6. Tôt le lendemain
Nephtys explora Memphis. Elle ne s’étonna pas de trouver à son ancien emplacement une grande palmeraie parsemée de ruines. Elle se recueillit un instant, puis s’en alla.
Elle arrivait déjà en vue de la capitale, Cairo sur sa carte, la ville aux mille minarets, le centre du Moyen-Orient. Elle accosta à un quai. Un homme basané l’aida à s’amarrer.
- Bonjour, mademoiselle. Puis prendre votre bagage ?
- Mon quoi ?
Son anglais était encore en probation.
- Votre sac.
- Non. Je le garde avec moi.
Il la conduisit à l’intérieur du bâtiment principal. Quatre ou cinq personnes lui souhaitèrent la bienvenue. On l’amena devant un comptoir en pierre, encadré de fines colonnes et de fenêtres en ogive. Les sols étaient revêtus d’une matière désagréable, lisse et synthétique.
- Désirez-vous louer une suite ? demanda un homme au sourire niais, debout derrière le comptoir.
- Une suite ? répéta-t-elle en hochant la tête.
- Puis-je avoir votre nom ?
- Nephtys, répondit-elle.
- Nephtys Matters ?
- Euh...
- Avez-vous une carte de crédit ? Dois-je utiliser l’empreinte de votre père ?
- Mon père, oui.
Il la prenait sans doute pour la fille d’un notable quelconque. Sa réponse sembla le satisfaire.
- Suite Champollion. Nous allons vous conduire à vos appartements.
- Je veux que mon voilier soit en état de partir.
- Bien, mademoiselle. Est-ce qu’on viendra vous rejoindre ?
- Non.
Un jeune homme au costume strict se présenta à elle et la conduisit à une cage exiguë qui se referma sur eux.
- Votre suite est au quatrième, dit-il. La vue est imprenable.
Elle lui sourit. Elle l’intimidait.
- Quel est ton nom ?
- Ahmed.
Il avait un visage agréable et de bonnes manières.
- Ahmed, dit-elle, je vais avoir besoin d’un guide, ainsi que d’un ami dévoué, durant les prochains jours. Puis-je te confier quelques courses ?
Il s’inclina, ravi, tandis que la porte de l’ascenseur s’ouvrait.
- Je suis votre homme !
Il l’introduisit dans une chambre spacieuse et richement meublée, avec salle de bain et terrasse. Elle testa le lit. Elle serait à son aise. Et Ahmed n’avait pas menti : la vue était splendide.
- Tout d’abord, il me faut de quoi écrire, dit-elle.
Le jeune homme ouvrit un tiroir et en sortit un carnet de feuilles blanches et un stylo.
- Je veux à manger. Beaucoup. De la viande, des fruits et des sucreries.
- Je vous fais monter un plateau.
- Et un bain.
- Je vous le fais couler.
Il passa dans la salle de bain et ouvrit les robinets. Nephtys, accoudée à la balustrade, contemplait la ville.
- Je vous souhaite un agréable séjour, dit-il. N’hésitez pas à m’appeler.
Elle le remercia d’un geste et s’installa à son bureau. Sur une feuille vierge, elle traça un symbole aux contours nets. Elle l’avait vu sur le médaillon celte, juste avant sa mort.
Le dessin semblait incomplet. Oui, il manquait des inscriptions. Le médaillon était cerclé de caractères inconnus.
Elle plia la feuille et la glissa dans sa poche. Elle passa dans la salle de bain, ferma les robinets et inspecta les produits qui se trouvaient sur les étagères. Elle en huma plusieurs avant de faire son choix.
On frappa à la porte.
- Entrez ! cria-t-elle en sortant de la salle de bain, couverte d’un peignoir de bain.
Ahmed apportait une desserte chargée de nourriture.
- Ah ! Mon bon Ahmed !
Elle saisit une orange, la porta à ses lèvres et s’assit dans le fauteuil, dos à la fenêtre.
- Connais-tu l’ancienne Memphis ?
- Bien sûr. Elle est un peu plus au sud.
- Qu’est-il arrivé à cette ville ?
- Que voulez-vous dire ?
- A-t-elle été envahie ? As-tu entendu parler d’une catastrophe ou d’un terre qui bouge ? Est-ce que par hasard vous auriez consigné l’histoire de son peuple quelque part ?
- Son peuple ? Le... L’histoire des anciens Égyptiens ? bafouilla le jeune groom.
- Oui, c’est cela. Es-tu versé dans l’art des écritures ?
- Oui.
- Parfait ! Alors ramène-moi des écrits. Des écrits sur Memphis.
- Je vais faire de mon mieux.
Il prit congé. Elle renfila son bracelet et arracha un bout de plâtre du mur. Avec cette craie improvisée, elle traça un cercle au sol et un carré inscrit dans ce cercle. On frappa.
- C’est ouvert. Entre.
Cinq hommes pénétrèrent dans la pièce, armés et patibulaires. Quatre d’entre eux portaient le même uniforme, le cinquième n’était pas arabe. Il avait les cheveux clairsemés, la peau rose et des joues tombantes.
- Qui êtes-vous et que voulez-vous ! s’exclama Nephtys.
- Je suis le propriétaire du Flora.
- Le Flora ? Qu’est-ce que... Oh, le bateau !
- Mon voilier est équipé d’un traceur GPS. Ce n’était qu’une question de temps.
Il la toisa avec mépris, puis ajouta :
- Ces messieurs vont te conduire dans un endroit où tu seras traitée avec tout le respect que tu mérites. Es-tu un genre de sataniste ? Qu’es-tu en train de faire ?
Il mit un pied dans le cercle de la déesse. À sa grande surprise, il fut incapable d’en ressortir.
- Hé ! Quelle est cette sorcellerie ?
- C’est un cercle d’Héka. Les êtres non magiques ne peuvent pas transiter à travers de telles portes.
- Mais les balles oui. Fais-moi sortir immédiatement !
Elle se pencha et effaça une partie du dessin du revers de la main. Il fut aussitôt libéré.
- Ce n’était pas plus simple que ça... dit-elle.
- Qui es-tu ? demanda-t-il, intrigué.
- Je suis Nephtys, déesse de la nuit et de la magie, protectrice des morts et du tombeau d’Osiris. Je suis une nécromancienne. Mon nom signifie « dame de la demeure ».
- Tu n’es pas égyptienne, quel est ce drôle d’accent ?
