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1. Sud de l’Égypte, de nos jours

« Car je suis, en vérité, riche de millions d’enchantements. »

Le livre des morts, chap. X

Nephtys ouvrit les yeux. Il faisait noir. On l’avait allongée sur le dos, jambes jointes, bras croisés. Son souffle rebondissait contre un obstacle dur, à quelques pouces de son visage. Elle écarta ses bras. Ses doigts rencontrèrent une matière froide et familière. De la pierre à chaux. Elle était seule.

Elle souleva le couvercle de sa prison. La dalle bascula sur le côté et, en tombant sur le sol, se cassa en trois ou quatre morceaux. Elle joignit son pouce et son index et invoqua une flamme. Ce qu’elle vit la surprit désagréablement.

Elle s’était réveillée dans ses appartements. Ils avaient perdu leur faste. Les meubles avaient été retirés et les fenêtres et les portes murées. Les fresques, représentant la résurrection d’Osiris et les voyages de Nephtys en enfer, autrefois resplendissantes de céruse, de minium et d’oxyde de plomb, avaient terni.

Elle se pencha. Une colonne gisait dans le bassin asséché. Il n’en restait que des débris et l’abaque à tête de milan, remarquablement conservée. À la place de son lit se trouvait un sarcophage en pierre, dans lequel elle était assise, nue. Elle y promena sa main. Il était rempli de sable, de débris de bandelettes et de bois pourri. À ses pieds, elle vit briller un objet : un bracelet en or et en lapis-lazuli. Son bracelet.

On l’avait donc embaumée.

Elle passa le bracelet à son poignet, se leva et enjamba le rebord du cercueil. Ses articulations craquèrent bruyamment. Elle mit le pied sur quelque chose de doux. Les cinnames et les anémones avaient refleuri.

Elle intensifia la lumière et explora sa chambre, palpant chaque fissure et chaque interstice. Au centre de la pièce était empilé un amas d’objets familiers : des poteries phéniciennes, des flacons de bed , des bijoux en cornaline et des éventails de plumes de pintade, ces oiseaux qu’elle aimait tourmenter lorsqu’elle était enfant. Elle trouva un grand plat en or, l’appuya contre un vase et s’y mira. Elle essuya son menton couvert de sable et, avec le tranchant d’un sabre émoussé, entreprit de raccourcir son épaisse et longue chevelure noire. Satisfaite, elle se releva.

Le plafond était affaissé. Si son palais avait été recouvert par le désert, ce dont elle était persuadée, elle risquait d’être ensevelie vivante. À en juger par l’humidité des murs, elle ne pouvait être à plus de quinze coudées sous terre. Elle calcula les proportions de la chambre. Le risque valait d’être tenté.

Elle recula, s’adossa à un mur solide et fit léviter le sarcophage. Il ferait un parfais bélier. Elle le précipita contre la seconde colonne, par trois fois. Le sarcophage se brisa. Des éclats de pierres fusèrent et rebondirent contre les murs. La colonne, le linteau et le plafond s’éboulèrent dans un grondement tumultueux, libérant une averse de sable et de poussière.

Le sol s’effondra à son tour. Le sable afflua vers le gouffre. Nephtys s’accro¬cha à un bloc de granit pour ne pas être emportée. Prise dans ce sablier géant, elle protégea son visage.

Le vacarme cessa bientôt. Un rayon de lumière, pâle mais net, tombait au centre de la pièce et illuminait le tombeau brisé. Elle se hissa vers l’ouverture. Un air tiède et odorant s’y engouffrait. Un tunnel en forme de cône débouchait à l’air libre, à vingt coudées au-dessus d’elle. Le goulet, bien qu’obstrué par le sable, était assez large pour qu’elle s’y faufile. Elle poussa avec ses jambes et s’envola au sommet de la dune.

Le matin se levait. Là où se dressaient les dépendances du palais était un erg régulier et plat. Une légère dépression sur la droite trahissait l’existence d’une ancienne cour creusée et d’une plantation de grenadiers. Cet endroit ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait connu. Son oasis était morte. Le désert avait recouvert les jardins.

Elle se tourna vers Abydos. L’aura de ce lieu avait fortement changé. Elle perçut également la présence d’un campement humain, un peu plus au nord.

La jeune femme était nue ou presque. Elle ne portait qu’un bracelet bleu et brillant. Elle s’approcha du campement sans crainte.

- Halte ! cria Ahmir. Qui êtes-vous ?

Elle s’arrêta à une vingtaine de mètres d’eux et leur parla un langage incompréhensible.

- We do not understand what you are saying, dit Ahmir.

Elle répéta quelque chose qu’ils ne comprirent pas.

- Probablement une démente.

- Probablement une bonne occasion...

Ahmir défit sa ceinture, ses prunelles dardant la touche d’ombre entre les jambes de la jeune femme.

Elle tordit le bras du premier homme et lui disloqua l’épaule. Le second la saisit par la taille. Elle lui brisa la mâchoire d’un coup de poing.

Elle fouilla les tentes. Ils savaient tisser le lin, tanner le cuir, travailler le métal et le bois. Leurs tentes étaient charpentées et solides. Elle chercha des vêtements et en trouva. Dans un étui en cuir, elle découvrit un objet étrange : un long cylindre en métal enchâssé dans un morceau de bois en forme de crosse et nanti d’un mécanisme complexe. Elle sortit de la tente et brandit sa trouvaille au Touareg à l’épaule démise.

- Fais-le fonctionner !

Il refusa d’y toucher. Elle lui parla en grec, en cartha¬ginois, en assyrien, puis dans toutes les langues sumériennes qu’elle connaissait. Il continuait de bégayer avec frayeur.

Elle fit le tour extérieur du campement. Un réservoir d’eau avait été bâti à l’arrière. Des chevaux, attachés à une longe, paissaient, descellés et brossés. Elle monta sur le plus grand et le guida vers l’endroit où gisaient les deux hommes.

- Voici pour votre outrecuidance ! clama-t-elle.

Elle embrasa le campement.

- Ne remettez jamais les pieds en Égypte si vous ne voulez pas encourir la colère des dieux !

Ce disant, elle talonna les flancs de son cheval.

Elle chevaucha vers Abydos, fière et resplendissante. Le soleil avait dépassé le zénith lorsqu’elle parvint aux abords de la ville. Elle ralentit sa monture et se posta au sommet de la colline avoisinante.

