Ecrit en collaboration par Iggy Grunnson et Iliaron.
Larry fume sa pipe.
A ses pieds, une masse grouillante de travailleurs comme lui s’activent autour des fourneaux, manipulent de pesants leviers pour faire tourner de gargantuesques machines. Ces mêmes machines qui servent à économiser la force physique des ouvriers. A voir les hommes croupir dans leur sueur, Larry en doute.
Enfin, lui, au fond, tout cela ne lui importe plus. Il en a eu marre et a jeté l’éponge. Sa veste encore trempée par ses efforts gît quelques mètres plus loin. Marre de se crever pour les prunes des patrons. Plutôt crever pour les siennes. Non, c’est décidé : plus jamais il ne suera sang et eau pour Dalek manufactures, et pas plus pour un autre charognard.
Larry tire quelques bouffées de sa pipe, puis crache en contrebas. Un des ouvriers lève la tête dans sa direction et l’injurie. Et puis baste, que l’ouvrier gueule, lui il n’en a rien à faire. Depuis des années déjà, il a cessé d’écouter ce que les autres disent. D’apparence brute épaisse, et pourtant timide comme tout, il lui avait bien fallu s’endurcir au contact de ce monde ouvrier où chacun se marche dessus pour obtenir les miettes des autres – et se laisser manger en même temps la mie de tout un mois.
Mais tout est enfin fini, et cela, Larry le montre clairement. Après avoir posé sa pipe, il saisit une bouteille de rouge, un pinard qui lui a coûté toutes ses économies, et commence à la descendre. L’arôme amer le pique, cependant il continue à siphonner goulûment ce liquide pourpre. Lui qui n’a l’habitude de ne boire que de l’eau, la seule boisson encore gratuite, ce déluge de sensations le trompe.
De nouveaux hommes beuglent en contrebas. Larry vient en effet de recracher le tanin sur leur chevelure, et titube le long de la rambarde. Aussitôt, le rouge lui monte, et il répond sur le même ton :
« - Montez donc y voir ! »
D’habitude sa stature les aurait tous refroidi, mais à le voir s’affaler de long en large, et donner de petits coups un peu partout, mais surtout nulle part, plus tellement. Larry n’a aucune chance de les toucher, encore moins de les blesser.
Une porte claque avec fracas et en sort Igor, qui ne parvient à cacher sa tension derrière un masque d’impassibilité. Au premier regard, le contremaître découvre une saleté sur la machine. Il cligne des yeux pour se remettre les idées en place, et voit à ce moment du vin le long des rouages. Envahi par un sentiment de perplexité – qui pourrait donc s’acheter du vin ici ? – il s’avance et pose sa main sur des pièces mécaniques. Il la retire aussitôt ! Son bras aurait pu être broyé !
Seulement, et il ne le voit que maintenant, les machines ne tournent pas. Pis encore, découvre-t-il au détour d’une tuyauterie, les ouvriers ne travaillent pas. Là-haut, sûrement le meneur de cette grève impromptue. Igor grogne, et s’élance le long des escaliers.
« - Vous, qui êtes-vous ? », tempête-t-il, une fois arrivé en haut.
« - Larry, mon gars. »
« - Je ne suis pas votre ‘gars’, mais votre contremaître ! Apprenez donc le respect ! Et quelle est donc cette tenue, ouvrier ? »
« - Je suis plus un ouvrier d’ici » annonce Larry en tombant contre Igor, lequel le repousse contre la balustrade.
« - Alors vous profitez impunément de nos installations pour vous chauffer ! Dégagez ! C’est par là ! » ajoute-t-il lorsque l’ancien travailleur tombe du mauvais côté : côté droite, la sortie est à gauche.
« - Un jour, on se retrouvera, m’sieur » crie Larry en disparaissant – s’affalant plutôt – derrière les portes.
