Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

 

     Un cri de douleur a échappé à notre voleur, qui ne comprend - comme toujours - pas très bien ce qui se passe.

Sa peau lui envoie des messages de brûlure, sont-ce des coups de soleil ? Du rouge derrière ses paupières closes... Il peut bouger, il remue un bras. Il est environné de liquide. Un liquide chaud, très chaud. Avec... de la mousse par-dessus. Devinant la chose, il ouvre les yeux : c’est un bain délicieusement chaud ; il est allongé dans une fastueuse baignoire à pieds, pleine de mousse blanche et qui sent bon. Reposant sa tête en arrière, Dilgan se laisse aller aux légers remous de la masse liquide qui le porte presque. Croisant ses mains sur son ventre, il essaie, comme à son habitude dans le bain, de faire flotter tout son corps sans plus toucher la faïence. Cela doit être impossible, mais qu’importe, il aime tellement flotter ainsi, comme s’il volait, porté par un nuage.

     Ses yeux se ferment pendant un instant, un instant seulement, car le bruit d’une porte qui s’ouvre les fait se rouvrir précipitamment. Il relève la tête et commence à dire :

<< La salle de bain est occup...

     Un couple est entré dans la salle d’eau et le regarde avec un grand sourire.

- Salut, Dilgan, commence l’homme, un géant de deux mètres, larges épaules, corps fin et musclé, yeux rieurs pailletés de naïveté, barbe finement entretenue, longs doigts agiles.

- Salut,....

- Dilgan, je te présente Bobby, Bobby, Dilgan, alors, tu as préparé à manger ? demande la fille innocemment en regardant Dilgan.

- Bobby, aaaah, oui, bien sûr, on va passer dans la salle à manger, si vous voulez vous donner la peine, oui, je vous suis, tu connais le chemin Linoï. >>

     Linoï ? Bah, peu importe. Dilgan avale sa salive, et les deux autres une fois sortis, il se lève et s’occupe de se couvrir le corps de mousse, le plus possible. Ça a l’air de tenir en place ; il faut en profiter, tant que la couche de mousse ne se désagrège pas.

     Il sort courageusement de la salle de bain, et rejoint Linoï et Bobby, qui sont en train de prendre un plateau dans la pile. Il en prend un aussi, Bobby en est déjà aux entrées, et Linoï se sert en couverts ; elle lui donne une fourchette et un couteau, avant d’aller prendre une salade de carottes. Dilgan n’aime pas les entrées, elles n’ont jamais l’air fraîches, s’il en mangeait une bouchée il s’attendrait à en mourir dans d’atroces souffrances. Bobby se choisit un dessert, Linoï prend une assiette de spaghetti bolognaise - très mauvais choix, si l’on en croit Dilgan - et s’arrête le temps d’un battement de cils pour déposer un baiser sur les lèvres de Dilgan.

     Le couple n’est pas toujours celui qu’on croit. Dilgan prend des pommes noisettes, le seul plat qui ne le fasse pas se sentir suicidaire, avec du poulet qu’il ne compte pas manger ; puis le yaourt intemporel aux fraises, qui garnit toujours n’importe quel assortiment de desserts, et il arrive à la table de ses amis, enfin, de sa petite amie et de Bobby.

<< C’est normal qu’on mange dans une salle de cours ? interroge-t-il à brûle-pourpoint.

- Tant que le réfectoire est en rénovation, on peut manger dans cette salle, répond Bobby obligeamment. >>

     La salle en question doit faire quatre mètres sur huit, mais ce n’est pas important. Les autres amis mangent à la table derrière eux. Envy a amené un gâteau crémeux couvert de pâte d’amande verte, qui a presque l’air moisi, et qu’elle partage néanmoins joyeusement avec sa bande d’inséparables amis. Bobby est en train d’entretenir ses vis-à-vis de ses histoires de coeur, enfin, de ses éternelles peines de coeur, et Dilgan ne l’écoute que d’une oreille - non, franchement, il n’écoute pas du tout depuis le début. Il ne s’est même pas rendu compte qu’il ne s’agit pas d’une peine, cette fois, mais d’une vraie histoire en plein épanouissement, concentré qu’il est sur son délicieux repas. Il saisit pourtant au vol les mots :

, et manque de s’étrangler sur un os de poulet (il ne voulait pas le manger). Au final, il décide de prêter l’oreille au torrent de paroles émanant de Bobby, à l’essoufflement duquel on peut présager qu’il va s’arrêter sous peu, ce qui est d’autant mieux.

