Est des Terres d’Alliance - Fort Ayné
Huitième lune du printemps
Est des Terres d’Alliance - Fort Ayné
Huitième lune du printemps
Le commandant en chef du fort regarda avec incrédulité le demi-homme qui se tenait devant lui, reprenant difficilement son souffle.
- Voulez-vous bien répéter de manière compréhensible, guetteur Fao, s’il vous plaît ?
- Vous avez bien compris, Capitaine, fit le demi-homme en répondant non seulement de manière insolente, mais qui plus est, en se trompant de grade. La nouvelle était cependant suffisamment grave pour que le commandant humain passe outre. Je répéterais quand même : une flotte d’une centaine de bateaux nordiques est en approche de nos côtes. Seul le silence lui répondit.
- Vous n’avez qu’à monter voir, si vous ne me croyez pas, explosa Fao devant l’air abruti de son commandant.
- Mais enfin, c’est impossible, guetteur. Ni Contrelyne ni Fort Delphin ne nous ont prévenus d’un mouvement nordique, et encore moins d’un mouvement de cette ampleur.
Le commandant était complètement dépassé par cette nouvelle. Le demi-homme soupira, et sorti de la pièce sans attendre l’ordre de se retirer. Ceux de son peuple faisaient peut-être de piètres combattants, avec leurs ventres proéminents, leurs petites tailles, et leur manie de se déplacer pieds nus, mais au moins, ils savaient accepter l’évidence… Aussi incroyable soit-elle. Fao remonta vers la haute tour de surveillance, qui oscillait dans le vent. C’était son fief, le seul poste que l’armée de l’empire avait bien voulu lui confier, mais il en était assez fier, finalement. D’habitude, les rares hobbits voulant entrer dans l’armée devaient se contenter d’un rôle de coursier, ou, au mieux, de messagers. Pour lui, être responsable de la surveillance de la frontière Est de l’empire était un grand honneur. Bon, à vrai dire, jusqu’à présent, sa vue perçante n’avait servi qu’à dépister les bateaux des pirates qui sillonnaient l’océan Amareys. Et Fort Ayné n’était qu’un tranquille endroit de retraite pour les militaires ayant fait leur temps. Mais, songea-t-il en finissant d’escalader le mât qui menait à son nid, aujourd’hui, le fort devrait prouver sa capacité de réaction, à défaut de sa valeur.
Ses amies les mouettes l’accueillirent avec des cris stridents, mais il leur fit signe de partir. Elles s’envolèrent en piaillant, et Fao poussa un sifflement aigu. Une forme anguleuse se dessina dans le ciel clair, et un magnifique faucon fondit vers le nid de guet, et se posa brusquement sur un des nombreux perchoirs qui en dépassait. Fao rédigea rapidement un mot, qu’il attacha à la patte du faucon-océan, bleu-vert comme l’Amareys dont il tirait son nom.
- Va voir Jab, ami. Fais au plus vite, c’est très très important.
Le faucon hocha la tête, comme s’il avait compris, et s’envola en plongeant vers Amareys. Il se fondit dans la couleur mouvante de l’océan, et Fao s’assit en soupirant. Le message était adressé à un de ses amis humains qui travaillait à Fort Delphin, bien plus au nord de leur position. Il demandait rapidement si les guetteurs avaient vu passer une troupe nordique, ou s’ils avaient oublié d’enfiler leurs yeux les derniers jours.
Le demi-homme chaussa les lunettes magiques conçues par les mages humains, et regarda de nouveau vers le Nord-Est. Il frissonna en retrouvant les lointaines et nombreuses silhouettes des drakkars nordiques, et leurs figures de proues en forme de tête de loups. Ils avançaient toutes voiles déployées, leurs rames s’élevant en un terrible ensemble pour encore accélérer leur allure. Les grandes brutes étaient devenues folles, ou quoi ? Elles ne s’étaient pas aventurées si loin au sud aussi loin que remontait le souvenir des légendes. Les nordiques étaient redevenus un peuple de pêcheurs, disait-on dans l’empire, et les cuisants revers qu’avaient subis les rares clans ayant tenté une incursion dans l’empire les avaient refroidis. Mais, disait-on aussi, l’initiation des jeunes nordiques se faisait maintenant dans les Terres Sauvages. Et Fao imaginait avec terreur un peuple qui envoyait ses jeunes ramener des scalps de Gobs pour prouver leur courage.
