Le corps inanimé de Bobby repose sur un lit de feuilles mortes, ses cheveux étalés en couronne dans la boue. Les sanglots de Linoï se sont éteints : anéantie, elle suit des yeux les gouttes de pluie qui forment sur le visage du mort de fausses larmes de douleur.
Des nuées dévalent des cieux ouverts, cascadant sur les épaules des invités à cette funeste cérémonie. Dans ce calme lourd d’humidité, la voix de Dilgan gronde comme un orage, et son imprécation s’élève vers les cieux :
Un frisson traverse l’assemblée, effarouchée à l’idée que le ciel pourrait prendre ombrage de cette déclaration de guerre ouverte. Dilgan bouillonne intérieurement. Où se cache l’assassin de ce pauvre Bobby ? Où se terre-t-il, ce misérable ? Qu’enfin la justice des hommes - la justice de Dilgan s’abatte sur lui !
<< Commençons par chercher dans ce bâtiment, propose-t-il à la cantonade.
- Dans cet espèce de vieil hôpital désaffecté ? Qu’espères-tu trouver dans un endroit pareil ? >>
La question a surgi du milieu d’une foule de visages livides, qui font à présent face au voleur, et tous sont pendus à ses lèvres. Déjà, ils espèrent trouver en cet étrange personnage la réponse à leurs propres questions existentielles. Loin de se soucier de leur angoisse, Dilgan ne s’intéresse cependant qu’à la bâtisse devant lui.
On ne voit alentour que des murs aveugles, depuis longtemps décrépis. La cour dans laquelle ils se trouvent, peuplée d’herbes folles battant sous la tempête, est cernée par des rebuts de maçonnerie pourris et oubliés. Rien moins qu’engageant, le coin a tout de même l’air assez douteux. Mais Linoï l’imagine mal être un repaire de meurtriers - et puis surtout, d’où vient cette idée de meurtre ? Est-ce qu’elle est vraiment la seule à se le demander ? Dilgan avance d’un pas décidé.
Linoï hoche la tête, désapprobatrice. Quel projet insensé, enfin, traquer un professionnel dans son environnement familier, sans la moindre piste ! Et quel danger ! Les balles font de vrais trous dans la chair, ce n’est plus de la rigolade comme avant. Et puis ça ne ramènera pas Bobby. Et... il fait si froid !
Ils s’engouffrent dans une des quatre entrées, choisie totalement arbitrairement. Linoï essaie de se rassurer :
<< Il fait meilleur ici, finalement...
- Qui t’a dit de venir, toi ?... Pffff... Suis-moi trois pas derrière, et je te préviens, je ne le répéterai pas. >>
Un froncement de sourcils plus tard, Dilgan s’avance dans un couloir sombre et désert, suivi de près par une Linoï qui se fait toute petite. L’éclairage d’un néon tremblotant commence à attaquer les couches superficielles de leurs nerfs, alors qu’ils progressent à pas comptés vers une embouchure sombre.
La porte en simili-plastique face à eux n’a pas dû être ouverte depuis des siècles, mais sans aucune serrure visible, elle ne doit pas être verrouillée, du moins l’espèrent-ils. La clenche n’oppose aucune résistance à la main de Dilgan ; quant à l’ouverture, c’est un échec, à cause du gros meuble sur lequel la porte bloque irrémédiablement. Un filet de lumière dorée passe par l’entrebâillement, qui attire un oeil avide de chaleur, suivi d’un deuxième, noir et aux aguets.
dit Linoï presque gentiment, qui apprécie la pression rassurante contre son dos. Mais son souhait qu’ils restent un petit moment comme ça tourne court dans un bougonnement de son compagnon ("On voit que dalle"), à la suite de quoi il reprend son exploration du couloir en sens inverse. La jeune femme peine à le suivre tant sa démarche est à présent précipitée.
