Ils avançaient précautionneusement dans le sous-bois. Quand soudain, un sifflement troubla le silence de la forêt. Tous se jetèrent à terre. L’obus éclata à quelques mètres de lui. Il se releva indemne. Mais deux de ses amis n’avaient pas été épargnés par les éclats de métal incandescent. Ne pouvant plus rien faire pour leurs compagnons, ils continuèrent dans un calme oppressant. Après quelques kilomètres, la patrouille les avait menés dans un fossé qu’ils pensaient sans danger. Tout à coup, il entendit un grand bruit et une lumière vive l’éblouit : l’homme de tête venait de marcher sur une mine. Les Allemands surgirent des bords du fossé et ouvrirent le feu. Sans qu’il puisse réagir, il vit ses compagnons tomber un par un sous les balles allemandes. Il croisa le regard d’un ennemi, qui appuya sur la détente.
Il se réveilla en sursaut, la sueur coulait sur son front et son cœur battait la chamade. Il alluma sa lampe de chevet, les cloches sonnèrent quatre coups au loin. Une heure passa sans qu’il pu se rendormir malgré sa sérénité retrouvée. Sachant que désormais il ne pourrait s’assoupir, il finit par se lever. Le jour se pointait sur le bourg, le ciel avait pris une teinte rosée. Il s’habilla et sortit dans son jardin. Les premiers rayons du soleil faisaient scintiller la rosée blanche recouvrant les parterres. Il traversa la pelouse en direction de la cabane où il entreposait ses outils. Il y entra, déroula le tuyau d’arrosage, ouvrit le robinet et arrosa son gazon et ses rosiers. Il prit la bêche, oubliée contre le mur de sa maison, commença à retourner la terre autour de ses rosiers puis arracha les mauvaises herbes. Il s’occupa ensuite de ses légumes, cueillit des fruits dans le vieux cerisier et enfin installa des filets sur ses fraisiers, car depuis quelques jours un merle mangeait les fruits. La faim se faisant sentir, il décida d’aller prendre son petit déjeuner. Les cloches sonnèrent sept heures quand il rentra chez lui. Il préparait son café, quand il entendit le facteur entrer dans son jardin. Il alla à sa rencontre et ils se mirent à discuter. Le facteur lui demanda s’il irait à l’enterrement de Léon. Dès qu’il eut prononcé ce prénom, le vieil homme pensa à son meilleur ami qui s’en était allé voici quelques jours.
Ils se connaissaient depuis leur enfance, s’étaient perdus de vue, puis retrouvés en Angleterre lors des préparatifs du débarquement de 1944. Léon était son premier et aussi dernier grand ami, mais maintenant il était mort et Maurice était seul. Il sortit de ses pensées lorsque le facteur referma le portillon du jardin. Il retourna dans sa cuisine, se servit du café, beurra quelques tartines et prit son petit déjeuner. Il fit un brin de toilette et se prépara pour aller faire les courses. Il sortit de son jardin, la température était encore fraîche, mais une belle journée d’été s’annonçait. Il marchait entre le mur du presbytère et les jardins des maisons de campagne de « ceux » de la ville. La rue débouchait sur la place du village. Il passa devant l’enclos paroissial et entra dans le café du bourg qui faisait aussi office d’épicerie. Il salua les habitués, s’assit, commanda un verre de rouge et se joignit à la conversation. Ils parlèrent d’abord de banalités mais il fût bientôt question de Léon. Une fois de plus, à l’évocation du nom de son ami, Maurice se perdit dans ses pensées.
Les deux hommes faisaient partie des 177 Français ayant participé au débarquement, près de Ouistreham. Ils étaient tous deux dans le 1er bataillon de fusiliers marins français intégré dans le commando 4 britannique... Ils avaient traversé la plage sans encombre mais devaient libérer la station balnéaire. Les Allemands s’étaient retranchés dans le casino bordant l’une des places. Celle-ci était parsemée de gravats et d’obstacles anti-chars. Par petits groupes, les hommes arrivaient aux abords de la place par les différentes rues qui y débouchaient. Une fois regroupés, le commandant anglais donna l’ordre d’attaquer. Dans la clameur générale, ils s’élancèrent vers l’ennemi. Les mitrailleuses allemandes crachèrent alors feu et acier, le bruit caractéristique des mortiers se fit entendre. De nombreux soldats alliés tombèrent avant même d’avoir atteint l’abri des obstacles anti-chars. Maurice et Léon étaient à couvert mais entendaient les balles ricocher sur leur abri de fortune. Pour éviter de lourdes et inutiles pertes, le commandant ordonna le repli. Les survivants se précipitèrent vers les immeubles bordant la place. Les deux amis étaient presque sauvés lorsque Maurice fut soufflé par une déflagration. Assommé, il resta allongé au milieu des gravats alors que les balles sifflaient autour de lui. Léon s’engouffra dans l’un des bâtiments. Il se retourna pour s’enquérir de son ami, ne le voyant pas, inquiet, il regarda par la fenêtre et vit Maurice étendu à une vingtaine de mètres. Il se rua vers la porte mais Etienne et Joseph le retinrent et lui crièrent « Il est mort ». Ne les écoutant pas, il se dégagea et rejoint son compagnon d’armes. Il le prit sous les bras et le traîna jusqu’à l’immeuble. Quelques secondes plus tard un obus de mortier éclata à l’endroit même où Maurice était étendu quelques secondes auparavant.
