Les deux corps à moitié irréels flottent au-dessus d’un paysage doux et lumineux, aussi naturellement que s’il en avait toujours été ainsi. Dilgan n’a plus aucune sensation physique, et n’en a aucunement conscience ; Linoï quant à elle remue faiblement ses bras et ses jambes en petits mouvements extrêmement lents qui, doit-elle penser, améliorent sûrement sa portance dans l’air.
Hébétés de se retrouver dans cette situation, ils s’entre-regardent, sans que ce mouvement ne leur apprenne grand-chose. La jeune fille lâche la main du voleur, et ils se mettent à tournoyer au ralenti sans pour autant s’éloigner l’un de l’autre. Leur ballet aérien est étonnant, mais le spectacle qui s’offre à leur vue l’est sans commune mesure, perchés qu’ils sont sur les nuages.
Une immense ville, qu’on imagine sortie tout droit d’idées préconçues et de schémas idylliques, s’étend à leurs pieds, auréolée de ses murailles et des cercles concentriques de sa banlieue. Les maisons innombrables aux pierres claires côtoient de plus imposants édifices, et tous ces bâtiments émaillés d’îlots de verdure ne sont que des points qui s’impriment au fond de leurs yeux, tandis qu’ils tentent de démêler le réseau incompréhensible de lacets gris et de sombres fils emmêlés en tous sens qui forment le réseau routier de la ville. Leur regard prend du champ, embrassant le fleuve qui arrose le pays de cette cité inconnue, ses jardins tranquilles aux allures de parcs naturels, la grande église qui pointe son clocher vers eux, les bouquets d’arbres minuscules. La forêt, un peu plus loin, étale son tapis vert dans toutes les directions.
Des oiseaux aux plumes sombres volent vers les humains, venus comme pour entretenir des relations de bon voisinage. Ils ne s’approchent pas très près, mais jacassent fort et passent au large, moitié ignorant, moitié souhaitant la bienvenue aux étrangers. Sur la ville, la nuit est tombée ; à présent elle pétille d’éclairages aux teintes diaphanes, et respire l’air nocturne, frais et calme. Le silence ne parvient pas aux oreilles de nos deux amis, ils n’entendent qu’une douce mélodie portée par le vent, et respirent un léger parfum de bonheur, totalement hypnotisés par cette nouvelle scène. Les lumières de la ville dardent leurs rayons vers eux, clignotent comme pour leur faire des clins d’oeil, et elles emportent les jeunes gens au sein de la ville, face aux logis des habitants, une lumière dans une cage d’escalier, un réverbère à demi caché par d’immenses arbres noirs.
Les deux compagnons sentent à présent le bout de leurs pieds frôler le sol, mais ils n’ont aucune hâte de rejoindre le plancher des vaches pour le moment. Linoï observe les derniers passants déambulant parmi les ombres, et les chats en quête d’une petite victime galopant d’une zone éclairée à un recoin obscur. Dilgan flotte à quelques centimètres du sol, au milieu des devantures enténébrées des échoppes, dans lesquelles se devinent tour à tour des bijoux scintillants, des ustensiles de cuisine aux reflets métalliques, une jungle aux mille lianes follement entrelacées indiquant un fleuriste, des mannequins en vitrine portant des robes démodées, des boîtes à chaussure surmontées d’escarpins rouge sang et des bonbonnières, méconnaissables dans l’obscurité. L’échoppe au coin de la rue propose même des boules-souvenirs pleines de neige, et des peluches de Noël ; la ville entière est peuplée de magasins, si vivants comparés aux maisons endormies.
Dilgan se fait une petite frayeur au coin d’une ruelle enténébrée, lorsqu’un matou toutes griffes dehors se jette dans ses jambes en crachant férocement. Le voleur n’encolère pas, malgré la nouvelle déchirure dans son pantalon de toile. Il ne peut qu’éprouver un certain respect tout professionnel envers cet être capable de le suprendre, même si ce n’était pas l’intention de l’animal au vu de la petite boule de poils gris qui a filé dans la ruelle d’en face à une vitesse époustouflante. Dilgan suit des yeux le gros félin, qui trottine gracieusement jusqu’au milieu de la chaussée avant de ralentir, abandonnant la traque.