Quoi qu’il en soit, la centaine de bateaux nordique ne faisait sûrement pas route vers les seules côtes abordables de l’empire pour y vendre du poisson. Le demi-homme passa la fin de l’après-midi à essayer de déterminer la vitesse des nordiques, et retira ses lunettes avec un soupir. A ce rythme, les grandes brutes atteindraient Fort Ayné d’ici une journée et demie, et arriveraient sur les plages de Port Aynau en trois jours. Les hautes falaises qui s’étendaient depuis Contrelyne, Fort Delphin, et jusqu’à Port Aynau les protégeaient provisoirement, mais après, les nordiques aborderaient directement dans les riches champs de l’Est, et ce serait le début de la fin.
Fao abandonna son poste quand la lumière fut trop faible, et se dirigea vers le bureau du commandant en chef. Le vieil homme rougeaud le regarda entrer avec un regard courroucé.
- Guetteur Fao, vous êtes censé entrer sur mon ordre, pas quand bon vous semble.
Le demi-homme ignora cette remarque en plantant ses poings sur la table de travail de son commandant.
- Commandant, Ghylbert a-t-il fait partir le message de l’arrivée des nordiques ?
- Euh, en fait, bredouilla le vieil homme, le mage Ghylbert est rentré voir de la famille à Cytadine. Je suis donc en train de rédiger un message qu’un coursier apportera au haut commandement.
Fao crut exploser. Il se retint de hurler avec difficulté, et laissa échapper d’une voix sifflante :
- Vous voulez dire, commandant, que le fort est sans mage ? Vous voulez dire que le seul moyen de prévenir l’empire que les hordes nordiques arrivent est d’envoyer un messager qui mettra deux jours à rejoindre la capitale ?
- Mais enfin, guetteur Fao, vous vous emportez, fit le commandant, essayant de retrouver l’autorité dont l’Empire l’avait investi. La menace ne doit pas être si pressante.
A ces mots, le demi-homme craqua. Il n’avait jamais eu vraiment conscience de l’importance qu’attachait l’armée aux conventions relationnelles, et ce fut donc sans retenue qu’il laissa échapper sa colère. - Mais ils seront à Port Aynau dans moins de quatre jours, espèce d’imbécile ! Par les bourses de Nathaniel, il ne vous est donc pas venu à l’idée que les bateaux nordiques pouvaient aller plus vite que votre cerveau en déliquescence ?!?
- Je n’en supporterai pas plus, guetteur, hurla l’humain en se levant, rouge comme une pivoine. Vous passerez en conseil de discipline pour ces insultes, je vous le garantis !
- L’armée sera occupée à défendre Cytadine contre trois mille brutes assoiffées de sang à ce moment là, grommela Fao en sortant de la pièce. Il se dirigea vers la cour du fort, sans prendre garde aux regards interloqués des sous-fifres du commandant. Les demi-hommes étaient réputés pour être des crèmes, toujours calmes et souriants, et Fao n’avait jusque là jamais rompu la tradition. Mais les demi-hommes ne supportaient pas la lenteur d’esprit ni l’imbécillité, aurait-il pu leur expliquer.
Un sifflement arracha un soupir à Fao. Il répondit sur le même mode, levant son bras. Il attendait le faucon dans la cour depuis l’arrivée de la nuit, et en avait profité pour rédiger un nouveau message, à l’attention de gens qu’il ne connaissait pas, cette fois.
Le faucon-océan se posa sur son bras avec grâce, sous le regard incrédule d’un insigne qui nettoyait le sol. Fao détacha la réponse de Fab, et la lut à mi-voix.
- “Pas besoin d’yeux en ce moment, Fao. Purée de poix impénétrable depuis une lune. Pas un nordique ne s’amuserait à sortir son bateau par ce temps. A plus, demi-portion”. Sangdieux, geignit le demi-homme, vous n’êtes même pas au courant, Fab. Alors, c’est vraiment grave.
Fao attacha son long message à la patte de l’oiseau, et le regarda dans les yeux.
