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     Une grande clairière s’étend en cercle parfait depuis ses pieds. Planté au milieu du paysage, droit comme un I, Dilgan cligne des yeux à la ronde, observant avec émerveillement l’orée d’une sorte de forêt enchantée.

Les arbres de toutes parts sont parés de mille couleurs, leurs feuilles délicates scintillent sous un soleil chaud et bienfaisant. La clairière forme une vaste cuvette dont on ne doute pas un seul instant qu’elle soit naturelle, tant cet endroit respire la nature. Le chant des oiseaux et les bruissements et craquements de la forêt emplissent ce petit coin de paradis perdu, comme pour souhaiter la bienvenue à leur visiteur. Dilgan arpente l’herbe drue, s’approchant avec précaution du centre de l’espace dégagé, où paraît trôner l’unique occupante des lieux : une imposante pierre oblongue, légèrement bleutée et veinée de bleu-roi, sûrement déposée là par un géant de conte de fées. Elle ferait presque penser à un oeuf de dragon, ou un banc providentiel. Notre ami s’apprête donc à s’installer sur la pierre, qui à son contact change d’apparence, prenant une teinte pourpre pénétrante. Un fluide improbable s’anime dans les veines colorées, pénétrant et surnaturel.

     Ébahi devant ce prodige, notre voleur en a relâché sa vigilance, ce qu’a dû remarquer la personne qu’il sent tout à coup dans son dos. Distrait par la féérie du paysage, Dilgan en oublie totalement de recouvrer ses instincts de monte-en-l’air, et ne parvient qu’à opérer un lent demi-tour vers l’inconnu..., vers la charmante inconnue, bien peu vêtue, qui le fixe étrangement. Il a le sentiment de la connaître, et elle le reconnaît également dirait-on, mais ses idées sont complètement embrouillées, et il abandonne aussitôt l’espoir de retrouver son prénom. Elle avance vers lui, semblant moins surprise que gênée par cette rencontre. Elle est avenante, gracieuse, et marche avec une sorte de déhanchement hypnotique qui titille la mémoire de Dilgan, à nouveau à la frontière du connu. En réalité, c’est un incapacitant sentiment d’être perdu au sein de ses propres souvenirs qui le domine alors qu’il contemple la jeune femme qu’il est censé connaître, mais dont il ne se rappelle rien de particulier. Finalement, il décide de faire comme s’il la connaissait bien. Le contraire sonnerait faux.

     Elle s’immobilise face à lui, et pendant un temps semble désappointée, hésitant entre lui adresser la parole ou l’ignorer ; puis elle lève les yeux sur lui, et il sent instantanément qu’une barrière s’est levée entre eux. Elle répond à son regard interrogateur par des paroles assez intrigantes :

 

     Ne sachant trop quoi répondre, maintenant qu’à l’évidence ils ne se connaissent pas du tout, Dilgan ne bronche pas et continue à la détailler. Sa taille élancée est merveilleusement mise en valeur par sa courte robe émeraude, de longues boucles auburn cascadent sur ses épaules. Elle a des yeux noirs étonnants, des courbes agréables et une expression épanouie sur le visage. Les entrailles de Dilgan commencent à frétiller un peu, aussi se force-t-il à détourner le regard de la belle demoiselle pour retourner à l’examen de son habitat naturel. Nulle trace d’une source d’eau ou de baies comestibles dans les environs : Dilgan se demande si elle vient d’un village du coin. Pourtant, quelque chose dans l’air lui suggère qu’elle vit véritablement ici. Ses pensées sont interrompues par la voix claire et impérative de la jeune femme qui poursuit :

<< Je m’appelle Linoï. Qui es-tu ?

- Mes amis m’appelle Dilgan. Les autres n’ont jamais eu l’occasion de m’appeler autrement. Où sommes-nous exactement ? Où est... ce Temple ?