Enfin ! Exulte intérieurement Igor. Pour autant, il se sent légèrement peiné. Les yeux de l’homme étaient désespérés, et un éclat d’une vie brisée brillait dans son regard. Ce Larry venait de cacher son malheur derrière son attitude de fier-à-bras, il le devine. Il avait vu de nombreux ouvriers se rebeller, et certains en étaient venus aux mains… Il les avait tous traités avec indifférence. Ce dédain commençait pourtant à le hanter, et l’image de Larry l’accompagnerait jusque dans les ténèbres des ruelles et les halos des lampadaires.
Un jour, on se retrouvera avait-il dit…
* *
*
A mesure que la ville disparaissait dans le lointain, la chaussée pavée, qui serpentait parmi les hautes collines et les bosquets de pins, s’effaçait progressivement pour laisser la place à une vague sente boueuse.
Une pluie torrentielle s’était abattue sur la lande tout au long de la journée, avant que finalement les premiers rayons d’un soleil incertain ne trouvent leur chemin à travers l’épais manteau nuageux ; et le carrosse, dont les larges roues ouvragées s’embourbaient dans les ornières irrégulières de la route, progressait péniblement en direction de l’Est.
Les doigts d’Iliaron jouaient nerveusement contre le manche de sa machette tandis que, depuis le couvert du bois, il observait la scène d’un air songeur. Indifférent aux gouttes d’eau qui s’écrasaient sporadiquement sur la large capuche de son manteau rapiécé, il laissait ses pensées vagabonder le long de l’écheveau de ses souvenirs. Un jour, on se retrouvera… Lui avait dit le Comte Dalek. Soit ! Et sans doute plus tôt que tard. Il lui ferait ravaler ses paroles jusqu’au fond de sa gorge, dût-il y laisser sa vie. Non qu’elle eût quelque valeur, en définitive. Iliaron fouilla dans les replis de ses haillons, jusqu’à y trouver un vieux quignon de pain à l’aspect grisâtre dans lequel il mordit à pleines dents.
L’écho de rires lointains montait à présent jusqu’à ses oreilles, et son attention se porta derechef sur la route en contrebas. A la faveur d’un tournant, la silhouette clinquante du carrosse apparut finalement : avec forces imprécations, le nocher, trempé de la tête aux pieds, tentait de mener péniblement son attelage de chevaux le long de l’étroite piste de terre. Tandis que ses doigts se crispaient sur le manche de son arme, Iliaron sentit sa main libre, qui, instinctivement, se portait jusqu’à sa flasque de tord-boyaux. Encore une gorgée… Un peu de gnôle pour se donner du cœur à l’ouvrage, se dit-il, comme le liquide ambré envahissait d’un arrière goût amer son gosier. Le bruit croissant de la cavalcade faisait maintenant écho au staccato fiévreux de ses battements de cœur. Enfin, la caravane arriva au niveau de sa cachette ; et l’attaque, fulgurante, commença.
L’éclat de sa lame scintilla fugacement sous le soleil vespéral au moment où Iliaron bondit en contrebas jusque sur le nocher, qu’il jeta à terre avec une sauvage exultation. Une mêlée confuse s’engagea brutalement, toute de boue et de grognements gutturaux ; tandis que les chevaux, pris de terreur, se perdaient en ruades et en hennissements stridents. Iliaron n’avait pas l’habitude de se battre, mais il luttait sans crainte, comme insensible aux coups ; et quoique son arme eût disparu hors de portée dans la confusion, son imposante carrure lui permit de prendre l’ascendant sur son adversaire. Il se trouva bientôt à califourchon par-dessus celui-ci, et enfouit sa tête dans l’épaisse couche de vase ; un long moment durant, jusqu’à ce que le silence, glacial, ne se fît enfin. Un rictus haineux déformait ses traits d’ordinaire paisibles lorsqu’il se redressa de toute sa hauteur. Son attention se portait à présent sur le carrosse, depuis lequel montaient par intermittences les gémissements terrifiés du comte ; puis, soudainement, Iliaron sentit le contact froid de l’acier contre son dos.