- Ami, j’ai encore besoin de toi, car bien des vies sont en jeu. Apporte ce message à la capitale humaine, et cherche un militaire ayant l’air haut gradé. Il faut à tout prix que le haut commandement ait ce message avant demain.
La demande était complexe, mais le faucon poussa un sifflement d’acquiescement, et pris aussitôt son envol. Brave petit, pensa Fao en le regardant disparaître dans la nuit. Ces oiseaux étaient d’une intelligence remarquable, bien heureusement. Pourvu que le militaire qui recevrait le message soit à la hauteur du messager ! soupira le demi-homme en retournant vers son nid pour y ranger ses affaires. Il n’avait plus rien à faire à Fort Ayné. Ils auraient peut-être besoin de lui à Port Aynau, d’ici peu.
Cassius repoussa la feinte de son adversaire d’une violente parade basse, et plongea sa longue lame droit vers le coeur de son adversaire. Il n’arrêta son arme qu’à quelques centimètres du plastron d’acier du guerrier qui le regardait, le souffle court, de la transpiration coulant sur ses tempes bronzées.
- Pierce, tu es vraiment trop fin, par moments, soupira le capitaine-foudre en ôtant son casque d’entraînement. Tu ne vas pas te battre en duel contre un elfe, mais casser du Gob. Il faut que tu arrêtes de croire que la guerre est un art. Va te reposer, maintenant.
Le jeune foudre hocha la tête de manière martiale, et s’éloigna d’un pas raide. La leçon avait été humiliante, mais nécessaire, pensa Cassius. A trop se battre contre des amis, on finit par en oublier le but final d’un guerrier : tuer. Ses élèves s’en rendraient compte bien assez tôt, malheureusement. Le capitaine-foudre se dirigea vers l’intendance, pour y donner un petit coup de plumeau à son armure. Ce rouge terreux ne convenait guère au garde du corps personnel de l’Empereur, soupira-t-il. Un cri de mise en garde retentit soudain. Cassius entendit un vrombissement, et leva les bras pour se protéger du projectile qui tombait droit sur lui.
Le faucon-océan tourna un moment au-dessus de la capitale humaine, son sens primaire de l’esthétisme touché par la magnificence de la ville. La cité haute dressait ses remparts sur une colline verdoyante, dominant de ses murs vermeils la ville populeuse. Celle-ci s’étendait de manière ordonnée entre les grandioses murailles de grès rouges, dont la couleur était rehaussée par le bleu quasi-surnaturel de l’eau des douves. Différents quartiers se distinguaient clairement du ciel, et l’oiseau n’eut pas de mal à retrouver l’enceinte de l’armée impériale. C’était une petite cité dans la ville, entourée de murs rébarbatifs, et constituée de baraquements géométriquement positionnés. Le faucon plana au-dessus de l’espace central du quartier militaire, cherchant une cible correspondant à l’image confuse que son ami avait fait naître dans son esprit. Il distingua soudain une armure rouge sombre, qu’il associa à la couleur de la ville, et se laissa tomber comme une pierre, son choix fait.
Cassius attendit le choc, mais ne ressentit qu’une légère pression sur son avant bras levé. Il rouvrit les yeux, et contempla bouche bée le somptueux faucon posé sur son armure. L’oiseau semblait mal à l’aise sur la surface glissante du métal, et le Capitaine-foudre tendit son autre main. Le faucon bleu-vert y sauta, regardant l’homme dans les yeux. Cassius comprit alors. Un message était soigneusement plié et attaché sur une patte de l’oiseau, et il le détacha avec délicatesse. Le faucon s’envola soudain, et disparut dans le ciel nuageux.
- Et ma réponse, grogna Cassius en dépliant le parchemin.
Il eut un peu de mal à déchiffrer les pattes de mouches tracées à la plume, mais le texte était malheureusement explicite :
"Qui que vous soyez, veuillez m’excuser de la brutalité du messager. Mon nom est Fao, de l’ordre des Guetteurs, à Fort Ayné. Je viens de repérer une flotte d’une centaine de drakkars nordiques, faisant route vers le sud. D’après mes calculs, la situation sera critique à Port Aynau dans moins de quatre jours. Je vous confie donc cette terrible nouvelle, en espérant que vous la porterez à qui de droit. En comptant sur votre aide, je vous salue respectueusement.”