- Je me rends ici lorsque j’ai besoin de m’évader et de laisser courir mes pensées. Je viens ici rejoindre mon âme soeur, car bien que je ne l’aie jamais côtoyée, nous partageons tout en ces lieux. Lorsque le sens de la vie m’échappe, je ferme les yeux, et ici, je me sens bien.

     Paroles tant énigmatiques que volatiles, qui s’évaporent à peine prononcées. Dilgan ne se sent pourtant pas perdu en ces lieux accueillants. Venir se régénérer, souffler un peu, s’isoler et être tranquille, pour se mettre au vert, c’est exactement ce qu’on aurait tendance à faire dans un endroit tel que celui-ci. Dilgan, qui n’a pas pris de vacances depuis un long moment, laisse échapper un soupir d’envie.

- Est-ce qu’un tel endroit existe réellement ? Pourquoi suis-je ici ? poursuit-il, poussé par un intérêt mêlé d’angoisse.

- On dirait que tu me demandes comment tu es arrivé ici. Je n’en sais rien, mais je suppose que c’est à cause de moi. Vois-tu, tu es dans mon rêve, alors je suppose que tu es une créature de mon esprit.

- Quoi ? Est-ce que... Tu veux dire que tu m’as imaginé et que je n’existe que dans un de tes rêves ? Absurde ! Tu es folle ! il lui postillonne au visage.

- Allons, calme-toi. (Elle essuie sa joue et s’éloigne de lui) C’est bizarre, car dans mes rêves généralement les personnes ne me parlent pas, sauf peut-être pour me crier dessus, et moi je ne parle jamais c’est certain.

- C’est normal, puisque je ne suis pas un produit de ton imagination !! Je suis Dilgan le voleur, et je ne sais pas ce qu’il se passe ici mais ce n’est pas toi qui es en train d’inventer ce que je dis ! Et ne fais pas comme si tu étais étonnée de m’entendre dire de telles choses, ne fais pas comme si ça venait de toi ! Je ne suis pas ta créature !!

- Étonnant... dit-elle, franchement dépassée par la conversation.

- Je crois plutôt que JE suis en train de rêver et que je rêve de toi ! Tu es dans mon rêve pour réaliser mes fantasmes, cela tombe sous le sens, d’ailleurs je t’ai superbement bien imaginée.

     Linoï le foudroie du regard et se rapproche pour lui crier bien fort :

- Si tu crois qu’on va faire la moindre chose ensemble !! Je ne suis pas là pour toi, d’abord j’étais là avant toi, ensuite c’est MON Temple et tu es un intrus. Et si on ne s’entend pas, je pense que je pourrai te faire sortir de mon rêve tout simplement. Comme ça, tu ne seras plus ici, ce qui nous arrangera tous les deux, et je pourrai continuer à rêver tranquillement !

- Essaie donc, pour voir >> riposte Dilgan, fermement convaincu qu’il est en train de rêver d’une belle jeune femme qui, après s’être montrée pétillante et joueuse, finira par révéler sa douceur et son envie de câlins.

     Mais Linoï l’a pris au mot. Elle fait un pas en arrière, et ferme les yeux. Son visage se fige, et devient totalement neutre. Dilgan, un peu pris de court par sa réaction, fait mine de s’approcher, mais elle l’arrête d’une main levée, paume face à lui. Ses paupières tombent, et la clairière commence à onduler et s’éloigner sous ses cils entrouverts. Le monde devient flou, et une impression de noir profond envahit son esprit, gagnant synapse sur synapse. Au fond, il n’a jamais vraiment cru à toute cette histoire... Sa tête bascule vers l’arrière, vers le côté, heurte un mur, il voit trente-six chandelles et tombe. Et rouvre les yeux.

