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     Je ne sais pas trop pourquoi je prends la plume aujourd’hui, je ne suis pas sûr que tout ça ait du sens, je ne suis même plus certain que ça se soit réellement passé. En fait, je crois que je l’ai inventé...

     Qu’importe, je dois l’écrire. Voilà des années que cette histoire me hante, au point que je la nomme souvenir dans ma tête. Pourtant je sais trop bien que c’est impossible. Cela n’a aucune importance. Autant commencer tout de suite et espérer en finir à jamais.

***

     C’était en 1951. J’étais encore un jeune homme alors, fils de campagnard et qui allait à l’église de St-Sulpice retrouver celle qui devait devenir sa femme. J’avais décidé de m’y rendre à pied, ce qui m’obligeait à trois jours de voyage. On me le déconseilla, mais comme tout le monde à cet âge, j’étais borné, impulsif et téméraire. J’avais travaillé aux champs des journées entières, ce n’était pas une simple ballade qui allait m’effrayer.

     Il s’avéra que je possédais effectivement toutes les qualités physiques requises à ce genre d’exercice. Malheureusement, mon sens de l’orientation et ma connaissance de la région étaient, eux, bien plus lacunaires et au second jour de mon chemin, je dus reconnaître à contre-cœur ne plus savoir où j’étais, d’où je venais et où j’allais. Je passais l’après-midi à tourner en rond, à revenir sur mes pas, me perdre à nouveau, escalader des collines et les redescendre, en vain. Pour finir, je pénétrais dans une immense forêt. Puis arriva doucement l’heure pour le soleil de disparaître derrière l’horizon. Je me mis à paniquer, intérieurement seulement pour que quiconque m’eût alors observé n’eusse pu me traiter de lâche, et accélérais le pas. Quelques minutes plus tard, il faisait nuit.

     La nuit, à l’intérieur de la douce chaleur d’un foyer, paraît belle et apaisante. Il en va tout autrement lorsque l’on est seul, loin de tout, perdu et sans moyen de se mettre à l’abri. Les ombres, amusantes tantôt, deviennent aussitôt effrayantes. Les petits bruits qui vous berçaient naguère sont autant de raisons de s’inquiéter. La terre apparaît différente, soudainement inhospitalière, détentrice de terribles dangers. Trop habitué à la lumière, l’homme ne se rend plus compte à quel point la noirceur impose à l’esprit un voile de terreur. Il en était ainsi pour moi qui cherchait désespérément une étoile dans le ciel pour me rassurer, ou une éventuelle lumière au loin à rallier. Mais nul réconfort dans les cieux que je pusse trouver ni nulle lueur vers laquelle m’abriter. La nuit semblait totale, à un tel point que je la soupçonnais de ne pas être naturelle : une telle nuit ne pouvait exister ! J’envisageais alors quelque maléfice jeté contre moi... Mais pourquoi et par qui, je n’aurais pu le dire et, trop préoccupé pour songer à rationaliser mes pensées, de fil en aiguille me mis à imaginer une nuit éternelle venue condamner les hommes à l’obscurité pour quelque sombre péché. Déjà je faisais mon deuil de la lumière...

     Un son différent me réveilla et je repris entièrement possession de moi-même. Le voile, alors, se déchira et tandis que ma vue s’éclaircissait, me permettant de mieux appréhender les obstacles alentours et que mon sens critique me permettait enfin de rejeter les absurdités amassée durant ma panique, je tendais l’oreille en direction de la source de ce qui m’avait semblé être une voix. Une voix, était-ce bien cela ? Si c’était le cas, ç’aurait été une voix bien étrange, presque inaudible et pourtant parfaitement claire, à la fois effacée, étirée, éraillée et à la fois belle comme l’écoulement d’une source cristalline. Ce ne pouvait être le langage d’un humain, car je n’y avais reconnu aucun mot qui me fusse connu et ne croyait pas un être vivant capable d’émettre de tels sons. Je voulus accuser le vent qui, en s’engouffrant entre les branches, aurait émis de longs sifflements, mais restais malgré tout convaincu que j’avais entendu là une voix, oui, une voix qui m’appelait. À ma grande surprise, et je ne saurais expliquer comment, c’est dans mon cœur, non dans ma tête, que je crus comprendre le message, une direction que l’on m’enjoignait de prendre. Je n’en étais pas rassuré pour autant et hésitait franchement. Si j’étais sûr de ce que je ressentais, je savais aussi que dans les intonations du mystérieux langage, j’avais perçu d’affreuses et sombres menaces et si mon cœur me désignait le chemin à suivre, mon estomac, lui, se nouait à la simple idée de faire un seul pas dans cette direction.

