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Ouest des grandes plaines.

Cinquième lune du printemps.


     Le nain s’arrêta enfin, choisissant une combe verte et fleurie à l’abri des regards. Grolin les avait fait marcher aussi vite que possible, sans pour autant prendre le risque d’aggraver les blessures de Pilgrain. Il semblait inquiet, et craignait d’être poursuivi. Mais ils n’avaient aperçu personne, malgré les nombreux coups d’oeil jetés en arrière.

     Ries posa délicatement le lutin sur la couverture volée aux nains qu’avait tendue Layne, la pressant du regard.

- Il est trop froid, Layne, bien trop froid.

- Laisse moi faire.

     Elle était déjà concentrée sur la difficile tâche qui l’attendait, commençant à murmurer de complexes Influences. Son front se plissa soudain, et elle cria au nain :

- Grolin, éloigne-toi, tu bloques mes Influences !

     Le nain n’eut qu’un “mais” interloqué avant de partir en courant. Layne se remit au travail, mais la frustration la faisait suer à grosses gouttes.

- Ries, vient m’aider, je n’y arrive pas... Pourtant, mes pouvoirs étaient revenus, c’est à ne rien y comprendre.

     Le jeune mage se mit derrière elle, posant ses mains sur ses épaules. Il joignit ses forces mentales à celles de Layne, mais sentit avec incrédulité une puissante barrière magique autour du lutin. Lilian se tenait à côté d’eux, les encourageant à voix basse, pâle d’inquiétude.

     Mais le sang et la vie de Pilgrain continuaient doucement à s’écouler du corps évanoui de leur ami. Soudain, les deux mages levèrent la tête, et Lilian poussa un cri étranglé. Au-dessus de la combe flottaient deux grands yeux, irréels, glaçants de haine.

- Gaïen, murmura l’elfe, et une voix désincarnée et glaciale s’éleva alors de l’éther.

- Vous avez réussi à m’échapper, jeunes gens à la chance insolente. Mais le lutin va rejoindre l’oubli qui vous était destiné, sans que vous ne puissiez rien faire.

- Non !!! hurla Ries le visage convulsé de haine.

- Oh si, jeune mage. Et bientôt viendra le tour d’un autre de tes amis, ou le tien, jusqu’à ce que votre groupe disparaisse de la surface de cette planète. Notre colère vous poursuivra jusqu’à la fin, n’en doutez pas.

     Layne tissait à toute vitesse une Influence, mais le Gaïen l’interrompit en riant.

- Garde tes forces pour plus tard, ma blonde jeunesse. Ecoute plutôt les derniers cris de douleur de ton ami.

     La voix s’estompa sur ces derniers mots, et les yeux disparurent comme un mauvais rêve. Le lutin sortit alors de l’inconscience avec un sursaut. Tous s’agenouillèrent autour de lui, Grolin étant revenu en entendant la sinistre voix.

- Ouh, souffla le lutin, là, ça fait vraiment mal.

- Chut, fit doucement la jeune mage. Garde tes forces au lieu de parler. La main du lutin glissa vers l’herbe riante, et il cueillit une fleur bleue qui poussait là.

- Tiens, Layne, murmura-t-il. Pour la plus belle humaine jamais rencontrée par un lutin.

     La jeune femme laissa échapper un violent sanglot, prenant la fleur avec douceur de la main de Pilgrain. Le lutin tourna alors la tête avec difficulté vers Lilian, et murmura :

- Courage, ami elfe. La félicité n’a pas encore choisi son camp.

     Son regard glissa enfin pour capter celui de Ries, et il continua sur le même ton.

- Ries, baisse un peu ta garde de temps en temps, s’il te plaît. La victoire sourit aux audacieux.

     Le jeune mage nota la lueur amusée dans les yeux du lutin. Une dernière pirouette, songea-t-il en laissant un pâle sourire naître sur ses lèvres.

- Part en paix, mon ami, lacha-t-il en retenant ses larmes. Tu ne sombreras jamais vraiment dans l’oubli, tu sais.

     Pilgrain hocha la tête en fermant les yeux, et sa bouche s’ouvrit sur un dernier cri de douleur silencieux.

- Non, pleura Layne. Non, par pitié.

     Elle se tenait agenouillée à coté du lutin, serrant la fleur de sa main délicate.

     Ries se laissa tomber couché dans l’herbe vert tendre, une peine terrible s’abattant sur lui. Elle gravait dans son coeur un terrible serment. Lilian marchait de long en large, murmurant des phrases incompréhensibles, serrant les poings, un regard de pure haine tourné vers les toutes proches montagnes. Une silencieuse promesse venait de lier un peu plus les trois amis, mais c’était un lien d’un rouge sanglant. Le nain gardait le silence, touché par la mort de cet être qu’il ne connaissait même pas. Il les laissa un moment à leur peine, puis leva la voix :

- Il est temps de repartir, jeunes gens. Ne perdons plus de temps.

 

     Le soleil devint bientôt moins amical. Ils étaient sortis des souterrains nains en milieu de matinée, toute notion du jour et de la nuit faussée. Dans les grandes plaines, bien au sud de Cytadine, le printemps était maintenant avancé, et l’astre céleste frappait sans remords les compagnons habitués à des températures plus basses.