- Vous non plus vous n’êtes pas égyptien.
- Je suis néo-zélandais. Je m’appelle Trevor Matters. Quant à toi, je ne sais pas pour qui tu te prends, mais il va falloir trouver des excuses plus convaincantes si tu veux te sortir de ce mauvais pas. Que faisais-tu à Qena ? Tu te prostituais, sans doute... Quel âge as-tu ? Vingt ans ?
- J’ai traversé plus d’époques que les pierres de cette bâtisse. J’ai eu le temps de connaître la nature de votre race et je ne suis pas étonnée de voir ce que vous êtes devenus. Les dieux vont purifier cette région.
- Il n’y a qu’un seul Dieu, articula Matters. Et qu’une seule justice divine.
- Oh que non ! Et tu vas l’apprendre à tes dépens !
Elle conjura un orbe de feu, mais Ahmed entra dans la pièce au même moment.
Elle hésita une seconde de trop. Les policiers ouvrirent le feu. L’une des balles lui traversa la main, une autre se ficha dans sa cuisse. Elle se dématérialisa. L’orbe pulvérisa le toit de l’hôtel. Les débris volèrent haut dans le ciel. Ébranlée, Nephtys réapparut et retomba sur le sol. Les autres étaient morts dans diverses positions. Ahmed respirait toujours. Elle se releva, le souleva par un pied et s’envola. En atterrissant dans les jardins, elle se tordit la cheville. La tête d’Ahmed heurta le sol.
- Réveille-toi ! Tu entends ? Réveille-toi. Je ne peux pas te soigner. Je vais t’abandonner. Tu vas mourir.
- Laissez-le mourir, déesse. Sa vie ne vaut rien.
Elle sursauta.
- Qui a dit ça ! gronda-t-elle.
Un vieil Arabe enturbanné la salua.
- Je suis un prêtre d’Osiris, dit-il, et je suis dépositaire du secret des dieux.
- Où est mon frère ?
- Dans le désert. Il a laissé des instructions pour vous. Je vous les transmettrai. Pour l’instant, il faut fuir. Je connais la ville et ses passages les moins fréquentés.
- Prouve-moi qu’il t’envoie.
Il écarta un pan de son habit et révéla une broche en forme de double S, le symbole caché d’Osiris.
- D’accord. Mais j’emmène le garçon avec moi.
- Il va nous ralentir. Il va nous faire repérer.
- Personne ne nous repérera. Je sais me rendre invisible lorsque je le veux.
- Il mourra d’être transporté ainsi. Du haut de votre perfection, vous les dieux ne réalisez pas à quel point les humains sont faibles.
- Il sera fait ainsi que je dis !
- Vos désirs sont des ordres.
Dans le bateau, elle trouva de quoi panser sa blessure. La plaie de sa main s’était refermée, mais pas celle de sa cuisse. Elle fourra quelques vêtements dans son sac, ainsi que des babioles qu’elle espérait troquer.
Elle quitta la cabine, Ahmed sur son épaule.
- Où allons-nous ?
- Suivez-moi.
L’hôtel tout entier brûlait. Ils contournèrent les stationnements privés et débouchèrent dans une rue animée. Le prêtre marchait vite. Ils ne ralentirent que lorsqu’ils furent loin.
Nephtys tenta de mémoriser leur trajet, mais les rues du Caire étaient un vrai labyrinthe. Ils s’engouffrèrent dans une ruelle étroite et furent arrêtés par l’enceinte d’une propriété arborée.
- Grimpe par-dessus la grille, dit-il.
Il lui proposa son aide, mais elle la refusa. De sa main libre, elle s’agrippa à la grille et se hissa de l’autre côté. Le vieil homme, qui était plus vigoureux qu’il n’y paraissait, escalada la clôture à sa suite et atterrit dans l’herbe avec un son mat.
- Nous sommes saufs, dit-il.
Il cogna contre la vitre opaque d’une serre, qui s’ouvrit en laissant apparaître le visage barbu et le nez aquilin d’un homme de race blanche.
- Je vous attendais. Allez dans le puits.
Le prêtre saisit Nephtys par le poignet et la guida vers la margelle d’un petit puits étroit dont l’entrée était obstruée par une plaque en acier. Il déverrouilla le cadenas, souleva la plaque, révélant les degrés d’une échelle de métal.
- Après vous.
Il s’engouffra à sa suite, referma l’orifice et les cloîtra dans les ténèbres.
- Vous serez en sécurité ici, dit le prêtre. Ce sont des souterrains construits par les Arabes. Ils sont de très loin postérieurs à votre ère, mais plus personne ne connaît leur existence aujourd’hui.
La descente lui sembla interminable. Elle posa un pied sur le sol. Il faisait noir comme dans le ventre d’une baleine. Et froid.
- Par ici.
- on dirait un tombeau.
Elle replaça Ahmed sur son épaule. La pièce s’illumina tout à coup, révélant une vaste salle soutenue par des étais et des échafaudages en bois. Un bureau poussiéreux se trouvait en son centre, sur lequel elle distingua un sandwich et un vase. Au sol, une mosaïque représentait une scène qu’elle ne pouvait appréhender dans son entier. Ahmed toussa et sa toux se répercuta contre les murs.
- Il faiblit, dit-elle. Il lui faut un lit.
- Il en aura un dans une minute.
Leur hôte fit son entrée à l’autre bout de la pièce.
- Ah ! Vous voici enfin ! J’ai cru mourir d’impatience.
Il franchit la distance qui le séparait du prêtre en quelques enjambées. Ce dernier lui fit signe de parler un ton plus bas.
- C’est elle... souffla-t-il, presque imperceptiblement.
- Vraiment ?
- Oui. Agenouille-toi immédiatement.
Avec un demi-sourire, il posa un genou à terre.
- Déesse, ma demeure est la vôtre. Ordonnez et j’obéirai !
- Qui êtes-vous ? Je n’aime pas cet endroit.
- Ce sont des tunnels creusés par les Arabes lorsqu’ils furent assiégés par les ottomans, en 1500. Ils y cachèrent des armes et nombre de leurs richesses. Je les ai fait restaurer.
- Qui êtes-vous ?
- On me donne beaucoup de noms. J’en ai oublié la plupart.
- Qui êtes-vous ? réitéra Nephtys, une pointe d’impatience dans la voix.
