Il faisait atrocement chaud, aujourd’hui. Avec toutes ses allées et venues dans les interminables couloirs du château, Halvor L’Gellaus transpirait abondamment. Il n’était arrivé à la Cité des Merveilles que quelques jours auparavant, convoqué par le Roi. Avant de participer au banquet de ce soir, il avait voulu se replonger dans l’atmosphère délétère de la capitale, si différente de celle de son vaste domaine où il régnait en maître, à trois jours de chevauchée d’ici.
Il y avait bien longtemps que le monarque ne l’avait pas appelé personnellement, s’il l’avait jamais fait. Après tout, Halvor ne prenait que rarement part aux querelles opposant les grands nobles du royaume, malgré la puissance de son propre territoire. En réalité, non seulement il les fuyait, mais en plus il avait la chance de bénéficier d’un protecteur et véritable ami, Olaf N’Maiz, avec qui il avait tissé une relation de confiance au fil des ans. Celui-ci faisait également partie des nobles les plus riches, mais il se montrait nettement plus vindicatif qu’Halvor. Il n’hésitait pas à avoir recours aux moyens les plus cruels pour atteindre ses objectifs, au grand dam de L’Gellaus, mais aussi à son grand soulagement, car cela lui permettait de ne pas avoir de sang sur les mains. Oui, il avait horreur du sang. Et de tout ce qui le rappelait.
Par ailleurs, un messager était venu lui apporter dans sa suite, ce matin, un message de la part d’Olaf, qui lui annonçait sa venue dans la journée. Lui aussi avait été convié au banquet de ce soir, pour le plus grand plaisir d’Halvor. Après tout, son ami était un habitué de ce genre de réunions où les nobles redoublaient d’animosité et de piques verbales, et qui parfois dégénéraient. Deux mois auparavant, un nobliau avait osé défier N’Maiz, sans doute rendu imprudent par l’alcool qui coulait toujours à flot. Son cadavre avait été découvert le lendemain en début d’après-midi : son visage boursoufflé trahissait une mort par étouffement. Personne n’avait été dupe.
Parfois, Halvor se demandait comment il avait pu devenir l’ami d’un tel homme, de quinze ou seize ans son aîné, d’une personnalité si différente à la sienne. Peut-être à cause de sa prestance, lorsqu’il s’adressait à ses villageois ; mais elle n’atteignait pas celle de Todrick K’Rhasco, le Vautour. Oui, c’était plutôt, sans doute, l’humilité dont il teintait ses propos, la camaraderie qui perçait sous ses mots autoritaires. Il ne méprisait pas les plus démunis, bien au contraire : il lui arrivait même, certes rarement, d’en inviter quelques-uns à ripailler et à passer la nuit avec les gardes de son château. Ce véritable respect pour les petites gens, Halvor l’admirait. En fait, cette humanité, dans un monde qui semblait n’en admettre aucune, le fascinait. Et puis, il y avait son grand projet…
Il était tellement plongé dans ses pensées qu’il faillit passer à côté d’Arwed P’Ytès sans le voir. Ils se seraient même heurtés si l’autre ne s’était pas écarté d’un mouvement fluide, presque gracieux. Levant enfin les yeux, Halvor les posa sur le grand homme mince qui lui souriait, avant de marmonner quelques excuses. L’autre secoua ses longs cheveux bruns pour marquer son indifférence, puis entama quelques mots de bienvenue.
« Eh bien, sire L’Gellaus, je comprends maintenant pourquoi je ne vous ai pas vu depuis votre arrivée parmi nous. Vous marchez plus vivement que le cerf et avec la volonté du loup dominant ! Je suis heureux de vous revoir.
Halvor sourit à son tour.
- Et moi d’entendre vos mots toujours aussi légers, sire P’Ytès. Je vous prie de m’excuser, j’avais de nombreuses affaires à régler en peu de temps. Il y a bien longtemps que je n’avais plus marché dans les rues de notre capitale.
