Vendredi 7 octobre
En première page du journal de ce matin, il y avait la photo d’un homme au regard absent. C’était la dernière photo qu’on avait de lui, coincé entre deux gendarmes, au milieu de la foule. On l’emmenait se faire décapiter.
Toute la journée, j’ai repensé à l’idée qui m’était venue en lisant ce journal. Ce soir, ma décision est prise : je vais me faire condamner à mort.
Il n’est pas toujours facile pour un écrivain de décrire les sentiments d’un personnage devant la mort qui approche. Dernièrement, une de mes nouvelles sur ce thème a été refusée par l’éditeur. Il m’a téléphoné et m’a dit que je n’étais pas assez convaincant, pas assez réaliste... Il fallait mieux me mettre dans la peau de mon personnage. La vue de ce condamné à mort, ce matin dans le journal, m’a fait penser à un de mes amis, qui est directeur de prison, et qui m’avait récemment parlé de la peine de mort. Je vais lui téléphoner. Il consentira peut-être à me garder dans une cellule pendant un mois, en étant traité comme un véritable condamné, si je lui explique que j’ai besoin d’être plongé dans l’atmosphère d’une prison pour mieux écrire. Lui-même est tellement fantasque que je pense que mon idée farfelue ne le choquera pas. S’il accepte, je parviendrai sûrement à écrire un bon roman à ma sortie de prison, sur le thème du condamné qui attend son exécution.
Lundi 10 octobre
J’ai téléphoné samedi à Delcaux, le directeur de prison ; qui a tout de suite été conquis par mon idée. Il m’a réservé une cellule et m’attend mercredi matin. Il est très heureux de pouvoir participer à sa manière à mon roman, qu’il pressent comme un futur chef-d’oeuvre. Je lui ai dit que nous n’en étions pas encore là, mais son enthousiasme m’a fait plaisir.
J’ai parlé de mon idée à quelques personnes pendant le week-end : à Emilie, qui la trouve ridicule ; à Tarchar, qui en tant qu’écrivain la trouve intéressante quoiqu’un peu morbide, et enfin à Lenoir, qui m’a dit qu’avec ce genre d’expériences je me retrouverai un jour à l’asile. C’est un véritable ami. Il vient de me fournir le sujet d’un autre roman.
Mercredi 12 octobre
Premier jour.
J’écris dans ma cellule : comme prévu, j’ai été emprisonné aujourd’hui. Ce matin, Delcaux m’a accueilli à bras ouverts dès mon arrivée et m’a fait visiter sa prison. Le bâtiment dans lequel je suis incarcéré est réservé aux grands criminels et abrite également la salle où ont lieu les exécutions.
Delcaux en a profité pour me montrer "sa" guillotine, dont il m’a expliqué le fonctionnement. Il avait l’air d’en être très fier, et tapotait amoureusement son instrument de travail. J’ai touché du doigt la lame qui avait déjà tranché la tête de quelques malheureux et je me suis coupé, ce qui l’a bien fait rigoler. Il m’a emmené dans ma cellule et pendant que je m’installais, il m’a expliqué qu’il ne pouvait me garder plus d’un mois. Nous avons donc fixé la date de mon départ - de mon "exécution" en quelque sorte - au 6 novembre, et là-dessus il m’a quitté en me souhaitant une bonne nuit, avant de refermer derrière lui l’unique porte de ma chambre. Je m’apprête donc à passer ma première nuit en prison. Emilie devrait venir me rendre visite dimanche et d’ici là, j’espère que l’atmosphère des lieux m’aura déjà fourni quelques bonnes idées.
Vendredi 14 octobre
Troisième jour.
J’ai déjà pris quelques notes pour mon roman, et je commence peu à peu à pénétrer l’univers de la prison. Les conditions de vie d’un détenu sont finalement beaucoup moins difficiles que ce que j’avais imaginé jusqu’alors. Les repas, servis trois fois par jour, sont excellents ; les nuits sont très calmes et personne ne me dérange pendant la journée. Ma cellule est assez exiguë mais propre et bien éclairée. Le silence parfait qui règne ici n’a été interrompu qu’une seule fois aujourd’hui, lorsque s’est élevée de la cellule voisine la musique du Boléro de Ravel. C’était très agréable. Je me plais décidément beaucoup ici.