Abydos aussi avait été recouverte par le sable, mais les humains avaient creusé pour l’exhumer. Ils avaient placé des barrières et déplacé les pierres. Au loin, sur sa gauche, serpentait le Nil. L’endroit semblait vide. Elle explora la ville. Elle reconnut chaque rue, chaque pavé, pour les avoir souvent parcourus. Abydos était un lieu d’une magnificence rare, le fruit de nombreux bras et de nombreux siècles. Elle se souvenait des soirées passées en compagnie d’Horus dans les jardins merveilleux de la nécropole, de la douceur de l’air quand le vent se levait et du murmure de l’eau des canaux. Une vague tristesse envahit son cœur.

Ses pas la menèrent devant l’Osiréion , où discutait un petit groupe d’hommes. Elle se plaça derrière eux, sur la grande dalle du temple de Séthi Ier.

- Vous ! lança-t-elle. Pourquoi avez-vous éveillé la colère de Nephtys, déesse de la nuit et gardienne des morts !

Les trois hommes se retournèrent et considérèrent l’apparition d’un air dubitatif. Elle avait croisé ses bras sur sa poitrine.

- Quittez la terre des pharaons ! continua-t-elle. Elle guetta leur réaction. Ils ne bougèrent pas. Ils ne semblaient pas effrayés. L’individu du milieu, un vieil homme barbu, ressemblait à Ouranos. Il portait un haut qui se fermait par le milieu, sur la poitrine, et un bas qui enserrait ses jambes comiquement.

- Connaissez-vous mon nom ? demanda-t-elle.

Il répéta deux mots dans sa phrase.

- Vous n’êtes pas les bienvenus, siffla-t-elle. Cette terre appartient aux dieux du Nil.

- Nom de nom ! s’exclama Sellière. Cette femme parle égyptien ancien !

- Qui est-elle ? Que dit-elle ? demanda Koster.

- Elle dit que cette terre appartient aux dieux du Nil.

Elle s’était rapprochée d’eux. Elle avait des yeux verts et insistants, rayonnant d’un grand éclat. C’était Sellière qui l’intéressait. Koster s’interposa.

- Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? Le site est fermé jusqu’à nouvel ordre. Vous risquez une lourde amende.

- Attendez, Koster !

Sellière avait vu le bracelet au poignet de la jeune femme. Il avait reconnu les hiéroglyphes.

- Le temple de Nephtys... murmura-t-il. Où avez-vous trouvé ceci ? C’est absolument extraordinaire !

- Où ramassé bijou ? demanda le vieil homme.

- Ce bracelet m’appartient. Je suis Nephtys, déesse de la nuit, fille de Geb et sœur d’Osiris, et je préside au monde des morts.

C’était ainsi que les Égyptiens la vénéraient et il fallait que ces hommes comprennent qu’elle ne plaisantait pas.

- Êtes-vous prêtresse de Nephtys ?

- Je suis Nephtys !

- Montrez-moi bijou.

Il chercha à lui voler son bracelet, ce qui la fâcha. Elle l’étreignit. Il s’agrippa à ses bras comme une pieuvre. Les deux autres se précipitèrent vers elle, mais elle les repoussa et ils s’assommèrent contre les marches. De sa main libre, le vieil homme fouillait désespérément dans la poche de son habit. Il en sortit un objet en métal noir, qu’il pointa sur elle.

Il sembla alors à Nephtys que sa tête explosait et elle s’effondra sur le sol.

La tigresse possédait une force surhumaine. Le coup lui avait échappé. Il ne voulait pas la tuer, seulement l’intimider. Il examina sa blessure. Par chance, la balle n’avait fait que l’effleurer. Elle avait ricoché sur la tempe et continué sa trajectoire sans faire de dégât. Il inspecta le bracelet. Il était en or véritable. Koster et son associé n’étaient pas revenus à eux. Sellière courut chercher de l’aide.

Pendant ce temps, Nephtys se réfugia dans le temple de Séthi. Du sang coulait dans ses cheveux et le long de son cou. Elle entendit du bruit de pas et des cris. Trois ou quatre personnes étaient revenues avec le sosie d’Ouranos. Ils la cherchaient probablement. Les traces ensanglantées les mèneraient droit jusqu’ici. Elle s’enfonça plus avant dans le temple et perçut une présence, loin vers l’est, très éphémère, mais très nette. Elle fit appel à tous ses souvenirs pour mettre un nom sur cette aura. Derrière elle, les humains se rapprochaient. Elle se dématérialisa.

Sellière et les autres parcouraient les couloirs du temple.

- Elle est forcément quelque part ! Elle est blessée, il faut la retrouver !

Depuis plusieurs années déjà, Sellière cherchait le temple de Nephtys. Il était surprenant que la sœur d’Osiris, Isis et Seth n’eût aucun lieu de culte propre. Son intérêt pour la déesse l’avait mené jusqu’à Abydos. Il avait creusé tout autour de l’ancienne cité, puisqu’elle était censée renfermer le tombeau d’Osiris. En vain. Deux ans après les premières fouilles, voici qu’une femme se présentait à lui avec un témoignage du culte de Nephtys et qu’elle disparaissait aussitôt !

Nephtys se reforma à l’ouest du site, près de son cheval. Elle aurait volontiers fait s’ébouler le temple sur les humains s’il ne s’agissait d’un monument sacré. Son attention était désormais fixée sur Dendérah.

Elle toucha sa tête et s’aperçut que sa plaie ne saignait plus. Elle enfourcha sa monture.

Le Nil était bordé de champs. Elle remarqua d’étranges traces dans le sable, celles d’un engin à larges roues dentelées. Sur les eaux voguaient des felouques très blanches et très grandes. Quelques femmes tressaient des paniers en osier. Les habitants de la région n’avaient pas un faciès égyptien. Beaucoup d’entre eux portaient la barbe. Ils la regardèrent passer en silence. Elle haussa les épaules et passa son chemin. Au loin arrivait un véhicule insolite.

2. Qena, le lendemain

Elle mordit dans une orange. Le jus coula sur son menton et sur ses vêtements.

Elle était arrivée durant la nuit et avait dormi sous son cheval. Les enfants la suivaient et lui posaient des questions auxquelles elle ne pouvait répondre. On la prenait sans doute pour une folle, avec ses vêtements masculins et sa superbe naturelle. Le souk était fréquenté par une populace hétéroclite. Des marchands exposaient leurs denrées sur des draps bigarrés, tendus à même le goudron. Ils écrivaient sur un tissu étrange, fragile et très blanc. Ils utilisaient un alphabet, comme les Grecs, pour écrire et savaient tracer leurs caractères avec une régularité parfaite.

Elle musarda sous les tentures. Elle avalait le dernier quartier de son orange lorsqu’un homme se présenta à elle.

- Vous suivre moi, dit-il. Vous pas craindre.