Dans le café, tous observaient le vieil homme, silencieux et le regard dans le vague. Maurice lâcha son verre qui se brisa sur le sol. Voyant que tous les regards étaient braqués sur lui, il se leva, paya, prit ses courses et sortit l’air abattu. Il rentra chez lui pour y déposer ses affaires et alla se promener sur la falaise surplombant la mer. Revenu chez lui, il prépara le repas mais ne mangea que peu. Il devait maintenant s’apprêter pour l’enterrement de son meilleur ami. Il ouvrit son armoire et y vit son vieil uniforme qu’il n’avait pas remis depuis qu’il avait reçu la légion d’honneur. Il l’enfila. Ensuite il sortit d’une boîte à gâteaux en fer les différentes décorations qui lui avaient été décernées et les accrocha à sa veste. Il prit également la légion d’honneur que Léon lui avait confiée sur son lit de mort. Il se regarda une dernière fois dans la glace puis se rendit à l’église.
Il était le premier. Le cercueil de Léon était déjà là, Maurice s’approcha. Le visage de Léon avait retrouvé sa sérénité ; Maurice déposa la décoration sur la poitrine de son ami. Pour la dernière fois il resta seul avec lui quelques minutes. Son recueillement fut interrompu par les cloches qui invitaient les gens à entrer dans l’église. Alors que les proches du défunt arrivaient par l’allée centrale, Maurice descendit par le bas coté et alla s’asseoir sur le dernier banc. Quand toutes les personnes assistant aux obsèques furent installées, la cérémonie commença. Beaucoup pleuraient leur parent ou ami. Mais Maurice, même si il avait le cœur déchiré ne montra pas ses sentiments. Après une heure et demie, ils se rendirent dans le cimetière où Léon fut mis en terre. A la fin de la célébration, chacun passa devant la fosse et y jeta une poignée de terre ou une fleur ; le dernier, Maurice y jeta une rose fraîchement cueillie dans son jardin.
Les gens du village se rendirent au café où on parla beaucoup de Léon. Maurice était là aussi, silencieux, attentif à ce que disait le village. Plus personne ne parlait, ne sachant que dire quand Gérard demanda à Maurice de lui raconter un de ses souvenirs de guerre. Après quelques secondes d’hésitation, le vieil homme décida de lui rapporter le jour où ils avaient libéré une ville des Ardennes.
C’était l’hiver et il faisait très froid ; les fusillers marins français épaulés de quelques chars Sherman américains avaient reçu l’ordre de reprendre une petite ville pour établir une tête de pont. En fin de journée, il ne restait plus qu’une poche de résistance allemande sur la place principale. Les nazis n’étaient qu’une quarantaine mais ils avaient encore plusieurs mitrailleuses, suffisamment de munitions et surtout deux chars « tigre » de cinquante sept tonnes contre lesquels leurs trois derniers Sherman ne pouvaient rivaliser. Le seul point faible de ces monstres était l’arrière. Les Français décidèrent de faire diversion avec le gros des troupes et les chars alors qu’un petit groupe contournerait la place pour détruire avec des bazookas les tigres qui leur tourneraient le dos. Maurice, Léon, Joseph, Etienne, Jean le sniper et quelques autres, ayant fait le débarquement, étaient désignés pour cette mission. Les pertes furent lourdes, mais grâce au commando mené par Léon et Maurice, la tête de pont fut établie et l’offensive alliée dans les Ardennes un éclatant succès.
Il était 19 heures et le café se vidait peu à peu. Maurice se leva et rentra chez lui. N’ayant pas très faim, il ne mangea qu’un morceau de pain beurre et du fromage. Il se sentait maintenant seul et pensait à la mort. Désirant oublier sa solitude et retrouver ses amis, il décida de monter dans son grenier pour y retrouver le journal qu’il tenait durant la guerre. En fouillant dans une malle, il retrouva également le livret militaire de son père, mort durant la première guerre mondiale. Il s’assit dans un vieux fauteuil, alluma une lampe à pétrole et se rappela combien l’absence d’un père avait été difficile. Plutôt que de lire son journal comme il en avait l’intention, il se mit à feuilleter le livret militaire, avec pour seule compagnie la flamme dansante de la lampe.
« Il pensait à sa vie, et il ne regrettait rien. Il semblait posséder l’amitié de tous ceux qu’il avait aimés comme ils possédaient la sienne. Le reste ne comptait pas.
Il s’était soulevé dans son lit pour mieux voir ses vieux meubles, l’armoire surtout, qui avait appartenu à sa mère et avant elle à sa grand-mère. Ses cuivres étaient ternis depuis qu’il était couché. Il se reprocha de n’avoir pas prié Marie de leur donner un petit coup d’astique. Il tendait le bras, allongeait les doigts comme pour toucher encore une fois les choses. Dans le tiroir de la commode était le livret militaire de son père, son carnet de paie. Il se mit à penser à son père comme à un camarade...
Il s’endormit et pour la première fois goûta un peu de repos. Son sommeil fut calme, sans cauchemars, et quand il se réveilla, deux ou trois heures plus tard, il poussa un soupir de regret à l’idée que c’en était fini de ce bonheur. La lampe brûlait toujours. »