- Mon vrai nom est Dapos. Je suis né il y a trois mille trois cents ans, dans les Cyclades, en Grèce, à Phylakopi. J’ai été, entre autres, le serviteur de Poséidon, un dieu respecté dans toute la méditerranée et même au-delà.
Nephtys, stupéfaite, s’écria :
- Un survivant !
- Oui. Lorsque vous avez quitté la Terre, nous, vos serviteurs, hommes et femmes, prêtres ou assassins, avons survécu. Un cadeau empoisonné... Vous étiez partis, mais notre corps ne fut pas délivré de votre magie. Nous avons traversé les âges sans subir les effets du temps. Cependant, ne possédant pas vos pouvoirs, c’est avec notre ruse et notre intel¬ligence que nous avons dû combattre.
Le prêtre d’Osiris retira son turban.
- Ne reconnais-tu pas Noka ? dit Dapos. Il a attendu votre retour pendant deux mille ans.
Noka ! Bien sûr ! Osiris utilisait ses services pour garder un œil sur les agissements des pharaons.
- Noka a réuni autour de lui une armée baptisée les phalanges noires. Ses hommes ont fait parler d’eux dernièrement. Noka est un terroriste notoire. C’est pour cela que je ne m’affiche pas avec lui et qu’il n’a pas les clés de ma propriété.
- Ils sont un millier, déclara Noka. Ils campent dans le désert et ne prennent leurs ordres que d’Osiris.
- Puisqu’on en parle : où est mon frère ?
Dapos ramassa un globe translucide sur son bureau et l’examina distraitement. Noka sortit une lettre de sous son habit.
- Il n’a passé que très peu de temps ici. Il m’a chargé de vous retrouver et de vous donner ceci.
Elle prit la lettre que lui tendait le prêtre. Elle était scellée. Bien que sa curiosité fût à son comble, elle n’en laissa rien paraître et rangea la lettre dans sa poche. Noka s’inclina.
- Mon emploi du temps est chargé. Un autre travail urgent pour Osiris. Nous nous reverrons. Vous pouvez loger ici aussi longtemps qu’il vous plaira.
- Nous allons nous occuper de votre ami, déclara Dapos. Si vous voulez bien me suivre...
Elle emboîta le pas au Grec.
- Il est gravement brûlé, fit-il remarquer en égyptien.
- Il ne mourra pas.
Ils passèrent dans une salle propre, couverte de rayonnages et de vitrines, tranchant singulièrement avec l’autre pièce.
- Nous allons l’installer ici. Je ne veux pas qu’on le voie dans cet état. Je vais chercher un matelas et des couvertures.
Dapos revint peu de temps après.
- Écartez-vous.
Il se pencha en avant. Elle se pencha par-dessus lui tandis qu’il soignait Ahmed.
- Que cachez-vous dans ces souterrains ?
- Rien qui n’ait d’importance pour vous.
Il épongea le torse du blessé et coupa de larges bandes de tissu.
- Pour les quelques jours que vous allez passer ici, appelez-moi oncle Henri. Je me fais passer pour un Français.
Il s’essuya les mains.
- Je parle français, dit-elle.
Il enveloppa Ahmed de toutes les couvertures disponibles.
- Pourquoi sa vie a-t-elle autant d’importance ?
- Je ne sais pas. Sans doute un caprice ou mon esprit de contradiction.
Il se releva. Son visage avait la placidité de la pierre. Ses yeux avaient la couleur de la mer Égée.
La maison de Dapos était grandiloquente. Il en avait lui-même dessiné les plans, comme il l’expliqua à Nephtys. Elle était flanquée de dépendances et d’un observatoire. Un trident ornait le hall, souvenir d’une époque révolue. Révolue ? La mer n’était pas si loin... Le sol était veiné de marbre vert. Les plafonds, très hauts, étaient peints de scènes champêtres au sein desquelles s’ébattaient des bergers et des nymphes. Ils montèrent à l’étage. Dapos lui fournit du linge propre et l’invita à le rejoindre lorsqu’elle serait prête.
Elle s’enferma, vida ses poches et ouvrit la lettre d’Osiris avec fébrilité.
Petite sœur,
Si je ne suis pas ici pour t’accueillir en personne, c’est que le temps et les distances ne sont pas extensibles. Je suppose que tu te portes bien. Comment pourrait-il en être autrement ?
Au moment où tu lis cette lettre, j’inspecte la tenue de ma nouvelle armée. Prends tout le repos dont tu as besoin. Profites-en pour t’instruire, puisque c’est ton activité préférée. Il me tarde de te revoir.
Osiris
Elle jeta la lettre sur un fauteuil et s’allongea sur le lit.
Elle accorderait deux jours à Ahmed. Pas un de plus. C’était déjà énorme.
7. Chez Dapos, 13h00
« L’homme n’est que l’intendant des biens des dieux. »
Ptah Hotep, 2500 av J.C
Dapos l’invita à déjeuner en sa compagnie. Elle enfila un short et tee-shirt étriqué. C’était la mode occidentale, dixit Dapos, la mode qui seyait à une jeune française. Elle arrangea sa coiffure.
Un domestique les attendait sur la terrasse couverte, vêtu d’une chemise amidonnée et d’un nœud papillon à pois, une bouteille de vin à la main.
- Serge, je vous présente ma nièce Noémie. Sa visite est pour le moins inattendue.
- Monsieur m’a beaucoup parlé de vous, dit Serge en souriant.
- Oh, je n’en doute pas, rétorqua Nephtys. Mon oncle est très attaché à la famille...
- Un verre de vin, mademoiselle ?
- Appelez-moi par mon prénom. Et non pour le vin.
Serge eut l’air embarrassé.
- Serge est très à cheval sur les conventions, expliqua Dapos.
- Moi aussi, mais je saurais faire une exception... Donne-moi un peu de cette eau qui a l’air fraîche. Je meurs de soif. Quelles sont ces fleurs ?
- Des jacinthes. Je les fais venir de Grèce, par avion. Serge lui servit un verre d’eau.
- Par avion ? Drôle d’idée. Pourquoi as-tu quitté la Grèce ?
- Trop de souvenirs, sans doute. Ce pays a beaucoup changé.
- Je n’y ai jamais mis les pieds du temps de... de mon temps, avoua-t-elle en grec ancien. Mais j’aimais la langue.
Elle se tut un instant.
- Quand Osiris est-il revenu ?
- Il y a deux jours.