- Sangdieux, jura Cassius. Pourvu que ce guetteur ait abusé de brûleventre...
La lourde porte en métal s’ouvrit brusquement, et les conversations feutrées autour de la longue table de marbre rouge s’arrêtèrent soudain. Cassius entra à grands pas dans le saint des saints, un majordome négligemment accroché à son bras, les deux pieds plantés sur le sol d’obsidienne glissant. Il s’arrêta devant la table, et inclina la tête avec respect, un poing sur le coeur, ignorant les protestations étouffées du valet. L’Empereur le regarda d’un oeil amusé, mais ce fut le Commandeur qui pris la parole. Sa voix fut calme, mais ses yeux brillaient d’une lueur menaçante.
- Je suppose que vous allez nous expliquer le pourquoi de cette intrusion brutale, capitaine-foudre Cassius. Vous êtes chargés de la protection de sa majesté, pas de l’interrompre quand elle délibère d’affaires d’état.
- Avec tout le respect que je porte à cette illustre attablée, fit Cassius d’une voix ferme, je me devais de vous porter cette nouvelle au plus tôt. Les nordiques sont aux portes de Port Aynau.
Une sourde rumeur l’interrompit. Les notables ouvrirent des yeux terrifiés, et les militaires grondèrent avec incrédulité.
- D’où tenez-vous cette information incroyable, Capitaine ?, reprit le commandeur.
- D’un guetteur de Fort Ayné, Commandeur. Fort Delphin ne peut ni infirmer ni confirmer, car ils sont dans le brouillard depuis plus d’une lune. Le mage de Fort Ayné s’étant absenté, nous ne pouvons avoir de confirmation du Commandant en fonction.
- Et pensez-vous que nous devrions nous fier à ce message qui peut venir de n’importe où, et qui diviserai nos forces à l’aube d’un vaste affrontement à l’Ouest ?
- Le messager était un faucon-océan, se défendit Cassius. Il ne peut venir qu’envoyé par un coeur pur, car ces animaux sont connus pour leur sensibilité et leur remarquable intelligence. Commandeur, je sais que vous ne pouvez envoyer beaucoup de forces vers l’Est, je demande juste que vous m’octroyez la permission de partir avec six cents hommes pour tenir la frontière Est.
- On ne peut se permettre de négliger cette menace, grommela le commandeur.
Il se retourna vers l’Empereur, et ce dernier acquiesça d’un air sombre.
- Soit, Cassius. Ma sphère d’influence ne me permet pas de confirmer ou d’infirmer une telle nouvelle. Part au plus vite, il ne faudrait pas que tu arrives pour tenir des ruines. Je te démets de ma surveillance, ajouta-t-il avec un sourire malicieux.
Cassius hocha la tête, et se retira d’un pas aussi décidé qu’à son entrée. Il sourit en pensant aux derniers mots de l’empereur, adressés au Commandeur. Juste pour lui rappeler qu’il aurait du mal à mieux protéger l’empereur que sa magie ne le faisait depuis six cents ans.
Le Capitaine-foudre contemplait d’un air sombre le ciel crépusculaire. Malgré sa hâte à rassembler une troupe d’hommes valeureux, et le rythme rapide qu’ils faisaient subir à leurs montures, il espéra que le guetteur avait été un peu pessimiste. Il leur faudrait bien encore trois jours pleins pour atteindre l’océan, malheureusement. Une voix amicale le tira de ses pensées, et il tourna la tête pour observer l’homme en armure qui avait amené son cheval à sa hauteur.
- Il va falloir songer à nous arrêter pour la nuit, Cassius. Nous n’irons pas plus vite en tuant ces pauvres bêtes.
Le Capitaine-foudre fronça les sourcils. Il n’était pas particulièrement porté sur le protocole, mais un minimum de discipline était tout de même nécessaire. Soudain, il hoqueta, reconnaissant le regard de son interlocuteur.
- Empereur ! Mais que...
- Nous sommes loin des foudres du commandeur, Cassius. Tu peux m’appeler Nathaniel, si tu le souhaites. J’avais envie de tester quelques nouvelles Influences, et l’aide d’un magicien ne sera pas de trop, si tu veux mon avis. Ces nordiques sont de farouches combattants...