<< Voilà, vous êtes tous les deux invités !

- Vraiment, je suis contente pour toi, Bobby ! s’exclame Linoï en souriant. J’adore les mariages !

- Oui, c’est super, ça ! ajoute un Dilgan souriant, heureux que la logorrhée soit finie.

     Bobby a l’air épaté que le jeune homme lui adresse des mots aussi gentils, et son allégresse déborde dans un sourire énorme qui lui fend le visage en deux, d’une oreille à l’autre, et en expansion. Mais il ne dit rien, il a l’air de chercher ses mots, et de les avoir totalement perdus, tous autant qu’ils étaient. Il garde un air béat quelques instants, fixant tour à tour ses deux amis, et sa bouche s’entrouvre, laissant échapper un léger sifflement d’air aspiré. Linoï regarde Dilgan, interloquée, mais Bobby se prend alors la tête dans les mains d’un mouvement brusque, sans cesser de sourire toujours plus largement. Son visage prend un air d’égarement, ses bras retombent et ses yeux se vident ; il ne fixe plus qu’un point situé entre les deux personnes face à lui, et ses traits se contractent ainsi que tout son corps. Dilgan se lève alors, en proie à une frayeur certaine, pour lui toucher l’épaule de la main :

 

     Les muscles de sa nuque et de ses épaules sont tendus à se rompre, et Dilgan a beau tenter de le secouer, il ne paraît pas enclin à bouger d’un pouce.

 

     Linoï se lève en renversant la table, totalement affolée : elle ne respirait plus depuis le début de la crise, et se met à crier des mots au hasard sans chercher à les ordonner. Elle parvient à placer au milieu du fouillis le mot médecin, sans succès aucun. Dilgan ne peut lâcher du regard le pauvre Bobby, son sourire révulsé toujours ancré au visage. Ce dernier se met ensuite à trembler, très régulièrement et de manière incontrôlable, et Dilgan se retrouve tout aussi impuissant à le maintenir en place qu’il l’était à le faire bouger. Bobby a l’air d’une machine en acier au système de déplacement complètement court-circuité, et les hoquets de son souffle saccadé couvrent presque les cris et les pleurs de Linoï. Dilgan retombe sur sa chaise lourdement, mortifié par son impuissance, mais bien décidé à ne pas détourner les yeux devant un être humain endurant une telle souffrance. Du moins est-il aisé de supposer qu’il souffre, bien que ses traits ne figurent aucun sentiment humain. Après une minute de cette insupportable situation, les gesticulations de Bobby ralentissent, et Dilgan voit du sang sur ses tempes, qui s’écoule en bouillonnant de ses oreilles.

     Bobby ne convulse presque plus, il est comme vidé de ses forces. Ses muscles se détendent peu à peu, et Linoï voit son regard vitreux avant que sa tête ne tombe en avant sur son torse. Le sang ne s’écoule plus de ses oreilles, et toute la salle est figée avec lui, l’effroi et l’incompréhension suintant par chaque pore. Les souffles de l’assistance ne se relâchent qu’avec peine, les yeux s’animent, les vivants s’entre-regardent. Seul Bobby reste dans l’outrageuse immobilité de la mort.

 

     Sur ces mots, Dilgan se détourne, dégoûté. Sur le mur, à présent face à lui, une horloge égraine docilement les secondes, et le voleur se demande fugacement combien de tours de la trotteuse il aura fallu pour tuer un homme. Une horloge terriblement banale, en fait, mais la danse circulaire de ses aiguilles est proprement... hypnotique.

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