- Suivre où ?

- Là. De l’autre côté de rue.

Elle jeta les restes de son orange dans un caniveau et scruta le sommet de l’édifice, un immeuble délabré. Ils traversèrent la rue.

- Par cette porte. Elle attendre vous.

Ils pénétrèrent dans un vestibule en forme de L et grimpèrent plusieurs volées de marches. Sur le dernier palier, l’inconnu ouvrit une porte récalcitrante, sans doute retaillée et mal ajustée.

La pièce contenait une échelle. Au plafond était percée une ouverture qui donnait sur le toit et par lequel elle voyait le ciel. Nephtys se dissocia et se reforma à l’extérieur. Hathor l’attendait en observant la ville, debout, de dos, vêtue d’une robe blanche et or qui tombait jusqu’à ses pieds.

- Bonjour, cousine.

Elle avait noué ses cheveux en une longue tresse. Elle mesurait une tête de plus que Nephtys, qui pourtant n’était pas petite.

- Cousine. J’aime ce mot, dit Nephtys. Il éveille en moi des sentiments d’une grande pureté.

Nephtys détestait la branche aînée de la famille. Hathor haussa les épaules et se retourna.

- Depuis quand es-tu en ville ?

- Ce matin.

- Quand as-tu ressuscité ?

Nephtys ne voulait pas avouer qu’elle s’était réveillée hier matin sous plusieurs milliers de khar de sable. Hathor leva les yeux au ciel.

- À en juger par ta mise, tu as parcouru le désert à la recherche d’eau et de nourriture, tel un animal. Triste spectacle. Je t’ai vu mourir, Nephtys, que tu le veuilles ou non.

- J’ai visité Abydos. Il n’en reste rien.

- Le temps a passé.

- Le temps ne peut pas passer si vite qu’il ait effacé le souvenir de nos noms.

- Ce peuple adore un dieu unique.

- Qui ?

- Je n’en sais rien. Il ne s’est pas manifesté depuis très longtemps. Son culte a pu se perpétuer. Je crois que ces gens sont des envahisseurs perses. Je penche pour la thèse d’un dieu mésopotamien dont le culte aurait dérivé. Son temple ne ressemble à rien de connu. C’est un grand bâtiment avec des tours.

- Quoi qu’il en soit, il faut le détruire, dit Nephtys.

- Je rebâtirai mon palais sur ses ruines.

- As-tu fait d’autres rencontres ?

- Non. Pourquoi ? Tu cherches ton frère ? Tu vas te soumettre à lui ?

- Peut-être. Comment m’as-tu retrouvé ?

Hathor se tourna vers le marché de la ville, en contrebas. Elle disposait d’une vue plongeante sur la ville.

- Je t’ai vue, tout simplement. Tu ne passes pas inaperçue. Où iras-tu ?

- Vers le nord. Vers Memphis. Ou ce qu’il en reste.

- Sage décision.

Hathor avait toujours affectionné cette vallée du Nil. Nephtys abandonnait volontiers cet endroit dont la splendeur était perdue. Ce monde offrait d’autres perspectives. On ne lui reprocherait pas de manquer d’ambition... Pas cette fois-ci.

- J’ai perdu mon temps à remonter le Nil, dit-elle. Il me faut dorénavant le descendre.

- As-tu vu ce que les humains ont fabriqué ? Des navires à voiles qui vont aussi vite que l’air.

- Puis-je t’en emprunter un ?

- Sers-toi.

Hathor désigna le nord.

- J’ai perçu quelques auras, ajouta-t-elle. Elles sont toutes montées vers Memphis.

- Combien ?

- Trois, sans compter la tienne.

- Nous sommes revenus nombreux.

- Oui.

- Au revoir.

- Bon vent, dit Hathor.

Nephtys sauta du toit. Le Nil était sur sa droite. Elle marcha d’un pas alerte vers le port, ignorant les passants.

***

- On a attaqué la mosquée de Qena !

- Pardon ?

- La mosquée de Qena est en flammes. On parle d’une bombe, d’un attentat !

- Voilà une étonnante nouvelle !

Azim entra à son tour sous la tente.

- On a vu une étrangère en ville, aujourd’hui, dit-il. Une jeune femme qui ne parle ni anglais ni arabe.

- La fille ! Azim, dis-m’en plus !

- Elle vient vers nous, monsieur. Elle descend le fleuve en voilier.

Sellière lissa sa barbe épaisse.

- Prépare nos affaires. Nous allons vers Girga.

- Mais la police a envoyé deux bateaux à ses trousses. Cette partie du fleuve est régulée. Les vedettes ne la laisseront pas passer.

Sellière décrocha le combiné du téléphone.

- Nous devons défendre les intérêts de la nation égyptienne, dit-il. Il s’agit d’une découverte archéologique.

- Comment savez-vous qu’elle s’arrêtera à Girga ?

- Parce que c’est ce que je ferais à sa place. Ils nous laisseront quarante-huit heures, pas plus. Nous guetterons les rives du fleuve en amont.

***

La coque du bateau était constituée d’une matière synthétique, très blanche, mais très solide. Les voiles étaient larges. Le vent les gonflait. Elle croisa plusieurs pêcheurs, qu’elle salua d’un signe de la main.

Elle trouva une carte d’Égypte dans un compartiment et l’étudia avec sérieux. Sa route passait par Thinis. Elle ne s’attendait pas à trouver la ville qu’elle avait connue alors, mais elle se souvenait que les berges étaient magnifiques en cet endroit du fleuve.

En milieu d’après-midi, elle s’arrêta dans une crique, ôta ses vêtements et plongea à l’eau. Elle nettoya ses cheveux. Ils étaient chargés d’agrégats de textile et de sang coagulé.

Elle ne dîna pas et ne dormit pas.

 

Le lendemain matin, elle se rendit à Girga, déroba des vivres et but l’eau d’un puits.

À l’extérieur de la ville, trois hommes surgirent et l’encerclèrent en brandissant ces petites armes qui l’avaient déjà blessée. Elle cacha ses victuailles. Une silhouette familière se glissa dans le cercle. Le sosie d’Ouranos.

- Bonjour. Content revoir vous.

Sellière prononçait ses voyelles selon le modèle copte, un dérivé tardif de l’égyptien. La communication, bien que possible, s’avérait néanmoins difficile.

- Encore vous ? Est-ce que vous me poursuivez ? Ce serait une erreur de votre part, sûrement la dernière...

- Vous pas Nephtys, dit Sellière.

- Moi Nephtys et moi tuer toi si toi pas partir avec tes hommes.

- Vous connaissez temple de Nephtys.

- Pourquoi vous intéressez-vous à mon temple ?