     Ils étaient en train de se traîner, moroses, dans un décor qui n’avait en rien changé depuis deux jours qu’ils marchaient. A leur droite, s’éloignait vers le Sud-Ouest la Colonne, qui s’incurvait dans cette direction depuis le plateau qui abritait la citadelle des grands nains. A leur gauche, s’étendait l’immense mer de graminées vert-jaunes, bien plus hautes qu’au pied des montagnes. Leurs jeunes épis encore immatures bruissaient au niveau de la taille de Ries, et il ne voyait le sol qu’en les écartant soigneusement de la main. Elles étaient agitées de remous et d’ondulations, les rafales de vent poussant des vagues dorées vers l’Est. Ries n’avait jamais vu l’océan, mais il imaginait facilement la même immensité en bleu. Seuls brisaient la majesté de ces mouvements sensuels quelques arbres aux formes tourmentées, qui s’étalaient plus en largeur qu’en hauteur dans le ciel bleu pâle. Parfois, il apercevait un troupeau d’herbivores courant dans la plaine, fuyant un ennemi mystérieux. Des oiseaux de proies planaient haut dans le ciel au-dessus d’eux, plongeant soudain pour remonter avec un sautant entre leurs serres. Cet espace démesuré était le sacre d’une nature sauvage et libre. La civilisation n’avait pas laissée de trace ici, et même la grande route du Sud qui la traversait de part en part n’était pas visible. Après un court conciliabule, ils avaient décidé de rester plus près des montagnes que de cette route. Ils auraient pu tomber dessus en filant droit vers l’Est, mais c’était une route peu fréquentée, et ils avaient plus peur des ennuis qu’elle pouvait apporter que du temps qu’elle pourrait leur faire gagner. De plus, ils étaient sûrs de tomber régulièrement sur de petits cours d’eau nés dans les montagnes, ce qui leur assurait de ne pas mourir de soif. Enfin, leur route leur permettait de rester un peu en altitude, et de dominer du regard le vaste paysage des plaines. Devant eux se dessinait une ligne verte qui naissait des montagnes, avant de partir vers le Sud. C’était le Byrn, le plus grand fleuve du continent exploré, et il continuait loin dans le sud avant de filer vers l’océan, s’élargissant jusqu’à former des marais de plusieurs lieux de larges au contact d’Amareys.

     Ries devait se retenir de ne pas jurer contre la chaleur, la fatigue, et la faim. Il refusait d’avoir encore droit à des remarques désagréables de Layne, et au regard exaspéré de Lilian. La peine qui taraudait son cœur ne s’était que peu atténuée, et devant ses yeux embrumés par la luminosité, passaient sans arrêts les derniers moments du lutin. C’était la première fois qu’il perdait un être proche, et même s’il n’avait connu que peu de temps le lutin, celui-ci était devenu un ami très cher. Une haine brûlante remplaçait peu à peu sa tristesse, et il cherchait désespérément un moyen de mettre fin aux sinistres exactions de Gaïen et des Thanatos. Qu’étaient donc ces êtres, revenant tels des fléaux, semer la mort et la désolation dans les terres paisibles ? Mais il tournait en rond, ses pensées revenant toujours au même point : il ne pouvait rien faire pour le moment.

     D’après Lilian, qui était le seul à avoir déjà vu des cartes de cette partie du continent, il leur restait presque deux lunes de marche avant d’atteindre les limites supposées du royaume moribond des Nobles Hommes. Ries avait hâte de retrouver son peuple, même s’il n’en connaissait que ce que l’elfe lui en avait raconté. Un peuple de créateurs, d’artistes, de mages puissants, un peuple bon.

     Avait-il une chance de retrouver ses parents ? Que se passerait-il s’il les rencontrait enfin, serait-ce comme dans les rêves qui avaient bercé ses nuits quand il était enfant ? Il avait peur, il était exalté, il sentait rage et désespoir s’entrechoquer dans sa tête. Il ne savait plus vraiment où il en était, et ce satané soleil ne lui facilitait pas la tâche. Soudain, des paroles qu’il attendait depuis longtemps sortirent avec violence de la bouche de Layne.

- Fiente ! s’exclama-t-elle, J’en ai ras le bol de ce soleil !

     Elle rougit avec violence, réalisant qu’elle avait parlé à voix haute. La sanction ne se fit pas attendre, et Ries et Lilian firent en coeur, d’une voix au ton atrocement moralisateur :

- Layne, s’il te plaît, ne jure pas...

     Ries explosa alors en un long hululement de rire, se laissant tomber à genoux dans l’herbe haute. Lilian était lui aussi plié, hoquetant, et un rire grave et incontrôlable montait de plus en plus fort de la poitrine de Grolin. La jeune femme les regarda un moment, et grogna :

- Oh, hé, ça va maintenant..., avant de laisser l’hilarité communicative de ses amis la gagner.

     Ils restèrent un long moment couchés dans l’herbe ondulante, et leurs rires s’éteignirent peu à peu, laissant un large sourire sur leurs visages.

- Vivement qu’on atteigne le Byrn, fit Ries, résumant la pensée de tous. Ca fera un peu de changement.

- Tu crois qu’il sera trop profond pour passer à pied ? demanda Layne en regardant Lilian.

- Les cartes ne mentionnent pas ce genre de détail, malheureusement. On verra bien. De toute façon, il sera agréable de pouvoir se mettre à l’ombre pendant les heures les plus chaudes de la journée.

- C’est aussi ce que pensent les fauves qui chassent dans ces plaines, grommela Grolin.

     Le nain était un compagnon étrange, souvent sombre, riant de bon cœur avec eux, mais avec toujours au final une remarque pessimiste pour faire retomber la bonne humeur.

- J’ai suffisamment envie de viande pour aller chercher une gazelle entre les griffes d’un rugissant, fanfaronna Ries en se relevant. J’ai beau faire ce que je peux, les carottes que je crée ont toujours un goût désespérant de carottes.

     Ries était devenu le marché ambulant du groupe, mais il ne savait faire sortir du néant que des salades, des tomates et des carottes. Le menu était donc toujours tristement identique, mais au moins, ils ne mouraient pas de faim. Par contre, ces efforts de création épuisaient le jeune mage, et il espérait de tout son coeur que le fleuve leur permettrait de se nourrir autrement que par sa magie, histoire de prendre un peu de repos.