     J’avais faim, pourtant, et n’avais plus rien à manger de ce que j’avais emporté. Ma situation, perdu en terre étrangère sans arme ni nourriture, l’emporta sur la raison et je me mis en route jusqu’à ce que je tombe sur un petit sentier plutôt bien dégagé que je me mis à suivre. Toute crainte s’était envolée, je n’étais plus perdu : ma situation, tragique une minute plus tôt, s’améliorait grandement. Toute sensation étrange, en moi, avait disparu. J’imaginais déjà le bol de soupe que je pourrais bientôt déguster, avec des poraux, sans doute, et du pain aussi.

     Bien vite j’apercevais, à cent mètres au plus, une accueillante petite maison bordée, à ce qu’il semblait être, de sapins, de rosiers et de diverses autres plantes d’ornement. Une goutte d’eau s’écrasa sur mon front et me poussa à reprendre un pas plus rapide. Ce n’est qu’une fois parvenu au pied de la porte que je pus clairement distinguer celle-ci. C’était un grand panneau de bois vert, avec une lucarne au haut, du houx tout autour et une grande fleur peinte sur le devant. Je toussais un peu, car ma gorge s’irritait comme lorsque l’on a trop fumé, puis frappais pour que l’on vienne m’ouvrir. Au premier coup, le battant me céda le passage dans un faible grincement.

« Entre : nous t‘attendions. »

     Une lumière, soudainement, s’alluma devant moi et révéla du même coup son porteur, un vieil homme qui aurait pu être grand-père, au visage sympathique et qui me souriait. J’obéis à sa proposition, car dehors il s’était mis à pleuvoir.

     On m’introduisit dans la pièce principale, qui était à la fois une cuisine, un salon et une salle à manger. Il y avait fort à parier que cette demeure, fort ancienne, ne possédait comme autres pièces qu’une seule chambre et une hypothétique salle de bain gagnée sur la remise. Pour moi, après ma frayeur, c’était un chaud petit paradis. Je m’assis à la table, suivant en cela l’exemple du vieil homme. Dans un coin de la pièce, il y avait une vieille femme, la sienne sans doute, qui tricotait doucement. Je la saluais, mais elle ne me répondit pas.

« Alors, mon garçon, commença le grand-père, vous avez fait un long voyage pour arriver ici, n’est-ce pas Martha ? »

     Il regarda du côté de sa femme qui continua à tricoter sans lui prêter attention.

« Un fameux voyage, continua-t-il sans se décourager, et tu dois être fatigué, et tu dois avoir faim. Je t’ai préparé à manger, j’espère que ça n’a pas trop refroidi... »

     Sous ce flot de paroles, je ressentis le besoin de faire un tri. Ma première décision fut donc de contourner le problème en lançant une discussion sans grand intérêt pour me laisser le temps de réfléchir correctement. Je parlais donc rapidement de l’orage qui s’annonçait et de la chance que j’avais eue en arrivant jusqu’à cette demeure isolée. Et tandis que le vieil homme, avec son emportement jovial, reprenait ce discours, je me mis à songer.