Sellière était à cours de vocabulaire. La beauté surna¬turelle de la jeune femme le perturbait.

- Où est votre famille ? demanda-t-il.

- Ma famille morte, petite tête. Laisse-moi passer.

- Donnez-moi bijou.

Il désignait son bracelet.

- Il vient du temple Nephtys, continua-t-il.

- J’ai déjà commis l’erreur de te sous-estimer. Ne me rends pas la politesse.

Azim passa derrière ses deux complices et leur brisa la nuque, puis il tourna son arme vers Sellière.

- Que fais-tu, imbécile ? s’écria l’égyptologue.

- Ligote-le, dit Nephtys.

Azim lui obéit sans rechigner.

- Azim ? Réponds-moi.

Le contremaître, en proie à un effrayant mutisme, ligota Sellière fermement. Nephtys le tua et récupéra son arme. Quelque chose sonna dans la poche de Sellière. Elle lui confisqua l’objet et le jeta dans le fleuve.

- Mon téléphone ! cria-t-il.

3. Sur le Nil

« Les hommes ont été bien pourvus. Le dieu-soleil a fait le ciel et la terre à leur intention. Il a fait l’air pour vivifier leurs narines, car ils sont les images issues de ses chairs. Il a fait pour eux la végétation et les animaux, les oiseaux et les poissons pour les nourrir. »

Le roi Khéti à son fils Merikarê, 2100 av J.C

Trois jours avaient passé. Sellière, assis à la poupe, contemplait Nephtys.

- Pourquoi avez-vous brûlé la mosquée de Qena ?

- Je n’ai pas brûlé la mosquée de Qena. Ne m’attribue pas les exploits des autres.

Il lui avait enseigné les trois langues qu’il parlait couramment. Elle assimilait vite ; il ne répétait jamais deux fois la même chose. Après la première journée, ils furent capables d’avoir de courtes discussions en anglais, en français et en arabe. Elle n’était pas volubile. Elle exigeait souvent qu’il se taise et ne répondait jamais à ses questions. Elle ne mangeait pas ou peu, ce qui sidérait l’égyptologue.

Elle ne connaissait rien au monde moderne, cependant rien ne la surprenait vraiment. Elle avait désigné un avion dans le ciel. Il lui avait expliqué de quoi il retournait. Elle avait haussé les épaules. C’était comme si elle s’était endormie durant les cinq derniers siècles.

Il soupçonnait la jeune femme d’être un enfant du désert, élevé par les Touaregs, puis abandonné dans son jeune âge. Ils passaient les villes en faisant peu d’escales. À chaque fois, elle l’attachait au bateau et disparaissait pendant un demi-heure. Lorsqu’elle revenait, elle avait trouvé des vivres et de l’eau potable. Ils croisèrent quelques bateaux de plaisance et plusieurs vedettes de police. Sellière leur lança des appels au secours, mais elles continuèrent leur route. En réalité, Nephtys avait jeté un voile de répulsion sur le bateau, destiné à éloigner les humains.

Ce matin-là, la jeune femme était de bonne humeur. Elle scrutait le nord avec acuité. Après le déjeuner, elle s’adossa au bastingage et laissa traîner sa main dans l’eau.

- Nous approchons, dit-elle, pensive.

Il hocha la tête. Approcher de quoi ?

- Parle-moi encore de ton dieu, exigea-t-elle.

- Il n’est pas mon dieu, mais le dieu des chrétiens. Et je t’ai déjà dit tout ce que je savais à son propos.

- À quoi ressemblaient ses apôtres ? Avaient-ils la peau mate ?

- Bon sang ! Comment veux-tu que je sache ! Cela s’est passé il y a plus de deux mille ans.

- Tiens la barre.

- Pardon ?

- Tiens la barre.

Il s’exécuta. Elle déplia la carte et l’étudia. Elle la tendit à l’égyptologue.

- Quelle est cette ville ?

- Le Caire.

- Comment faites-vous voler les avions ?

- Avec des réacteurs. Écoute, Nephtys, tu ne pourras pas survivre dans ce monde par toi-même. C’est un miracle que tu sois arrivée jusqu’ici. Je suis prêt à te donner une éducation, à condition que tu me fasses confiance.

- Je ne te donnerai pas ce privilège.

- Quel âge as-tu ? Sûrement pas plus de vingt-cinq ans. Tu apprends vite. Tu es douée.

Elle le fixait de ses yeux de prédateur. Il posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis plusieurs jours :

- Qui t’a appris à parler égyptien ancien ?

- Mes parents.

- Qui sont tes parents ? Quel est ton peuple ?

Elle saisit le revolver et exigea qu’il lui apprenne à s’en servir, ce qu’il se garda de faire. Elle était assez dangereuse sans une arme entre les mains.

- Ces objets-là sont nuisibles, dit-il.

Elle brandit le canon vers la poitrine de Sellière et, armant le chien, dit :

- Qu’à cela ne tienne, je finirai bien par trouver moi-même comment il fonc¬tionne !

- Non !

Le coup de feu était parti. Sellière rouvrit les yeux. Nephtys riait aux éclats.

- J’aime cet engin ! s’exclama-t-elle.

Elle posa un doigt sur ses lèvres, puis se tourna vers Beni-Souef, dont les premières maisons se profilait à l’horizon.

- Il est au-delà de cette ville, dit-elle. Je ne veux pas m’exposer inutilement. Tu seras ma voix et mes jambes.

- Qui as-tu l’intention de tuer ?

Elle ne répondit pas. Elle préférait examiner son nouveau jouet. Il reprit la barre.

- Les vraies déesses n’ont pas besoin d’arme à feu, dit-il.

- Oh que si !

Elle s’étira et posa sa tête contre le bastingage. Sellière vira de bord. Le vent fouetta la voile. Nephtys s’écarta pour éviter la bôme lors de l’empannage.

- Attention à ce que tu fais ! s’exclama-t-elle.

Un peu plus tard, elle lui ordonna de faire halte. Il aban¬donna la barre et la rejoignit.

- Nous descendrons ici, annonça-t-elle.

Elle lui tendit le revolver.

- Mets-le dans ta ceinture.

 

Les contours de son corps s’irisèrent et ses yeux irradièrent une lumière intense.

- Obéis-moi, tonna-t-elle.

Il tomba à genoux.

- Debout !

Des images défilaient dans sa tête. Il vit d’autres temps et d’autres lieux. Du sang, des armées et des cités fabuleuses. Devinant qu’il fouillait dans ses souvenirs, elle les lui bloqua.

