Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     D’avant, dis-tu, je n’étais qu’une ombre. Inconsciente et démesurée, je jonglais avec les différentes boules à facettes de ma vie.

D’antan les souvenirs se prolongent en un long soupir. Cette monarchie absolue que tu as fait régner sur moi m’a terrassée. Tu penses m’avoir relevée, dis-tu. Tu clames m’avoir sauvée. Et qui peut t’écouter, maintenant ?


     Il marchait souvent le soir, très tard, longeant les murs humides de la cité endormie. Il arpentait inlassablement les rues sans aucun but, sans espoir, il marchait. Il était ombre parmi les ombres, il faisait en quelque sorte parti du décor ; le soir, lorsque j’ouvrais ma fenêtre je l’observais en fumant la dernière clope de la journée. Je regardais la fumée s’échapper vers la pénombre puis s’enrouler entre les étoiles et c’est là qu’il apparaissait, fuyant comme le timide souffle de l’air. Ca ne durait que quelques secondes, je le voyais chaque jours, comme une sorte de rite, je pensais à ce marcheur et je savais qu’il serait là.


     Au début je me suis uniquement contentée de l’observer. C’était un peu comme un rendez-vous incontournable mais cependant non préparé. Je ne me posais aucune question. Ca devait se passer comme ça. Je fumais et lui passait en bas. Comme je me réveillais le matin, je brûlais de l’encens en rentrant du boulot, je voyais passer le marcheur ; c’était inscrit quelque part peut-être, je ne savais pas, je ne voulais pas savoir. J’aimais juste cet instant. Et puis, un de ces soirs où le ciel est tellement dégagé que les étoiles peuvent illuminer toute une ville, je me suis perdue dans les cieux avec la danse de la fumée et je ne l’ai pas vu. J’avais alors attendu plus d’une heure avant de me résigner à refermer la fenêtre. J’avais longtemps espéré sa venue. J’ai terminé mon paquet de cigarette. Je redoutais même de prendre la dernière parce que je savais qu’après, rien ne pourrait m’empêcher de refermer cette fenêtre et d’aller me coucher. La rue est restée déserte. Aucune ombre n’est passée.


     Chaque soir j’espérais qu’il revienne mais il ne venait plus. Je ne fumais pas, j’attendais des heures devant la fenêtre. J’attendais toute une nuit parfois. Je ne regardais plus les étoiles. Je scrutais la rue abandonnée par le marcheur. Et son absence me dévorait.


     Une nuit, rongée par ce sentiment étrange d’avoir perdu quelqu’un, je décidais d’aller le chercher. Je me sentais capable de parcourir la ville entière s’il le fallait, je ne vivais plus que pour ce marcheur car ma vie s’était arrêtée le soir où il n’était pas passé. Je dévalais alors les escaliers de mon immeuble et m’enfonçais dans les profondeurs urbaines. La ville, la nuit, le vent, le noir et moi, nous marchions lentement. Nous visitions chaque recoin, chaque ruelle. Le marcheur manquait à toute une ville. Le calme était pesant. Je n’entendais que le vent s’engouffrer sous mes vêtements. Son bruit était sourd. Il était lourd. Toute la nuit j’avais marché, j’avais parcouru l’immensité urbaine sans m’arrêter. Je n’avais croisé personne alors que les lueurs crépusculaires tentaient de percer l’obscurité.


« - Je m’appel Zion.

     Je me retournai, c’était lui, oui.


- Vous ne voulez pas vous arrêter quelques minutes ?


     Le marcheur s’élevait devant moi comme une tour inaccessible. Je l’avais cherché toute une nuit et voilà qu’il me parlait. Comment était-il arrivé derrière moi, ça je l’ignorait. Il me parlait et je devait lui répondre.

Quoi ?

- Vous m’écoutez ? Me demanda-t-il.

-Oui... lui soufflais-je comme si mes cordees vocales ne fonctionnaient plus.