     Tout d’abord, pourquoi avais-je donc ressenti le besoin de penser ? C’était bête comme tout, mais je me rendis bien vite compte qu’en vérité, je n’étais pas seulement ébranlé par ma peur de tout à l’heure, mais j’étais aussi intrigué, pour ne pas dire inquiété, par cet endroit. Était-ce pas l’aspect rustique des lieux, alors que j’avais vécu dans une ferme jusqu’alors ? Ou bien plutôt n’étais-je pas à ce point trouillard pour me sentir menacé par deux pauvres petits vieux ? Je me pris à sourire à cette pensée. Non, ce n’était pas cela non plus. Un détail me revint alors à l’esprit. « Nous t’attendions » avait dit le grand-père. Peut-être mon malaise venait-il de là, car comment aurait-il bien pu savoir que je viendrais ici. Mon regard, à cet instant, se posa sur l’une des seules vitres de la maison, un peu sale d’ailleurs, qui, je m’en rendis compte à la lueur d’un éclair, donnait sur le sentier par lequel j’étais arrivé. Je me sentis tout à fait ridicule et oubliais là ces questions stupides. À temps, puisque le vieil homme terminait son discours et me re-proposait à manger. J’acceptais très volontiers et me proposait de leur payer mon repas, ce qu’il refusa aussitôt avec son petit rire léger.

« Sacré temps ! » dit-il en déposant la soupière sur la table. J’acquiesçais en salivant.

« Dans un moment, ajouta-t-il, on aura plus besoin de la bougie, la lumière des éclairs suffira. »

     Et il sourit à nouveau. Je le comprenais, car les bougies coûtaient cher. Il posa devant moi une vieille assiette ventrue et une cuillère un petit peu cabossée. Il semblait gêné de n’avoir que cela à m’offrir, mais mettait un tel zèle à mon service que je me serais aisément cru dans un grand restaurant. Finalement, au moment de me servir, il s’arrêta, l’air inquiet, perdant un moment son sourire, et me demanda doucement :

« Il y a des poireaux dedans, j’espère que tu aimes ça ? »

     Soulagé, je souris et lui assura que j’adorais ce légume et que même si ça n’avait pas été le cas j’en aurais mangé ne serait-ce qu’en l’honneur du magnifique service qui m’était fait présentement. Il fut soulagé et, recommençant à rire, me versa tant de soupe que l’assiette faillit déborder, avant d’aller se rasseoir. J’hésitais un peu à entamer mon repas, ne sachant si je devais prier ou attendre un signal et, voyant cela, mon hôte se frappa le front :

« Mon Dieu, ça par exemple, je te prie de m’excuser, s’écria-t-il, j’allais oublier de t’offrir un morceau de pain ! »

     À nouveau, je ne pus que sourire à cette scène étrange d’un grand-père catastrophé parce qu’il a oublié un bout de pain. Je le remerciais chaleureusement et, comprenant que tout ce qu’on attendait de moi était que je mange, je me mis à la tâche avec ardeur. Le vieux s’était rassis et déclara en souriant :

« C’est que je sais que je sais que tu aimes ça, garçon, le pain avec la soupe. »

     Cette dernière s’avéra excellente, meilleure que toutes celles que j’avais pu goûter jusqu’alors. Je la dévorais comme un enfant affamé et ce tant et si bien que la cuillère m’échappa des mains et tomba au sol. Gêné, car cela mettait en lumière et ma maladresse et ma gourmandise, je me levais et allais la ramasser.

« S’il te plaît, ne t’approches pas de la chaudière... »

     C’était le grand-père qui avait parlé, mais je ne reconnus qu’avec peine sa voix. Certes la tonalité joyeuse de ses propos s’y retrouvait, et certes encore sa demande était remplie de la chaleur dont il avait fait preuve jusqu’alors, mais l’ensemble était beaucoup plus effacé, distant. J’avais l’impression que cette voix qui me parvenait était celle d’un autre temps, comme ressurgie soudain à mon époque par quelque sorcellerie et atténuée durant son voyage. C’était une voix, en somme, qui avait trop pris la poussière.

« Comment cela ? » demandais-je, surpris.

« S’il te plaît, ne t’approche pas de la chaudière... » recommença-t-il.

     Je regardais autour de moi, mais n’aperçut nul part de chaudière. Il y avait juste un coin où se rejoignaient les deux murs, étrangement vide jusqu’à ce que je ne lève les yeux et n’aperçoive, au plafond, un morceau de tuyau qui attestait la présence alors révolue d’un fourneau ou d’une cheminée à cet emplacement.

