La taverne de la chope percée était, sous le règne de Karl Franz, une des plus fameuses brasseries du Reikland. Sa renommée, qui ne devait rien à la qualité de ses alcools (qu’on avait souvent comparés à un pot d’urine de gobelin, chose étrange puisque rares sont ceux qui ont bu de l’urine de gobelin)
, sa renommée donc, lui venait du célèbre numéro sobrement qualifié de " danse exotique " de Lilly et sa troupe. Un soir, alors que le spectacle battait son plein sous de vigoureuses acclamations pour le moins masculines, un flash de lumière envahit toute la taverne, aveuglant les clients frustrés. Et de ce flash de lumière apparut, comme si de rien était, un jeune homme dont l’histoire aurait pu se souvenir sous le nom de Cornelius si elle n’avait pas fait un de ses caprices dont elle est coutumière. Ce dernier, qui aurait frôlé l’infarctus s’il avait pris la peine de réfléchir, se fia à ses hormones et, comme si de rien était, se mit à se trémousser de manière finalement très peu virile au beau milieu des danseuses. Mais les autres clients, dont le quotient intellectuel moyen devait au moins avoisiner celui du blaireau mort, se trouvèrent logiquement plutôt colère devant la tournure que prenait le spectacle. Ainsi, ils se ruèrent, si ce n’est comme un seul homme, comme un seul babouin sur l’indésirable, qui, retrouvant un peu de lucidité, se décida à fuir les lieux à toutes jambes.
La maison était encore plongée dans une obscurité totale lorsque le craquement familier des escaliers trahit l’activité frénétique de Markus. Cette fois-ci, il était prêt à partir à l’aventure, à quitter ce foyer où il avait passé toute son enfance, et avec lui ses huit frères et sœurs. Tenant avec fébrilité une bougie dans sa main droite, il pénétra dans la cuisine, où le soleil pointait ses premiers rayons, aussi ponctuel qu’à son habitude. Sur la grande table de bois vermoulue se trouvait une grosse sacoche de cuir usé, et Markus vérifia que rien n’y manquait : une miche de pain, quelques pièces de cuivre, et une carte de la région qu’il avait achetée à un marchand Cathayen de passage en ville, " pour voir la danse exotique ". Il posa lentement la bougie sur la table, tremblant d’émotion, saisit son sac d’une main, et une vieille épée rouillée de l’autre. Sans jeter un regard en arrière, il se dirigea vers la sortie, ouvrit la porte, et... fut désossé comme dans les pires séries Z d’horreur par une charrue qui fonçait à toute blinde à travers la rue principale. " Désolé ! " fit Cornelius, qui se concentrait sur la route, bien qu’il n’eût aucun contrôle sur l’attelage. Son cerveau, probablement inspiré par un film de Steven Seagal, lui dicta de sauter du véhicule ; mais Cornelius, au dernier moment, réalisa qu’il était sur le point de se jeter d’une charrette à très grande vitesse et que, dans le cas plutôt impensable où il y survivrait, il devrait faire face à ses poursuivants. Il reprit alors sa position, assis sagement, attendant son sort. C’est alors seulement que son regard se posa sur les lanières de cuirs qui pendaient négligemment de l’attelage, à une cinquantaine de centimètres de lui. Poussé par la curiosité scientifique qui exigeait de savoir à quoi servaient lesdites lanières plus que par l’instinct de survie, il s’avança, tendit sa main pour les attraper, et ce qui devait arriver arriva : il bascula dans le vide, et, se retenant aux rênes, se retrouva traîné sur la terre sèche du Reikland, quelques mètres derrière sa propre charrue, qui soit dit en passant n’avait rien de propre.
" Punaise de merde ", lui souffla son cerveau.
" Pardon ? " répondit Cornelius, stupéfait.
" Je disais : punaise de merde ", reprit son subconscient, en veillant bien à articuler toutes les syllabes bien qu’il fût incapable de parler.
" Qui êtes vous ?" questionna l’autre.
" Ta conscience, j’imagine ".
" Oh. Et tu me parles ? C’est normal ? Non, parce que je veux dire, tu n’es pas censé me parler, non ?"
" Ah bon ? Je pourrais aussi bien être un démon télépathe qui loge dans ta tête, c’est toi qui vois. "
" Aaaaaaaaargh !!!! Tu es un démon ?! "
" Je n’ai jamais su mentir. "
" Aaaaaaaaargh !! " répéta Cornelius, avec autant de conviction.
" Je savais que ça devait finir comme ça. Ca finit toujours comme ça " commenta le démon.
" Et tu vas me faire éclater la tête ?"