     Lilian se releva en époussetant sa tunique, et tira Layne de la main pour l’aider à se relever. Grolin scrutait déjà le chemin qui leur restait à parcourir, cherchant des yeux de possibles embuscades. L’après-midi midi touchait à sa fin, mais le jour s’attarderait encore longtemps dans les plaines lumineuses.

- En route, fit la jeune femme, signalant la fin de la pause.

     En passant à côté de Ries, elle ne put s’empêcher une remarque désagréable.

- Et puis, on pourra enfin se laver, dans le fleuve.

     Ries ignora la pique, et parti d’un pas altier rejoindre le nain. Il avait déchiré l’encolure de sa robe pour la faire glisser sur ses hanches, libérant son torse, et le soleil luisait sur sa peau humide de sueur. ça empestait le fauve, songea Layne, mais avait un incontestable effet esthétique. Elle soupira. A quoi penses-tu donc, ma grande ? Le jeune mage n’avait toujours pas abandonné cette distance qu’il semblait mettre entre eux.

- Moi, je te trouve toujours aussi belle, murmura l’elfe en se rapprochant d’elle, comme pour lui changer les idées.

- Les centimètres que j’ai en moins par rapport à tes copines elfes, je les ai en plus en largeur, Lilian. Les critères de beauté de ton peuple font qu’il est impossible que tu ne me trouves ne serait-ce que mignonne. Alors arrête de lire dans mes pensées pour me remonter le moral, petit indiscret.

     Le ton de Layne était sérieux, mais une lueur de joie brillait dans ses yeux. L’elfe, depuis qu’ils se connaissaient, avait toujours su choisir le moment pour sortir ces petits compliments délicats qui la faisait se sentir autre. Merci, songea-t-elle, et Lilian hocha la tête en réponse. Vraiment un parfait gentilhomme, méditait-elle en continuant de marcher, ses pensées soigneusement camouflées.

 

     Le soleil disparut enfin derrière la Colonne, mais ils ne s’arrêtèrent qu’une fois l’obscurité trop épaisse pour voir où où mettre les pieds. Grolin partit chercher de quoi faire un feu au pied de l’arbre le plus proche, pendant que Ries demandait à ses amis s’ils préféraient des tomates avec de la salade, ou avec des carottes. N’obtenant pas de réponse, il composa lui même le menu, carottes en forme de tranche de rôti, tomates taillées en pommes de terres frites.

     Le nain revint avec de lourdes branches de bois desséchées par le soleil, et une haute flamme s’éleva pour chasser la fraîcheur et la nuit. Il faisait aussi froid une fois le soleil couché qu’il faisait chaud quand il était haut dans le ciel. La vie dans ces plaines devait décidément être infernale, songea Ries en mâchonnant son frugal repas.

- Tu ne sais donc pas créer autre chose, grommela le nain en regardant sa carotte.

- Je n’ai jamais suivi avec assiduité les cours de connaissance de la structure des végétaux, Grolin, lui répondit sur le même ton le mage. Ces trois là étaient le minimum à connaître, sinon je ne pourrais même pas les faire apparaître du néant.

     Lilian leva brusquement la main.

- Chut, murmura-t-il. Un humain approche à cheval. De l’ouest.

     Le jeune homme se leva d’un mouvement fluide, faisant glisser la lame de sa rapière hors de son fourreau improvisé. Il s’éloigna en silence de la lumière des flammes, accompagné par le feulement rauque de sa rapière, et se camoufla dans les graminées. Les entraînements avec Pilgrain n’avaient pas été qu’un jeu, comprit alors Layne.

- Je ne crois pas qu’il y ais de danger, Ries, leva la voix l’elfe. L’esprit de notre visiteur n’est animé que par la curiosité, et non par des intentions malsaines. Je pense que ce n’est qu’un adolescent.

     Ries ne se releva qu’avec méfiance, et la silhouette d’un cavalier sur un cheval magnifique émergea de l’obscurité. C’était un jeune humain, vêtu d’un pantalon de cuir, et d’un simple gilet sans manches de la même matière. Il portait autour du front un bandeau de tissus bleu sombre, de la même couleur que les reines qu’il tenait. Sa monture était haute et fine, de couleur de feu, mais ses yeux roulaient avec inquiétude. Son cavalier la contrôlait pourtant sans même tirer sur le mors, de légères pressions des genoux. Il prit la parole.

- Vous ne devriez pas faire un tel feu dans les plaines, voyageurs. Il n’y a rien de tel pour attirer une meute de dholes affamés.

- Qui es-tu ?, demanda tranquillement Layne.

- Un cavalier du clan Byrn, répondit-il en descendant d’une glissade de son cheval.

     Celui-ci se mit alors à bouger nerveusement, et Ries remarqua la longue épée au manche démesuré attachée à son côté. Une telle arme devait être très compliquée à utiliser, songea-t-il en pensant aux difficultés qu’il avait à maîtriser sa rapière, si bien équilibrée. Il glissa celle-ci dans l’étui de tissus qui lui tenait lieu de fourreau. Le jeune cavalier, à la morphologie peu différente de celle de Ries, se nomma alors.

- Je m’appelle Hadis. Les présentations seront-elles réciproques ?, demanda-t-il avec politesse.

     Elles le furent, et Lilian l’invita à s’asseoir auprès de leur feu. Hadis libéra sa monture, qui s’éloigna d’un trot soulagé.

- Je me demandais ce qui pouvait bien effrayer Shaitan, expliqua-t-il quand Grolin lui demanda pourquoi il chevauchait de nuit. Une fois la lueur de votre feu présente comme un éclat d’or dans le velour de la plaine, j’ai tenu à voir quels voyageurs pouvaient défier les fauves qui hantent le mer verte. Où vous conduit votre route, s’il n’est pas trop indiscret de poser la question ?

- Vers le Sud, fit prudemment Ries.