- Alors suivez-moi. »


     Il me prit la main et m’emporta avec lui dans les méandre de sa ville. Je l’avais cherché, il m’avait trouvée. Il marchait vite, il courrait presque et j’avais beaucoup de difficultés à le suivre. Je m’agrippais fort à sa main et fermais les yeux pour sentir le vent caresser mes paupières brûlantes de fatigue. Nous arrivâmes alors au pied d’un vieil immeuble gris, sali par l’âge et la pollution. Le marcheur prit une grosse clef dans sa poche et entre-ouvrit la porte d’entrée. Il fallait se mettre de côté pour pouvoir s’engouffrer. En passant, la manche de mon pull s’accrocha au loquet de la porte et se déchira. Le marcheur entendit le bruit du tissu qui s’écorche, me regarda quelques instants puis sans prononcer un seul mot se remit en marche. Nous montâmes alors plusieurs étages. L’escalier en bois était abrupte et à chacun de nos pas j’entendais se craqueler le bois. Il s’arrêta, ouvrit une porte puis ses doigts lâchèrent les miens.


- C’est ici me dit-il en pénétrant dans une pièce sombre.

     J’entrai alors à mon tour et découvrit un endroit où le désordre régnait. Je sentais une vieille odeur de rance. Plusieurs piles de journaux étaient amassées à terre, elles cohabitaient avec des planches de bois et de vieux cartons emplis de partitions de musique. Au centre était installée une petite table en osier. Les murs étaient froids, en pierres grises. Ils s’effritaient comme si personne n’avais mis les pieds dans cet endroit depuis des années. D’un geste de la main, le marcheur m’invita à m’asseoir dans un petit fauteuil en cuir. Je m’exécutais. Lui se posa sur une pile de journaux juste devant moi et se mit à m’observer. Ses yeux tentaient de pénétrer à l’intérieur des miens. Je sentis monter en moi une gêne indescriptible, une sorte de pudeur injustifiée ; j’avais l’impression qu’il était en train de sonder mon âme.


- Toi, comment tu t’appelles ? me lan&ça-t-il sans détourner son regard.

- Yiona, répondis-je.

     Il prit alors une guitare dans un gros carton situé à côté de lui et se mit à tapoter sur l’instrument avec ses mains.


- C’est pas chez moi, souffla-t-il. Yiona, je t’ ai suivie toute la nuit.


     La lumière de l’aube commençait à pénétrer dans la chambre par une petite lucarne située à ma droite. Elle éclairait une partie de son visage.


- J’ai besoin de toi, déclara—t-il d’une voix solennelle.

- Pourquoi m’avez vous amenée ici ? me décidais-je enfin à lui demander.

- Je ne suis pas un homme comme ceux que tu peux rencontrer, tu sais.


     Il continuait à tapoter sur sa guitare plus violemment. Ses cheveux noirs tombaient sur ses yeux lorsqu’il baissait la tête.


- Qui êtes vous ?


     Ma question le fit sursauter. Il posa la guitare au pied de la pile de journaux sur laquelle il s’était assis puis croisa ses mains au dessus de ses genoux. Il inspira et expira plus rapidement.


- Je ne peux pas répondre à toutes tes questions Yiona. Pas maintenant.

- Alors dites-moi ce que vous attendez de moi, lui suggérai-je doucement.


     Il reprit sa guitare et pinça frénétiquement une des cordes avec le pouce et l’indexe de sa main droite.


- Entends-tu ce bruit ? Me demanda-t-il alors.

- Oui, bien sûre que je l’entends.

- Il est bref et régulier, il est rassurant dans cette petite chambre, n’est-ce pas ?

-Oui...

- Je suis comme ce bruit.


     Je me laissai hypnotiser par cette note de guitare qui se répétait dans la semi obscurité de la pièce.


- L’autre soir, quand je suis passé, raconta-t-il, je n’ai pas senti ton regard se poser sur moi. Je n’ai pas senti l’odeur de ta cigarette. Et tout s’est déréglé.


- P... pour moi aussi, lui avouai-je timidement.

- Je sais. Le temps s’est arrêté. Pour moi, pour toi, pour la ville. Pour les autres...


     La guitare se tut. Il avait cessé de bouger ses doigts.