- Tu as dit que Noka attendait notre retour. Pourquoi ?
- Oh, en fait, j’ai annoncé votre retour... Je suis devin, une qualité que Poséidon recherchait chez ses hommes.
- Que s’est-il passé après que nous ayons quitté la Terre ? Quitter la Terre. C’était l’expression qu’il avait utilisé ce matin et, de toute manière, elle détestait parler de sa propre mort.
- La guerre. L’hellénisation. L’Égypte a périclité. Rome a envahi la Méditerranée.
- Mais nos temples ? Nos prêtres ?
- Les prêtres ont continué de vous servir, ils ont retranscrit les textes sacrés, mais votre règne n’était plus. Nous avions quitté l’ère des miracles. C’était le Ragnarök. Vous êtes devenus des mythes. Telle que je te vois, Nephtys, tu es un mythe.
- Le Ragnarök ? répéta Nephtys. Qu’est-ce donc ?
- C’est vrai, tu viens d’une époque où l’on avait pas encore fait le tour du monde. Le Ragnarök est une prophétie des peuples du nord. Ils avaient leur propre panthéon. La légende disait qu’une bataille opposerait les géants et les dieux à la fin des temps. Cela entraînerait la chute des dieux et l’avènement d’une nouvelle ère. Vous n’avez pas connu les débuts de votre règne, comment auriez-vous pu en prévoir la fin ?
- Mais ce dieu unique ou plutôt ces dieux uniques...
- Ne te préoccupe pas d’eux. Ce sont des imposteurs. Des idées, des idoles.
- Et toi, Dapos, appréhendes-tu le retour des dieux ?
- Tu n’es pas banale, Nephtys ! Tu sauves des humains et tu t’interroges sur leurs sentiments. Les récits qui narrent tes exploits ne sont pourtant pas des contes pour enfants.
- Ne va pas t’imaginer des choses !
Dapos éclata de rire.
- Je ne faisais que plaisanter.
Elle tenta de percer les pensées du Grec, mais son esprit était hermétique.
- Pourquoi n’as-tu pas rejoint ton maître ?
- Parce que je ne crois plus aux dieux. Je crois aux hommes. Je crois à la science.
Il sourit.
- Vous avez ressuscité un siècle trop tard.
Elle fronça les sourcils.
Après le repas, il la conduisit dans la bibliothèque.
- À peu près tout le savoir du monde est accessible grâce aux livres, à la télévision ou à internet, expliqua-t-il. Ce savoir est vaste. Plus que tu ne peux l’imaginer.
Il saisit une télécommande et alluma l’écran géant qui se trouvait contre le mur.
- C’est un peu comme un tableau vivant.
- Comment fonctionne-t-il ?
- Avec de l’électricité. Rien de miraculeux. C’est une énergie qui circule dans des câbles. C’est elle qui nous procure la lumière artificielle.
- J’aime cet engin !
Lorsque sa main entra en contact avec l’écran, une détonation sourde retentit et l’image disparut.
- Qu’ai-je fait ? demanda-t-elle.
- Je ne sais pas. Tu as provoqué un court-circuit.
- Ah bon ?
Mais Nephtys était déjà ailleurs. Elle détailla un planisphère durant plusieurs minutes, puis passa son doigt sur le pourtour de la Méditerranée.
- Nous sommes ici, dit-elle en désignant Le Caire.
- Oui.
- Et ceci ? Est-ce l’Atlantide ?
- Non. Ce sont les Amériques.
Elle mit ses doigts sur la carte et compta les distances. Dapos la regarda faire avec curiosité. Mais un autre objet avait déjà retenu son attention. Un sabre.
Elle le sortit de sa vitrine et exécuta un ou deux moulinets face à Dapos. La tranche était ornée d’un dragon. Le pommeau en ivoire représentait un visage de femme. La lame mesurait plus de deux coudées, mais elle était d’une légèreté exceptionnelle.
- D’où provient cette arme ?
- C’est un sabre persan.
Une étiquette était attachée à la poignée.
- Apprends-moi à lire ces signes.
- Je n’ai jamais appris à lire à personne. Je ne sais pas si...
- Ne discute pas mes ordres.
Il ravala une remarque cinglante et saisit le sabre.
La leçon fut interrompue par une visite. Dapos accueillit un Arabe souriant qu’il présenta à Nephtys. Il s’agissait de Youssef Ibn Mouhari, le conservateur du musée égyptien, un homme important et un ami de longue date. Nephtys lui serra la main.
- Henri m’a dit que vous étiez passion¬née d’Égypte antique. Et qui plus est, vous parlez arabe !
- Euh... Oui, en effet.
- Il faut absolument que vous passiez au musée. Je me ferai un plaisir de vous présenter les pièces les plus intéressantes...
- Merci. Ce serait avec joie.
- Nous venons de rentrer une fresque nubienne. Une merveille !
- J’imagine...
- Qu’est-ce qu’un musée ? chuchota Nephtys à l’oreille de Dapos.
- Un lieu où l’on entrepose des vieilleries. Cela t’intéressera sûrement.
Nephtys posa beaucoup de questions, notamment au sujet des fouilles de Memphis. Elle demanda à Youssef s’il possédait un ou des médaillons en fer dans sa collection.
- Pas que je sache. Auriez-vous une description plus précise ?
Elle lui montra le dessin qu’elle en avait fait.
- Il faisait partie du trésor de Memphis, dit-elle.
- Curieux...
- Vous le connaissez ?
- Non. Mais je connais quelqu’un qui pourra vous renseigner. Voulez-vous que je lui passe un coup de téléphone ?
- Oh, ce n’est pas urgent.
- Si, si, si, laissez-moi faire !
Youssef sortit un petit parallélépipède argenté de sa poche, le porta à sa bouche et prononça le mot : « Edmonson ».
- Reconnaissance vocale, expliqua-t-il.
- C’est un appareil pour communiquer à distance, précisa Dapos à l’oreille de sa fausse nièce.
- Adam ? Youssef speaking. How are you ? Fine, fine. I am with a friend of mine who is looking for information about an ancient medallion. Yes. B.C. Can I fax you an outline ? Of course. No no no, don’t worry, I’ll wait for your call. Bye.
Il raccrocha.
- Donnez-moi votre document. Ton fax est toujours dans le bureau, Henri ?
- Bien sûr.
Il disparut avec le dessin. Dapos ouvrit une boîte en bois et en sortit un cigare.