- Ah, vous êtes déjà pardonné ! Il est si rare qu’un honnête homme se joigne au Roi que nous vous aurions attendu jusqu’à la nouvelle lune.
- Serez-vous présent ce soir ?
- Notre seigneur et maître n’a hélas pas jugé bon de m’y convier. Il m’a préféré mon illustre collègue, sire N’Drof, et je ne peux guère lui en vouloir. Je me contenterai de vous suivre grâce aux astres, si toutefois les nuages n’étendent pas leur voile sur le berceau de notre pays.
Mais je dois y aller. Saluez votre ami de ma part. Et puisse votre soirée n’être point trop bouleversante. »
Le noble ne laissa pas le temps à Halvor de relever ces derniers mots et disparut dans l’ombre d’un couloir aux tapisseries délavées. Il haussa les épaules : les devins ne pouvaient pas s’empêcher d’user de formules énigmatiques, qui laissaient leur interlocuteur dans le doute. Il ne leur avait jamais prêté réellement attention, tant la magie perceptive était traîtresse pour ceux qui la pratiquaient, et n’allait pas commencer aujourd’hui.
Ce fut pourquoi il oublia ces mots et héla un domestique pour lui demander de vérifier si la suite d’Olaf N’Maiz avait été bien apprêtée, puis il prit la direction de la sortie. Il allait enfin obtenir des renseignements décisifs sur l’affaire sur laquelle il se penchait depuis son arrivée dans la Cité des Seigneurs.
* * *
La nuit était tombée. Les pas d’Ohran Thrixx l’avaient mené dans le quartier ouest de la ville, de loin le plus dangereux de tous. Une petite arbalète armée dans une main, une lanterne dans l’autre, il parcourait précautionneusement les sombres ruelles, se retournant souvent dans la crainte d’être suivi. Il avait beau avoir l’expérience de ce genre d’expédition et connaître comme sa poche la ville dans son ensemble, il ne restait qu’un simple marchand, pas un combattant. Mais l’assassin payait bien et, de toute façon, le simple fait de vivre dans une ville aussi viciée était déjà risqué. « Sans risque, point de fortune », tel était son adage. À force de pots-de-vin et de services rendus, il avait forgé un véritable réseau d’informateurs, et c’était celui-ci qui l’avait orienté vers ce lieu. Il semblait qu’une nouvelle secte avait été formée récemment – ou du moins, qu’elle était entrée en activité récemment. Plusieurs de ses contacts avaient aperçu des hommes vêtus de noir et au visage masqué entrer et sortir d’un vaste bâtiment du quartier. Mieux encore, le Borgne avait affirmé avec force hochements de tête avoir vu une énergie rouge s’estomper peu à peu à la suite d’un des hommes, la même magie que celle ayant tué Soran. La piste était bonne.
Il atteindrait bientôt la source de toute cette agitation. S’engageant dans une nouvelle ruelle encombrée de gravats, il redoubla de prudence. Désormais, il marchait plus lentement, tous ses sens aux aguets. Au bout de la voie, il vit des pauvres disparaître, et c’est seulement à cet instant qu’il se rendit compte qu’il était seul. Quelque chose clochait. Dans les quartiers est, sud et ouest de la ville, les pauvres s’entassaient les uns sur les autres, de jour comme de nuit. La surpopulation était effarante. Or, tout-à-coup, toute la ruelle s’était vidée. Il avait suffisamment d’expérience pour comprendre qu’un piège lui avait été tendu. Il n’y avait plus qu’une seule chose à faire : il s’adossa à un mur et attendit.
Immédiatement, une forme se détacha des ombres pour venir se camper devant le marchand, qui ne commit pas l’erreur de dresser son arbalète. L’individu qui lui faisait face ne devait pas être seul. Dans ce cas-là, Ohran ne pouvait s’en sortir que par le dialogue et, avec un peu d’habileté, non seulement il survivrait, mais en plus il tirerait des informations de l’être au visage dissimulé par un masque en forme de soleil. De toute évidence, il touchait au but. Il fit une première tentative.