« - On t’a jamais appris à ne pas t’attaquer à plus petit que toi ? » fit une voix rauque derrière lui. « Maintenant lâche cet homme, ou je donne pas cher de ta tête. »
Iliaron, se retournant avec une lenteur calculée, fit face au nouveau venu. Haut d’un mètre trente tout au plus, le nain était vêtu d’un pardessus de cuir miteux, ainsi que de courtes bottes ferrées ; il portait au surplus deux cartouchières en bandoulière et un heaume d’acier poli. Son visage, à moitié dévoré par une épaisse barbe blanche, exprimait la sévérité et l’amusement tout à la fois. Il marqua un bref pas de recul, et ses mains gantées parurent relâcher leur étreinte sur son fusil. Une lueur fugitive de défi passa dans le regard d’Iliaron au moment où il reprit la parole :
« - D’autres s’y prendraient sûrement autrement, mais j’ai l’impression d’être dans un bon jour aujourd’hui. J’ai comme l’impression que tu m’rappelles quelqu’un. » grogna-t-il, tandis qu’il glissait un cigarillo à ses lèvres. « T’as bien un nom, mon gars ? »
Un silence. Iliaron continuait de jauger le nain avec un air bravache. Du coin de l’œil, il remarqua une silhouette indistincte qui, sous le couvert d’épaisses tentures, s’agitait à l’intérieur du carrosse. Iliaron sentit soudain la haine refluer brièvement dans ses veines, lui échauffer le sang.
« - M’est avis que si je veux te faire entrer un peu de plomb dans la tête, c’est pas avec ce fusil que je vais m’y prendre. » Reprit le nain. « On m’appelle Iggy Grunnson, et, ma foi, si tu finis pas par l’ouvrir, je me demande bien ce que je vais pouvoir faire de toi. »
* *
*
Igor vérifie une énième fois la liste de ses ouvriers à la faveur d’un lampadaire. Ce Larry en fait bien parti – enfin, en faisait bien parti. Le contremaître tourne au coin d’une rue, qu’il reconnaît aussitôt. Cela fait bien dix ans qu’il n’y a plus mis les pieds ! Jamais il n’a songé devoir revenir dans le quartier pauvre. Depuis qu’il est second en dessous du patron Dalek, il n’a plus de soucis financiers. Mais c’est pour une toute autre raison qu’aujourd’hui il s’engage le long des devantures malfamées.
S’arrêtant sur le palier – appelons la flaque de boue comme cela – d’une porte miteuse, il toque faiblement à la porte – un miracle qu’elle tienne encore avec un unique gond rouillé. Devant l’absence de réponse, Igor préfère appeler clairement son ancien employé. Un ouragan qui fait trembler la porte lui répond. Déjà quelques vagabonds se lèvent d’entre les déchets et jettent un regard curieux. Il est vrai qu’Igor, avec son pourpoint et son chapeau melon dénote clairement dans cet endroit miteux. Enfin, ces gens sont trop pauvres pour se payer un quignon, alors une arme… Et des estomacs affamés ne tiennent jamais la course.
Soudainement, les injures arrêtent de pleuvoir, et Igor ouït même un ronflement. Derechef, il pousse la porte, s’infiltre dans un couloir juste assez large pour laisser passer deux rats anémiques de front, puis débouche dans la pièce à tout faire du logis : à la fois chambre, salon, living, cuisine, et à en juger par les odeurs, latrines. Larry dort profondément, avec à ses côtés des litres de gnôles. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que toutes ces bouteilles ont été « empruntées » de-ci de-là. Igor se frappe le front de sa paume. Mais qu’est-il donc venu faire dans cet endroit ? Jamais il ne pourra tirer la moindre chose d’un individu bientôt condamné aux fers pour ses rapines ! Et s’il ressortait discrètement et oubliait ce cauchemar, il pourrait à nouveau continuer à vivre paisiblement…
Non, les remords le poursuivraient longtemps encore. Alors il s’accroupit le long de la paillasse et secoue sans ménagement Larry, avant de se boucher aussitôt les oreilles. Comme prévu, une tempête le fait chanceler. Encore quelques crises comme cela, et cet enchevêtrement indécis de tôles, de chiffons et de torchis va s’écrouler sur eux !