     Instinctivement, et pour faire plaisir à mon hôte, je ramassais ma cuillère et retournais rapidement m’asseoir pour finir de déguster ma soupe, m’éloignant ainsi du coin. L’assiette, comme je devais le constater, était vide. Je commençais à me sentir mal à l’aise.

     Un formidable tonnerre retentit à l’extérieur de la maison et manqua de faire trembler les murs tandis que la lueur de multiples éclairs vint soudainement éclairer l’intérieur de la demeure d’une vive clarté. Le grand-père, lentement, se pencha sur la table et, comme prévu, souffla la bougie. La flamme vacilla, puis s’éteignit. Je me sentis soudain seul et pris au piège.

     Pour me redonner contenance, je me décidais à demander mon chemin, faisant ainsi d’une pierre deux coups car je n’oubliais pas que j’étais perdu. Il me fallait trouver St-Sulpice pour y épouser ma femme.

« Bien sûr, tu recherches ton chemin, commença le vieil homme, et tu nous le demandes... »

     Il se tourna vers sa femme :

« On va lui indiquer son chemin, hein Martha ? »

     Le visage de la vieille femme resta figé, à l’exception des lèvres, et, d’une voix chevrotante, répondit :

« Oui, bien sûr, on va lui indiquer son chemin. »

     Et le vieux de reprendre :

« Pour aller à St-Sulpice, il lui faudrait prendre la route à droite à l’écriteau, n’est-ce pas Martha ? Ensuite il devrait marcher sur trois kilomètres et là il arriverait à Montmirraut. Il lui suffirait alors d’emprunter la route de l’est qui est directe. »

« Mais cette route ne mène nulle part », répondit la vieille.

« Exact, accorda le vieil homme, de plus en plus excité, alors il faudrait qu’il parte à gauche, hein Martha, il faudrait qu’il parte à gauche pour aller à Pérouse. »

« Pérouse, oui, confirma la vieille. »

« Et là, il pourrait prendre le train. »

     La vieille femme confirma encore.

« Il pourrait s’arrêter à Nantes, il serait un peu perdu, mais c’est toujours ainsi avec l’aventure, et lorsqu’il sortirait de la gare il lui suffirait de suivre la grande rue jusqu’au boulevard d’Annecy. »

     Nouvelle confirmation de la femme tandis que je restais pétrifié devant ce drôle de discours.

« C’est le troisième immeuble, c’est bien lui, Martha ? Il lui faudrait entrer dans le troisième immeuble avec la gardienne qui est si laide et au second étage, dans l’appartement 212 il retrouverait celle qu’il va chercher... »

     Ils s’arrêtèrent de parler et restèrent un instant figés. Pourquoi ce soudain emportement, que cherchaient-ils à dire ? Ils avaient parus si excités, comme des enfants devant un merveilleux cadeau ou à qui l’on conte une superbe histoire, et ils semblaient dès lors si calmes, comme épuisés par leur effort, littéralement vidés. On aurait pu croire, alors, à deux éponges qui s’étaient serrées si forts qu’il ne restait plus que quelques gouttes de liquide à l’intérieur.

     Le vieil homme se retourna vers moi et déclara, d’un air absent :

« Jim était un gentil garçon, vous savez. Il est grand maintenant, il est parti de chez nous, il nous manque beaucoup... »

     À ces mots, il prit le temps d’effacer une larme sèche qui lui coulait sur la joue.

« C’était vraiment un gentil garçon, ce n’est pas de sa faute, il ne faut pas qu’il s’en fasse, ce n’est pas grave. »

     Je voulus parler, exprimer, je ne saurais le dire, peut-être mes condoléances ou des propos réconfortant, mais on ne m’en laissa pas le temps :

« Jim adorait la chaudière, il pouvait passer des heures entières à regarder les bûches brûler. »

     La vieille Martha répondit en écho :

« C’était un gentil garçon. »

     Et le vieil homme reprit :

« Je lui demandais souvent : « Jim, s’il te plaît, ne t’approches pas de la chaudière. » Mais il ne m’écoutait pas, pour lui c’était très important de voir les flammes, de les sentir brûler, c’était sa manière de se sentir vivant. »