Une nouvelle porte.
lui ordonne Dilgan, excessivement enthousiaste. Dans un grincement de gonds rouillés, elle s’ouvre néanmoins, dévoilant pour nos deux amis un tout nouveau couloir, sans aucun rapport avec celui qu’ils connaissaient jusque là. Sauf pour ce qui est du vide des lieux. Celui-ci est tout brillant, vert hôpital, plafond blanc lisse, et linoléum insipide par terre... Non pas que cela fasse grande différence.
Le couloir ne pourrait pas avoir l’air plus inoffensif, et sans se poser davantage de questions, le duo d’aventuriers poursuit sa progression. Rien de plus semblable à un couloir qu’un autre couloir, surtout quand il ne se passe rien. Les taches de saleté défilent sur les murs à un rythme lassant, ignorant délibérément le souhait des humains qu’elles se succèdent un peu plus vite. Absorbés par leur interminable marche, ceux-ci ne voient même plus les murs aveuglants de morosité qui délimitent leur champ de vision. Le regard cantonné à leurs pieds, ils n’ont plus aucun intérêt pour leur environnement. Même Linoï commence à souhaiter un peu d’action - Dilgan, lui, n’attend que de pouvoir se défouler au moindre prétexte depuis son discours galvanisant sur la vengeance.
Une série de portes sont en vue. Fermées ou à peine entre-ouvertes, rien ne laisse penser qu’elles puissent cacher d’horribles créatures ou de furieux assassins. Cependant, le couloir s’arrête là, et une sorte de tension surgit de cette impasse. Dans une atmosphère de calme à couper au couteau, Dilgan s’arrête au milieu des portes à sa disposition, pour réfléchir un peu, sachant pourtant fort bien que seul le hasard conduira ensuite leurs pas, pour le meilleur ou pour le pire. Linoï, indécise, tourne autour de lui, s’approchant de chaque porte à tour de rôle sans oser les toucher. Déroutée, elle s’arrête finalement, en attente de son compagnon. Leurs regards se croisent, et n’y trouvant rien de spécial, redescendent au sol. Une lutte de volontés s’engage : celles des deux amis, contre celle de tout le bâtiment.
Des bruits de pas décidés annoncent le victoire de l’homme. Linoï se fie au bruit, et sans regarder la direction, s’élance avec Dilgan vers la porte élue. Celle-ci s’ouvre docilement à la première poussée, dévoilant une volée de marches qui courent vers des profondeurs enténébrées. Les deux héros hésitent, ils n’ont pas l’air très convaincus, mais ce n’est rien comparé à l’expression de terreur qu’on va pouvoir lire sur leurs visages dans peu de temps. Le palier à peine franchi, ils n’ont pas le temps de monter une seule marche qu’un long cri lugubre vient leur glacer les sangs. Provenant des étages supérieurs, la plainte ressemble à un hurlement de douleur passé au ralenti. Ils s’immobilisent net et commencent à reculer derrière la porte, espérant que le cri va rapidement s’éteindre.
Le silence revenu, ils ne peuvent plus croire à ce qu’ils ont entendu. Convaincus en un éclair d’avoir halluciné, il leur suffit pourtant de regarder la frayeur sur les traits l’un de l’autre pour sentir à nouveau la voix déchirante leur crever les tympans. Ne sachant à quoi s’en tenir, ils tiennent conseil :
<< On devrait peut-être essayer par ici, au moins on a des chances de tomber sur du monde.
- Tu sais Dilgan, ça ne me dit rien, réplique Linoï. On devrait plutôt explorer cette bâtisse étage par étage, au lieu de courir après le moindre bruit, explique-t-elle sur un ton didactique.
- Je vois, on fait semblant d’être organisés, n’est-ce pas ? >>
Dilgan, sous des dessous ironiques, approuve le choix stratégique de la jeune femme, et la laisse passer devant, feignant la galanterie. Pas très rassurée, Linoï n’hésite pas longtemps et entreprend d’ouvrir toutes les portes en vue : deux escaliers montants, deux autres qui plongent dans les entrailles du bâtiment, un cagibi, quatre couloirs vides peu aguichants, un bureau sordide, des toilettes et un mur de brique sont ainsi révélés.