A court d’injures, Larry s’arrête un instant pour reprendre son souffle avant de recommencer aussitôt ses imprécations.
« - Vous vivez seul ? » le questionne vivement le contremaître avant une nouvelle débauche d’injures.
« - Ben sûr, qu’y voulez vous qu’y vive ‘vec moi ? » beugle en un hoquet l’homme ivre.
« - Pas de famille ? »
« - Et qu’où qu’elle vivrait ? » hurle-t-il. Cependant, Igor note que le ton est déjà moins féroce, comme si l’employé l’apprécie. Enfin, il ne faut tout de même pas se réjouir trop vite…
« - Voulez-vous quitter cet endroit ? Vous habiterez dans mon logis. »
Cette annonce est comme une douche froide pour Larry. Il ne trouve qu’à bégayer :
« - Où… où ça ? »
« - Quartier marchant, à l’est. »
« - Repaire de… de richards ! »
« - Je vous accueillerai avec joie. »
Un sourire forcé remplace cette « joie ». Cependant, plus soûl qu’une barrique, Larry ne le remarque même pas.
« - Pas d’entou’loupes ? Car jamais p’us je bosserais… »
L’ancien employé se met à sangloter. Igor inspire avec forces, et en un soupir, acquiesce. Mais dans quelle galère s’embarque-t-il ?
Il aide Larry à se relever, tous deux passent dans le goulet servant de couloir – pratique ces murs, tellement résistants qu’ils se plient selon la largeur des personnes qui traversent – puis poussent la porte, qui tombe devant eux.
Alors que dans un fracas l’ensemble désolidarisé s’écroule – la porte était vraisemblablement le mur porteur de l’habitat – Igor guide Larry vers une nouvelle vie, plus que jamais indécis quand à la justesse de son acte.
* *
*
C’était les derniers jours de la Terre.
La planète, autrefois bleue, était aujourd’hui semblable à un morceau de charbon frémissant, fin prêt pour un titanesque barbecue interstellaire. Des millions de réfugiés se pressaient chaque jour à travers les coursives de la station orbitale Dalek Cybernetics. Celle-ci, tel l’un des anneaux qui autrefois entouraient Saturne, étendait son tore chromé autour du globe ; une flottille de croiseurs emportait quotidiennement son flot de colons depuis le débarcadère spatial jusqu’aux quatre coins de la voie lactée, des plages paradisiaques de Zegema Beach jusqu’aux forêts verdoyantes de Kaashyk.
Depuis un des immenses hangars de stockage de la base, deux robots contemplaient ce qui un jour avait été l’Afrique à travers une large baie de plexiglas.
« - C’est le berceau de l’humanité, tu sais. » fit le plus petit des deux, avec ce qui sur un visage humain serait passé pour une expression pensive.
« - Ca ne me paraît pas l’endroit idéal pour élever des enfants, en tout cas. » fit l’autre, un androïde massif qui répondait – dans ses bons jours – au nom de Ili-467. « On dirait une croûte sur un gâteau trop cuit.
- Très profond. » reprit le premier, un petit modèle conçu pour la surveillance appelé Ig-209. D’une de ses pinces, il gratta la fine couche de rouille qui s’était formée au bas de ce qui lui tenait lieu de visage.
Il y eut un long silence, que seul rythmait le ronron des machines.