     Ils avaient eu trop de mauvaises surprises pour pouvoir se fier à un inconnu, estimait-il. Lilian lui signala son accord d’un signe de tête.

- Et bien, vous devriez infléchir votre course vers l’Ouest, ou vous croiserez peut-être celle de mon clan. Ses règles sont assez strictes avec les étrangers, et si vous ne voulez pas perdre de temps à vous expliquer, changez votre route, conseilla-t-il en se levant. J’aurais bien discuté plus longtemps, mais mon père à lui aussi des règles strictes au sujet de mes absences nocturnes. Au plaisir, fit-il avant de lancer un coup de siffler strident.

     Un bruit de galop enfla dans la nuit, et un éclair roux passa dans la lumière des flammes. Il n’y avait plus personne devant eux.

- Il ne serait pas un peu mage, notre jeune ami, questionna Grolin, les sourcils levés.

- Juste très rapide, lui répondit l’elfe, impressionné. Il monte mieux que nous, quoi qu’il en soit.

- Ce n’est pas difficile, ricana Ries. On monte aussi bien à cheval qu’un nain, en gros. Oh, s’excusa-t-il alors, sans vouloir t’offenser, Grolin.

     Le visage du nain s’éclaircit, ce qui était rare.

- Vous devez être de piètres cavaliers, alors, plaisanta-t-il.

- Tu l’as dit, confirma Layne.

- Il nous faut choisir ce que nous faisons demain, s’interrogea l’elfe en les interrompant. Sud, ou Ouest ?

- Je suis pour le Sud, fit le jeune homme. Au pire, on fera un feu d’artifice, Layne soignera le rhume du chef, et avec un peu de chance, on pourra monnayer tout ça contre des chevaux. ça nous ferait gagner énormément de temps, et nous en manquons. Gaïen continue à tisser son réseau de mensonge, et la menace des Thanatos ne doit cesser de grandir, à la frontière.

     Ces arguments touchèrent tout le monde, et, peut-être, pensèrent-ils en secret, ce clan avait-il autre chose à manger que des carottes.

 

     Le soleil se leva tôt sur les plaines, et les quatre compagnons reprirent leur route, étirant en grognant leurs muscles fatigués.

     Le soleil n’était plus guère éloigné de son zénith, quand la terre se mit à trembler, un sourd grondement montant du Sud-Est. Une immense caravane de plusieurs centaines de cavaliers venait vers eux, et un troupeau de chevaux visiblement sauvages les suivaient, harcelés par des dholes bien dressés. Les quatre amis arrêtèrent de marcher, hypnotisés par ce spectacle dantesque. Peu à peu, des détails étonnants devinrent visibles. Femmes et enfants étaient à chevaux, conduisant des animaux plus lourds qui transportaient de hauts paquetages. L’allure était bien rapide pour une telle caravane, trouva Ries.

     Les cavaliers s’arrêtèrent à quelques centaines de mètres d’eux, et la phalange qui menait la troupe s’en détacha. L’un d’eux leva les bras, et tous mirent pied à terre, commençant à défaire les paquetages. Puis le groupe de tête adopta un galop rapide, se dirigeant vers eux. Les quatre ne purent s’empêcher d’admirer la beauté de leur monture. Toutes étaient de qualité équivalente, voire supérieure à celle de Hadis, et elles tenaient ce train sans avoir l’air de forcer.

- Magnifique, murmura Layne, et Ries acquiesça.

     Il ne tenait pas spécialement les chevaux en haute estime, mais il y avait de quoi tomber amoureux de tels animaux.

     Les cavaliers arrivèrent à leur hauteur, et descendirent de selle avant que leurs montures ne s’arrêtent, tenant leurs rênes avec soin. Elles étaient aussi nerveuses que Shaitan, le cheval du jeune adolescent rencontré la veille, et Ries ne comprenait pas pourquoi. Etait-ce la faute de leurs pouvoirs, ou Gaïen les avait-il marqués de sa griffe maléfique ? Celui qui semblait être le chef parla alors, d’une voix profonde.

- Mon fils m’avait annoncé votre arrivé, voyageurs. Vous n’avez pas suivi son conseil, et les anciens auraient dû décider de votre sort. Mais il ne m’avait pas dit qu’un Noble marchait avec vous. Vous êtes les bienvenus dans le Clan de Byrn, mes amis. Venez rejoindre le campement, car ce soir seront célébrées des retrouvailles qui n’ont pas été fêtées depuis bien longtemps.

     Les quatre amis se regardèrent, interloqués. Depuis le temps qu’on n’avait pas été bien reçu, pensa Ries avec soulagement. Et tout ça, c’est grâce à moi. Pour une fois que mes origines ne sont pas un poids !

 

     Ils arrivèrent à hauteur du campement en train de se monter, et assistèrent impressionnés à la terrible activité qui agitait femmes et enfants. Des tentes grandes comme des maisons étaient en passe d’être montée de toute part, suivant un plan bien organisé. Le troupeau de chevaux était déjà enclos entre des barrières de cordes, et seule une grande place était libre d’installations. Quand ils croisaient des gens, ceux-ci les dévisageaient d’abord avec curiosité, mais les plus âgés partaient en chantant de joie. Ils étaient tous grands et minces, mais pas autant que Ries. Layne grimaça en voyant les jeunes filles du clan. C’étaient de belles lianes, brunes et bronzées, et irrémédiablement haïssables.

     Le chef, qui se nommait Gadis, les mena vers sa tente, et les fit pénétrer dans une ombre bienvenue.

- Installez-vous confortablement, fit-il en leur montrant des coussins posés sur un tapis en peau de rugissant.

     La tête de l’animal était intacte et bien conservée, et des crocs de la taille d’un poignard dépassaient de sa large mâchoire.

- Belle bête, murmura Grolin.