<< Qu’est-ce que c’est que ça ? Une fausse porte ?
Dilgan est déjà en train de toquer du doigt contre le mur.
- On n’a pas de temps à perdre à démonter des murs, continue Linoï. Il y a de quoi s’occuper pendant un moment, à explorer tout cet étage ! Ne traînons pas ! >>
Linoï s’est attaquée aux toilettes, le plus facile, et effectivement en ressort presque immédiatement. Elle rejoint son ami dans le premier couloir, et calque son allure sur son pas, rapide mais prudent. Après quelques dizaines de mètres, un détour leur dévoile une sorte de salle d’attente, peuplée de fauteuils rembourrés et d’une petite table basse couverte de publicités. Au centre de cette pièce se dressent les parois vitrées d’un bureau plus lumineux que le reste de l’étage. L’éclairage au néon est assez froid, mais quelques touches de couleur agrémentent cette partie du bâtiment, des fresques murales, de petits tableaux, et l’endroit sent le propre. S’approchant de la vitre pour observer l’intérieur de la salle, ils découvrent avec ravissement de la moquette au sol, un bureau en acajou plutôt chic, des étagères bien rangées, et même un luminaire rétro suspendu à un crochet au plafond.
Linoï ne peut résister à l’attrait des livres à reliure dorée qui trônent dans la bibliothèque du fond. Farfouillant dans les épais volumes, elle ne prête plus aucune attention à Dilgan, qui se sent tout à coup un peu seul. Cette pièce trop bien décorée ne lui inspire que de la défiance, encore plus que les tristes couloirs d’auparavant. Prêt à bondir au moindre déplacement d’air qui ne serait pas lié aux exclamations enthousiastes de Linoï, il entreprend de feuilleter sans grande conviction les liasses de documents répandues sur le bureau.
Un grincement retentissant le fait sursauter, et il s’avance aussitôt vers Linoï, en se tenant la tête d’une main là où elle a heurté le lustre. Hébétée, la jeune femme ouvre stupidement la bouche, laissant glisser de sa main un livre à la couverture bleue. L’imposante bibliothèque est en train de pivoter, révélant une porte dérobée à la vitre teintée. Dilgan n’hésite pas un instant, craignant qu’un piège ne se déclenche s’ils tardent à ressortir de la salle, et tourne le bouton de la porte pour pointer un oeil circonspect par l’entrebâillement. Seules les ténèbres l’accueillent, et il ouvre à présent la porte en grand pour faire pénétrer un peu de lumière, mais cela ne suffit pas à démêler les ombres qui habitent cette petite pièce secrète. Pris d’un doute, Dilgan n’ose pas avancer davantage, et c’est sa compagne qui, passant la main dans son dos, fait alors jouer l’interrupteur.
La petite pièce est à peine assez grande pour l’imposante table en poutres de chêne massif, sur laquelle siège la plus curieuse et agréable surprise de ce coin de l’univers : une pièce montée fraise-chantilly totalement démesurée.
est la réaction bien compréhensible de Linoï, qui s’approche pourtant sans le vouloir de cette énorme friandise.
Son compagnon est beaucoup plus tranché : les sourcils froncés, il lui barre le passage du bras tout en scrutant les alentours.
La belle ne se fait pas prier. Ses yeux écarquillés rivés au gâteau, elle semble statufiée sur le seuil de la porte. Seul son teint d’un joli rose laisse deviner une autre raison à cette attitude que l’horreur pure. Dilgan, lui, arpente le bureau à la recherche d’un piège qu’ils n’auraient pas vu la première fois. Pas un seul des chausse-trappes conçus en un éclair par son imagination ne se révèle présent.
Et cela, il n’aurait pas pu l’imaginer... Sauf peut-être dans ses rêves les plus fous. Il y avait un mur devant lui, une porte sur sa droite, qu’il était sur le point d’ouvrir. Il n’a même pas cligné les yeux... Plus rien. Il n’y a plus rien.