« - Je suis foutu, pas vrai ? » souffla Ili de sa voix électrique, où, curieusement, perçait une pointe de tristesse. « Après l’incident de la fabrique… » Avec ses yeux sans paupières, le robot fixa ses interminables bras tubulaires d’acier poli, taillés pour les travaux de manutention. « Ils vont sans doute m’envoyer à la casse.
- Sans doute. »
Une nouvelle fois, l’attention des androïdes se porta sur l’immensité du vide spatial qui s’étendait au-delà de la baie de plexiglas. Une myriade d’astres scintillaient jusqu’à l’infini : les géantes gazeuses et leurs nuages soufrés, les supernovae dont la lumière leur parvenait depuis des temps immémoriaux, et, sporadiquement, les silhouettes minuscules des vaisseaux qui filaient silencieusement avant de disparaître peu à peu dans le lointain. Soudain, le flamboiement caractéristique du turbopropulseur d’un croiseur de classe Omega, tout proche, peupla l’obscurité du hangar d’une armée d’ombres cauchemardesques, qui s’élevèrent pour aussitôt s’éteindre.
« - Il y a un poème, qui me vient toujours en tête dans ce genre de moments. » dit Ig avec un écho métallique. « Je me suis dit que tu voudrais peut-être l’entendre.
- Dis toujours. » répondit l’autre, qui justement ne semblait pas y tenir.
« Et bien, cela commence comme ça :
110001101100001010100101010
1010101010111000101000100101 0010101111001110001010110111. »
Un silence.
« - C’était très beau. Très émouvant. » murmura finalement Ili-467. L’espace d’une seconde, Ig eut l’impression de voir une goutte de liquide de refroidissement qui perlait depuis la commissure de ses yeux.
« - Tu sais, tout n’est pas perdu. Pas encore. » reprit le petit robot de surveillance, qui, a dessein, laissa passer une courte pause. Si Ili avait disposé de sourcils, nul doute qu’il les aurait arqué en signe d’interrogation. « Il existe… Il existe une planète. Une espèce de sanctuaire pour les parias, un havre de paix et de sagesse. Ets-ce que je peux avoir confiance en toi ? C’est un secret d’importance que je vais te révéler.
L’autre, captivé, opina fébrilement, arrachant un bref couinement de protestation à ses articulations rouillées.
« - Les Chevaliers Chroniqueurs, mon ami. » souffla Ig sur un ton de mystère. « Ils recueillent et protègent tous ceux qui sont prêts à les accompagner dans leur quête de savoir.
- Je pensais qu’il s’agissait juste d’une légende. D’un conte implanté dans les circuits des premiers androïdes, qui se perpétuait comme un virus d’une génération à l’autre.
- Non, mon ami. » répondit Ig-209, soudain désapprobateur. « Les Chevaliers existent bel et bien. » Avec un geste conspirateur, il exhiba ce qui lui faisait office de poignet : quasi invisible et pourtant très nette, une petite plume entourée d’une épée était gravée à l’acide à même l’épiderme d’acier de l’androïde.
« - Tu veux dire que tu… » souffla Ili, tandis que l’autre, qui paraissait soudainement plus ancien, hochait la tête avec un air grave.
« - Et je sais où les trouver. » Un silence. « Il y a une navette qui part demain matin à huit heures – heure terrestre – pour Mars. Nous y monterons clandestinement. Et de là, nous pourrons atteindre le sanctuaire des Chevaliers. C’est une longue route qui nous attend, jeune Padawan. »
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Pour la première fois depuis de longues semaines – plus longtemps, en fait, que sa capacité mémoire ne luis permettait de remonter – le visage d’Ili-467 s’éclaira d’un grand sourire.