- Mais qui prend les décisions à la cour ?!..., fit le capitaine-foudre, ralentissant involontairement l’allure.
- Ma tendre épouse, sourit l’empereur, manifestement ravi de ce subterfuge. Une petite Influence, et elle a mon aspect, ma voix, et même mon appétit... Tout le monde va s’y tromper, le temps que nous revenions.
Cassius ne put s’empêcher d’être soulagé. Avoir le plus grand magicien de tous les temps à ses côtés était un plus… inappréciable.
Fao ôta lentement ses lunettes, grimaçant à cause de la luminosité du soleil couchant. Le maire se tenait à ses côtés, piétinant la route de l’Ouest, sans oser lui poser cette question dont il craignait la réponse.
- C’est bien l’armée impériale, fit enfin le demi-homme.
Le maire laissa échapper un soupir.
- Mais ils ne sont que cinq cents environ, rajouta-t-il.
- Ca ne sera jamais suffisant pour tenir nos minables barricades, geignit le maire.
Il pensait avec horreur aux hordes nordiques, déjà en vue de la ville.
- Oh si !, fit Fao, triomphant. L’Empereur est avec eux. Il pourrait sauver Port Aynau à lui tout seul, en fait.
Quelques heures plus tard, des clameurs de joies s’élevaient dans toute la ville portuaire, au passage des troupes de Cassius. L’espoir renaissait enfin, et Fao ne pouvait s’empêcher de constamment soupirer de soulagement. Il se tenait aux côtés du maire, près du port plongé dans la nuit, et les troupes de fortunes constituées les derniers jours attendaient au garde à vous sur la grande place du marché. A peine arrivés, les foudres s’égaillèrent dans la foule, la divisant et la dirigeant vers les remparts de fortune. Cassius et l’empereur descendirent de cheval devant le demi-homme et le maire.
- Au rapport, Guetteur, fit Nathaniel d’une voix douce.
- Affrontement prévu en début de journée, demain matin, Votre Majesté, répondit Fao la main sur le coeur. Les drakkars étaient en formation de carré au coucher du soleil. Ils se dirigeaient droit sur nous.
- Malheureusement, ce n’était pas un stupide canular, soupira Cassius. Trouvez-moi un plan de la ville, ordonna-t-il au maire.
Le soleil se leva dans toute sa gloire dorée, ce matin là, et les bateaux nordiques se dessinèrent en ombre chinoise sur les flots d’or liquide. Les troupes armées massées sur les remparts de bois poussèrent une plainte incrédule en voyant la longue ligne des drakkars s’étirant vers le Sud. Quittant leur formation massive de la veille, les nordiques se préparaient à aborder de manière anarchique sur les rivages en pente douce du golfe d’Ethys, et seuls une partie des bateaux se dirigeaient vers Port Aynau. Cassius regarda l’Empereur en grimaçant, ne sachant quelle conduite tenir.
- Eradiquons d’abord la menace qui pèse sur la ville, soupira Nathaniel. Chaque chose en son temps.
Les premières flèches enflammées partirent moins d’une heure après des drakkars, et des éclairs éblouissants quittèrent les mains de l’Empereur-mage en réponse. Des foyers se déclarèrent un peu partout dans la ville, et femmes et enfants organisèrent de longues chaînes pour les maîtriser. Nathaniel frappa avec obstination, mais la fatigue finit par se faire sentir. Sur la vingtaine de bateaux qui se dirigeaient vers la ville, seuls huit touchèrent terre. Mais ils libèrent des hordes hurlantes de nordiques, armés de terribles épées qu’ils levaient à deux mains. Chaque drakkar contenait près de cinquante guerriers, et une lutte farouche s’engagea. Les piètres remparts furent bientôt submergés, et les combattants de fortune trouvés parmi la population locale en pleine débandade. Mais les troupes de Cassius étaient braves et bien entraînées, et elles ne lâchèrent pas pied. La vague barbare se brisa sur ses rangs, et la foudre parla de nouveau, l’Empereur ayant recouvré partie de ses forces. Cassius s’était lancé dans la bataille, voyant que Nathaniel pourrait se défendre tout seul, et sa longue épée déviait sans coup férir les lames nordiques, et bientôt des corps sanglants jonchèrent son chemin. Fao, debout à côté de l’empereur, faisait vrombir sa fronde sans répit, frappant avec une précision diabolique les crânes massifs des barbares.