- Nous n’aimons pas tuer inutilement, lui répondit le chef, mais il ne faut pas s’attaquer à nos troupeaux. Dites-moi, vous formez une troupe bien hétéroclite, où l’étrange côtoie l’inédit. De plus, vous venez du nord, alors que les Nobles vivent au Sud. Eclairez-moi donc, s’il vous plaît.

     Lilian prit la parole, et raconta une version expurgée de leur périple. Leur départ de Cytadine, la recherche des vieilles légendes, leur route épuisante dans les plaines vers les archives des Nobles. Il ne rentra pas dans les détails, ne voulant pas dévoiler tous les aspects de leur long voyage.

     Le silence régna un moment sous la tente, et Gadis le rompit d’une voix douce.

- Vous passez bien des aspects de votre odyssée sous silence, mais je suppose que si votre cause est bonne, les raisons de vos volontaires oublis le sont aussi. Noble Ries, continua-t-il d’une voix enjouée, vous plierez vous à la tradition, avant la fête de ce soir ?

- Ries tout court, par pitié, le corrigea le jeune mage, gêné. En quoi consistent ces traditions, maître Gadis ?

- Il est vrai que vous n’avez pas été éduqué dans votre peuple, No… Ami Ries. Il est pour habitude que vous choisissiez un cheval, si vous le souhaitez.

- Si je le souhaite, s’enflamma Ries, les yeux brillants. Mais allons-y tout de suite ! Vos montures sont splendides, même si je n’y connais rien. Ce serait un honneur, maître Gadis, fit-il, se reprenant.

- Courage méritoire, murmura le chef des cavaliers, mais seul Lilian saisit ces mots.

     Il haussa les sourcils, intrigué, mais les pensées du l’homme des plaines étaient impénétrables. Ce peuple avait une incroyable force mentale, constata-t-il avec surprise.

 

     Le jeune mage déglutit avec difficulté. Il se tenait droit sous le soleil de plomb, observant avec un terrible pressentiment le troupeau de chevaux qui hennissaient nerveusement à l’autre bout de l’immense enclos. Il n’avait découvert les règles exactes de la tradition que trop tard. Il s’agissait tout simplement de choisir un cheval parmi le troupeau sauvage du clan, de l’isoler, et de le mater. Le chef du clan l’avait prévenu avec inquiétude, et ses paroles résonnaient encore aux oreilles de Ries alors qu’il avançait à pas mesurés vers le troupeau, sous les encouragements de la foule.

- Faites attention, Ami Ries. Ces chevaux sont puissants, vicieux, et dangereux. Les plus âgés sont de loin les plus sauvages, car personne n’a encore pu les maîtriser. Choisissez plutôt une jeune jument, elle sera plus facile à monter.

     Il avait bien songé à changer d’avis, mais Hadis, le fils du chef, avait alors fait son apparition pour lui murmurer à l’oreille :

- Si tu refuses maintenant, ou si tu échoues, la tradition spécifie que c’est l’écartèlement pour toi et tes amis. Il est trop tard.

     Ries était resté un moment interdit, puis était rentré dans l’arène, terrorisé. Il n’avait pas remarqué le visage hilare du jeune cavalier.

     Les chevaux avaient déjà haché menu l’herbe de leurs fins sabots, remarqua Ries, avant de s’admonester, se contraignant au calme. Il avait entendu quelque part que les animaux sentaient la peur, et que cette odeur les rendait agressifs. Il n’avait pas envie de vérifier cette théorie.

     Mais plus il s’approchait du troupeau, plus les chevaux semblaient effrayés. Ils ont encore plus peur que moi, songea-t-il, incrédule. Il n’était plus qu’à une vingtaine de mètre des animaux immobiles et tremblants, quand ils s’élancèrent, adoptant un galop sauvage qui les menait droit sur le jeune mage. Ries ferma les yeux, attendant la mort. Il ne se souvenait même pas de la plus petite influence. Mais le terrible bruit s’estompa, et le jeune mage rouvrit les yeux. Il était encore en vie ! Le troupeau avait fui, et il n’y avait plus un seul cheval devant lui. Il ne pourrait jamais monter sur le dos de l’un d’eux s’il ne pouvait pas même pas s’en approcher, songea-t-il avec désespoir en se retournant. Un des animaux était resté en arrière, comme pour protéger la fuite du troupeau. C’était un cheval noir comme une nuit sans lune, aux reflets bleutés d’acier, une bête immense, large de poitrail et néanmoins fine, taillée pour la vitesse. En désespoir de cause, Ries s’approcha de lui, le coeur battant. Celui-ci n’avait pas l’air trop effrayé, il pourrait peut-être tenter le coup ?

 

- Père, il s’approche du grand noir, fit le jeune cavalier d’un ton oppressé. Il va se faire massacrer, il faut lui dire d’arrêter, qu’il en a le droit.

- Hadis, ne soit pas bête, lui répondit Gadis, un demi sourire aux lèvres. S’il a envie, il peut sortir de l’enclos, il le sait. Regarde plutôt...

- Mais Père, le supplia le jeune homme...

- Tais toi, Hadis.

     Le chef du clan était fasciné, tout comme l’ensemble du clan.

- Personne n’a jamais pu s’approcher à une telle distance du grand noir sans se faire charger, mon fils. Ce jeune Noble est incroyable.

 

- Il devrait plutôt choisir un cheval moins... Moins énorme, non ?, chuchota Layne à l’oreille de Lilian. Le silence s’était abattu sur la scène, seulement troublé par les hennissements terrifiés du troupeau réfugié derrière le grand étalon noir.

- Il ne peut pas, fit l’elfe, concentré. Je ne sais pourquoi, les chevaux sont terrifiés. Seul celui-là semble assez courageux pour ne pas fuir.

- C’est comme si Ries avait une odeur terrifiante, continua Layne. Je sais bien qu’il ne s’est pas lavé depuis...

- Les loups, firent-ils en coeur, faisant sursauter leurs voisins.