- Je ne connais pas cet objet, dit-il, contrit. Je me flatte pourtant d’être versé dans tous les domaines archéologiques.
- C’est une histoire de famille. Rien qui n’ait d’intérêt.
Les brûlures d’Ahmed s’étaient résorbées. Elle le réveilla. Il tourna des yeux fatigués vers elle.
- Vous ? Comment...
- Chut ! fit-elle en posant un doigt sur sa bouche. Tu es encore faible.
- Où suis-je ?
- Chez moi.
- Vous êtes poursuivie par la police. Êtes-vous une criminelle ?
- Non.
- Ma mère doit s’inquiéter. Je dois aller la voir.
- Nous irons la voir ensemble.
- Suis-je mort ?
Elle sourit en se relevant.
- Non. Dors.
8. Le Caire, 11h45
Nephtys se présenta à l’entrée du musée égyptien du Caire et fut conduite dans le bureau de Youssef Ibn Mouhari. Il tenait entre ses mains un animal emmailloté.
- Ah ! Bonjour, Noémie ! Je suis fort aise de vous revoir. Comment allez-vous ?
- Très bien, merci.
- Edmonson m’a envoyé un e-mail ce matin, concernant votre affaire. Il a jeté un œil au dessin que nous lui avons faxé. Voyez par vous-même.
Il tourna l’écran de son ordinateur vers Nephtys, qui tenta d’y lire tant bien que mal ce qui y était écrit. Il traduisit pour elle :
- Cher Youssef Ibn Mouhari, sincères salutations. J’ai étudié ce que tu m’as envoyé. Il se trouve que ce symbole et ce médaillon me sont inconnus. Sincèrement. Adam H. Edmonson, Université de Floride.
Elle leva les yeux. Youssef posa sa main sur la sienne.
- Il est déjà midi. Nous discuterons de tout cela à table. Je connais un très bon restaurant et...
- Et ensuite, nous visiterons le musée, coupa-t-elle.
- Vos désirs sont des ordres.
Youssef l’emmena dans un restaurant non loin du musée, où il avait l’habitude de déjeuner. Sur le chemin du retour, il vanta ses collections.
- Les pièces que je vais vous présenter sont de pure beauté. La plupart ne sont pas encore datées, c’est pourquoi nous ne pouvons les exposer. Et je vais vous montrer l’objet le plus étrange qu’il vous aura sûrement été donné de voir...
Youssef Ibn Mouhari ouvrit un coffre blindé et en sortit des blocs de pierre à chaux, qu’il étala sur une table.
- C’est une fresque très ancienne, déclara-t-il. N’y touchez pas.
Où l’avait-il volé ? Elle n’aurait pu le dire.
- Elle a été repeinte à des périodes différentes. Nous l’avons retrouvée dans les décombres d’un temple, loin dans le désert. Les Égyptiens ont construit profon¬dément dans le Sahara. Regardez. Les prêtres ont cherché à dissimuler les renseignements que contenaient la couche la plus ancienne. Il s’agit probablement d’un texte occulte faisant référence au savoir interdit des égyptiens. Avez-vous entendu parler du Livre d’Héka ?
- Vaguement.
- Il est cité par de nombreux textes, mais pour ce qui est de le lire, c’est une autre histoire ! Héka était la déesse des magiciens. Elle a...
- Tout cela est captivant, mais je préférerais voir des papyrus postérieurs à la XXVIe dynastie. Je suis curieuse de savoir ce que vous avez pu récupérer.
- Nous n’avons que très peu de manuscrits, mais je sais où vous pourrez en trouver. Je puis même vous y introduire. La Bibliotheca Alexandrina a racheté de nombreux catalogues. Et si Khadel vous en laisse la chance, jetez un coup d’œil à la section non classée.
Ahmed se réveilla en sursaut au milieu des ténèbres.
Il se redressa et toucha ses côtes.
- Ohé ! Il y a quelqu’un ? Ohé ! Répondez !
Il se leva et tâtonna les murs pendant plusieurs minutes avant de trouver un interrupteur. La pièce s’illumina. On l’avait installé dans un bureau exotique et rangé. Il contempla les bibelots qui trônaient dans les vitrines : des cendriers, des tournevis et... il en avait vu dans un film : des sextants.
Au mur, il découvrit une carte d’Afrique. Il s’appuya au coin de la table. Il ouvrit la porte et sortit.
Elle rentra chez Dapos, fourbue et de méchante humeur.
- As-tu appris quelque chose ?
- Non.
- Veux-tu un thé à la menthe ?
- Oui.
Elle s’assit et se tourna vers la fenêtre. Serge apporta une deuxième tasse et y versa le liquide ambré. Il la posa devant la déesse.
- Dis-moi, oncle Henri, que fais-tu de tes journées ?
- Je muse. Je flâne. J’ai mes entrées un peu partout dans la ville.
- Noka t’a-t-il mis dans la confidence ?
- Quelle confidence ?
- Des plans de mon frère.
- Non. J’ai simplement accepté de t’héberger, et, je crois, ce fut une erreur. Un parti pris dans une guerre à venir.
- Une guerre ?
- Vous allez lutter pour le pouvoir, comme auparavant. Oh, non pas le pouvoir politique ! Je sais par expérience qu’il ne vous intéresse guère. Vous cherchez le véritable pouvoir : le pouvoir sur les âmes et la destinée humaine. Vous avez compris que la puissance n’est pas de contrôler le monde, mais d’être le monde.
- Tu parles bien de la race divine pour un humain.
- C’est que je l’ai côtoyée autant que j’ai pu côtoyer les hommes. Pour l’instant, vous vous remettez du traumatisme de votre mort. Mais, lorsque les coupables seront désignés et punis, peut-être même avant, je sais que vous rétablirez votre règne. Du moins, vous le tenterez. Malheureusement, ce n’est pas une guerre des dieux que je prévois, mais une guerre entre les dieux et les hommes.
- Il suffira d’un miracle pour les convaincre.
- Ils sont sceptiques et difficiles à impressionner.
- Il suffira d’un miracle.
Dapos ne désirait pas entrer en conflit avec la déesse.
- Au fait, dit-il, j’ai un cadeau pour toi.
Une alarme retentit. Dapos se leva et écarta un pan du rideau de la fenêtre. Derrière se trouvait un petit tableau avec des voyants lumineux.
- Ton ami s’est réveillé.