Lundi 17 octobre
Sixième jour.
Emilie n’est pas venue me rendre visite hier, et je l’ai vainement attendue aujourd’hui. Elle a dû avoir un empêchement et n’aura pas pu me joindre. Peut-être viendra-t-elle demain. Delcaux est passé prendre de mes nouvelles, mais il n’a pas pu rester très longtemps. Je lui ai dit que tout allait bien. J’ai cependant assez mal dormi cette nuit et au matin j’avais même de légers maux de tête. Le gardien qui me sert mes repas et avec qui j’ai sympathisé m’a proposé d’aller me chercher de l’aspirine mais j’ai refusé en le remerciant.
Mon roman progresse assez vite et j’ai trouvé quelques pistes intéressantes.
Vendredi 21 octobre
Dixième jour.
Je n’ai toujours pas revu Emilie et j’avoue que cela m’inquiète un peu. Je lui ai écrit aujourd’hui et j’ai demandé au gardien de poster la lettre, ce qu’il a accepté de mauvaise grâce. Il n’était pas de très bonne humeur car les détenus lui avaient fait passer une nuit difficile. Moi-même, j’ai été réveillé plusieurs fois par le bruit qu’ils faisaient et ma migraine persistante ne m’a pas aidé à me rendormir.
Un psychologue rendait visite aux prisonniers aujourd’hui et j’ai bavardé un peu avec lui lorsqu’il est venu me voir. Mon projet de roman l’a fait sourire, je me demande bien pourquoi.
Lundi 24 octobre
Treizième jour.
La moitié du mois est déjà passée sans qu’Emilie ne donne signe de vie. Ma lettre n’a reçu aucune réponse. Je ne sais pas ce qui a pu se passer. Mon roman piétine et cela m’énerve : depuis quelques temps je n’arrive plus à écrire quoi que ce soit de convenable. Le Boléro, que j’entends désormais plusieurs fois par jour, y est peut-être pour quelque chose. J’ai eu beau frapper contre le mur de la cellule pour faire cesser cette musique, je n’ai réussi qu’à attirer l’attention du gardien qui m’a menacé du cachot si j’insistais. Il n’a rien voulu entendre de mes explications.
Mardi 25 octobre
Quatorzième jour.
J ’ai très mal dormi cette nuit car les prisonniers étaient très agités et je crois que j’ai de la fièvre. La prison est en pleine effervescence et j’entends souvent des bruits de pas précipités dans le couloir, et même des hurlements. Je crois, d’après ce que j’ai entendu, que certains prisonniers se sont révoltés et sont entrés en lutte avec leurs gardiens. L’organisation de la prison en a été ébranlée. Le petit déjeuner n’a pas été servi ce matin et le repas de midi était infect. J’attends de revoir Delcaux pour lui demander ce qui se passe dans son pénitencier. L’attitude des gardiens envers moi devient insupportable : ils se sont montrés nerveux et même violents ce matin. Je n’ai toujours aucune nouvelle d’Emilie et je finis par croire qu’elle m’a complètement oublié. Je serai fixé dans douze jours, à ma sortie de prison.
Samedi 29 octobre
Dix-huitième jour.
Ce qui est arrivé aujourd’hui est presque incroyable. Je me suis levé ce matin avec une forte fièvre et j’ai demandé un médecin. Il est arrivé une demi-heure plus tard, de très mauvaise humeur et manifestement pressé d’en finir avec moi. Il m’a examiné sommairement, puis a tourné la tête et a déclaré au gardien qui nous surveillait : " C’est un simulateur. " Indigné, je lui ai fait remarquer que je n’avais aucun intérêt à jouer la comédie, étant ici de mon plein gré, mais il m’a répondu que pour quelqu’un qui allait se faire décapiter dans une semaine, je me portais suffisamment bien. J’ai voulu protester, mais il m’a brutalement repoussé sur mon lit et il est ressorti sans dire un mot. Le gardien a refermé la porte sur lui et je me suis retrouvé seul. Il m’avait pris pour un véritable condamné à mort !
Peut-être n’était-il pas au courant de mon arrangement avec le directeur ? Il est vrai que mon cas ne doit pas se rencontrer très souvent. A moins que Delcaux ne veuille me faire une blague de mauvais goût, ce qui lui ressemblerait bien d’ailleurs. C’est sans pouvoir apporter la moindre réponse à cette énigme que je vais me coucher.