Le chat se retourne alors, rivant ses grands yeux jaunes à ceux de l’homme qui le regarde si témérairement. Dilgan ne détourne pas son regard pour autant, coutumier qu’il est de ce genre de confrontations silencieuses. Du reste, il ne pourrait peut-être pas... C’est une impression qui s’impose à lui tandis que le regard du chat semble transpercer son âme. Les yeux obsédants deviennent noirs, et encore plus que noirs, comme un puits sans fin dans lequel Dilgan se retrouve en chute libre. Un instant seulement, il n’est plus que ténèbres dévorantes, aspiré par le vide et glacé d’appréhension.
Le moment s’enfuit, et le chat rejoint l’autre côté de la rue, sans plus se retourner cette fois. Dilgan n’arrive à détacher son regard de la forme du chat qu’un long moment plus tard, bien après que sa silhouette ait disparu dans l’obscurité d’un petit passage grillagé. Légèrement honteux à présent, il se secoue et entreprend de finir sa visite de la cité, repassant déjà en revue toutes les idées de mauvais coup que lui inspirent le décor. Un voleur ne perd jamais le nord.
Au détour d’un chemin, Linoï sursaute. Elle a parcouru au hasard les ruelles les plus sombres de la ville, et a été attirée ici par un halo de lumière, mais l’avenue qui se présente devant elle est bien trop éclairée ! Des lanternes se déplacent à un mètre au dessus du sol, à l’intérieur des bâtiments comme en-dehors, de gros ballons lumineux orange, verts, violets et bleus. Ils semblent fureter partout entre les étalages de produits et les caisses, au milieu du désordre apparent qu’est l’agencement des magasins. Sans rien bousculer, ils révèlent chaque objet aux yeux de Linoï, ainsi qu’à ceux de Dilgan, qui se tient appuyé à un poteau à trois mètres du sol, à l’autre bout de la rue. Linoï s’aperçoit tout de suite de sa présence, vole près de lui et demande hargneusement :
<< C’est pas vrai, qu’as-tu encore fait comme ânerie ?!
- Je t’assure que je n’y suis pour rien, lui répond-il rêveusement. Ces boules de lumière sont apparues comme ça, "pouf". Tu ne trouves pas ça fascinant ?
Elle soupire bruyamment et lui rétorque, sourire en coin :
- Alors te voilà magicien ? Ce serait bien pratique, avoir une source de lumière à volonté par une nuit aussi noire ! Encore mieux qu’une lampe torche !
Dilgan ne daigne pas lui répondre. Il trouvait cela très pratique lui aussi, tombant même à point nommé dans ses projets de cambriolage, mais il n’ose pas lui avouer qu’il n’y est vraiment pour rien.
Se lançant des regards amusés, ils regagnent le sol de concert pour pouvoir se concentrer sur la discussion à peine esquissée.
- Et bien tu m’en vois navré, fillette, mais je garde mes secrets de magie pour moi. Et maintenant, du balai, simple mortelle ! >>
Ce que disant, il se retourne et s’apprête à s’éloigner de l’importune ; mouvement qu’il arrête bien vite, à la vue d’un tourbillon, une grande boule de lumière rosée qui prend forme sous son nez. Pris d’un doute, il refait face à la jeune femme, qui affiche à présent son air le plus goguenard.
Dilgan est soufflé, mais il reprend bien vite contenance, tel un vieux matou qui retombe toujours sur ses pattes.
<< Je ne m’abaisserai pas à ce genre de singeries avec une demoiselle aussi distinguée que vous, très chère.