« Arrête de résister. Tu ne peux pas lutter contre moi. »

Il se laissa faire. La douleur s’estompa. Le corps de la déesse reposait par terre devant lui, visage tourné vers le ciel. Elle semblait inconsciente. Sous une impulsion étrangère, il la souleva, l’emmena dans la cabine et la posa sur le lit.

« Je me suis dissociée » dit-elle. Sa voix résonnait dans sa tête. « Mon corps restera ici tandis que nous irons à terre. C’est une précaution que je me dois de prendre avec l’individu que je vais rencontrer. En cas de danger, je peux réintégrer rapidement le bateau, à moins que nous nous aventurions trop loin, mais ce ne sera pas le cas. »

- Qui veux-tu rencontrer ?

- Mon frère Seth. Il nous attend. Il a laissé des signes à notre intention.

 

Ils traversèrent un champ. Sellière avait la désagréable sensation de flotter. Ses membres ne lui obéissaient plus.

« Il me faut un moyen de locomotion » dit-elle.

Ils se dirigeaient vers une motocyclette.

« Sais-tu conduire cet engin ? » demanda-t-elle.

- Oui.

« Je vais te redonner une peu de ta liberté de mouvement. »

Sellière sentit qu’on lui retirait une enclume des mains. Il enfourcha la motocyclette, la démarra et mit les gaz vers le sud.

« Tourne à droite, vers les carrières d’albâtre. »

 

Quelques minutes plus tard, ils abandonnèrent le véhicule et poursuivirent leur route à pied. Ils allaient vers le sommet de la colline. Sellière s’essoufflait rapidement. Sa sueur dégouttait dans le col de sa chemise. Elle devait le ménager. Elle l’autorisa à s’asseoir sur un rocher et à reprendre son souffle.

- À quoi ressemblait ton frère ? On le représente souvent comme un animal composite, au corps de lévrier et aux yeux rouges.

« Il est grand et ténébreux. Il est le dieu maudit. »

Nephtys le sortit de sa torpeur et le força à reprendre la route. Le vent s’était levé. Il mit un bras devant son visage pour se cacher du soleil.

« Par-là... » dit-elle.

Ils prirent un chemin rocailleux, qui s’incurvait vers le nord et remontait en pente douce vers les anciennes carrières. Arrivé au sommet, ils regardèrent vers le nord.

- Ha ! Ha ! Ha ! Quel idiot je fais ! s’exclama une voix dans leur dos. J’aurais dû m’en douter...

Sellière se retourna. Une silhouette émergea du jour. Il se tenait debout dans la lumière, mains derrière le dos. Ses longs cheveux gras étaient coiffés de part et d’autre de sa tête et ses yeux noirs, légèrement bridés, brûlaient d’une lueur froide. Une cicatrice barrait son visage anguleux, de son arcade droite jusqu’à sa bouche. Un souvenir du sabre d’Osiris...

- Nephtys et ses tours de passe-passe ! dit-il.

Il s’avança vers eux, menaçant.

- N’approche pas ! dit Nephtys à travers la bouche de l’égyptologue.

Il s’arrêta net et croisa ses bras sur sa poitrine, un sourire aux lèvres.

- La barbe te va plutôt bien.

- Que fais-tu ici ?

- Je t’attendais.

- Tu voyages vite, dit-elle. Où vas-tu ?

- Il faut croire que tu voyages plus vite que moi.

- Ne me fais pas perdre mon temps.

- Tu es pressée ? La patience est une qualité de l’esprit.

- Mon esprit est très bien formé, comme tu peux le voir !

Elle le chassa tandis qu’il essayait de prendre le contrôle de Sellière.

- Tu te débrouilles fort bien. À quelle distance es-tu ? Tu ne peux pas être bien loin pour être aussi puissante.

- Je sais que tu as des projets, Seth. Quels qu’ils soient, j’espère que tu ne m’as pas oubliée.

Il rejeta la tête en arrière.

- Je te reconnais bien là. Toi, la première à m’avoir trahi... Ton audace est démesurée. Mais soit ! laisse-moi te convaincre que ma cause est la meilleure. Je n’ai à cœur, tu le sais bien, que le bonheur de mon peuple.

- Oui, je sais. Où sont les autres ?

Il sourit de plus belle.

- Je l’ignore.

Vrai ou faux ? Elle n’aurait su le dire.

- Je suis aussi démuni que toi, continua-t-il. Enfin, presque... Je suis seulement, comment dire... plus méchant et plus ambitieux. Qu’en est-il d’Osiris ? Peut-être pourras-tu m’éclairer sur ce point. Jusqu’à présent, je n’ai eu de contact qu’avec Rê.

- Rê ? L’as-tu rencontré ?

- En pensée seulement. C’est lui qui m’a contacté. Il a changé. Il est bien plus fort qu’auparavant.

- Qu’en as-tu déduit ?

Il haussa ses épaules.

- Ce séjour dans l’au-delà a sans doute accru ses pouvoirs déjà considérables.

Il se grattait le menton. Elle fronça ses sourcils.

- Je me méfie de lui.

- Dis-moi plutôt si j’ai des raisons de me méfier de toi. Elle n’était pas de taille à affronter les dieux majeurs du bassin du Nil. Elle avait déjà comploté contre Rê en son temps. Seth se servirait d’elle, mais il ne lui ferait jamais confiance. Il connaissait trop bien sa nature.

- Tu devras faire ton choix, et plus tôt que tu ne le crois. À moins que tu ne désires travailler pour toi-même. Ce qui te mettrait dans une situation délicate...

Sellière écoutait la conversation avec intérêt. Soudain, Nephtys tressaillit en lui. Il comprit qu’elle cherchait à s’échapper de son corps sans y parvenir. Il s’était produit quelque chose. Un instant, l’égyptologue perdit contact avec elle et il craignit de se retrouver seul face à Seth. Ce dernier n’hésiterait pas à le tuer s’il n’était d’aucune utilité et... Mais elle était toujours présente, alarmée. Son esprit cognait dans son crâne comme un insecte pris au piège. Elle lui faisait mal.

« Que se passe-t-il ? » demanda-t-il en pensées.

« Je ne peux pas réintégrer mon corps. »

- Ma chère, connais-tu les fabuleuses propriétés du métal ? s’enquit Seth en s’asseyant sur un rocher en forme de siège.

4. Saïs, 649 av. J.C

« Agis pour les dieux, ils agiront pour toi. »

Le roi Khéti à son fils Merikarê, 2100 av J.C

Nephtys entra avec fracas dans les appartements d’Isis, vêtue de sa robe de cérémonie, le front ceint d’un ruban doré et le visage maquillé. La grande déesse prenait un bain parfumé. Nephtys se planta au bord du bassin et croisa ses bras.