- Comme ça ! S’exclama-t-il.

     Je me sentais mal, les murs commençaient à m’oppresser et je m’enfonçais de plus en plus dans le vieux fauteuil en cuir sur lequel j’étais assise, comme s’il voulait m’avaler. Un sorte de nausée montait en moi. Ma respiration devint plus difficile. Je commençais à fermer les paupières. Ma tête résonnait du vide de cette petite chambre qui refoulait une odeur nauséabonde.


- Tu veux bien m’aider ?


     Sa voix semblait lointaine.


- Tu veux bien ?


     Et lorsqu’elle pénétrait en moi, les sons se divisaient et s’éparpillaient aussitôt dans mon esprit.


- Yiona !


     Je sursautai alors et essayai péniblement d’ouvrir les yeux. Son image était devenue trouble. Elle gisait devant moi comme un spectre.


- Chaque soir, dit-il, il faudra que tu sois là, à ta fenêtre, lorsque je passerai. Il ne faudra plus que tu oublies de me voir. Pour l’instant c’est la seule chose que tu dois faire.


- Pour l’instant ? Prononçais-je difficilement.

- Oui, pour l’instant. Ne sois pas impatiente. Fais juste ce que je te demande correctement. N’oublies jamais...

- Pendant combien de temps ? le coupais-je.

- Je ne sais pas. Ca n’est pas imp...

- Rejoue de cette guitare ! Le suppliai-je alors.


- Tu as compris. C’est bien.


     Il se mit à regratter scrupuleusement la corde de sa guitare et ma tête cessa de résonner. Mon corps se rétablit avec la note qu’il répétait. Je pouvais le distinguer plus nettement, son regard partait dans le vide.


- Il est temps maintenant.

-Quoi ?


-Tu peux partir.


     Il se leva avec la guitare en main et ouvrit la porte. Je sortis sans le regarder. En descendant les escaliers, je sentais la sueur couler sur mon front puis j‘entendis claquer la porte. Le bruit résonna dans l’immeuble ainsi qu’au plus profond de moi et j’eus l’impression que quelque chose s’était enclenché dans mon esprit, comme si une entité s’était introduite à l’intérieur de mon crâne pour en modifier le fonctionnement. Et je ne pouvais que subire, sans vraiment savoir de quoi il s’agissait, sans trop comprendre, ainsi mes jambes me portèrent à l’extérieur du bâtiment.


     Je suis rentrée chez moi en glissant sur le trottoir. J’ai dormis toute la journée. Lors de mon réveil j’avais cette vague impression d’avoir rêvé cette virée nocturne. Le soir, je me posais à ma fenêtre et je voyais passer le marcheur que je n’osais appeler Zion.


     La vie reprit. Je me réveillais, j’allais travailler, je rentrais, je mangeais et je fumais cette cigarette en le regardant traverser la rue. Chaque journée semblait identique à la précédente. Jamais il ne me regardait, lui. J’espérais l’avoir rêvé, j’essais de me persuader qu’il fallait que je cesse d’approcher cette fenêtre mais rien n’y faisait. C’était vital. Je pense que j’avais besoin de lui. Peu importe qu’il s’agisse d’un rêve ou d’un cauchemar, ce marcheur s’était emparé de ma vie à pleines mains et rien de ce que je pouvais faire ou penser ne pouvait m’en débarrasser. J’ai ainsi survécu des mois ou même des années. Le temps aussi m’avait échappé. Du moins, c’était ce que je pensais.


     Un matin, alors que je m’apprêtais à partir, le marcheur pénétra dans mon appartement. Je ne fus ni étonnée, ni heureuse. J’étais devenue aussi neutre que ma vie et sa venue semblait une chose inévitable. Une chose supplémentaire à subire. Il s’installa sur une chaise en face de moi.


« - Maintenant il est temps me dit-il.

Je le regardai. Son visage n’avait pas changé depuis notre dernière rencontre.

- Je vais tout te raconter.


     J’avais peur. Je n’avais rien à perdre. Et pourtant j’avais peur.