     Martha recommença son écho, mais sa voix se trouva transformés par le léger filet de salive qui commençait à s’écouler de sa bouche. Le grand-père, sans y prêter attention, continuait son discours, il répétait plusieurs fois : « Je lui disais, toujours : « Jim, t’il te plaît, ne t’approches pas. » » et moi je restais là, statufié devant ce spectacle. Mon regard revint à Martha qui commençait à trembler de tous ses membres et de tout son corps. Le filet de salive était devenu une cascade qui manquait de l’étouffer, tandis qu’elle continuait désespérément à tenter de parler. Ses aiguilles de tricot lui échappèrent des mains et elle releva vers moi son visage pour que je voie ses deux yeux noirs de cendre. Je voulus l’ignorer, me tourner vers le vieil homme, faire comme si je n’avais rien vu, mais lui aussi commençait à trembler tandis qu’il répétait les mêmes mots : « je lui demandais... » et, à ce moment précis, un nouvel éclair, plus proche que les autres, me permit d’apercevoir ses yeux, eux aussi noirs, tandis que de sa bouche commençait à s’écouler le lourd et visqueux liquide.

     Je me levai, d’un coup, effrayé, mais ils ne semblaient plus faire attention à moi. Ils ne tremblaient plus, on ne pouvait plus nommer ça des tremblements. Non, cela s’apparentait plutôt à l’idée que l’on se fait des déments, dont les bras partent en tout sens, qui ne parviennent plus à contrôler leurs mouvements, à retenir leurs muscles. Les malheureux s’agrippaient tant bien que mal à ce qu’ils pouvaient pour se retenir, l’un à la table, l’autre aux accoudoirs de son fauteuil, mais leurs mouvements se firent de plus en plus rapides et de plus et plus violent jusqu’à ce que, d’une seconde à l’autre, le vieil homme ne se lève dans ma direction, tendant la main vers moi. J’en avais trop vu, trop entendu et peut-être fus-je lâche alors, peut-être aurais-je dû trouver le courage de rester, mais c’en était trop pour moi et, abandonnant toute autre idée, je me mis à courir vers la porte pour fuir tout ceci au plus vite. Et les paroles du grand-père continuaient à résonner dans le couloir : « ne t’approches pas... ». Puis : « Je lui demandais... ». Je me bouchais les oreilles pour ne plus l’entendre, atteignit la porte sans me retourner et la refermait sur moi. Alors, à ma grande horreur, la voix se fit entendre à l’intérieure de mon crâne, claire, parfaitement audible, impossible à ignorer :

« Je lui demandais : « Jim, s’il te plaît, ne t’approches pas de la chaudière... » ».

     Je perdis la raison et m’enfuis sous la pluie et au milieu des éclairs et de la nuit, sans rien y voir, le plus loin possible de ce lieu maudit. Je courrais, je n’y pensais même plus, je ne pensais à rien. Trop d’horreur, trop de choses insupportables, de paroles incompréhensibles. Qu’avaient-ils donc dit ? Je ne m’en souvenais plus... J’allais presque reprendre possession de moi lorsqu’un obstacle sur mon chemin s’en chargea. Légèrement assommé, il me fallut un temps pour reprendre conscience. Alors je levais les yeux vers la chose qui m’avait ainsi frappé dans ma course.

     Il s’agissait d’un grand panneau de bois vert, avec une lucarne au haut, du houx tout autour et une grande fleur peinte sur le devant.

***

     Je restais là, tétanisé de peur, incapable de quoi que ce soit, avec l’envie de crier pour qu’on me délivre et l’impossibilité d’émettre le moindre son. Le temps, alors s’arrêta, comme il est de coutume en ce genre d’instant, et la pluie, si violente une seconde auparavant, cessa totalement. En deux minutes, le ciel fut vidé de ses nuages et, au loin, le soleil du matin faisait son entrée triomphante dans le domaine des cieux.