- Oui ? fit Isis.

- Moloch refuse de lever le camp. Tout à l’heure, ses hommes ont pillé les cuisines et tué un domestique.

Isis fronça les sourcils. L’esclave qui lui démêlait les cheveux s’écarta. Elle se leva et sortit de l’eau. Nephtys baissa le regard tandis que la déesse enfilait une robe.

- Envoie-lui un avertissement, dit Isis.

- Pour qu’il recommence ?

- Je ne veux pas d’incident ce soir. Nous sommes à moins d’une heure du début des festivités. Envoie-lui un coursier.

- C’est une grave entorse aux lois de la cité, renchérit Nephtys. Je demande l’autorisation de l’expulser de la ville.

- Ne dis pas de bêtises. Vas te préparer, la procession va bientôt se mettre en marche.

Isis s’assit dans un fauteuil en pierre. Nephtys congédia l’esclave.

- Je te coifferai moi-même, dit-elle. Ma toilette est finie.

Elle ramena la masse épaisse des cheveux d’Isis dans sa nuque. Celle-ci se laissa faire en soupirant. Nephtys noua la chevelure avec un ruban et observa l’effet dans le miroir. Isis se leva.

- Nous sommes tous tendus, dit-elle. Mais ces affaires-là doivent être réglées avec tact. On s’apercevra de son absence. Que feras-tu ? Tu mettras Osiris dans une situation délicate.

En reculant, Nephtys se prit les pieds dans une lance. Isis passa sa bague d’opale à son doigt.

- J’ai entendu dire que tu t’étais entichée d’un nouvel esclave. Ce Nubien...

- Malik ? fit Nephtys. Il est dévoué.

- N’oublie pas : nul dieu ne peut s’unir aux mortels. C’est une règle que nous nous sommes donnée il y a fort longtemps et nous la respectons.

- Je lui ferai trancher la tête si cela peut te rassurer.

- Cela me rassurerait.

Nephtys cacha son exaspération sous un sourire placide. Doucement, Isis posa sa main sur l’épaule de sa sœur.

- Tu es ma protégée. Je ne veux pas que tu sois destituée pour avoir failli au code. Ce serait trop triste.

- Je vais donner une bonne leçon à Moloch, peu importent les conséquences.

Isis éclata d’un rire sonore.

- Voilà pourquoi on ne peut pas te faire confiance, Nephtys ! dit-elle. Tu es un poison ! Tu finiras assassinée par des gens que tu as trop ouvertement provoqués et, ce jour-là, personne ne te regrettera ! Ha ! Ha ! Ha ! Laisse-moi à présent ! Je dois m’habiller...

Sans se le faire répéter, Nephtys quitta la pièce.

- Et bonne chance ! lança Isis tandis qu’elle sortait.

Tous les cent ans, au mois de pakhons , les principaux dieux d’Égypte, de Phénicie et de Mésopotamie se réunissaient lors d’un banquet opulent. On y narrait les exploits des derniers siècles, la colère des uns et la folie des autres. Les présents pleuvaient. Chacun voulait faire étalage du faste de sa culture et des richesses de son pays.

Nephtys avait visité Babylone, lors de la dernière commé¬moration, avant la guerre. Babylone était, sans doute aucun, la plus belle ville de la Méditerranée. Saïs, joyau d’Égypte, ne pouvait lui être comparée, ni même Carthage, la puissante colonie tyrienne dont l’invincible armée avait défait les Grecs. Ces derniers étaient invités aux réjouissances, mais ils n’envoyaient généralement qu’une délégation de divinités mineures. Les dieux grecs n’étaient pas nés dans le bassin méditerranéen. Ils étaient venus après la fondation des grandes villes d’Orient, armés et nombreux, et s’étaient installés sur une montagne escarpée au nord de la mer. Astarté, une déesse phrygienne, avait migré chez eux et y était resté. Elle s’était fait connaître là-bas sous le nom d’Aphrodite. En regard des derniers événements entre Achéens et Carthaginois, il était improbable qu’on voie un représentant de Zeus à Saïs cette année.

Nephtys croisa son serviteur dans les couloirs du palais. Zenon lui était fidèle depuis de nombreuses années. Elle avait rallongé sa vie au-delà de la durée de vie moyenne d’un humain. Il s’inclina.

- Apis désire te voir, déesse. Un groupe d’étrangers est arrivée en ville. Ce sont des guerriers aux cheveux dorés. Ils ne parlent aucune langue connue. Peut-être pourras-tu faire quelque chose ?

Elle soupira.

- Escorte-moi jusqu’à lui.

Il ne restait que peu de temps avant la cérémonie. Nephtys avait d’autres préoccupations. Cepen¬dant, les hommes blonds n’étaient pas fréquents dans le pays. Elle suivit Zenon en dehors du palais et traversa la ville pour rejoindre les quais. Apis était chargé de surveiller le commerce extérieur. Ses hommes gardaient les entrées de la ville. Toute personne qui arrivait à Saïs, par voie terrestre ou fluviale, et dont l’identité était douteuse était envoyée sous sa tente.

Le gros homme reposait sur les coussins de son lit, éventé par ses esclaves personnels et entouré de draperies luxueuses. Il dégustait des dattes confites. Il ouvrit une bouche ronde pour souhaiter le bonjour à Nephtys. À côté de lui étaient assis deux hommes aux cheveux de paille et à la moustache tombante.

- Ils sont arrivés tout à l’heure, déclara Apis. Personne ne comprenait un mot de ce qu’ils disaient.

- Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? demanda Nephtys en grec.

- Nous sommes des Celtes, répondit l’étranger, et nous avons quitté nos terres il y a de nombreuses années.

Nephtys ne savait pas où vivait ce peuple.

- Nous avons beaucoup voyagé avant d’arriver ici, reprit l’homme en fixant la déesse. Mais nous n’avons pas abandonné nos dieux.

- Mmh... Et que voulez-vous ? demanda-t-elle.

- Vendre nos services, évidemment. Nous sommes des mercenaires.

- Mais nous ne sommes pas en guerre, répondit Nephtys. Et les villes d’Égypte ont leur propre armée. Vous ne pouvez pas rester ici. Il y a déjà beaucoup trop de monde dans l’enceinte de la cité.

- Oui. Au bas mot, dix mille soldats. Un nombre beaucoup trop exubérant pour défendre une ville...

- Que se passe-t-il ? demanda Apis, qui ne comprenait pas la langue dans laquelle se déroulait la conversation. J’exige des explications !

