Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     Linoï cherche le garçon. Ils ont été séparés par un incroyable courant d’air lorsque l’éclair a tout à coup disparu. Linoï ne peut que supposer que le tonnerre a explosé conjointement au déchaînement de lumière qui l’a aveuglée, car ses oreilles ne captent plus le moindre son.

Le souffle les a propulsés aux antipodes l’un de l’autre, ce qui est fort curieux, mais ces détails passent loin au-dessus de sa tête, alors qu’elle ose à peine tendre les bras en tous sens pour tenter de se repérer. La sensation de danger ne la quitte pas d’une semelle. Ils ne doivent pas se perdre dans cet endroit - mais pour cela, c’est un peu tard. Dans un univers aussi imprévisible, comment vont-ils se retrouver ?

"Et pourquoi faudrait-il qu’on se retrouve ? Cet énergumène n’est qu’une source d’ennuis, un scélérat de la pire espèce, qui s’est introduit dans mes rêves par effraction, s’amuse à les saboter et ne cesse de m’insulter par-dessus le marché..." songe-t-elle, cherchant à se convaincre, sans y parvenir tout à fait. Résolue à partir de son côté en quête d’une meilleure fortune, elle fait demi-tour brusquement, et se cogne le front dans la mâchoire de Dilgan, qui arrivait justement à sa hauteur.

<< Fais un peu attention, souffle-t-elle en reculant vivement.

- Tu es trop minuscule, je ne t’avais pas vue, lui renvoie-t-il avec acidité.

     Ils baissent les yeux, un peu tristes de leur conduite.

- Non, je veux dire, on est vraiment maladroits, pardonne-moi. >>

     Ils sourient faiblement et, un peu gênés, se détournent pour lancer des regards inquiets vers la voûte céleste. Plus un éclair en vue... Linoï est visiblement soulagée, et Dilgan rit déjà de leur frayeur passée. Ses fanfaronnades sonnent faux, mais Linoï les apprécie bien volontiers. Son coeur rasséréné la rend joyeuse, et la compagnie de ce garçon dont elle ne sait rien commence à lui plaire. La nuit lui redonne des ailes, et songeant à voler de nouveau, elle se demande si elle peut vraiment se remettre à voler à volonté. Même dans un rêve, ce n’est pas évident.

     Intimement persuadée que ça ne marchera pas, elle préfère néanmoins tenter le coup, et ne sachant trop comment faire, choisit de taper du pied par terre comme Peter Pan. Et elle s’élève d’un mètre, doucement, sans que Dilgan ne s’en rende compte, sans y croire totalement elle-même. Elle interpelle le voleur :

 

     Ce dernier grommelle d’abord par réflexe, mais par acquis de conscience, se retourne pour pouvoir se moquer de la jeune fille. Agréablement surpris, il ne se gausse finalement pas, et son regard se fait envieux.

l’invite Linoï, ravie de se découvrir de nouveaux pouvoirs magiques.

     Le prenant par la main, la jeune fille s’élance avec lui droit vers le ciel, et ils remontent dans les couches plus hautes de l’atmosphère, d’où le regard embrasse la région toute entière. Les sens ravivés par la fraîcheur nocturne, la jeune fille se fait espiègle et tournoie avec grâce autour de Dilgan, qui la suit des yeux sans vraiment tourner la tête - en vérité, ce doivent être ses yeux qui se déplacent autour de son crâne. Elle plane joyeusement, se pique d’accélérer ou de ralentir à chaque instant, se fige dans une torsion du buste et repart de plus belle : on la croirait dans une piscine, la résistance de l’eau en moins, et l’air à respirer en plus. Elle est aux anges et sourit à la ronde si fort que Dilgan en est ébloui. Il s’élance à son tour, pour piquer vers le sol en suivant une trajectoire parabolique de plus en plus horizontale. L’air qui siffle à ses oreilles est maintenant un ravissement, tout comme celui qui dérange ses cheveux et s’insinue sous ses vêtements. Ni froid ni chaud, le vent n’est qu’une caresse, douce et énergique, qui fait vibrer tout son être.