 

     Rien n’a changé. La jeune fille devant lui rouvre les yeux à son tour, l’air étonné, réfléchissant déjà à un nouveau moyen d’expulser le voleur de son rêve. Sa présence en ces lieux secrets, au début simplement surprenante, commence à se faire franchement gênante, d’autant plus qu’il n’a pas été invité. A quelques pas d’elle, Dilgan reste interdit. Il croyait ne plus revoir cet endroit. Cherchant à reprendre emprise sur lui-même, il fait des yeux le tour de la clairière, l’herbe grasse, le banc, les pierres, Linoï. En fait, elle a changé de manière infime. Leur petite expérience n’a duré que le temps d’un battement de coeur et, pourtant, ils ne se sentent plus seuls au monde, dans ce cocon naturel. Les sens aiguisés du voleur ne l’auront pas déçu cette fois : un être a pénétré leur territoire.

     Il arrive presque aussitôt en vue, frôlant les cimes feuillues alors qu’il plane dans leur direction. Le gros oiseau noir atterrit à quelques pas d’eux, dans un majestueux battement d’ailes, et paraît les fixer de ses petits yeux ronds et brillants. Plutôt pataud sur la terre ferme, il manque un peu de grâce pour un cygne, ce qu’il est manifestement, bien que son regard semble dire autre chose. Intrigués, les deux humains sont tentés de s’approcher pour toucher du bout des doigts cet étrange spécimen. Mais à peine Linoï a-t-elle esquissé un premier pas qu’il s’élance vers l’horizon, dans un grand bruissement de plumes. En quelques secondes, l’image du cygne noir disparaît, happée par le bleu du ciel.

 

     L’apparition a cloué sur place les deux humains. Linoï cherche sans beaucoup de conviction ce que pouvait vouloir leur dire cet oiseau ; elle ne sait pas interpréter les signes. Est-ce un présage de mort ? Un cygne noir, ça ne peut pas être bon - mais au moins ce n’était pas un corbeau. Un coude remuant contre ses côtes la sort brusquement de ses pensées. Dilgan lui intime le silence tout en lui montrant la lisière des bois.

     Des yeux en amande, rouges, verts et marrons, brillent dans la pénombre des fourrés. A la limite entre l’obscurité de la forêt et la clarté régnant dans la clairière sont apparues les silhouettes indistinctes d’animaux, de formes et de tailles diverses. Ni menaçants, ni particulièrement rassurants, tous s’avancent avec ensemble, pas à pas. Le panel va d’une petite marmotte acoquinée à un lapereau, à un grand élan servant de perchoir à une nichée d’oiseaux aux couleurs flamboyantes. Des becs pointus, des crocs sous-entendus et des griffes affûtées accompagnent ces nouveaux venus, en taille et nombre suffisant pour justifier l’inquiétude soudaine du voleur. Un silence menaçant règne dans la clairière : les oiseaux se sont tus, et le calme pesant est un signe facile à comprendre, même pour les néophytes. Bouche bée, la jeune femme retient son souffle.

<< Linoï, pourquoi il y a autant de bêtes ici ? Tu devrais regarder ça, propose-t-il de cet air embêté des situations hors de contrôle.

- Je... Je ne sais pas, il n’y en a jamais d’habitude.

- S’il-te-plaît dis-leur de partir, je n’aime pas les animaux. grimace-t-il.

- Tu peux partir toi-même, moi je les aime bien, réplique-t-elle avec plus de conviction dans la voix qu’elle n’en ressent en réalité.

- Tu ne vois pas comme celui-là nous regarde d’un air méchant ?

- Tu es vraiment un imbécile.

     Le fait est qu’on avait déjà vu plus amical comme regard. En réalité, on aurait dit qu’ils se préparaient à charger.

- Ils chargent !!! Fuyons, Linoï !!

- Je veux bien mais où ? On est encerclés ! s’affole la jeune fille.