La violence de l’affrontement fut telle que la bataille dura moins d’une heure. Des centaines de corps recouvraient le port, et l’eau de la mer était rouge sang. Des femmes en pleurs parcouraient ce spectacle terrible, cherchant la trace d’un mari, d’un fils un peu plus courageux que ses compatriotes. Fao contemplait la scène en respirant avec difficulté, puis leva lentement la tête vers le Sud-Ouest. De hautes colonnes de fumées s’élevaient déjà, et l’Empereur poussa un soupir.
- Il ne faut pas perdre de temps, vaillant compagnon. Les barbares sont en train de piller et de brûler terres et fermes isolées, et nous devons les stopper au plus vite.
Fao acquiesça en déglutissant avec difficulté.
- Toutes ces morts, souffla-t-il. Tout ce sang pour rien...
- C’est la guerre, mon ami, fit Nathaniel en replongeant dans des souvenirs qu’il croyait depuis longtemps éteint. Il y aura encore bien des morts avant que la paix ne revienne, conclut-il en se dirigeant vers un Cassius dont on ne savait plus si son armure était rouge de sang ou de sa teinte originelle.
- Il faut diviser tes troupes en petits groupes, Cassius. Ne laissons pas le temps aux nordiques de se regrouper. Nous devons repartir tout de suite.
Le Capitaine-foudre se raidit un instant en posture de garde à vous, puis rejoignit ses hommes encore valides. Ses troupes avaient souffert, mais n’avaient pas eu à déplorer trop de perte. L’Empereur voyagea au milieu des blessés, soignant jusqu’à ce que la fatigue le fasse s’effondrer. Pendant ce temps, Cassius et la plupart de ses hommes s’étaient égaillés dans la riante campagne qui s’étendait au Sud-Ouest de la ville, se fiant aux feux allumés pour se diriger. Une terrible chasse à l’homme venait de commencer.
Jorain poussa un nouveau sifflement discret, et Cassius et ses quatre hommes se glissèrent silencieusement dans un bosquet d’arbres aux feuilles argentées. Ils observèrent un moment les nordiques, qui se dirigeaient vers une grosse ferme, avançant prudemment dans les cultures montantes. Le soleil brillait sur leurs longues épées levées, et leur torse puissant luisait de sueur. Haut dans le ciel, l’aigle planait, surveillant la scène avec attention. Les barbares disparurent peu après dans la cour fermée par les bâtiments, et le Capitaine-foudre fit signe à ses hommes. Ils coururent sans bruits vers l’habitation, sortant leurs lames de leur fourreau. Ils scrutèrent prudemment la cour du coin d’une grange en bois, suivant l’approche des nordiques. Soudain, ceux-ci se jetèrent en hurlant sur la porte de la ferme, la défonçant d’un coup d’épaule. Ils pénétrèrent dans l’habitation, éveillant des cris de terreur et de surprise. Cassius fit un geste impératif, et les guerriers de l’empire se ruèrent vers les fenêtres. Le Capitaine-foudre choisit la porte qui béait, ses gonds arrachés. Ils se battraient à un contre trois, songea-t-il en jetant un coup d’oeil rapide dans une pièce baignée de soleil, mais ils ne pouvaient laisser se perpétrer un nouveau massacre.
Une partie des nordiques étaient en train de rire des efforts d’une femme pour se dégager de leurs bras épais. Elle fut jetée au sol, et s’effondra en pleurs, attendant avec terreur le sort que les brutes lui réservaient. Mais le chef des nordiques, un monstre de plus d’une toise, large comme un taureau, n’eut pas le temps de préciser ses intentions. Il s’écroula sans bruit, le torse transpercé par l’épée de Cassius. Les barbares réagirent, mais le Capitaine-foudre et sa terrible lame avaient déjà commencé leur danse mortelle. Ailleurs dans la maison, des bruits de lutte s’élevèrent. La femme couchée au sol, oubliée, se rua dans une pièce adjacente, et en revint avec un long couteau de cuisine au tranchant brillant. Les nordiques, essayant de s’organiser pour faire valoir leur nombre face à la science du combat de Cassius, lui tournaient le dos. Le guerrier profita de la chute d’un des barbares, la gorge proprement découpée par la fermière, pour faire tomber deux de ses adversaires dont l’attention s’était détournée. Le combat fut bientôt fini, et Cassius interrogea la femme du regard.