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Un large château se dévoilait derrière un rideau de verdure, posé au cœur d’un écrin de jardins et de fontaines. Où qu’Iliaron posât ses yeux, il ne voyait que verdure et vie. Des biches apprivoisées se frottaient à des cerfs majestueux, qu’entourait une colonne de daims bondissants ; des rossignols s’égayaient, réalisant des pirouettes au bonheur des petits caquetant d’admiration ; enfin, des nuages de poissons ondulaient dans les bassins. Les yeux de l’homme s’embrumèrent et il repensa à son enfance déshéritée, à la lutte avec ses frères pour un quignon de pain rassis, aux brimades de leurs pauvres parents… Lorsqu’il ouvrait les yeux, tout s’effaçait derrière un océan de poésie. Ce lieu était propice à l’admiration et à l’inspiration !
Même Iggy semblait tout chose face à ce spectacle. Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’il se rendait dans cet endroit – loin de là – mais à chaque fois l’émotion était la même. Un tel havre de paix ne laissait nulle place à la monotonie, et chaque instant vécu ici-bas était autant de gouttelettes de joie dans la cascade tumultueuse de la vie.
« - C’est là que nous vivons » déclara finalement le nain.
« - C’est… C’est… Il n’y a pas de mots… »
« - T’explique pas, petit, on a tous ressenti cela. »
« - Tous ? » sourcilla Iliaron.
« - L’ordre auquel j’appartiens se regroupe en ce lieu. »
« - Ce doit être un ordre prestigieux, composé de personnalités toutes aussi prestigieuses. »
« - Chaque être, quel qu’il soit, est aussi prestigieux qu’il le veut bien. La seule différence est qu’ici ne sont nulles barrières, nulles classes… L’invité est tout aussi maître que le doyen, le sage est autant écouté que l’impulsif… »
Soudain, Iliaron s’arrêta net et se tourna vers son nouvel ami.
« - Que viens-je faire ici ? Pourquoi m’as-tu amené ? »
« - Tu n’es toujours pas heureux, je l’ai bien vu. Tu poursuis une quête dont tu ne vois pas la fin ; je l’ai vu. Ce lieu pourra t’apporter ce dont tu as besoin. »
« - Quoi donc ? »
« - Tout ce qui te passe par la tête. Ce peut-être rien comme tout. Un festin, des amis, du bonheur tout comme de bêtes pantoufles. »
Iliaron pouffa et sourit pour la première fois.
« - Et si nous poursuivions notre marche ? »
Iggy opina et s’engagea le long d’une sente dégagée, sans ornières quelconques, entouré d’une haie qui partout ailleurs aurait été louée pour sa beauté et sa vigueur ; ici elle ne se remarquait pas. Non pas qu’elle dépareillait du reste du jardin ; au contraire, elle s’intégrait tellement bien au milieu des autres composantes alentour qu’il était presque dur de distinguer un élément seul, en le dissociant du reste. Une apaisante unité régnait dans ce jardin.
Enfin, les deux compères arrivèrent devant une volée de marche.
« - C’est ici que ta vie peux changer, mon gars » annonça le nain. « Gravis les marches et oublie tes différents, ou bien retourne à tes vengeances inutiles. »
« - Pour sûr que je rentre ! Je n’ai pas fait tout ce chemin pour faire demi-tour si proche ! »
« - C’est moi qui t’ai amené ici, qui ai dû supporter tes jérémiades et complaintes » maugréa Iggy. Cependant, au travers de sa barbe rousse, il rayonnait. « Alors monte. »
Iliaron jeta un regard surpris alentour. Il avait certes hâte de se trouver dans ce château si attirant de l’extérieur, mais pour autant il n’osait monter ces quelques marches et définitivement changer de vie. Il se tourna vers Iggy pour trouver une quelconque aide. Ce dernier, au contraire, ne tendit qu’un bras et pointa la porte ouvragée. Iliaron comprit que c’était à lui de franchir cette porte : personne ne le forçait. Cela était son choix, pas celui d’un autre. Pour la première fois, il devait songer à lui, et non aux autres. Il se trouvait libre !
Alors il prit sa décision, ferma les yeux, et courut en avant pour ne pas avoir le temps de revenir en arrière. Quasi haletant, il s’arrêta sur le perron, et après une dernière inspiration poussa la porte, qui s’ouvrit.