     J’observai à nouveau la terrible porte, mais s’il était aisé de la reconnaître, au houx qui l’avait envahie et à ce qui devait être la fleur peinte sur le devant, les bords et de larges portions à l’intérieur semblaient avoir brûlés. De la maison, en vérité, il ne restait que quelques piquets et un peu de pierre écroulée. Sur une stèle, érigée là par quelques villageois d’un lieu voisin, était écrit :

« Ici gisent Jasmin et Martha Clarens ainsi que leur fils Jim, morts dans l’incendie de leur demeure. »

     De telles pierres étaient posées lorsque les corps des victimes n’étaient pas retrouvés, ou incomplètement, et que l’on ne pouvait donc enterrer dignement les défunts.

     Je soupirai et, poussé par le vent, me retirai de cet endroit. Au bout du sentier, j’aperçus une croisée surplombée d’un écriteau. L’un des panneaux indiquait la droite, avec plusieurs noms de villages dont Montmirraut et, en petit, St-Sulpice, l’autre indiquait la gauche, avec Boissencourt, Collombey et Pérouse. On m’attendait, je ne pouvais donc hésiter. Laissant derrière moi le souvenir de Martha et de son mari, St-Sulpice et une fillette rencontrée deux ans auparavant, je partais en direction de mon destin, du train pour Nantes et d’un certain immeuble au boulevard d’Annecy.

***

     Je me souviens parfaitement du jour où je suis descendu du train, à Nantes. J’étais perdu, un peu anxieux. J’étais dans une grande ville, avec un maigre bagage et fort peu d’argent. Je ne savais même plus pourquoi j’étais là.

     Tout naturellement, mes pas me guidèrent hors de la gare, puis tout droit le long de la grande rue. À l’est, de nombreux nuages s’amoncelaient et je pris donc le parti de m’engager sur un autre boulevard qui s’étendait à ma gauche, bordé d’immeubles. J’aperçus un petit chaton, qui semblait me regarder et le vit disparaître par la porte d’un des hauts bâtiments. Je l’y suivis et faillis rentrer tête la première dans une très vieille et désagréable femme. La bêtise et la méchanceté, si ce n’était l’avarice, avaient dû tant la marquer que son visage en avait pris les traits, se couvrant de pustules, de verrues et lui retirant un maximum de cheveux.

     M’excusant, et en prenant à peine le temps de la plaindre, je m’enfuyais par l’escalier, espérant d’une part retrouver le chaton et d’autre part éviter au maximum le contact avec la vieille. Un étage, puis un autre... j’entendis un miaulement plaintif dans le couloir et me mis à courir de plus belle dans cette direction.

     Une seconde plus tard, j’avais renversé une jeune demoiselle qui rentrait chez elle et m’était foulé le pied. Je m’excusais, arguant que je recherchais un chaton qui m’avait fort intrigué et elle répondait, notamment que ce chaton lui appartenait, lorsque nos regards se sont croisés. Ses yeux étaient magnifiques, de vraies perles, remplis de noblesse et de la joie de vivre. Nous tombâmes aussitôt éperdument amoureux. Je lui demandais :

« Excusez-moi, mais où suis-je ? »

     Et tout naturellement elle me répondit :

« Vous êtes à Nantes, au boulevard d’Annecy, devant chez moi. » Je levais les yeux et aperçus le numéro 212 sur la porte.

     Elle me fit entrer chez elle pour appeler un médecin et trois mois plus tard un prêtre nous fit mari et femme.

     Ce n’est que dernièrement qu’un oncle de passage, qui avait assisté à notre mariage, nous rappela à tous de ce que le prélat s’était trompé en prononçant les noms, ce qui avait amené un sujet à de nombreuses plaisanteries par la suite, et m’avait demandé à moi, « Jim », si j’acceptais de prendre Claire pour épouse.

      Je vais bientôt m’éteindre, et peut-être que dans ce prochain voyage je retournerais dans une nuit froide et angoissante, mais peut-être aussi que j’y retrouverais la petite maison et ses deux habitants. Alors je pourrais les remercier pour ce qu’ils m’ont apporté et pour m’avoir indiqué mon chemin lorsque je le cherchais.

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