Mercredi 2 novembre
Vingt-deuxième jour.
Depuis samedi, plus rien n’est comme avant. Le respect que me témoignaient les gardiens au début de ma détention a totalement disparu pour faire place au mépris le plus total. Dimanche, jour des douches, ils m’ont tiré de ma cellule pour me traîner sans ménagement jusqu’au vestiaire, où je fus déshabillé et nettoyé au jet d’eau, comme les autres prisonniers. J’ai été bousculé, humilié, frappé même, et traité comme un animal. Les quatre jours qui viennent de s’écouler ont été très éprouvants pour moi. Je fais d’horribles cauchemars la nuit, où viennent se mêler sang et têtes sans corps.
L’image de la guillotine, obsédante, revient régulièrement.
Vendredi 4 novembre
Vingt-quatrième jour.
Ils me prennent pour le meurtrier de ma femme ! J’ai entendu la conversation de deux gardiens, tout à l’heure, devant ma porte : l’un d’eux disait que j’avais tué Emilie et que l’on m’avait condamné à mort pour cela ! Comment ce mensonge horrible a-t-il pu voir le jour ? Et surtout, pourquoi Delcaux ne dit-il rien, ne dément-il pas ? J’ai demandé à le voir, mais on ne m’a même pas écouté. Ce soir, un doute affreux m’assaille : Delcaux m’a peut-être trahi ! Il m’a peut-être volontairement envoyé à la mort...
Mais pourquoi ? Pourquoi ? Toute cette histoire est absurde !
Samedi 5 novembre
Vingt-cinquième jour. Je ne sais plus où j’en suis. Suis-je victime d’une odieuse machination, ou d’une farce de très mauvais goût, ou est-ce vraiment la réalité ? Tuer Emilie... Non, ce ne peut être moi ! Elle ne peut pas être morte ! Mais peut-être s’est-elle débarrassée de moi, avec la complicité de Delcaux, en profitant de cette occasion inespérée ? Peut-être sont-ils amants ? Suis-je tombé dans un piège ignoble ?
Et demain ! Ils disent qu’ils vont me guillotiner demain ! Les gardiens le disent, avec cruauté, lorsqu’ils passent devant ma porte.
La nuit dernière, je n’ai pas fermé l’oeil de peur de refaire les cauchemars qui me hantent depuis quelques jours et cette nuit, je le sens bien, je n’arriverai pas à dormir.
Dimanche 6 novembre
Vingt-sixième jour.
Ils vont venir me chercher tout à l’heure, très bientôt, je le sens. Je ne sais plus quoi faire, quoi écrire.
Tout hurle autour de moi : la musique assourdissante de ce satané Boléro, la voix des prisonniers et les hurlements des gardiens. Ma main tremble, je vis un cauchemar, je n’ai pourtant p
Libre ! Je suis libre ! Ils vont me libérer, ils viennent de me l’annoncer, il faut que je me prépare à partir ! Quel soulagement ! Je vais enfin retrouver Emilie, je vais enfin sortir de cet enfer ! Pourquoi, comment ? Les réponses viendront plus tard ! Je suis libre ! Et ivre de bonheur !
Extraits d’une lettre de Jean Delcaux à l’attention de M. le Président de la République
Lundi 7 novembre
[ ... ] vous confirmer l’exécution du condamné à mort Thomas Jarmy, qui a eu lieu hier à 21 heures.
Cet homme, je me permets de vous le rappeler, avait assassiné son épouse Emilie dans des circonstances obscures ; or l’ensemble des tests psychiatriques auxquels il fut soumis montre sans contestation possible qu’il souffrait de troubles psychiques graves. Je vous renvoie pour cela au rapport du psychiatre [ ... ]
Les témoignages des gardiens et du médecin-chef du pénitencier qui l’accompagnaient sur les lieux de l’exécution montrent que Jarmy avait perdu tout contact avec la réalité, ce qui est confirmé par ses écrits personnels retrouvés dans sa cellule. Je vous les expédie, ainsi que l’analyse qui en a été faite par le psychiatre. [ ... ]
Tout cela pour vous prier encore une fois, Monsieur le Président, de bien vouloir considérer que la peine de mort n’est pas, à mon avis, [ ... ]