- Lilian, les chevaux ont peur de l’odeur des loups !

- Et l’étalon est resté pour défendre le troupeau. Ries va se faire déchiqueter !

- Trop tard, intervint Grolin. Regardez plutôt.

 

     Le grand étalon noir ne bronchait pas, regardant Ries dans les yeux alors qu’il s’en approchait. Le jeune mage avait la bouche sèche, essayant de comprendre ce qui se passait, s’il y avait un danger. Des images confuses apparurent soudain dans l’esprit du jeune mage, semblant naître des yeux grands ouverts du cheval. Son esprit, après un temps de retard sceptique, les traduisit par des paroles :

- Pas de blessé, pas de malades, pas de vieux dans ma harde, Messire Loup. Par pitié (image de compassion), ne frappez pas de votre dent cruelle les miens.

     Ries comprit alors brutalement. Il sentait encore le loup ! Et l’étalon était en train de défendre sa harde, tout simplement. Mais pourquoi restait-il ainsi immobile, au lieu de l’agresser ? De nouvelles images l’éclairèrent sur le comportement du cheval. Des images du grand étalon, couché au sol, sa belle robe ensanglantée, alors que le troupeau partait en paix et en bonne santé. Il se sacrifiait pour les siens, réalisa Ries, incrédule, face à un ennemi qu’il savait ne pouvoir battre.

- Tu n’as rien à craindre de moi, mon beau, murmura le jeune homme. Je ne suis qu’un mauvais mage, pas un loup.

     Mais le cheval ne comprenait pas les mots de l’humain, alors Ries se mit à chanter une influence pour le calmer. Il incanta par réflexe le sort qu’il tissait continuellement depuis deux jours, et une carotte apparut soudain dans sa main. Il la tendit, sans trop croire à ce qui se passait, et le cheval renifla soigneusement ce présent, son grand corps se détendant progressivement. Les dents de l’animal tranchèrent brusquement la carotte à quelques centimètres de ses doigts. Ries se souvint alors des conseils qui affirmait qu’il fallait toujours nourrir un cheval la nourriture posée sur la paume de la main, pour ne pas perdre un doigt. Une image d’incompréhension le tira de ses pensées angoissées. Il fit le tour de l’étalon, s‘approchant de son flanc, tout en pensant de toutes ses forces : Je suis un ami, je suis un ami,... Le cheval se contenta de suivre ses mouvements du coin de l’oeil, et ne bougea pas même d’un iota quand Ries pris son élan pour sauter sur le dos de l’animal. Une sourde clameur s’éleva de la bouche de ceux du clan. Gadis fixait la scène d’un regard émerveillé.

     Après quelques tentatives maladroites, Ries réussit à se rétablir sur le dos de l’animal. Dans son esprit s’illumina l’image d’un cavalier jeté en l’air d’une violente ruade, mais il réagit immédiatement. Il plongea sa main devant les naseaux de l’étalon, en pensant de toutes ses forces à l’image d’un loup immense s’approchant du troupeau pendant que le cavalier volait dans les airs. Une tension disparut alors d’entre les jambes de Ries, et le jeune mage se permit de lever un poing en signe de victoire.

     Un phénoménal rugissement lui répondit, et hommes, femmes, et enfants levèrent le poing pour honorer son courage. Seules trois personnes ne purent articuler un mot, et s’écroulèrent sur la corde qui tenait lieu de barrière, les jambes coupées par le soulagement : Layne, Lilian, et Hadis. Mais il faut dire qu’il y avait des trémolos d’émotions dans le cri rauque du nain.

 

     Un feu immense s’élevait au milieu de la grande place, lançant haut dans le ciel ses escarbilles étincelantes. C’était un véritable luxe, leur avait expliqué le chef des cavaliers, car le bois était un bien précieux dans les plaines. En périphérie de cet espace de réjouissance, des foyers plus modestes laissaient échapper des fumets de viande rôtie, mais Ries ne pouvait même plus imaginer manger. Il avait dû avaler près d’une antilope à lui tout seul, et après avoir crié famine, son estomac lui envoyait de pressants messages de surtension. Il s’était assis un peu à l’écart, dégustant une bière artisanale faite à base de racine des plaines. C’était assez alcoolisé, et l’ancien étudiant sentait déjà la douce béatitude de l’alcool le remplir. Il soupira de contentement, tapant du pied au rythme de la musique. C’était un ensemble entraînant de flûte, de tambourins, et de chant aux consonances gutturales, et les cavaliers dansaient autour du feu en une ronde effrénée.

     Ries se souvenait encore du regard impressionné de Gadis quand il avait fait avancer le grand noir jusqu’à la barrière de corde, devant la foule rassemblée. Le cavalier ne se doutait pas à quel point cela avait été un combat terrible, l’esprit du mage contre celui du farouche animal. Un tel cheval ne serait jamais une véritable monture, avait-il compris, déçu. Chevaucher sur le grand noir devait être une expérience unique, mais était réservée à un meilleur cavalier que lui. Aussi, quand Gadis lui avait remis le cheval, à voix haute et devant tout son peuple, il avait hoché la tête négativement, et était descendu de sa monture avec un dernier soupir. L’étalon était reparti vers sa harde en ruant et en bronchant violemment, et le peuple des cavaliers avait semblé étonné. Mais le mage blanc avait pris la parole, expliquant que le reproducteur était le chef du troupeau, et qu’il était indispensable à celui-ci. Il ne pouvait l’ôter aux siens sous couvert d’une tradition, et saurait se contenter d’une monture plus modeste pour lui et les siens, en échange. Lilian, Layne et Grolin étouffaient leurs rires, connaissant le pourquoi de l’exploit de Ries. Mais le stratagème du jeune mage avait fonctionné, et Gadis lui avait promis avec joie qu’ils ne repartiraient pas à pied.