Une voix résonna, comme appartenant aux murs de l’édifice.
« - Bienvenue dans l’ordre des Chevaliers Chroniqueurs, noble esprit qui vient de franchir l’entrée. »
* *
*
Iggy marchait d’un pas assuré le long du corridor, en dépit de la pénombre qui régnait sur les lieux, et que seule venait troubler la lueur vacillante d’une petite torche. Le nain laissa ses doigts courir contre les lourds moellons de la paroi, tandis que ses pensées, de même, vagabondaient à travers l’écheveau de ses souvenirs. Il s’arrêta brièvement devant un antique râtelier, sur lequel était entreposé tout un arsenal à l’aspect hétéroclite : on trouvait pêle-mêle une lourde hache à double tranchant, deux longues cartouchières qui s’enroulaient autour d’une carabine, ainsi que d’autres armes – des lames, pour la plupart – aux formes exotiques. Le regard d’Iggy se posa sur le chapeau melon posé négligemment sur un recoin du meuble ; d’un air pensif, il entreprit de dépoussiérer le couvre-chef, qu’il remit finalement à sa place. Lissant sa longue barbe blanche avec des gestes nerveux, il reprit sa marche du pas pesant de ses bottes ferrées. Le corridor se poursuivait encore sur une dizaine de mètres, avant de bifurquer à gauche ; et de là, jusqu’aux trois portes, dont une seule menait au trésor. Pourtant, ce n’était pas la destination du nain aujourd’hui, tandis qu’il cheminait, accompagné du tintement régulier de sa lourde cotte de mailles : un tout autre défi l’attendait à présent, comme il se dirigeait vers la chambre que, depuis de longues semaines déjà, habitait Iliaron.
Il toqua trois coups, et attendit. Une dernière fois, ses pensées vagabondèrent hors des jardins et fontaines, traversèrent les murs du château pour contempler ses rêves accomplis. Quelques années plus tôt, il s’était trouvé à la place d’Iliaron, jeune et aventureux, poursuivant follement ses rêves les plus téméraires, risquant plus d’une fois sa vie dans d’improbables aventures… Iliaron ouvrit à ce moment la porte ; aussitôt Iggy reporta son attention sur son compagnon d’écriture, lequel était vêtu de chausses blanches complétées d’un chemisier étincelant aux manches bouffantes. Aucun motif dessiné sur les vêtements, ainsi que le voulait la coutume. Le regard d’Iggy se posa sur l’étoffe qu’il tenait lui-même en écharpe, frappée d’une épée et une plume enchâssée dans un bouclier. Bientôt, elle appartiendrait à Iliaron, comme lui-même possédait déjà la sienne depuis bien longtemps.
« - Te voilà prêt ? »
« - Je le suis. » Iliaron inspira, puis demanda : « Nous y allons ? »
Iggy opina. D’un geste, il lui fit signe de passer devant ; un sourire satisfait se dessina soudain sur ses joues broussailleuses alors qu’ils s’approchaient de la pièce principale : la cérémonie, maintenant, allait pouvoir commencer.
Ils entrèrent finalement dans une grande salle à colonnade, toute de marbre étincelant et qui miroitait fièrement à la lueur des braseros. Une large allée de dalles courait depuis la porte jusqu’au centre de la pièce, où une courte volée de marches menait à un autel de pierre taillée. De lourdes tapisseries aux teintes chamarrées s’élançaient à l’assaut des murs, jusqu’à la courbe des ogives du plafond ; jusqu’à se perdre, en fait, loin au cœur de l’obscurité grandissante de la voûte.
