblait aucunement atteint par la crispation qui s’emparait du jeune ilandrais petit à petit.
Tandis que ses pas s’éloignaient, le fourrée devant eux se mit en branle. Un des bronzes se trouvait là juste derrière les feuilles et Odyss voyait parfois ses écailles dépasser de l’épaisse végétation qui vivait là sous les Lèns. Le jeune ilandrais essayait désespérément de ne pas le perdre de vue, tout en sachant pertinemment qu’un autre de ces démons se planquait juste au dessus d’eux. En se concentrant un peu, il parvint à l’entendre frôler les branches de quelque arbrisseau d’autant que celui-ci ne se déplaçait pas excessivement vite. La tête du cornu sortit alors des broussailles, déployant ensuite son large et long corps d’écailles. Son crâne effroyable exprimait toute la férocité de sa race tandis que ses yeux montraient une détermination sans faille à trouver sa proie. Le bronze cherchait l’odeur qui l’avait guidé jusque là et sondait tout autour de lui avec ses narines. Il avançait de plus en plus lentement, posant ses pattes l’une après l’autre comme si une chose avait attiré son attention. Arrivé au niveau des deux grands Lèns, la bête s’arrêta. Odyss pouvait presque l’entendre respirer tellement il en était près. Cette sensation de ne pas être « vu » par un tel prédateur, un danger ambulant, donna au jeune homme une assurance insoupçonnée. « Il ne nous voit pas, ni nous, ni Den ! » se dit-il à lui-même. La bête était là à la lumière de plusieurs rayons, en train de renifler le sol en quête d’un faux gibier pendant que dans l’ombre les Ilandrais s’apprêtaient à refermer sur lui leur piège. Qu’il s’agisse d’Artor ou de Camonis peu importe, il faudrait l’abattre sans frémir. Inconsciemment, l’adolescent se mit à sourire.
Odyss remarqua alors une chose étrange : la parure de ce bronze était verte…comme celle de n’importe quel bronzo. Il était pourtant sûr d’avoir entendu que les deux frères étaient des Rouillés, à l’écaille teintée de brun et de roux. Certainement une étourderie de sa part.
De toutes façons, il n’y avait plus de place pour ces questions : le rôle de l’équipe relais allait commencer. Den avait laissé quelque chose à terre qui intéressa fortement son poursuivant. Certainement du sang frais ou quoique ce soit qui puisse donner la preuve tangible qu’un gibier agonisant était en train de fuir. Si tout se passait comme l’avait prédit Arlan, le bronze devrait repartir à grande vitesse croyant être proche du but. Odyss et son chef devrait alors tout faire pour le ralentir, le blesser ou le retenir. Ainsi, l’autre démon foncerait seul à travers les cimes vers le point de chute. C’était le seul moyen de les séparer. Evidemment, il y avait toujours le risque qu’ils se viennent en aide l’un à l’autre. Mais Arlan comptait sur l’efficacité du leurre et surtout, sur l’orgueil de ces affamés. Artor et Camonis avait beau haïr les chasseurs, aucun des deux ne voulait être le dernier à venir les dévorer. Il y avait entre eux une compétition qui pourrait les mener à leur perte.
Le cornu se figea alors. Son long cou se leva puis tournant la gueule, il parut vouloir assurer ses arrières. Revenant ensuite à son affaire, il lâcha un petit rugissement comme si il ne voulait pas que tout le monde l’entende. En tout cas, les oreilles d’Odyss perçurent la rage qui animait la bête et un petit frisson le parcourut. Le jeune garçon coinça une flèche sombre sur la corde de son arc dans un mouvement lent et millimétré. Doucement il leva son arme et n’osa pas regarder si en face Arlan faisait de même. Celui ci lui avait appris à ne jamais lâcher sa proie, ne jamais la quitter des yeux. Il devait suivre les instructions et patienter encore. La bête allait se déplacer et à cet instant son ouïe serait légèrement amoindrie, les deux chasseurs pourraient ainsi le mettre en joug et faire le geste nécessaire sans être repéré. Le petit garian sentit sa respiration s’accélérer. « Concentres toi !… » se répétait il intérieurement, « invisible…tu es invisible ! il ne te voit pas ! ». Ses mains auraient tremblaient mais la tension était trop forte. Il tendit la corde. Le bronze mis alors une patte en avant. Puis l’autre…puis s’élança dans les buissons dans la direction prévue. « Attendre, il va sortir…il va sortir ! ». Le démon sortit effectivement un peu plus loin. La pensée devrait suivre son mouvement : Odyss se soulagea de la flèche.
