L’air froid caresse ses bras nus et le bout de ses doigts, tandis qu’il reste figé dans la contemplation de la fenêtre à l’étage. Dilgan hésite encore à troubler le repos de la maisonnée plongée dans le sommeil.
La chambre dans laquelle il s’imagine tous les soirs entrer comme un voleur est cette fois parée d’un halo bleuté, ce qui signifie sûrement qu’un écran d’ordinateur est resté allumé. Mais ce n’est qu’un oubli, car la seule occupante de cette chambre a rejoint les bras de Morphée depuis des heures.
Le visiteur nocturne s’imprègne de cette ambiance avant d’avancer lentement, pas à pas, prenant garde aux crissements du gravier, sans quitter la fenêtre du regard. La lune apparaît derrière une maison à sa gauche, et révèle la présence de l’homme à tous les chats du coin. Mais nul oeil humain n’enregistrera son passage en ces lieux. Les étoiles lui font des clins d’oeil, comme pour l’assurer de la réussite de son entreprise. Le bruissement étouffé des feuilles traverse les ténèbres environnantes jusqu’à ses oreilles et le fait frissonner.
Il s’étonne de l’aisance de ses mouvements dans l’obscurité. Son corps répond bien mieux qu’en plein jour et il ne ressent aucun doute, aucune gêne à se déplacer en ces lieux qu’il a certes tant observé, mais jamais arpentés en réalité - seulement en rêve. Discret comme un tueur... S’il s’approchait pour tuer, sa victime sentirait son souffle dans sa nuque avant d’avoir pu l’entendre venir.
Nous voici au pied du mur. Dilgan retire ses noires mitaines pour avoir une meilleure prise, et commence à escalader le mur de pierre, limitant le bruit produit à celui de son souffle, qui s’accélère un peu. Il est bien vite arrivé sur le rebord de la fenêtre, qu’on a laissée entrebâillée (comme on peut l’imaginer en été), comme une invitation à entrer. Le voleur s’accorde un moment de recueillement alors que la chambre tant convoitée se livre à sa vue, semée d’ombres et de silhouettes fantaisistes. Au fond de la pièce repose la belle dans son grand lit, dont on ne voit qu’une vague forme sombre éclairée par la lune. Les meubles et la décoration restent insaisissables, mis à part le bureau au centre de la pièce, sur lequel trône l’écran qui diffuse cette faible et apaisante lumière bleue. Même dans cette obscurité, la chambre dégage une impression de douceur et de bien-être. A moins que ce ne soit la présence de la jeune fille endormie.
Pas à pas feutrés, Dilgan s’approche de sa proie, sans détourner la tête de son unique but, le regard aspiré par la pâleur du visage de la jeune fille qui se découpe dans les ténèbres. Le drap se soulève doucement au gré de la respiration paisible de la belle endormie ; le bruit de son souffle est à peine audible dans le silence de la chambre.
L’intrus s’approche encore du lit, et se penche sur le matelas, tel un aigle obervant de haut sa proie. Son ombre se déploie sur les draps blancs et atteint le visage de la jeune femme, ce qui paraît plutôt effrayant ; pourtant, c’est plutôt comme un avant-goût des caresses qu’il veut depuis si longtemps lui donner.
La quiétude de la pièce est soudain troublée par les miaulements agressifs de chats en plein combat. Les bruits de bagarre étouffés ravivent brutalement les sens du voleur et font dresser les poils de ses bras. Tendant l’oreille, il s’aperçoit que le temps a tourné à l’orage : menaçants au milieu d’un silence à couper au couteau, on distingue les grondements sourds d’éclairs encore lointains. Cette ambiance sonore donne à présent à la scène un goût particulièrement reconnaissable pour Dilgan : celui d’une nuit emplie de mystères. Un éventuel spectateur serait troublé et apeuré par l’électricité dans l’air, alors que notre ami se retrouve, lui, dans son élément.
Revenant à sa préoccupation première, le voleur s’aperçoit avec étonnement qu’il s’est agenouillé au pied du lit sans y penser. L’objet de ses désirs est à présent si proche, tellement proche qu’il pourrait la toucher presque sans bouger... Mais le voilà frappé d’immobilité. Il se donne le temps de prendre conscience de l’imminence de sa délivrance : devant lui se tient son but, le seul qu’il se soit jamais fixé, et il n’a qu’à franchir cette ligne, tendre la main, à peine un geste, pour le dépasser. Détruire cette obsession qui le ronge depuis des mois. Il s’est déjà demandé ce qu’il y aurait, derrière la ligne. A quoi bon ? Car quelle que soit la réponse, il doit y aller, sans quoi il deviendra vraiment fou.
Courbant l’échine dans un éclair de volonté, Dilgan colle son front à la tempe de la belle endormie. Les yeux grand ouverts, il respire son parfum, juste celui qu’il imaginait, un mélange de vanille et de fleur. Maîtrisant du mieux possible sa respiration, il commence à faire le vide dans son esprit. Ses mains se posent sur les draps blancs où est étendue la jeune femme, avec une extrême légèreté. Tous ses sens lui renvoient des messages de douceur et de fraîcheur. Enveloppées de calme et de confiance, toutes ses tensions s’apaisent petit à petit, et ses yeux devenus inutiles se ferment naturellement.
Il commence à effleurer du bout d’un doigt spirituel la surface évanescente et tremblotante d’une conscience endormie. Abandonnant les perceptions de son corps physique, il laisse la nuit se refermer sur eux. Son être glisse à l’infini, fond et s’écoule ailleurs, dans un autre monde. Dans le même instant, il sent autour de lui un nouvel espace l’accueillir. Et sa conscience se redéploie... Plus que déstabilisé par le voyage, Dilgan ouvre des yeux ébahis.