- Mes enfants, fit-elle, haletante.
- Mes hommes se sont occupés des autres barbares, la rassura-t-il.
Les quatre foudres rejoignirent alors la pièce principale. L’un d’eux tenait son bras collé contre sa poitrine, et du sang en gouttait régulièrement. La fermière se dépêcha de découper une bande de tissus dans une nappe, et le guerrier blessé lui tendit son bras avec reconnaissance.
- La menace est éradiquée, fit l’un des foudres, un sourire sombre aux lèvres. Pas de perte chez vous, continua-t-il pour calmer les angoisses de l’infirmière improvisée.
Celle-ci se contenta de soupirer de soulagement, sans lâcher son garrot.
- L’un d’entre eux s’est échappé, grogna un autre foudre, visiblement énervé d’avoir laissé un barbare en vie.
Un sifflement perçant lui répondit, et Cassius eu un rictus sinistre.
- Il courra moins vite que Jorain, ne t’inquiète pas.
Des enfants en pleurs rentrèrent en courant dans la pièce, criant le nom de leur mère. Celle-ci quitta son patient, et se tourna vers le capitaine en s’agenouillant pour prendre sa progéniture dans ses bras.
- Vous devriez trouver un vrai médecin rapidement, fit-elle, pleurant de soulagement.
Cassius acquiesça, jetant un regard au pansement bien noué, mais déjà taché de sang.
- Nous allons vous laisser, fit-il. Vous devriez être tranquille maintenant. La fermière se leva, sans lâcher les mains de ses enfants, et les regarda tous gravement.
- Au nom de mes enfants, je vous remercie, et vous bénit.
- Cela rachètera un peu de la peine qui assombrit nos coeurs, soupira Cassius. Nous ne sommes pas toujours arrivés à temps, malheureusement. Mais il faut nous presser. Je suis désolé pour le désordre, finit-il en regardant les corps baignant dans leur sang, faisant signe à ses hommes de sortir.
Ils se rassemblèrent dehors, et Cassius scruta le ciel. La silhouette de son ami se détacha bientôt sur le ciel bleu, et l’aigle poussa deux sifflements aigus.
- Jorain en a repéré d’autres. Allons-y, fit le capitaine-foudre en regardant son homme blessé.
Mais celui-ci se contenta de serrer un peu plus les dents, sans demander de traitement de faveur. Les cinq foudres se mirent donc à courir, s’enfonçant un peu plus vers l’ouest, à la poursuite des nordiques. Cela faisait plus d’une lune qu’ils se hâtaient de fermes en petits villages, essayant de mettre fin aux exactions des barbares avant le pillage et le viol. Mais les hordes hurlantes s’étaient éparpillées en d’innombrables petits groupes, et seule l’aide précieuse des aigles, revenus de leur incursion en territoire Gob, leur permettait de ne pas trop perdre de temps. Ils n’étaient plus qu’à quelques lieux de Cytadine, et les barbares avaient laissé un sillage de feu, de larmes et de sang sur leur passage. Cassius espéra que Nathaniel était bien rentré, car la capitale de l’empire humain aurait peut-être à se défendre contre une attaque nordique. Ces hommes étaient fous, grogna-t-il en essayant d’ignorer la fatigue qui le poussait à s’arrêter de courir, et à se coucher sous l’ombre fraîche d’un arbre. Ils n’avaient aucune chance contre l’Empire, et se ruaient vers une mort certaine, mais ils continuaient sans crainte, succombant avec un rire sauvage aux lèvres. Ils croyaient au paradis des guerriers, avait-il entendu dire, et cette ruée était un moyen pour eux de prouver leur valeur. Ils auraient mieux fait de continuer à tuer des Gobs, soupira Cassius en contemplant la silhouette noircie par la fumée d’une nouvelle ferme.
- Empereur ! s’exclama Edward, le fidèle majordome de Nathaniel, en se pressant aussi noblement que possible vers son seigneur.