Côte à côte, les deux camarades traversèrent la salle à pas lents. De part et d’autre, plusieurs rangées de chaises avaient été installées pour l’occasion : brièvement, Iggy remarqua avec émotion celles des places qui étaient restées vides, avant que son attention ne se porte sur les présents. Quoique les visages ne lui soient pas tous familiers, il les reconnaissait tous, pour ce qu’ils étaient. Cette flamme, dans leurs yeux, cette passion avait brûlé en lui aussi pendant longtemps ; tant qu’elle continuerait de vibrer, le rêve, avec elle, pourrait continuer d’exister. Il eut un bref sourire lorsque son regard croisa celui de Zarathoustra, vaillant compagnon et qui n’était pas pour rien dans son retour au bercail. Il adressa un salut respectueux à Kundïn, qui bougonnait – comme à son habitude, à dire vrai – dans un coin de la salle ; puis cligna de l’œil en direction de dude, lequel en avait apparemment fini avec sa malencontreuse transformation en lapin. Iggy se surprit à songer avec amusement que pour être honnête, il avait sans doute perdu au change…Tandis qu’ils arrivaient au centre de la salle, son attention se reporta à nouveau sur Iliaron.
« - Ca a été une longue route, mon ami. Pour toi, comme pour nous tous. » Iliaron eut un sourire ému à l’évocation du souvenir des mois passés. « Tu as sans doute beaucoup changé ces derniers temps, et sans doute aussi as-tu beaucoup appris. Moi-même, j’ai beaucoup changé ; tout comme toi, je me suis aventuré sur une route que je n’avais jamais empruntée jusqu’ici, et, tout comme toi, j’en suis sorti grandi.
- Façon de parler, nabot ! » lança dude depuis le fond de la salle, avant de lâcher un rot sonore. Il y eut quelques rires étouffés, puis Iggy reprit :
« - Grâce à toi, je me suis rendu compte que j’avais encore beaucoup à apprendre, comme chacun d’entre nous. Cette quête de savoir et cet idéal de fraternité doivent guider nos pas, ainsi que ceux de nos suivants. Pour tout ceci, je te dis merci, mon camarade. Merci, mon ami. Merci, mon frère d’armes. Te voilà Chevalier Chroniqueur, à présent. »
Une salve d’acclamations sonores retentit à travers toute la pièce, tandis que Iggy tendait l’étoffe éclatante à Iliaron, dont le regard s’embuait soudainement de larmes.
« - Et maintenant, si tu as quelques mots à dire, n’hésites pas, c’est le moment ou jamais. » Dit le nain d’une voix forte. « Et sinon, que la bière coule à flots ! »
Iliaron s’avança et monta sur l’autel, avant de faire face à l’assemblée. Malgré leur faible nombre, il se sentait déstabilisé par la lueur passionnée qui brillait dans chaque œil, par les sourires complices échangés. Sourires qui lui étaient dorénavant aussi adressés. Reprenant sensiblement courage, il commença à bégayer :
« - Mes amis, merci pour ce don ! »
« - Si tous étaient aussi plaisants ! » se réjouit Iggy.
« - J’étais seul, vous m’avez recueilli, m’avez ouvert votre antre, et par là votre passion… jusqu’à votre cœur ! » Il scruta à son tour les places vides, visages effacés qu’il n’avait jamais connu, ou alors bien trop brièvement à son goût. « Aujourd’hui sont des absents, parmi lesquels certains ne reviendront pas, d’autres peut-être, selon les fluctuations du destin. Mais je le sens, très bientôt cette salle sera à nouveau emplie de vivas, de hourras et de joie. »
Iliaron se tourna vers la fenêtre. Des pèlerins certainement attirés par la majesté du lieu, se régalaient des colonnades intérieures, s’invitant de manière clandestine à une cérémonie où ils auraient été volontiers accueillis.
« - C’est tout ? » questionna Kundin, se tortillant.
« - Oui, la bière peut enfin couler ! » conclut Iliaron, avec le sourire.
« - Ah ! Enfin ! » se réjouirent les deux nabots, qui profitèrent de leur corpulence et faible taille pour tendre le pichet en premier.