Dans la pièce ronde où ils venaient de pénétrer se trouvaient des appareils complexes. L’écran d’un oscilloscope luisait et une courbe y évoluait silencieusement. Ahmed, surpris, bafouilla :
- Je... je ne fouillais pas. Je cherchais simplement mon chemin.
Elle lui offrit sa main.
- Ce n’est rien. Suis-moi. Tu as besoin de manger. Et de prendre un bain.
Il regarda cette main tendue avec stupeur. Comme elle voyait qu’il hésitait, elle ajouta :
- As-tu peur de moi ?
- Vous les avez tués, dit-il. Et vous avez failli me tuer aussi.
- Oui.
- Qui êtes-vous ?
- Ne me fais pas attendre. Je n’offre jamais ma confiance qu’une seule fois.
Un magnétisme extraordinaire émanait de cette femme. Ahmed se sentait attiré vers elle comme par le vide.
Il saisit sa main.
- Bien, bien ! Mais...
- Tu m’avais caché cette pièce.
Dapos ne daigna même pas accompagner son mensonge d’un sourire penaud.
- Par mégarde, sans doute.
- À quel genre d’expériences te livres-tu ?
- J’essaie de canaliser la magie comme un courant électrique. En vain. Mais je ne désespère pas. Tu m’as donné à réfléchir.
- Pourquoi ?
- La magie interfère avec l’électricité. Mes résultats sont faussés. Si je veux persister dans cette voix, je dois trouver une nouvelle source d’énergie.
Ahmed se déshabilla et fit sa toilette. Il se rasa et se coupa plusieurs fois. Nephtys entra sans frapper. Le jeune homme était propre. Il avait noué une serviette de bain autour de ses hanches.
- As-tu des visites à faire ? J’ai cru comprendre que tu voulais voir ta mère.
- Je... Oui, j’habite chez elle.
- Alors, cours ! Nous n’avons que peu de temps.
- Mais...
- J’ai remarqué cette ville, sur la carte, Shibin-el-Kom. La connais-tu ?
- Oui.
- Il nous faut des vivres, une pelle et de la corde. Occupe-t’en. Sois discret. Ne mets pas Dapos au courant de mes projets.
- Je préférerais ne pas être mêlé à tout cela. Je... Qui êtes-vous donc ? Un démon ?
- Mon nom est Nebt-Het. Les Grecs m’ont fait connaître au monde sous celui de Nephtys. Je suis une déesse et je commande au feu et aux esprits.
- Une déesse de l’ancien temps ? s’exclama le jeune homme.
- Oui, confirma-t-elle. De l’ancien temps...
- Mais Allah ?
- Oublie Allah ! Je suis ton unique sujet de préoccupation pour les prochains jours. Obéie-moi, tu ne le regretteras pas.
Elle tira les rideaux. Elle sortit de sa poche un petit morceau de craie blanche. Dapos s’en servait pour tracer ses observations à même la pierre. Elle s’accroupit et dessina un cercle et un carré parfait sur le sol. Elle y griffonna quatre hiéroglyphes : Ouser, la force, Dad , la stabilité, Ouaz, l’ardeur et Ankh, la vie.
Les lignes et les hiéroglyphes devinrent ardents. Ils s’animèrent et se déta¬chèrent du sol.
- J’ai appris cela en Afrique, dit-elle. Le sortilège ne dure que quelques jours. Il faut se hâter.
Les lignes s’estompaient déjà.
- Habille-toi.
- Devant vous ?
- Devant moi.
9. Chez Dapos, tard dans la nuit
« J’ai fait la nuit pour l’homme au coeur las. Je voguerai sans ennui dans ma barque ; Je suis le Seigneur des eaux, parcourant le ciel. »
Le livre des deux chemins
Ils quittèrent la maison à pas silencieux.
Ce que Nephtys s’apprêtait à faire, tout comme l’endroit où elle se dirigeait, devait rester secret et elle craignait que le Grec, pour le compte d’Osiris ou de quelque autre dieu, ne la fasse suivre. Elle emportait avec elle le sabre qui, d’une longueur inhabituelle, se cognait dans l’encadrement des portes.
- Il faut suivre Thot.
Elle désignait une constellation brillante.
- Il y a un bus qui... commença Ahmed, mais Nephtys lui fit signe de se taire.
Elle jeta les sacs et la pelle sur son dos et saisit le jeune homme.
- Ce soir, nous allons voler, gloussa-t-elle. I feel romantic.
Ahmed retint un cri de stupeur.
Les jardins et la maison rapetissèrent. En quelques secondes, ils surplom¬bèrent la ville. Elle évita le faîte d’une mosquée et mit le cap vers le nord.
- Aïe ! Je glisse, dit-il.
Elle raffermit sa prise.
- Je ne fais que te porter depuis quelques jours. Heureu sement pour moi, tu n’es pas Apis ! ajouta-t-elle en riant de sa plaisanterie.
Sa première frayeur passée, Ahmed regarda entre ses pieds. L’horizon se découpait nettement contre le ciel. Nephtys bifurqua vers le nord-ouest.
- Je commence à fatiguer, dit-elle. Nous allons nous poser près de cette maison, là-bas.
Ils perdirent de l’altitude et se rapprochèrent du Nil. Les branches d’un arbre frôlèrent Ahmed. Ils atterrirent avec délicatesse sur le sable.
Les lumières de la maisonnée étaient éteintes. Nephtys désigna un cheval, à l’arrière, dans une étable de fortune.
- Nous allons le leur emprunter.
- Nous ne pouvons pas faire cela. Les chevaux coûtent cher. Et puis c’est un cheval de trait...
Elle se faufila discrètement vers l’écurie, ouvrit la porte de la stalle et grimpa sur l’animal.
- Viens, souffla-t-elle.
Il monta derrière elle en maugréant. Elle détacha le cheval et, penchée sur son encolure, murmura quelques mots à son oreille.
- Va, mon brave ! Va !
Le cheval rua et, défonçant le bat-flanc, jaillit hors de l’étable.
Au petit matin, ils arrivèrent en vue de Benha. Ils obliquèrent vers la gauche et s’enfoncèrent dans le delta du Nil. Ahmed perdit bientôt toute notion de leur direction. Nephtys ralentit l’allure. Après quelques minutes, il devina qu’elle était également perdue.
- La végétation a changé, dit-elle.
Elle descendit de cheval. Leur monture, exténuée, s’allongea dans le sable. Nephtys observa la course du soleil.