     Linoï le suit à quelque distance, et le voit, les mains plaquées le long du corps, les jambes droites dans l’alignement, comme une bombe lancée à pleine vitesse contre le vent, accélérant encore. A l’approche d’un éperon rocheux, son ami ralentit cependant l’allure, et se laisse rejoindre sans même hasarder le moindre commentaire cynique. Le paysage défile moins vite sous eux, et ce qu’ils voient monopolise toute leur attention. Ils survolent des étendues herbeuses, des collines rondes et de charmants ruisseaux chuintants. Les étoiles s’allument, infiniment loin au-dessus de leur tête, et l’étendue nébuleuse prête à se décrocher pour leur tomber sur la tête les intimide à nouveau. Ils se concentrent sur leur environnement : les voilà entourés par des arbres gigantesques, et le seul bruit qu’ils perçoivent, dominant tous les autres, est celui d’une cascade de quelques mètres dont le flot rejoint avec fracas le bassin à ses pieds. Les gouttelettes mouillent le bras du voleur alors qu’il lévite vers elle ; un rayon de lune illumine le coin, révélant les détails en nuances de gris. Le bassin est formé de rochers sombres et brillants, et les galets alentour couverts de mousses forment comme une petite plage. Le couvert de la forêt se referme sur cet enchantement, et une légère brise détache quelques feuilles sans bruit pour les porter à la surface du torrent.

     Dilgan promène à la ronde des yeux qui n’ont jamais été si grand ouverts, et trouve à quelque distance de là sa compagne d’aventure, en vol stationnaire au-dessus d’un surplomb rocheux ; elle chevauche un magnifique cheval ailé argenté, dont les grandes ailes battent lentement avec un bruissement étouffé. Une vraie princesse, se dit-il, et sans en avoir l’air, il partage entièrement sa vision de rêve, d’un voyage dans les airs sur une créature ailée. D’ailleurs, il se retrouve serrant entre ses jambes l’échine d’un dragon, qui décolle à cet instant dans une puissante poussée de ses ailes crochues.

     Le vol devient plus intéressant, montés sur ces créatures prodigieuses, qui devancent leurs pensées et parcourent les cieux à une vitesse folle. Chaque battement d’ailes les amène à l’autre bout de l’horizon. Le Pégase de Linoï bouge très peu ses ailes, on dirait plutôt qu’il absorbe l’univers devant lui par les naseaux, et ses longs crins blancs font l’effet d’une queue de comète qu’il traîne derrière lui sans effort. Le dragon se tient à sa hauteur, bondissant à chacun de ses majestueux coups d’ailes.

 

     Linoï se sent l’âme guerrière, chevauchant cette fougueuse monture, mais la taille du dragon de Dilgan la fait hésiter, quant à entreprendre des taquineries ou même ouvrir des hostilités amicales contre lui. Pesant le pour et le contre, elle essaie de deviner quelle force habite son cheval, quels pouvoirs magiques il peut posséder par lui-même, mais intérieurement elle est bien forcée d’admettre que ses chances sont minces. Extérieurement, elle commence déjà à aiguillonner Dilgan :

     Mais ses piques sont accueillies assez froidement par le voleur, absorbé par l’euphorie du vol. Linoï se résigne à une tentative désespérée d’attaque surprise, et forme dans sa main une boule de feu. La surprise consiste à rendre la sphère d’énergie brûlante, tout en veillant à ne pas se rôtir la main. Jugeant le résultat satisfaisant, elle la lance de toutes ses forces sur Dilgan, qui entend le projectile au dernier moment et parvient à s’écarter ; son dragon encaisse le coup sans noircir, et ça n’a même pas l’air de lui déplaire. Dilgan, par contre, lance un regard vengeur sur Pégase et sa cavalière, et fait prestement tourner bride à son grand dragon. Linoï verdit, un peu secouée par la lueur meurtrière qu’elle a cru deviner dans le regard du voleur ; mais elle a toujours eu trop d’imagination... Elle voit en tout cas le dragon foncer sur elle, ouvrir sa grande gueule garnie de crocs acérés, mais même si on oublie les crocs, il est surtout à craindre qu’il l’asperge de feu. Le grondement qui s’élève alors ne laisse aucun doute là dessus. Linoï voit la flamme germer au fond de sa gorge, s’épanouir en une gerbe d’enfer et se précipiter sur elle et sa monture. Elle se recroqueville instinctivement, et baissant la tête sur l’encolure de son cheval, elle souhaite très fort qu’il soit doté d’un bouclier magique.