" Non. Enfin, pas que je sache. Ca ne fait pas partie de mes attributions. J’avoue que je n’ai jamais vraiment compris qu’est-ce que j’étais censé faire. Enfin, si j’étais toi, j’essayerais de me sortir de ce guêpier."
C’est alors que Cornelius, dans un autre de ses accès de lucidité, prit conscience de la douloureuse sensation due à la combinaison frottement et cailloux que lui procurait sa situation, et dans une cascade digne d’un Indiana Jones sclérosé, entreprit de se revenir sur la charrue. Lentement, à la force de ses bras malingres, il s’en approcha, et, dans un dernier effort, réussit à y remonter sous les malédictions des villageois. Cornelius, ignorant tout de la conduite à tenir, reprit sa position, assis à l’avant du véhicule, contemplant le paysage défiler sous ses yeux. Et, pour une raison connue de ses seules hormones, il entra dans une noire colère contre le sort, et décida de prendre sa situation en main, quitte à tout envoyer dans le décor. Avant que son énergie ne baisse de rythme, il saisit les rênes, sans rien savoir de leur utilisation, et commença à les secouer en tous sens. Il ne savait guère ce qui était censé se passer, mais il fut tout de même surpris de voir tout d’un coup l’attelage s’arrêter, manquant de peu de l’éjecter de la charrue. Jetant un oeil (au sens figuré bien sûr) tour à tour aux chevaux, puis à ses poursuivants, il mobilisa toutes ses capacités intellectuelles un court instant, avant d’arriver à une simple conclusion :
" Ca ne devrait pas se passer comme ça. J’ai lu des tas d’histoires et ça ne se passe jamais comme ça. "
" Je suis tout à fait d’accord. Ca ne doit pas se passer comme ça ", lui confirma son subconscient.
" Ah, tiens, puisque tu es là...".
" Je suis toujours là ".
" Oui, bon, d’accord, mais je voulais savoir : comment tu t’appelles ? " reprit Cornelius.
" Tu devrais plutôt fuir, non ? "
" Mouais ", fit-il, dubitatif. "Mais ces fichues carnes ne veulent pas repartir ", ajouta-t-il, secouant à nouveau les rênes. " Eh, j’ai une idée ! "
" D’oh ! " commenta le démon.
" Ne t’inquiètes pas ", lui répondit l’autre, si l’on considère qu’il s’agit bien d’une réponse. " J’ai lu ça dans une histoire ", continua-t-il, jovial. Puis, prenant un air pénétré, il prononça ces paroles : " Shazaaam !".
Et, parce que cette histoire doit bien continuer, l’attelage démarra au triple galop, alors que le nuage des villageois se rapprochait au plus près. Tout ceci à la plus grande surprise de Subconscient le démon. Mais, malgré les apparences, et en dépit de son entrain (celui là même qui le poussait à rester debout sur la charrue, à portée de flèches de ses poursuivants), Cornelius n’avait toujours pas la moindre idée de la manière de contrôler la course de son véhicule, qui n’avait pas d’autres idées que de frôler de temps à autres des murs, des arbres, où je ne sais quoi d’autre qui aurait pu mettre fin à cette palpitante course-poursuite. Si un hélicoptère s’était trouvé là, voilà ce qu’il aurait pu voir : pas grand chose. Ce qui fait que c’était aussi bien qu’aucun gyrocoptère nain ne se trouve sur les lieux de l’action ; il aurait tout raté. Car dans les rues de la ville (quelle ville, au fait ? Une quelconque bourgade emplie de rustres qui font l’intérêt du récit), ça y allait gaiement. Les deux véhicules étaient maintenant côte à côte : celui de Cornelius, rempli de bottes de foin en plus dudit Cornelius, et celui de ses poursuivants, rempli de crétins violents et alcooliques, dont le diamètre des biceps rappelait tout de même celui d’un séquoia géant, quoiqu’il se puisse que j’exagère étant donné que je n’ai jamais vu de séquoia géant (mais j’ai par contre déjà vu des crétins violents et alcooliques). Les roues des deux charrettes s’entrechoquaient dans une gerbe d’étincelles aussi spectaculaire qu’inutile ; et un des paysans, car il s’agit bien de paysans, eut l’idée d’utiliser sa ceinture comme un fouet. Ceci, en dehors de laisser tomber le pantalon du paysan en question jusqu’aux pieds de son propriétaire, révélant non pas des dessous féminins mais une sorte de slip kangourou moyenâgeux, n’eût aucune conséquence sur l’action ; la ceinture s’avéra bien trop courte pour atteindre Cornelius, au grand dam des dames (quel humour glacé et sophistiqué !) de la ville qui prenaient un certain plaisir à cette vue dénudée, et qui furent d’autant plus déçues de voir l’autre se rhabiller.