- Quelles nouvelles ? demanda l’Empereur en s’affalant dans son fauteuil préféré, épuisé, l’esprit las de tant de mort et de douleur.
Il était sale et recouvert de brindilles, car il ne s’était décidé à rentrer qu’une lune et demie après être parti, faisant confiance aux capacités de sa tendre épouse. Il avait couru après les nordiques comme un vulgaire soldat, seul, semant éclair et mort dans les rangs barbares. Même s’il regrettait toute cette violence inutile, cela l’avait ramené bien des années auparavant, et l’adrénaline courait dans ses veines. Il se sentait terrible et tout puissant, et cette impression le laissait inquiet. Si même lui succombait à l’envoûtant chant de la guerre...
- Empereur, reprit plus posément Edward, pâle comme la mort. Votre femme...
Nathaniel l’interrompit d’un rire.
- Va bien, Edward. Elle a juste subi une transitoire modification d’aspect.
- Empereur, soupira le majordome, depuis deux cents ans que je suis à votre service, je sais reconnaître vos Influences. Votre femme a subi sous vos traits un empoisonnement terrible, et elle se meurt sans que les médecins puissent rien faire. Il faut...
- Sargale, souffla Nathaniel.
Il se releva, toute fatigue envolée, et se dirigea en courant vers sa chambre, Edward se maintenant difficilement aux côté de son seigneur.
- Nous n’avons pas pu vous joindre, Empereur. Votre esprit était fermé aux appels des mages, et personne ne savait où vous étiez...
Nathaniel ouvrit brusquement mais en silence la porte de sa chambre, et trois médecins se levèrent du chevet de sa femme.
- Empereur, fit l’un d’eux, mais Nathaniel les congédia d’un geste, fou de douleur.
Il se laissa tomber à genoux devant son épouse, et pris sa main, blanche et terriblement froide.
- Sargale, sanglota-t-il en sondant le corps de sa bien-aimée.
Un poison formidablement puissant était à l’oeuvre dans son sang, s’attaquant non à ses défenses naturelles, mais directement à la magie qui la maintenait en vie depuis près de six cents ans. Nathaniel lutta un moment, mais il était déjà trop tard. La structure magique était trop affaiblie pour qu’il puisse la reconstruire, et les dommages physiologiques irrémédiables. Il resta à ses côtés alors que le soleil se couchait, éclaboussant de sang les draps et les murs. Il resta à ses côtés alors que toute magie mourrait dans son corps, et que la vieillesse si longtemps repoussée creusait avec délectation le doux visage de celle qu’il avait aimé, plus longtemps qu’un être humain n’avait jamais aimé. L’aube le trouva encore à genoux, ne tenant plus au creux de sa main qu’un peu de poussière. Edward rentra alors dans la chambre, le visage marqué par une violente affliction.
- Nathaniel, je suis désolé de vous déranger en cette terrible épreuve, mais le peuple a besoin de vous. Les nordiques sont à nos portes.
L’empereur se redressa sans un mot, et plia soigneusement le drap qui contenait tout ce qui restait de sa femme. Il le fit glisser dans une urne apparue par magie, et la scella d’un mot.
- Quand cette folie sera finie, il y aura de grandes funérailles, Edward. Je ne peux la laisser partir sans l’honorer encore une fois.
L’empereur eut alors une question qui devait sceller l’avenir de Cytadine.
- Qui, Edward ? Qui ?
- Gros Georges, soupira le majordome, sachant ce qu’allait entraîner sa réponse. Les renseignements que la milice a achetés sont formels. L’assassin qui a versé le poison était un homme de Gros Georges, et l’ordre était signé de sa main.
Nathaniel contempla un moment sa main ouverte, et les quelques particules de poussière qui y restaient. Pourquoi ? souffla-t-il. Puis il referma sa main rageusement, et sa voix se fit glaciale.
- Tu es un homme mort, assassin. Je vais te détruire comme tu as détruit sa vie et mon coeur.
L’empereur se redressa soudain, et se dirigea vers la porte de sa chambre. Son majordome s’effaça, et Nathaniel s’enfonça dans un couloir sombre. D’abord, s’occuper des nordiques, songea-t-il. Ensuite, de Gros Georges. Alors seulement, je pourrais me laisser aller à ma douleur.