- S’il n’y avait pas tous ces champs de coton identiques... soupira-t-elle.
Elle tendit une gourde au jeune homme.
- Donne à boire à notre cheval.
Elle continuait de réfléchir, les yeux brillants.
- Et pourtant, il faut bien que je reconnaisse cet endroit. La face du monde n’a pas pu changer à ce point.
Elle ne parlait plus arabe. Ahmed en conclut qu’elle parlait sa langue natale, une langue aux accents longs et traînants. Elle s’éloigna, scruta l’horizon et cueillit une fleur, un lotus.
Elle s’assit dans les herbes.
Elle aimait la fragrance des lotus. Elle était simple et rassurante. Le parfum de son enfance, des jardins et des étangs de son palais. Sa mère suspendait ces fleurs au-dessus de son lit. Nephtys ne se remémorait ses traits qu’avec difficulté. Par contre, elle réentendait souvent le chant des lavandières agenouillées près des bassins, les éclats de voix de son père, le tout-puissant dieu Geb, et le son du sistre provenant du temple proche.
La plupart des anciens dieux étaient morts avant l’essor de leurs enfants. Ils n’avaient assisté qu’aux prémices de la civilisation égyptienne.
Elle retourna auprès d’Ahmed.
- J’ai faim, dit-elle.
Ahmed fouilla dans les vivres et en sortit du pain azyme.
- Où allons-nous ?
- Là où le Nil ralentit sa course.
Ils reprirent la route et chevauchèrent longuement. Nephtys revint sur ses pas deux ou trois fois. Son passager se tenait coi. Ils longèrent un bras limoneux du Nil pendant plusieurs heures. La journée tirait à sa fin. Le soir déclinant projetait leurs ombres sur les eaux bordées de joncs. Elle se décida à faire une halte.
- Nous continuerons notre route demain. Nous ne sommes plus très loin à présent. Installe-toi à l’abri de ce contrefort. Je vais explorer les environs et, peut-être, ramener de la viande fraîche.
Il s’assit. Ses jambes le faisaient souffrir. Il les massa pendant de longues minutes, puis, las, ferma les paupières. Lorsqu’elle revint, il dormait. Elle déposa le cadavre d’un ibis par terre, sortit le sabre de son fourreau, l’étendit sur ses jambes et ramassa une pierre effilée.
10. Plus au sud
« La droiture d’un homme est son monument. »
Sur la pierre d’un tombeau, 2300 ans av J.C
Sellière fut transporté à l’hôpital de Beni-Souef et transféré dans une clinique du Caire. Il n’avait pas mangé depuis quarante-huit heures et souffrait de plusieurs traumatismes graves, dont une fracture au bras. Du sang avait coulé de ses paupières et séché sur son visage. Dans son délire, il parlait de justice divine et de vengeance. Nul ne savait ce qui avait rendu le pauvre homme aveugle.
Le 27 mai à quatorze heures, un lieutenant de police, Iram Malahoui, vint prendre sa déposition. L’égyptologue déclara avoir été enlevé et séquestré par une jeune femme aux cheveux noirs et à la peau mate. Il donna la description du bateau à bord duquel il se trouvait et son nom : The Flora. Il se défendait de rien savoir de plus. Avait-il fait l’objet d’une demande de rançon ? Il répondit par la négative.
Le policier confronta ses notes. Les recherches concernant la mystérieuse étrangère étaient infructueuses et les témoignages difficiles à récolter. Pour ne rien simplifier, le bateau appartenait à un Néo-Zélandais naturalisé, Trevor Spencer Matters, mort deux jours auparavant lors de l’explosion d’un hôtel.
En fin d’après-midi, un inconnu s’enquit de l’état du blessé et demanda à être reçu à son chevet. Malgré ses airs mystérieux, ses longues mèches défaites et son visage hermétique, la réceptionniste accéda à sa requête. Sellière ne reconnut pas sa voix lorsqu’il entra, mais la langue qu’il parlait le fit frissonner des pieds à la tête.
- Bonjour, dit-il en égyptien ancien.
Il fit à peine de bruit en s’approchant.
- Nous avons une amie en commun, dit-il, une femme aux yeux de serpent et aux pouvoirs surprenants. Je sais que vous avez voyagé ensemble. Je sais que vous comprenez ma langue. Je veux que vous me racontiez ce que vous avez vu et ce que vous avez entendu.
Il prit une chaise et s’assit à côté du vieil homme.
***
- C’est ici ? demanda Ahmed.
- Oui.
- Comment pouvez-vous en être si sûre ? Après tout ce temps...
- Le paysage, dit-elle, la position du soleil. Le fleuve était beaucoup plus gros à cet endroit.
Ils s’étaient arrêtés près d’un champ cultivé, au pied d’un caroubier. Le Nil alimentait un lac à un kilomètre en amont, dont l’un des bras formait l’anse où ils se trouvaient.
- L’eau semble être peu profonde, dit Nephtys. Tant mieux. Elle prit la pelle et plongea toute habillée dans le fleuve. Une minute s’écoula, puis deux, puis cinq. Enfin, la tête de la jeune femme creva la surface.
- Passe la corde autour de l’arbre et attends mon signal pour tirer.
Elle noua l’autre extrémité de la corde autour de sa taille. Le fond du fleuve était à quelques coudées. Aucun problème pour la nageuse experte qu’elle était. La circulation de son sang ralentit et son cœur se stabilisa à une trentaine de battements par minute. Elle creusa le sol à côté d’un rocher à demi enfoui. Lentement, elle dégagea un large anneau de métal, y attacha la corde, puis tira deux coups dessus. Elle saisit l’anneau et, prenant appui sur le fond, arracha l’objet à sa prison de vase. Ahmed le hissa sur la rive et poussa une exclamation de surprise.
Il avait ramené un coffre en bronze, nanti de pieds en forme de tête de chacal et d’une serrure rudimentaire, que Nephtys fit sauter d’un coup de sabre. À l’intérieur, ils découvrirent plusieurs rangées de lingots couverts de mousse.
- Il y en a pour trois cents deben d’or, et à peu près autant d’argent, dit-elle. J’ai caché quelques-uns de ces coffres un peu partout dans le pays.
Ahmed vacilla. Elle continua :
- Ce n’est pas énorme, mais cela suffira à couvrir nos frais pour le moment. Et je suis sûre que le coffre vaut son poids en or.