« Bien le bonsoir !
Nulle réponse. Il poursuivit.
- Ca fait du bien, un tel calme, après une dure journée de labeur ! N’est-ce pas ?
- Nous savons qui tu es.
Ohran déglutit. La voix avait beau être féminine, elle n’en avait pas moins le tranchant de l’acier. Le marchand sentit son arbalète glisser dans ses mains du fait de la transpiration, provoquée aussi bien par la chaleur écrasante que par l’appréhension. Il garda son sang-froid.
- Eh bien, parfait, je n’ai donc pas à me présenter. Et à qui ai-je l’honneur ?
- À des personnes dont tu n’as jamais entendu parler. Et que tu oublieras aussitôt.
Le ton était sans appel. Thrixx n’avait aucune autre issue.
- Je les ai déjà oubliées.
- Tu es raisonnable. Maintenant, mène-nous à ton employeur.
Le marchand n’avait pas prévu cela et il fut pris au dépourvu. Le métier d’informateur comprenait une règle d’or : ne jamais trahir son employeur, au risque d’être discrédité aux yeux de toute la profession. Généralement, Ohran n’en avait cure ; mais lorsque l’employeur en question était un assassin aussi dangereux qu’imprévisible, et qu’en plus il prenait la peine bien inutile de vous menacer, alors les remords pouvaient surgir. Pourtant, son interlocuteur n’avait pas non plus l’air commode. Que faire, dans ces conditions-là ?
- C’est que… S’il apprend que je l’ai trompé, je ne passerai pas la nuit !
- Tu auras au moins passé le jour. Allez, conduis-nous.
Alors que la femme prononçait ces mots, une dizaine d’ombres se joignirent à elle. Le marchand n’avait plus le choix. Il fit une ultime tentative.
- Bien sûr, que je vais vous conduire à lui ! Bien sûr ! Mais… me protègerez-vous ? Je veux dire, serez-vous là ?
La voix se fit suave.
- Fais-nous confiance… Quand dois-tu le retrouver ?
- Demain soir, dans le Palace des pauvres.
La femme sembla réfléchir un moment, avant de se tourner vers ses collègues. Ils hochèrent la tête.
- Tu le mèneras dans l’échoppe de Soran. Nous y serons.
- Mais… »
Déjà les formes regagnaient les ombres et, bientôt, elles disparurent. Le marchand d’épices s’essuya le front. De toute évidence, il allait bientôt perdre un employeur qui payait bien. Mais il conserverait la vie.
Ohran Thrixx se serait montré bien en peine de déterminer si l’échange était équitable.
* * *
Lorsqu’Olaf N’Maiz descendit enfin de son cabriolet, le soleil s’était couché et, à son grand soulagement, une brise d’air frais venait le rafraîchir un peu. Le voyage avait été long, même si le véhicule était confortable. Il s’étira, puis promena son regard alentours. La Lumière de cendres n’avait pas changé et sa cour était toujours aussi répugnante. Olaf eut une moue de dégoût : quel monarque légitime laisserait sa forteresse, symbole de sa puissance et de sa majesté à l’égard du peuple, dans un état aussi lamentable ? Le sien, apparemment. Il donna l’ordre à ses gardes de mener les chevaux aux écuries et de s’assurer que les palefreniers s’en occupent convenablement, puis il se dirigea vers l’immense porte de bois laqué qui marquait l’entrée du château, repoussant d’un froid dédain les nobles inférieurs venus l’accueillir. Il aurait volontiers gagné sa vaste demeure et son délicieux jardin, mais Halvor l’attendait ici et il n’avait aucune envie de faire un aller-retour aujourd’hui. De plus, s’il voulait faire bonne figure au banquet, il devait se décontracter et se reposer, pas perdre son temps en civilités futiles ni en marches inutiles. Il irait le lendemain.