     Le jeune homme repensait avec plaisir au sourire de Layne au moment où il avait retrouvé ses amis, quand Lilian vint s’asseoir à côté de lui, soufflant sur ses doigts pour atténuer la brûlure causée par la viande chaude.

- Tu arrives encore à manger, fit Ries en retenant un hoquet d’écoeurement.

- Les elfes ont un métabolisme bien plus rapide que les humains, m’a expliqué Layne. J’étais aussi malade que toi il n’y a pas longtemps, en fait.

- Tu as raison d’en profiter. Cheminer à cheval ne changera pas notre menu tomate-carotte-salade. C’est Layne qui va être contente. Elle qui a râlé pour sa ligne pendant une lune parce qu’on ne mangeait que du lapin rôti ! Je sais bien qu’elle plaisantait, mais je me demande à quel point.

- Les femmes sont un mystère impénétrable, quelle que soit leur race, acquiesça l’elfe.

     Le silence s’installa doucement entre les deux compagnons, qui regardaient la foule dansante des cavaliers.

- Au fait, demanda Ries, où se trouve l’objet de nos pensées, en ce moment ?

- Elle est en train de danser avec un des cavaliers, soupira Lilian. Je crois. En tout cas, à chaque fois que j’ai pu la voir, elle était avec lui. Ries fronça les sourcils, soudain jaloux. Il n’arrivait pas vraiment à en vouloir à l’elfe, mais qu’un jeune coq tente de séduire la belle mage l’emplissait de colère.

- J’espère qu’il va se faire remballer en beauté, grogna l’humain.

- On pourrait peut-être accélérer le mouvement, fit alors Lilian, un mince sourire aux lèvres. Le cavalier est tellement excité que ses pensées brillent dans le ciel. Nous pourrions arriver à une alliance pour le bien de Layne, ce soir ?

     Ries éclata de rire.

- Cette idée me plaît bien, mon ami ! Par contre, il va falloir manœuvrer en douceur, car elle est capable de nous en vouloir toute sa vie, si elle se rend compte de notre machination.

- C’est quand même égoïste de notre part, murmura Lilian.

- Meuh non, le réconforta l’humain. On se relaiera pour la faire danser après, tu verras. Elle oubliera jusqu’au souvenir de l’impudent.

- C’est que je ne sais pas danser, soupira l’elfe.

- Quoi ! s’exclama Ries, incrédule. Un elfe qui ne sait pas danser ! Mais j’ai toujours cru que vous aviez tous le rythme dans la peau...

- Je n’ai jamais aimé les fêtes et le monde, s’excusa Lilian, gêné.

- Bon, alors, avant de régler son compte au cavalier de Layne, cours de danse accéléré.

- Pardon ? haussa les sourcils l’elfe, interloqué.

- Ce type de musique est très simple à suivre, tu vas voir. Regarde dans mes pensées, je vais faire la danseuse, fit Ries en prenant les hanches de Lilian.

     Je dois être bourré, pensa Ries avant d’ouvrir son esprit à l’elfe.

 

- C’est bon, s’esclaffa Lilian, là, je maîtrise !

- Alors c’est parti, fit le jeune mage, triomphant. Sus à l’envahisseur !

     Les deux amis avaient le teint rouge et le souffle court. Pour décoincer l’elfe, qui était vraiment trop raide pour danser de manière satisfaisante, Ries avait sorti l’outre de bière de l’endroit où il l’avait camouflée. Elle reposait maintenant vide, abandonnée par terre.

     Ries et Lilian partirent vers le feu et la musique, la démarche un peu hésitante, se tapant mutuellement dans le dos à la pensée du bon tour qu’ils allaient jouer au jeune coq.

 

     Ries ouvrit les yeux, et grogna de douleur. Un rayon de soleil éclairait violemment la tente qui l’abritait, et des pointes acérées plongeaient sans remords entre ses tempes. La matinée devait être déjà bien avancée, songea-t-il. Il roula un moment sur l’épais tapis qui servait de couche aux cavaliers, et se décida à sortir pour trouver de l’eau, histoire de faire disparaître cette désagréable impression de bouche pâteuse. La pleine lumière l’agressa sans pitié, et il laissa échapper un soupir. La matinée allait être longue. Son éblouissement disparu peu à peu, et il put distinguer l’activité tranquille qui régnait dans le campement. Lilian était assis devant la tente, jambes croisées et tête dans les mains. Il releva les yeux en entendant le pas lourd de l’humain.

- C’est toujours aussi douloureux, le lendemain, grogna-t-il, le visage défait.

- Ca dépend du type de boisson ingurgitée, fit son compagnon sur le même ton, en se laissant tomber à côté de l’elfe.

     Celui-ci lui tendit une outre d’eau, et l’humain but avec avidité.

- L’eau, il n’y a rien de mieux, soupira le jeune mage, un peu soulagé. C’est ce que je me dis tous les lendemains de fête.

     Après un moment de silence pensif, Lilian reprit la parole.

- Une catastrophe, hier soir, si je me souviens bien.

- Une incroyable catastrophe, acquiesça Ries, repensant au fiasco qu’avait été leur intervention.

     Pourtant l’idée de base était excellente. Lilian avait murmuré à Ries les pensées du jeune cavalier, et, à l’occasion d’une danse plus calme, le jeune mage les avait fait résonner à l’oreille de Layne. L’expression à voix haute de ces pensées troublantes avait fait rougir leur amie, et elle était partie au milieu de la danse, laissant son cavalier interloqué. Mais elle était tombée sur eux, en train de se rouler par terre et de se taper dans le dos, et elle avait compris. Ils ne l’avaient pas revue de la soirée, mais son dernier regard dégoûté les avaient soudain refroidis.

- N’empêche, fit Ries, la tête du cavalier quand Layne est partie...

- L’expression vivante de l’incompréhension, sourit l’elfe.