Le sifflement des traits fut presque simultané. Ponctué par un nouveau fracas de branches. Le bronze semblait avoir percuté un arbre. Aucun autre son : ni course, ni hurlement de rage et de douleur. L’adolescent avait déjà armé une autre flèche et aurait voulu poursuivre l’action mais il sentait qu’il ne devait pas. Il restait les yeux rivés toujours vers les broussailles. Fallait il s’avancer ou rester là ? Finalement, grisé par l’attente, il fit mine de se lever tout en jetant un rapide coup d’œil à Arlan. Celui ci lui fit un signe négatif de la tête. Odyss s’immobilisa. Désormais, le bronze savait que les chasseurs étaient présents. Et si il n’était pas mort, où était-il ? impossible de le savoir. La situation venait de brusquement changer, le danger n’était plus dans le même camp bien qu’ils aient réussi leur opération. Il fallait maintenant prier pour que l’autre bronze ait continué sa course.
Une clochette sonna alors dans les arbres. L’autre bronze ! Le relais allait se compliquer. Ils étaient comme pris en étau entre deux murs qu’ils ne pouvaient pas voir. Le jeune garçon sentit son estomac se plier dans ses entrailles tout en lâchant petit à petit son arc. Prenant soin de ne pas brusquer l’air par ses gestes, il se baissa jusqu’à être tapis contre le sol. Il sentit tous ses vêtements s’imbiber d’eau mais cela ne le gênait plus. Maintenant, il n’y avait plus qu’une solution : faire le mort jusqu’au bout. Un autre gardelet se mit à sonner. Odyss était à la fois rassuré de leur présence et à la fois effrayé de ce que cela signifiait. Si il émettait le moindre son, il serait lui même repéré, tel un gibier déjà coincé. Les battements de son cœur frappaient le sol comme un marteau sur une enclume. Il osait à peine expirer. Ses poings se serrèrent. Et encore une oscillation métallique.
Soudain, elles se multiplièrent de manière étrange. Les gardelets s’agitaient comme si l’on s’acharnait sur eux. Cela ne s’arrêtait plus. Odyss ferma les yeux et crispa son visage. Il se passait quelque chose d’imprévu et il était incapable de dire quoi exactement.
Une main vint alors se poser sur son épaule et le fit sursauter. Arlan le tira de son fourrée et le pressa à courir en direction du point de chute. Le vieux chasseur semblait sûr de lui :
« Cours aussi vite que tu le pourras ! l’autre, devant, vient de reprendre sa course, tu ne dois pas le lâcher ! je ferme la marche » ordonna t-il sur un ton grave.
Il aurait volontiers répondu « mais qu’est ce qu’il s’est passé là haut ? » seulement il connaissait déjà la réponse. Sans plus réfléchir, Odyss écouta son chef. Il tint fermement son arc d’une main puis se rua vers la cible. Derrière, l’affolement des gardelets donnait l’impression qu’un cataclysme se déroulait dans les branches des Lèns et l’ilandrais préférait finalement s’en éloigner plutôt que de chercher à comprendre. Alors que sa course s’accélérait au travers la végétation, il commença à distinguer très nettement devant lui le déplacement de l’autre bronzo. Pourquoi avait il choisi de partir ? d’autant qu’il allait maintenant à une allure importante. Puis sa trajectoire sembla sortir tout à coup du chemin éclairé pour se perdre dans les ombres d’Olèn. A nouveau, Arlan rappela Odyss avant qu’il ne continue sur son élan.
« Inutile de le suivre ici…Den a compris qu’il y avait un souci, il a dû faire un détour et le bronze ne fait que suivre l’odeur pour le moment. Par contre, loin du contre-jour, il prend un sacré risque. » fit le vieux chasseur, assez peu essoufflé malgré son âge.
Odyss profita alors de ce court entracte :
« Oui, mais derrière ? ne sommes nous pas suivi ? qu’est ce qui s’est passé ? je ne comprends plus rien » demanda t-il, relâchant par ces quelques mots toute la pression accumulée.
« Pas le temps pour ça ! on fonce au point de chute, il n’y a rien d’autre à faire » conclu Kerno, tout se ruant en avant. Sa réponse était définitivement prévisible.
Malgré les injonctions de son chef, Odyss cherchait des réponses. Son corps agissait pendant que son esprit creusait dans les événements qui venaient de se dérouler pour y trouver une explication. Quelques secondes auparavant, il pensait mourir et maintenant il devait repartir à l’attaque comme si rien ne s’était passé. Comme si rien ne le suivait. C’était plus fort que lui, il se retournait sans cesse et guettait les houppiers par peur d’y voir débouler un forme hostile. Il n’arrivait pas à faire semblant que tout allait bien. Pourtant son chef ne paraissait pas plus perturbé que cela. Inquiet certes, mais rien qui ne le sorte de son humeur ordinaire.