Le dédale de couloirs que représentait la Lumière de cendres avait fini par lui devenir familier au cours du temps. Malgré l’opulence et le faste de son propre domaine, Olaf revenait régulièrement à la capitale pour ses affaires personnelles, et il appréciait par-dessus tout les confrontations avec ses semblables. D’ailleurs, si Halvor avait bien pris les mesures qu’il lui avait demandées par messager, la soirée se révèlerait particulièrement constructive.
Après une bonne demi-heure de marche au milieu des tableaux ternis et des serviteurs serviles, il atteignit enfin sa suite, au deuxième étage, où son ami l’attendait. Il nota d’un œil appréciateur la décoration de la pièce : des tableaux de paysages sombres et tempétueux tranchaient avec le blanc immaculé des murs, alors qu’un tapis mêlant habilement bleu et beige se déroulait jusqu’à un large lit à baldaquin. Sa satisfaction s’accrut encore lorsqu’Halvor, après l’avoir étreint, prit la parole.
« Les serviteurs t’ont aussi préparé un bain. Comment vont Ethel et les enfants ?
- Plutôt bien. Ethel était un peu inquiète, comme toujours. Et pour toi ?
- Allons, tu sais bien que je ne l’ai toujours pas épousée.
- Je parlais de tes enfants !
Ils s’esclaffèrent ensemble, heureux de se revoir. Leurs terres avaient beau être contigües, elles étaient suffisamment vastes pour que le trajet entre leurs chefs-lieux prennent plus d’un jour de chevauchée. Ils ne se voyaient donc qu’à l’occasion, lorsque la gestion de leur domaine leur laissait suffisamment de temps.
Ils plaisantèrent encore un moment ensemble, puis Olaf s’enquit de la situation. Halvor lui rapporta ses observations, le renseigna sur l’étrange affaire à laquelle il se consacrait depuis quelques jours, ce qui provoqua un froncement de sourcils de la part de son aîné. Enfin, il termina en confirmant à Olaf qu’il avait pris les dispositions que celui-ci lui avait demandées. N’Maiz le remercia, puis revint sur les premiers mots de son ami.
- Sais-tu depuis combien de temps L’Fyls et T’Nataus sont en ville ?
- Pas vraiment. Je sais que L’Fyls m’a précédé, et je n’ai pas croisé T’Nataus. Mais j’étais affairé, donc je l’ai peut-être raté.
Olaf réfléchit un moment. Certes, ces deux nobles vivaient moins loin de la capitale qu’Halvor et lui ; mais il était étonnant, connaissant la nonchalance d’L’Fyls, que celui-ci ait pris la peine d’arriver plusieurs jours en avance. Il devait manigancer quelque chose et, généralement, l’objet de ces manœuvres était de lui nuire.
S’il pouvait exister deux ennemis jurés en ce monde, c’étaient bien Thorlof L’Fyls et Olaf N’Maiz. Tout les séparait : l’un était habile aux armes et fougueux, l’autre fragile et prudent ; l’un, plus jeune, se montrait rieur, l’autre sévère. Surtout, leurs objectifs étaient diamétralement opposés et, chacun disposant d’un remarquable talent de manipulation, leurs affrontements – toujours indirects – s’avéraient parfois spectaculaires. Qui ne se souvenait pas de l’embuscade sanglante qu’avait tendue Thorlof – ce n’était pas officiel, bien sûr – aux gardes d’Olaf en plein cœur du quartier noble ? Et de la riposte magique qui avait directement suivi, ciblant Thorlof lui-même ?
Mais il était trop tôt pour déjà déjouer les pièges de L’Fyls. N’Maiz bailla de fatigue, puis se souvint du bain : rien de tel pour dissiper la lassitude. Halvor était déjà sorti demander à des domestiques qu’ils apportent des baquets bouillants pour réchauffer l’eau, et allait réclamer des servantes lorsqu’Olaf posa une main sur son épaule.
- Ce soir, je préfèrerais tes soins. »
L’Gellaus se retourna et, regardant son ami, ne put s’empêcher de frissonner. Dans les yeux d’Olaf N’Maiz se lisait la fatalité.
Chapitre 1,5 - Le calme
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- Écrit par Monthy3
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