- C’est un quiproquo, dit Nephtys. Ces gens pensent que nous partons en guerre. Ils ont certainement repéré les troupes qui convergeaient vers la cité et ont voulu en tirer profit.

Elle continua en grec, pour le chef des Celtes :

- C’est une fête religieuse, ici. Vous ne pouvez pas rester. De plus...

Elle pointa Apis du doigt.

- ...cet homme est chargé d’expulser les voyageurs qui n’ont pas pour but de vendre ou d’acheter de la marchandise.

Le chef blond se leva, en proie à une vive agitation.

- On n’expulse pas Frigart le Fort ! lança-t-il.

Il brandit son épée et menaça de frapper Apis. Nephtys leva ses mains et la foudre tomba deux fois sur la tête des deux humains.

- Où sont les autres ? demanda-t-elle.

- Comment oses-tu occire des hommes sous mon toit ! gronda Apis.

- Il te menaçait de son épée !

- Ne suis-je pas capable de me défendre par moi-même ? Es-tu mon chaperon ?

Apis était congestionné par la colère, mais Nephtys ne sourcilla pas.

- J’étais de mauvaise humeur, ils ont payé pour d’autres.

- Tu fais peut-être ce qui te chante dans le palais d’Osiris, renchérit le dieu, mais sous ma tente, corrige tes manières insolentes !

- Je ne m’excuserai pas, Apis, alors ne prononce pas de mots que tu pourrais regretter !

Deux soldats, alertés par les éclats de voix, firent irruption. Apis les remercia. Il savait qu’il était imprudent de fâcher Nephtys. À travers elle, c’était Osiris qu’il fâchait.

Nephtys ramassa la besace du chef celte et l’ouvrit. Elle renfermait quelques objets hétéroclites, dont un médaillon en fer gravé de symboles qu’elle n’avait jamais vus. Elle conçut sur le moment une vive envie de posséder ce bijou, mais le contenu du sac, par décret divin, appartenait à Saïs, et Apis représentait Saïs. Ce dernier récupéra la besace d’un mouvement preste et la glissa derrière son lit. Puisqu’il ne servait à rien d’argumenter, Nephtys inclina froidement la tête et prit congé. Zenon, qui attendait à l’extérieur, se précipita à sa suite.

- Zenon, dit-elle, j’ai une mission à te confier.

De retour dans ses appartements, Nephtys s’allongea sur son lit. Ces allées et venues avaient détruit sa toilette. Elle appela Nan, sa servante, qui l’aida à enfiler une robe de lin bleue et blanche, ornée de motifs ondulés, couvrant la poitrine et les chevilles. Elle posa sur sa tête une tiare en or évoquant un oiseau dont les ailes lui couvraient les oreilles. L’effet ne lui plut pas et elle la reposa sur sa table de nuit. Nan se précipita avec un peigne.

- Fais appeler Malik, dit Nephtys.

On introduisit l’esclave dans la chambre de la déesse. Il se prosterna très bas. Les muscles saillaient de son dos massif. Sa peau noire était huilée et frottée de poudre d’or, comme elle l’avait demandé. Il se redressa lorsqu’elle le lui ordonna, bombant le torse. Ses jambes étaient entravés par une chaîne en métal.

- Je ne suis pas aimée, tu sais, dit-elle.

Le Nubien ne cilla pas. Nephtys s’assit pesamment sur son lit et lui fit signe d’appro¬cher. Il s’agenouilla devant elle. Elle posa son pied sur son épaule nue.

- Lave-le, dit-elle.

Il saisit l’éponge qui flottait dans la bassine près de lui et nettoya le pied de la déesse avec soumission. Il n’osait pas lever les yeux sur elle.

- Je déteste marcher en ville, dans le sable et la poussière.

En replongeant l’éponge dans la bassine, il la renversa. Bafouillant des excuses craintives, il colla son front sur le sol. Elle s’allongea sur le ventre.

- Va chercher le fouet, dit-elle.

Il tressaillit, mais, obéissant, se leva et rapporta un fouet composé de multiples lanières de cuir.

Lorsqu’il fut puni, elle jeta l’instrument sur sa table, à côté de la clepsydre, et se rendit à la fenêtre. Le soleil était bas à l’horizon. Elle enfila des sandales légères.

- Attends-moi ici. Prépare ma chambre.

Elle vérifia sa toilette une dernière fois, puis quitta la pièce.

La foule s’était massée dans les étages inférieurs de la ville, sur les marches des temples, les murs et les toits en pierre des maisons. Quelques hommes avaient allumé des feux, d’autres priaient, d’autres encore se pressaient contre les soldats pour apercevoir les invités. On se bousculait sous les tentures et les porches. Au milieu de la place s’amoncelaient les présents : plats en or, carquois, épées et poignards, statues en ivoire et en lapis-lazuli, peaux de bêtes, bijoux en électrum, têtes de harpon, alênes, ciseaux, lingots de bronze et plumes de paon. Une clameur s’éleva tandis que l’armée de Saïs remontait la rue principale. Le premier char arrivait. Les dieux étrangers étaient les premiers à parader. À son bord, Tanit de Carthage arborait une couronne en argent et un sceptre étoilé. Son escorte était armée d’étranges épées en forme de croissants de lune. La déesse, pâle, était vêtue d’une robe vaporeuse. Ses cheveux sombres retombaient sur ses épaules et scintillaient.

Derrière elle s’avança un dieu babylonien, cheveux et barbe tressés, dont la population ignorait le nom. Sa venue était un signe de paix. Babylone souhaitait développer de nouvelles relations avec l’Égypte. Le dieu était tiré par un char exotique, recouvert d’un métal bleu et brillant. Son nez était mince et droit, son regard vide de toute expression.

Plusieurs divinités carthaginoises étaient présentes, dont Moloch, ainsi qu’un dieu syrien et deux dieux libyens. Le panthéon égyptien fit son entrée. D’abord Satet, puis Sekhmet, Apis et plusieurs divinités secondaires. Nephtys monta sur son char, noir et or, conduit par un membre de la famille de Psammétique Ier. Elle traversa la grande rue et salua son peuple de la main. Elle fut conduite jusqu’aux jardins du palais de Pharaon, entre les lumières des lanternes, où elle observa la suite du défilé du haut d’un balcon.

Vinrent les grands dieux égyptiens. Horus, visage fermé et yeux mi-clos, chevauchait un cheval arabe à la crinière rasée. Il promenait un regard distrait sur l’assemblée. Son torse nu était peint des hiéroglyphes servant à composer son nom. Il portait une tiare à tête de faucon. Ptah, vêtu d’une toge blanche éclatante, le menton relevé, brandissait sa main en faisant le signe d’Osiris. Entourée de sa garde de géants et armée d’une hallebarde de dix coudées de haut, Hathor marchait nus pieds. Seth suivit, penché sur la selle de son cheval de parade tel un vautour, ses cheveux noirs tombant bas. Un sourire narquois flottait sur son visage. Il conduisit sa monture sans se presser, laissant à loisir le peuple l’acclamer.