- Dis plutôt que tu n’as pas le cran ! >> réplique-t-elle joyeusement, tout en levant un bras vers le voleur. Une boule de lumière pure enfle rapidement au creux de sa paume, et elle l’envoie vers Dilgan dans un petit gloussement. Celui-ci esquive avec agilité la sphère grosse comme un melon, et la congratule d’un froncement de sourcils appuyé. Cependant Linoï ne se sent pas le moins du monde honteuse de son jeu infantile, et continue à lui envoyer des boules lumineuses de plus en plus rapides, et carrément dotées d’une tête chercheuse après quelques passes. Vite débordé, le voleur perd pied et se fait toucher par les trois dernières boules, qui le traversent de part en part, éclairant au passage certains de ses organes en transparence, et Linoï retient un fou rire devant le spectacle de son foie bleu, son coeur vert et ses poumons des couleurs de l’arc-en-ciel.
<< Et bien vas-y, achève-moi, tu en meurs d’envie, crache le jeune homme d’un ton agacé.
- Allez, c’était juste pour s’amuser, ne sois pas si susceptible ! >>
Avisant sa mine contrite et se doutant de quelque chose vu le manque de réactivité de son aversaire, Linoï lui adresse un sourire en proposant inocemment :
Dilgan ne peut se débarrasser de son air dubitatif, mais il commence à y croire lorsque, levant la main, paume ouverte devant son visage, il y fait naître par la pensée une flamme dorée avec une crête de punk vert pétant, qui ondule et lévite au-dessus de sa peau sans dégager de chaleur. Impressionné, il reste un moment interdit devant la création, puis secoue la main d’un geste énervé pour chasser la flammèche.
<< Je l’admets, tu dois avoir raison. Mais ce feu ne brûle pas, alors à quoi bon ? Je ne peux même pas m’en servir pour t’immoler.
- Regarde !! >>
Linoï tend le bras au ciel, les yeux écarquillés, et le voleur stoppe là ses divagations pyrotechniques pour y jeter un oeil. Il sourit intérieurement ; que c’est beau !
Puis il y jette un deuxième oeil, affolé. Un immense éclair, aux ramifications tordues en fractales élégantes, est imprimé blanc sur noir dans le ciel. Il est assez éloigné pour ne présenter aucun danger pour les deux compagnons, mais il y a un vrai problème : cela fait plusieurs secondes qu’il barre le ciel. Et il n’a pas l’air de vouloir partir. Dilgan croit d’abord à un aveuglement, bien normal après un tel éclair. Il ferme les yeux, les rouvre, les fait tourner dans ses orbites, mais l’éclair est bien fixe, d’un blanc éclatant, et de plus en plus inquiétant.
Linoï commence à gémir. L’air est devenu très lourd autour d’eux. L’éclair bloqué pèse sur leurs épaules de plus en plus, comme la menace sourde et surnaturelle qu’il est. On a l’impression que si l’éclair se remet jamais en route, il explosera dans tout l’espace, allant des plus hautes couches nuageuses jusqu’au centre de la terre, grillant tout sur son passage, et qu’il ne restera rien, que de la lumière blanche aveuglante dans son sillon.
<< Il est en train de se charger, il prépare un overdrive, c’est certain, il faut fuir, ma belle ! Allons nous abriter dans cet immeuble, vite !!
- Oui, cachons-nous >> prononce Linoï d’une voix tremblotante, peu curieuse de découvrir ce qu’est un "overdrive".
Dilgan l’entraîne sous un porche, défonce la porte avec un grand coup de pied, et ils pénètrent dans un appartement vide, toutes lumières éteintes. On y voit quand même comme en plein jour, avec toutes ces lanternes itinérantes et le grand éclair qui barre le ciel. Ils repèrent la table, se cognent durement en voulant se précipiter dessous en même temps, pour se blottir finalement l’un contre l’autre, bien à l’abri... du moins l’espèrent-ils.
Laissant se calmer les battements de leurs coeurs affolés, ils retiennent leur respiration, figés dans une attente nerveuse. Il est devenu évident, maintenant que la tension est beaucoup trop montée, qu’il doit se passer quelque chose, et que cela doit faire mal. Comme pour le confirmer, une horloge égarée dans un des placards sonne trois coups lugubres. Le temps s’arrête, et le monde explose.