- Suis-moi, je vais nous frayer un passage ! >>

     Dilgan se jette dans un élan de courage parmi la foule d’animaux, dans l’intention de passer le plus rapidement possible de l’autre côté de leur masse, entraînant Linoï dans son sillage. Les yeux quasi fermés, ils jouent des coudes et des pieds pour éloigner toute menace éventuelle, sans prendre le temps de faire la part entre l’inoffensif et l’agressif. Pendant quelques instants suffocants, ils sont pris en tenaille entre les flancs chauds et laineux d’un cervidé et d’un sanglier, et parviennent en passant sous un ventre à poursuivre leur fuite, rien moins qu’éperdue. Ils tentent sans grand succès de contourner un groupe de renards qui montrent les crocs en grognant et manquent de happer la cheville de la jeune femme au passage. Les sales bêtes ne parviendront à emporter qu’un morceau de sa robe. Des lapereaux effrayés détalent à chacune de leurs enjambées, et cette vue fait tristement écho à la propre faiblesse des deux humains, et à leur terreur.

     Le cœur de Linoï bat la chamade. Elle n’aurait jamais pensé courir un tel danger à proximité d’animaux sauvages. Elle prend maintenant conscience d’être prise au piège, et une panique folle l’envahit. Serrant la main de son compagnon d’aventure bien plus fort que ses os ne peuvent le supporter, elle court sur place et hésite à s’élancer dans maintes directions toutes aussi défavorables à ses yeux. Dilgan la retient, un peu trop d’ailleurs. Après un rapide coup d’oeil au garçon, Linoï comprend ce qu’elle ne peut plus attendre de lui. Il tourne la tête en tous sens, et semble totalement hypnotisé par l’assemblée de bêtes fauves qui gronde alentour. En vérité, il n’arrive plus à détacher ses yeux de leurs prunelles lumineuses, doublées de regards assassins. Son monde s’est peuplé de monstres meurtriers, et le voilà paralysé par cette révélation.

     Linoï n’en tire que plus fort et avec plus de fureur ce poids inerte, qui finit par se laisser déplacer. Luttant pour chaque pas, elle progresse avec l’acharnement d’une fourmi, la tête rentrée dans les épaules, mais l’amoncellement de bêtes de tous poils a l’air sans fin. Les larmes de découragement qu’elle ne veut même plus retenir n’arrivent pas à se matérialiser sous ses paupières. A bout de forces, elle peut seulement souhaiter que cette torture cesse d’elle-même. Son sang bourdonne dans ses oreilles, elle se sent sur le point d’exploser. Les yeux fermés, elle se résigne peu à peu, abandonnant tout espoir de libération.

     Le paysage explose alors, dans un effroyable déploiement de puissance. Linoï, prostrée à terre, serre Dilgan contre elle, craignant les retombées. Des corps indistincts voltigent à toute allure, comme mal dessinés dans le tourbillon d’énergie. Le temps ne s’écoule plus pour la jeune femme. Terrifiée par l’explosion, elle n’osera jamais relever la tête. Au bout d’un long moment de calme revenu - ou peut-être était-ce un simple instant, étiré à l’infini - une timide paire d’yeux s’ouvre sur le monde. L’horizon est enfin dégagé, et le voleur reprend ses esprits. Ils s’élancent dans une course à perdre haleine à travers les bois touffus, luttant pour garder leur équilibre, entre les racines traîtresses et les branches qui les assaillent sans relâche. Ce n’est qu’au bout de longues minutes qu’ils s’arrêtent enfin, non pas à bout de souffle mais parce que les animaux n’ont pas semblé les poursuivre, et c’est maintenant qu’ils s’en rendent compte.

 

     La forêt est calme tout autour d’eux. Dilgan esquisse un sourire de soulagement, qui se fige aussitôt en une moue sardonique : un bruit suspect perce à travers les feuillages jusqu’à leurs pauvres oreilles. Redoutant le pire, il se saisit de la main de Linoï, prêt à parer à toute éventualité. Le son se précise en un tintement de cloche de mauvais augure. La peur au ventre, ils souhaitent avec ardeur que la cloche ne signale rien de monstrueux ou d’agressif. Ils n’aspirent en l’occurrence qu’à un repos bien mérité. Comme pour leur montrer que l’univers n’a cure de leurs doléances, une silhouette se profile entre les arbres, immense et menaçante. Dilgan ne peut retenir un cri d’effroi :

 

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