- Le temps et la musique se répètent, ils forment à eux seuls la boucle qui encercle ta vie. Je suis le temps. Lorsque je passe sous ta fenêtre et que tu me vois, la nuit se désagrège et le jour se reconstruit. Tu es le temps avec moi, maintenant, tu le sais.

-Je ne comprends pas, murmurais-je.

- D’avant, tu n’étais qu’une ombre. Inconsciente et démesurée.Je t’ai relevée, je t’ai sauvée. Maintenant tu existes, tu es immortelles, tu es le temps !

- Je ne veux pas être le temps, je n’existe plus à cause du temps.

- Tu n’es qu’une ingrate Yiona.. Tu n’es qu’une ingrate...

- Rends moi ce que tu m’as pris. Je préfère que tout cela reste un songe, rien de plus.


     Il se leva et me tendit un pistolet. Je le pris


-Il est chargé, précisa-t-il..

-C’est tout ce qu’il faut faire ?

-C’est tout ce que tu peux faire. Tire.


     Je joignis mes les mains autour de l’arme et visais son front. Zion ne bougea pas. Il resta là, assis, à me contempler sans cligner des yeux. Lentement, j’appuyais sur la détente. La balle partit et traversa le vide qui me séparait de lui. Je pu la voir sortir du canon puis aller se loger dans la tête de Zion. Elle perça un petit trou à l’intérieur de son front duquel se déversa un mince filet de sable. Toujours les yeux grands ouverts, il me toisait à coup d’iris pénétrant les miens comme la balle avait transpercé son crâne. Les membres de Zion commencèrent à se désagréger, ses mains puis ses bras et ses jambes s’effritaient. Je sentis alors couler une substance granuleuse entre mes mains et le temps de constater la mutation de l’arme qui m‘échappait, Zion était devenu une petite flaque de sable blanc, étendue sur le sol de mon appartement. Zion n’était plus. Je restait figée devant ses « restes » lorsque quelque chose, dans ma tête commença à se manifester. Ca commença en frottant les parois de ma boite crânienne, puis les heurts s’intensifièrent ; ça cognait, ça criait, ça s’éparpillaient dans tout le corps et ça rendait dingue. Je me mis alors à courir dans tous les sens en me tenant les crâne à deux mains. Ma tête gonflait de plus en plus, mes yeux suintaient. J’attendais cette explosion libératrice lorsque, au point G de la douleur, un flash impromptu m’apparut ; il s’agissait de la guitare, dans la chambre de Zion. Je pouvais la voir, presque la toucher... Puis elle disparut de mon esprit torturé. La douleur reprit comme elle s’était éclipsée pendant ce mirage cérébral. Elle était lancinant et immortelle. Je compris alors ce qu’allait devenir mon existence.


     Aujourd’hui je ne suis qu’un placebo spirituel emprisonné à l’intérieur du corps qu’il m’a volé. Le jour, je pince les cordes d’une guitare et la nuit, je marche. J’arpente insatiablement les rues jusqu’au levé du jour. Chaque trottoir de la cité a déjà sentit le poids de mes pas. Chaque réverbère s’est déjà emparé de mon ombre. Mais aucun regard ne s’est encore englué comme le mien s’était accroché à Zion.. Alors je reste enfermée, à mon tour, dans ce simulacre de tissu humain qui ne m’appartient plus et qui me traîne et m’entraîne inlassablement. Je suis devenue une marcheuse. Zion m’a transmit sa gangrène ou bien est-ce moi qui lui ai ravie ? « Tu es le temps », m’avait-il dit. En vérité, je ne suis qu’un outil, qu’une des aiguilles d’une montre. Le temps m’a prise pour scander l’avancée d’un monde, d’une dimension qui, sans lui, se figerait. Alors il y a cette chambre et l’infini d’une rue qui se perd dans un horizon noir, inaccessible mais qu’il faut cependant traverser pour donner naissance au jour. Puis recommencer... Autant de fois que l’humanité aura besoin de matin. En effleurant le pavé, je pense à ma fenêtre, blême, et je rêve de voir mon existence déraper sur quelques grains de sable.

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