Elle saisit un long objet tubulaire, une sorte d’étui en bois, qu’elle n’eut qu’à presser pour qu’il éclate en morceau.
- Une bénédiction d’Isis, déclara-t-elle, visiblement enchantée, en brandissant un cylindre de métal gravé de signes. C’est un artefact qui dispose d’un grand pouvoir de guérison.
- Qu’allons-nous faire de cet or ?
- L’emporter. Le mettre en sûreté. Il me faut acquérir un certain nombre de choses. Un domaine, des serviteurs peut-être...
- Il faut remplir des papiers pour faire tout cela. Il faut des documents officiels.
- Comme ceci ? demanda-t-elle en sortant un passeport français et un visa égyptien du sac qui ne la quittait jamais.
- Où avez-vous obtenu cela ?
- Cadeau de ce brave Dapos. Regarde, c’est mon visage. Cela s’appelle une « photographie ».
Elle prit quatre lingots d’or et les mit dans son sac. Elle en donna un à Ahmed.
- Je veux que tu retournes au Caire.
- Maintenant ? Pourquoi ?
Il s’était habitué à la présence de Nephtys et ne désirait plus la quitter.
- Surveille la maison de Dapos. Note ses allées et venues. Si tu vois un copte vêtu comme un musulman, un homme enturbanné arborant une petite barbe pointue, suis-le.
Ahmed fit la moue. Elle ajouta :
- Je retournerai chez Dapos. Dans quelques jours, tu me verras. Prends le cheval.
Ahmed hocha la tête, hésita, puis glissa le lingot dans sa chemise.
- Je serais plus rassuré si vous m’accompagniez.
- Mon temps est précieux et la tâche ingrate. Ne crains rien. La volonté de Nephtys te protège.
- Mon oncle possède ce restaurant en ville, dit-il, Chez Abyn. Vous pourrez m’y retrouver facilement.
- D’accord.
Lorsqu’il fut parti, Nephtys glissa l’artefact dans son sac, ainsi que deux lingots d’or, et referma le coffre. Elle repoussa ce dernier à l’eau. Après tout, c’était l’endroit le plus sûr. Personne n’irait fouiller ici, et si Ahmed avait idée de la trahir, il penserait qu’elle avait emmené sa petite fortune avec elle. Elle enveloppa le sabre dans un linge épais et se mit en route.
***
Dapos agitait son verre. Ses sentiments envers Nephtys étaient mêlés.
Nephtys n’avait pas bonne réputation parmi ses semblables. Son passé était peu reluisant. Des quatre enfants de Geb, elle était la moins douée, la moins puissante, et elle avait compensé cette tare par un instinct de survie surdéveloppé. Selon les écrits, elle avait comploté contre Osiris lorsque Seth avait voulu renverser le pouvoir établi, puis s’était finalement ralliée au camp vainqueur. Osiris lui avait pardonné ses égarements et l’avait acceptée dans son palais. Elle était devenue la protectrice du quatrième vase canope, une marque de confiance exceptionnelle. Malgré tout, son mauvais caractère lui avait attiré beaucoup d’ennemis.
Dapos ne connaissait pas particulièrement Nephtys, ni aucun des dieux égyptiens, mais il les avait déjà tous rencontrés, ou presque. Sa vie avait été beaucoup plus longue et enrichissante qu’ils ne le pensaient.
Il en était à ce point de ses divagations lorsqu’on frappa à la fenêtre. Il n’eut pas le temps de lever la tête que Noka s’était hissé à l’intérieur et se servait un verre de porto.
- Que fais-tu ici ?
- J’étais en ville. Je suis passé.
Il s’assit en face du Grec et dénoua son turban.
- La fatigue commence à gagner mes vieilles jambes, dit-il.
- Veux-tu prendre un bain ?
- Non. Je n’ai que peu de temps. Je suis venu m’enquérir de la belle Nephtys.
- Partie. Envolée.
Noka fronça les sourcils.
- A-t-elle laissé un mot ?
- Non. Son départ me navre également.
- En quoi ?
- Elle emporte avec elle un peu de mes biens.
- Oh, je vois... Vers où est-elle partie ?
- Du diable si je le sais ! Elle s’est enfuie à la faveur de la nuit.
Noka étendit ses jambes.
- D’autres dieux sont arrivés en ville. Neith, Khonsou et probablement Mâat. Horus n’a toujours pas rejoint son père. Je ne suis pas au fait des plans d’Osiris. Je suis simplement chargé de contacter Neith.
- Comme tu as contacté Nephtys.
- Oui. Mais mes ordres sont plus clairs concernant Neith.
Dapos observait le reflet que renvoyait son verre sur l’accoudoir. Il n’y avait aucune menace dans les propos de Noka. Simplement de la détermination.
- Des nouvelles du nord de la Méditerranée ?
- Très peu, répondit Noka. Hypérion et son fils ont réinvesti l’île de Rhodes. Atlas a été vu à Athènes. Aucune trace des grands dieux.
- Et... plus au nord ?
Le prêtre d’Osiris fit la moue.
- Je ne vois pas si loin. J’ai contacté Sienne en Europe, mais elle ne reviendra pas avant plusieurs jours.
- Sienne ? Cette incorrigible tueuse ? Elle est encore en vie ?
- Oui.
- Je n’ai aucune confiance en elle.
- Elle est pourtant ma fille, et elle a toute ma confiance.
Dapos se tut pour écouter la rumeur familière de la ville. Le vent était tombé et le seul mouvement perceptible était celui des insectes qui heurtaient la moustiquaire. Il resta silencieux plusieurs minutes, les yeux fixes, puis déclara :
- La nuit est belle. Les nuits d’orient me rappellent Constantinople. Te souviens-tu ?
- Le sang, la poussière, le désert... Comment oublier ? As-tu toujours la cicatrice ?
Dapos ouvrit sa chemise et montra son torse. Une balafre barrait son pectoral droit. Un ancien coup de lance de son ami.
- Brave Dapos, qui arborait les armes de Malte, dit Noka.
Dapos éclata de rire, renversant du porto sur lui.
- Brave Noka, qui s’était converti à l’Islam !
Le prêtre baissa le front.
- C’était un autre temps, alors...
- Oui, un autre temps, répéta Dapos en écho. Un jour, peut-être, nous connaîtrons de nouveau la gloire. Nous toucherons de nouveau le soleil...