Nephtys porta sa coupe de vin à ses lèvres et sursauta. Elle recracha un liquide cramoisi et épais sur sa robe.

- Du sang !

Plusieurs voix s’écrièrent :

- Le feu est dans le ciel !

L’astre divin, la barque de Rê, embrasait les nues. Nephtys saisit l’épée d’un soldat et se mit à couvert. Les flammes tombèrent du ciel, détruisant les jardins et les toits. Les tables du banquet furent pulvérisées par une météorite de feu.

Nephtys renversa une tonnelle et écrasa plusieurs pastèques sur son chemin. Comme elle cherchait à s’envoler, elle s’aperçut que ses pouvoirs étaient inopérants. Elle essaya de créer un champ de protection au-dessus de sa tête. Sans succès. Quelqu’un la bouscula. Bastet.

- Il faut fuir ! cria-t-elle dans son oreille.

La terre trembla. Un bloc d’albâtre s’arracha du mur et tomba aux pieds des deux déesses. Elles s’enfuirent en enjambant les décombres. D’autres gens couraient dans la même direction, des serviteurs affolés et des soldats. Soudain, Bastet hurla. Elle s’affala sur le sol et ne se releva pas. Nephtys s’accouda au parapet de l’escalier. Ses jambes et ses bras ne pouvaient plus la porter. Elle vomit du sang et de bile. Elle étouffait, hoquetait, se débattait. La vie quittait sa chair et elle était impuissante face à ce phénomène. Un objet la frappa dans le dos et la cloua au sol. Un bloc de pierre sans doute. Il lui avait broyé la colonne vertébrale. Elle ne pouvait plus bouger. En regardant à travers les balustres, elle vit Satis, adossé contre un pilier. Isis était près d’elle, allongée sur le sol, les yeux révulsés, ses doigts agrippant un morceau de tissu déchiré.

Nephtys cessa de voir. L’instant d’après, son âme quittait son corps. Elle fut aspirée dans un lieu au-delà du monde connu. Ses dernières pensées tourbil¬lonnèrent en vain dans le néant, puis tout cessa d’exister.

5. Dans les carrières d’albâtre

Seth riait.

Nephtys était otage du corps de Sellière. Seth savait que, à travers l’esprit de quelqu’un d’autre, la déesse aurait du mal à invoquer ses pouvoirs. De plus, elle risquait de détruire le corps de son hôte et, ne pouvant réintégrer sa propre enveloppe, serait condamnée à errer pour l’éternité dans les limbes. Perspective effrayante.

Mais Nephtys était consciente de l’atout qu’elle possédait : le revolver, glissé dans la poche arrière du vieil homme, attendait son heure.

- Vois-tu, disait Seth en faisant les cent pas devant elle, tu as toujours été trop impétueuse. Tu sauras que j’apprends de mes erreurs. Surtout l’erreur stupide de te faire confiance...

- Quel plan ingénieux ! dit Nephtys. Que vas-tu faire de moi ?

- Te mettre en sommeil forcé. Je préfère te savoir ici que dans la nature, petite comploteuse opportuniste !

Il s’agenouilla devant elle, posa sa main pâle sur les paupières de Sellière et lui brûla la cornée des yeux.

Elle percevait un point brillant au-dessus d’elle : le soleil. Une ombre passa. Elle entendit le renâclement d’un cheval et le bruit mat d’une paire de bottes qui frappent le sol. Le nouveau venu s’esclaffa :

- Tu n’as pas changé !

Elle connaissait cette voix. Deux mille ans d’inconscience et sa mémoire la torturait.

- Bonjour, Sobek, seigneur du pays profond, lança-t-elle à tout hasard.

L’aura du dieu devint aussitôt perceptible. Elle avait vu juste.

- Ha ! J’ai ramené ton corps avec moi. Tu dormais comme un ange.

Son corps était ici !

- Oui, il est à quelques pas de nous, répondit-il, devinant sa pensée. Dans un sarcophage en fer.

Le métal repousse les ondes cérébrales. L’esprit ne peut le traverser. Voilà comment elle s’était faite capturée.

Ils venaient de lui offrir le signal qu’elle attendait. Elle tira deux balles dans le torse de Sobek, profitant que son aura était visible, puis déchargea son arme sur Seth. En reculant, elle se prit les pieds dans une branche et tomba sur son bras. L’humérus de Sellière se brisa avec un bruit atroce.

La déesse, ignorant la douleur, se releva. Le revolver avait glissé de ses mains. Elle tâtonna autour d’elle, fébrile. Un objet insolite capta son attention. Elle reconnut le contact froid du métal contre ses paumes et entreprit de défoncer le sarcophage. Dès qu’une ouverture fut percée, son esprit s’y faufila. Elle se réveilla, acheva de détruire le couvercle de sa prison et s’en extirpa.

Sellière râlait, à plat ventre sur le sol, la figure dans le sable. Nulle trace de Seth. Elle ramassa le revolver et se dirigea vers Sobek qui, adossé à un rocher, se vidait de son sang. Il la regarda s’approcher.

- Sauve-moi... marmonna-t-il.

Il pencha la tête. Son crâne rasé luisait au soleil. Son visage était tuméfié.

- Voilà la chose la plus pathétique que j’ai vu depuis longtemps, dit-elle.

Il articula quelque sons inaudibles.

- Pardon ? fit Nephtys.

D’un coin de l’œil, elle guettait l’éventuel retour de Seth. Sobek continuait de gémir. Pour achever de l’humilier, elle écrasa son nez et ses lèvres violacés avec le canon de son arme.

- Quelle ironie, dit-elle.

- Va... Va te faire foutre... balbutia-t-il.

Elle jeta le revolver entre ses genoux.

Blessé, aveugle et misérable, Sellière se traîna vers la lumière. Il trouva une gourde d’eau dans les plis des vêtements de Sobek, la déboucha et la porta à ses lèvres avec fébrilité. Il passa la courroie de la gourde autour de son cou. Son bras lui faisait souffrir le martyre. Seule la clarté du soleil lui permettait de se s’orienter. Il était loin de tout et promis à une mort certaine, cependant, il se mit en route, claudiquant, mains tendues devant lui. Il conçut une haine terrible pour Nephtys, ce qui le maintint en vie durant les jours qui suivirent.

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