Le rayon de soleil, qui éblouissait Odyss, disparut alors soudainement en même temps qu’Arlan arrêta sa course. La piste éclairée s’étendait derrière eux, tandis qu’ils affrontaient les ombres de grands Lèns beaucoup moins espacés. Le katorien semblait savoir précisément vers où se diriger et fit à nouveau signe à son élève de garder le silence et de le suivre. Ils passèrent alors délicatement entre plusieurs buissons dans un passage de plus en plus étroit. Au bout d’un moment, ils durent se baisser à terre pour ramper. Le vieil ilandrais se cala ensuite derrière un feuillage épais et suffisamment large pour qu’il puisse se relever. Ils étaient arrivés à la lisière d’une minuscule clairière, les arbres formant un cercle tout autour. Sans doute leur cime atteignaient-elles le ciel pour qu’une si faible luminosité soit à peine capable de s’imposer dans cette clairière ouverte. Au centre un tronc coupé au diamètre énorme, celui d’un Lèn certainement, auquel une corde avait été fixé. Au bout de celle ci, une biche était fermement attachée. Allongée sur le sol, elle restait immobile.
Une main vint à nouveau se poser sur l’épaule d’Odyss. Den ! il ne l’avait pas entendu arriver. Celui ci se posta à coté d’eux pour observer la clairière. Visiblement, ce serait là l’aboutissement de la traque. Arlan leur indiqua qu’il allait se positionner sur la gauche, toujours sans mot. Quant à Den, il dégaina son épée dont le métal dessinait des ondulations étranges sur toute la lame. Le boulot n’était donc pas fini : le garian arma son arc à son tour.
Il ne se passa rien pendant plusieurs minutes. La biche ne bougeait toujours pas. Aucune trace de Solya, ni d’Ithak. Plus aucun bruit. Pourtant, il avait suffit d’un simple clignement des yeux pour qu’Odyss vit apparaître le dos écailleux d’un bronzo aux abords de la clairière, en face de lui. Le prédateur avançait méticuleusement décidé à attraper ce gibier, quoiqu’il en coûte. Il s’agissait de celui qu’ils avaient tenté d’intercepter au relais, le plan avait donc marché. Si son frère ou une autre créature devait intervenir, il serait trop tard pour reculer. Le démon se faufila jusqu’au tronc et monta vicieusement dessus, les pattes pliées, le corps le plus proche du sol possible, la gueule prête à s’ouvrir.
Il ne restait plus que cinq petits mètres entre lui et la biche lorsqu’un nouveau sifflement fendit l’air. Un trait venait d’être tiré au loin et cette fois le bronzo poussa un rugissement atroce, un cri de souffrance incroyable et de haine aussi, celle du chasseur sur le point d’avoir sa proie et ne pouvant assouvir sa soif. Oubliant les obstacles, le bronzo sauta sur la biche comme un dément pour tenter de l’arracher à sa corde.
Alors qu’il approchait sa gueule, il eut un coup d’arrêt. Comme de la réticence. Ses narines passèrent au dessus du gibier. Horreur ! Il était faisandé ! Le temps de comprendre son horreur, une lame sortie de la terre vint percer sa gorge et traverser sa gueule de toute part. La voix d’Ithak résonna sous le sol. Son corps entier était enterré sous le sol et seul ses bras tenaient à l’air libre l’épée qui venait de servir à l’estocade. « Feu ! » hurla Arlan, sur la gauche.
Un trait siffla, puis un autre, puis d’autres encore. Odyss aussi tira, mais sa flèche se brisa sur l’armure d’écaille du bronze. De face, ce bouclier n’avait aucune faille. Mais si le jeune ilandrais avait échoué, ses coéquipiers venaient de l’abattre avec précision. Le monstre tomba de tout son poids sur l’herbe humide de la clairière.
Personne ne pleurerait cette mort.
Tous sortirent de leur planque. Den rangea son épée alors qu’à coté son jeune camarade semblait émerveillé par l’événement. Arlan sortit aussi de son fourrée tandis que Solya descendait d’un des grands Lèns gardien de la clairière. Elle vint immédiatement aider Ithak à sortir de sa prison de planche, appelée communément « le cercueil » et qui lui avait permis de se cacher sous le leurre et porter ce coup fatal au bronzo. Le vieux chef sortit un gros sac de lin qu’il mis autour de la gueule de la bête puis referma avec une corde bien serrée au niveau du cou.
Les visages ne paraissaient pas si satisfaits que cela. Comme à son habitude, Odyss se hasarda à poser la question :
« C’est donc lui Artor ? »
« Non » répondit Solya sur un ton sec.
Et venant compléter cette information, le chef se releva puis annonça sombrement :
« Et ce n’est pas Camonis non plus... ».