     Un courant d’air froid les fit soudain frissonner.

- Alors, on n’a toujours pas cuvé ? Mal à la tête, peut-être ?

     La voix de Layne était glaciale, et elle passa devant eux sans même un autre regard. Ries et Lilian se regardèrent en soupirant. Pourvu qu’elle ne nous en veuille pas trop longtemps, espéra le jeune mage, en échos avec les pensées de l’elfe.

     Une petite Influence bénigne, et ils ne recommenceraient pas à abuser d’alcool avant un long moment, songea Layne avec un sourire quand elle fut loin. Les jeunes crétins ! Pour une fois qu’elle s’amusait. Mais elle devait reconnaître que leur intervention avait été assez fine, et d’une certaine loyauté. Elle avait découvert que les intentions de son cavalier n’étaient pas compatibles avec les siennes, et cela lui avait permis de s’éclipser sans honte. Et, à vrai dire, l’attention dont elle était l’objet de la part de ses deux amis la remplissait de joie. Elle se dirigea avec un pas de deux vers la tente des filles, où elle s’était faite une confidente d’une jeune cavalière.

 

     Le peuple de Gadis se tenait derrière son chef pour les saluer. Les quatre amis tenaient les rênes des chevaux que les cavaliers leur avaient offert, remerciant encore le chef du clan de l’Ouest. Leurs fontes étaient pleines de cette viande séchée que consommaient les cavaliers lors de longues courses, et ils avaient une direction précise à suivre pour tomber sur le royaume des Nobles. Les membres du clan avaient été déçus quand les quatre compagnons avaient décidé qu’il était temps de repartir, mais avaient respecté leur volonté. Gadis semblait pourtant inquiet.

- Faites attention quand vous chevaucherez de l’autre côté du Byrn, mes amis. Le clan du Sud ne s’aventure que rarement autant à l’Est de son territoire, mais s’il le fait, évitez le comme la peste. C’est un clan violent et barbare, et vos vies ne pèseront que peu face au prix de ces chevaux. Nous avons eu de sinistres échos de leurs récents exploits, et certains murmurent qu’ils prévoient des raids dans les Terres d’Alliance. L’un d’eux serait même devenu mage, selon les plus incroyables rumeurs. Un mage noir comme sa cape, disent-elles.

     Les quatre amis furent pris d’un frisson.

- Oh non, murmura Layne. Pas un autre Thanatos, par pitié. Pas chez des humains, ce n’est pas possible.

     Gadis les regarda avec curiosité, ne comprenant pas la cause de leur violent émoi. Ries fut pris d’une soudaine inspiration.

- Maître Gadis, au nom de l’ancienne amitié qui lie nos deux peuples, et de celle qui nous rapproche maintenant, je vous conjure d’être prudent. Des étrangers parcourent le monde, de sombre machinations cachées derrière leurs paroles. Ne faites jamais confiance à un mage en robe noire et au visage perdu dans l’ombre, et, surtout, méfiez-vous si vous croisez un mage à la peau blanche et aux grandes mains fines. Ses paroles seront emplies de bonté et de compassion, mais ses pensées sont noires comme la mort. Il tissera suspicion et haine dans vos coeurs, et voudra vous conduire à la guerre. Ne le laissez pas prendre de l’influence chez les vôtres, par pitié.

     Gadis inclina la tête, intrigué, puis acquiesça.

- Ne vous inquiétez pas, nous serons attentifs. Nous nous souviendrons de vos avertissements.

- Alors nous allons prendre congé, fit Lilian, en vous remerciant encore de votre gentillesse.

     Les adieux durèrent encore un moment, puis les quatre compagnons montèrent sur leurs chevaux, et les firent partir au trot vers le Sud. Une clameur d’au-revoir monta derrière eux, et ils se retournèrent pour saluer une dernière fois leurs amis.

 

- On maîtrise le cheval, maintenant, se rengorgea Ries, en se tenant au pommeau de sa selle.

     Ils avaient eu un rapide cours d’équitation, indispensable en particulier au nain. Les chevaux et les selles que leur avaient donné les cavaliers étaient destinés aux enfants, mais convenaient parfaitement à leur technique encore hésitante.

- Ouais, c’est toi qui le dit, grogna le nain en rebondissant d’inconfortable manière au rythme du trot adopté par sa monture. - Accompagne les mouvements de ton cheval, intervint Layne. Sinon, je vais devoir passer la soirée à incanter pour soigner ton fessier. - Au fait, demanda Lilian à Grolin, où étais-tu pendant la soirée d’avant-hier ? Je n’ai pas encore eu l’occasion de te poser la question, mis on ne t’a pas vu de la nuit.

- Je n’aime pas la foule, répondit le nain. Je me suis assis à l’écart du campement, et j’ai apprécié une outre de bière en regardant les étoiles.

- Sangdieux, s’exclama Layne. Ces hommes sont donc tous les mêmes ? Ses trois amis sourirent à cette question, et Ries demanda alors à Grolin :

- Pas de migraine, le lendemain ?

- Pas le début d’une, répondit le nain. Hadis m’a expliqué qu’ils mettaient dans cette mixture des racines limitant les lendemains difficiles.

- Tiens tiens, fit Lilian, songeur, en regardant la jeune mage. Comme c’est étrange.

     Une rougeur monta doucement aux joues de Layne, sous le regard pensif de l’elfe et de Ries. Elle explosa soudain.

- C’était mérité ! Bien fait pour vous ! Je ne vous avais pas demandé de me surveiller, d’abord.

     Les chevaux continuèrent leur trot léger, alors que leurs cavaliers étaient couchés sur leurs selles, essayant d’arrêter de rire pour pouvoir reprendre leur souffle. Mais de sombres pensées remplacèrent bientôt leur hilarité, alors qu’ils abordaient la dernière étape de leur longue course vers le sud.

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