     Non, il est juste invisible. Baissant les yeux encore plus, Linoï voit... En fait, elle ne voit plus rien, seulement la forêt bien loin en dessous, et ça fait un effet assez étrange. Elle ne voit plus son corps ni les flancs de son cheval, qu’elle sent pourtant toujours entre ses jambes. Elle n’a pas le temps de se rendre bien compte, que des flammes brouillent déjà sa vision ; le feu la traverse, aveugle ses yeux, les langues brûlantes l’entourent complètement mais ne peuvent pas la consumer. Puis l’incendie s’éloigne, les flammes dérivent dans l’air derrière elle quelques secondes et s’évanouissent. Le dragon est passé au-dessus d’elle, et lui tourne le dos à présent : elle saisit sa chance, profitant une nouvelle fois de l’effet de surprise pour tirer dans le dos de son ami une boule de feu géante. Mais il l’évite encore, de justesse cette fois, et s’en tire avec quelques cheveux roussis.

<< Je ne m’attendais pas à te revoir intacte dans mon dos, traîtresse, et tu oses m’attaquer deux fois par derrière ! lui crie-t-il en revenant, paradant sur le dos de sa fière monture. Mais dans son for intérieur, le voleur rit jaune, sentant encore la chaleur dégagée par la boule d’énergie qui vient de lui frôler le crâne : en fait de chamaillerie, ç’aurait pu tourner vraiment mal.

- Tu oses bien t’attaquer à une frêle jeune femme, misérable gredin, rétorque Linoï, encore tourmentée par la vision d’une lueur meurtrière dans les yeux de son compagnon de fortune.

- Frêle, je n’y crois pas, et jeune femme, ça reste à voir ! >> plaisante ce dernier en talonnant son dragon, pour s’éloigner à toute vitesse en l’invectivant copieusement. Chassant ses noires pensées d’un haussement d’épaules, Linoï se lance à la poursuite du voleur. Elle se promet d’être un peu plus prudente à l’avenir, et retrouve sans tarder sa légèreté d’esprit.

 

     Bientôt ils arrivent à un relief plus escarpé, où les premières lueurs de l’aube laissent deviner des falaises et des précipices sans fin. Les deux animaux volants ralentissent progressivement, et se posent sur une falaise, non pas la plus haute, mais la plus encerclée de toutes parts par des parois de roche. Tous quatre frémissent d’excitation et dans un silence fasciné, leurs regards se perdent dans les méandres des gorges et les circonvolutions étranges modelées dans la roche. Ce faisant, le soleil point à l’horizon, et leurs yeux se dardent immédiatement à cet endroit, pour se plonger dans la boule de feu qui se dévoile rapidement. Les yeux du dragon sont emplis de ce soleil rouge, ceux de Dilgan et Linoï s’aveuglent à fixer cette lumière déjà trop forte. Leurs regards vont et viennent de l’astre montant aux falaises baignées de rouge, et ils s’amusent d’une myriade de jeux de lumières se déplaçant sur les formes tordues des roches.

     Le soleil est maintenant un grand ovale rougeoyant pendu au-dessus de l’horizon. Il inonde la peau des êtres offerts à son rayonnement, et la lumière ruisselle dans les gorges, se répandant derrière les falaises comme une coulée de miel. Dilgan ferme les yeux ; le rouge derrière ses paupières l’englobe tout entier. L’univers tout entier est rouge sang, flamboyant... brûlant.

 

     Pris d’une soudaine angoisse, le voleur relève une paupière à demi, le temps d’un battement de coeur. Cela n’a pas plus d’importance que le reste, et c’est sans doute un effet d’optique, lié à la chaleur, à l’aveuglement et au torrent d’émotions charrié par son âme, mais Dilgan ne voit que cette ombre qui se découpe nettement sur les premières lueurs du jour. Un être immense, sombre et mystérieux, le regarde fixement, et un sourire malveillant permet au soleil naissant de se refléter sur son énorme croc. Ses yeux glaceraient des coulées de lave, et ils vrillent l’esprit de Dilgan, qui cligne aussitôt et n’arrive plus à rouvrir les yeux. Ses orbites le brûlent atrocement. Une authentique vision de cauchemar... Un rideau noir tombe sur sa conscience.

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