Il la tenait, cette fois-ci. Une demi-heure qu’il la voyait louvoyer à la lueur des lampes-torches, évitant délibérément de mordre à l’appât qu’il avait pourtant si précautionneusement préparé.
Une demi-heure qu’elle le narguait en se mouvant presque paresseusement dans l’eau noire et qu’il l’invectivait en silence.
Enfin, il la tenait. Ses yeux brillaient de satisfaction comme il sentait la bête se tordre et s’agiter pour essayer de briser le fil de nylon. La canne pliait mais, tel le roseau de la fable, ne rompait pas. Il était confiant en son matériel, confiant en sa longue expérience de pêche à la ligne.
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Elle avait enfin relevé le défi que lui avait lancé l’homme, là-haut, sur son étrange rocher flottant. Lassée de son petit jeu d’esquive, elle allait désormais lui montrer ce qu’il en coûtait de s’en prendre à un être des profondeurs.
Elle faillit lâcher d’office l’hameçon qu’elle avait mordu tant la nourriture au bout était infecte. Comme elle s’y attendait. Seuls les poissons les plus stupides pouvaient se laisser prendre à une ruse aussi grossière, aussi humaine Sa bouche partiellement déchirée esquissa un rictus : cette nuit, la proie ne serait pas écailleuse.
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Assis, l’homme avait pris soin de bien caler sa canne à pêche et laissait tranquillement sa proie s’épuiser, récupérant le fil qui déroulait lorsqu’elle tirait de toutes ses forces dès qu’il le pouvait. Autour de lui, quelques individus s’étaient rassemblé, discutant des vertus de la raie et de la finesse de sa chair ; néanmoins, il était déjà tard et bientôt ne resta plus auprès de lui que sa compagne.
Soudain, le ciel obscur fut illuminé par un puis deux, puis trois éclairs. Mais nul grondement ne suivit ces manifestations de quelque entité supérieure. Le pêcheur, rassuré, se concentra de nouveau sur sa ligne, devisant doucement dans le même temps avec sa mie. Malgré la proximité immédiate de la mer et l’heure tardive, il faisait très chaud et, sans le vent mugissant qui soufflait à vingt-cinq nœuds, il n’aurait peut-être pas pu tenir correctement sa canne.
Cependant, ce même vent compliquait aussi la pêche, car il s’ajoutait à la pression de la raie pour tordre la canne ; mais l’homme l’avait solidement bloquée et son assurance ne faiblissait pas.
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La bête maudissait les éclairs de lumière qui révélaient périodiquement sa présence ; néanmoins, elle comptait aussi sur eux pour impressionner l’humain qui bientôt, elle le savait, n’en mènerait pas large. Pour le tester, elle s’était mise à tirer sur le fil, d’abord faiblement puis de plus en plus fort. En vain : il tenait bon. Suite à ce premier échec, elle alla se plaquer contre le sable fin, à plusieurs mètres de fond. De là, elle avisa un lourd rocher troué d’ouvertures et le gagna sans trop de difficultés, riant de la passivité coupable de l’humain, puis elle entortilla le fil autour de la masse sombre.
Désormais, elle devait se trouver à l’abri. Sans se préoccuper davantage de sa sécurité, elle réfléchit à l’élaboration d’une stratégie. Levant les yeux, elle remarqua les nombreuses rides à la surface de l’eau. Alors, elle eut une idée.
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Sa compagne, épuisée par cette interminable traque, était allée se coucher, le laissant seul en tête à tête avec sa proie. Il ne parvenait désormais plus à reprendre le fil qu’elle avait gagné en tournant simplement le moulinet. Et ce vent qui soufflait toujours ! Mais il commençait à se calmer, semblait-il. L’homme jeta un œil au compteur, un instant illuminé par un nouvel éclair silencieux. Quinze nœuds.
Soudain, il entendit un son brusque provenant de la mer. Il bondit sur ses jambes, attrapa une lampe-torche et la braqua sur l’eau. Il ne vit rien, et seul répondit à sa question muette le sifflement du vent, désormais presque inaudible. Même sa canne demeurait silencieuse et raide. Avait-elle lâché ?
Il jeta un nouveau regard en arrière. Dix nœuds. Le fil restant stoïque, il prit une décision. Il détacha la canne et, débout, se remit à mouliner sans éprouver la moindre résistance. Un éclair n’avait pas eu le temps de disparaître qu’il sentit, au moment où le vent anémique expirait, une brutale et violente traction, qui lui aurait fait perdre son équilibre s’il n’avait pas eu ce vieil instinct du pêcheur qui se méfie toujours de sa proie jusqu’au dernier moment.
Un nouveau rayon de lumière éclaira un instant l’homme. Ravi de la résistance et de la ruse de son adversaire, son visage était barré d’un sourire curieux, presque pervers.
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La bête pesta contre son manque de chance. Elle avait compté sur le vent puissant pour entraîner l’humain dans l’eau en même temps qu’elle tirait sur le fil mais il était tombé d’un coup, et tous ses efforts avaient été vains. Bien sûr, le rocher la protégeait toujours contre la hargne de l’ennemi mais, sans le vent favorable qui l’accompagnait auparavant, il se pourrait que l’humain parvienne à rapporter cette masse en même temps qu’elle. En somme, elle s’était piégée toute seule !
Il fallait qu’elle se tire de ce mauvais pas, et vite. Elle commença par essayer de couper le nylon avec son appendice caudal, mais elle n’y parvint pas : son dard était fait pour tuer, pas pour jouer le rôle d’un vulgaire outil. Pour tuer… Oui, c’était exactement cela… Emplie d’une joie sadique, la chose se tapit sous le rocher, contre le sable, et attendit.
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Le vent était maintenant complètement tombé et l’homme transpirait à grosses gouttes. Les éclairs se reflétaient sur celles-ci, transformant sa silhouette en quelque forme scintillante surnaturelle, en quelque squelette venu tout droit des songes d’un nécromancien tant son corps courbé était sec. Une lueur bizarre brûlait dans ses yeux, comme une fièvre qui l’aurait affecté, et son sourire hideux ressemblait à celui d’un fou.
Nul son. Le silence recouvrait de sa chape le combat et le spectacle, avec ces éclairs intermittents qui illuminaient l’eau sombre et maléfique, paraissait irréel. L’être luttait de toutes ses forces contre la malice de la chose, tous ses muscles tendus vers le même objectif. Il s’appuyait contre les marches, investi d’un pouvoir nouveau et cependant antique, tentant par la simple force de ses bras de vaincre la rage sournoise et millénaire de la mer, se battant à la fois contre l’eau, le sable et le roc. Il ne laissait échapper ni parole ni cri ; il se contentait de ahaner et de grogner, plus bestial que sa proie.
La canne se tordait de façon abominable, presque pliée en deux ; le fil, prêt à se rompre, ne tenait que par la volonté de celui qui ne pouvait désormais plus être appelé un homme. Une rafale de vent venue de nulle part, manifestation de la malveillance des éléments, vint faire céder le moulinet ; la bête se contenta de prendre le fil à pleines mains et continua à tirer, tirer…
La lutte était titanesque. Chacun des deux êtres semblait aidé par des forces inconnues mais profondément et terriblement antagonistes. Ils n’étaient plus que deux pantins manipulés par des puissances supérieures, prêts à rompre sous l’influx du pouvoir surnaturel qui coulait en eux. Mais ni l’un ni l’autre ne voulait céder. Comme dans l’ancien temps, l’issue du duel devait être déterminée au corps à corps.
La scène finale eut une allure de fin du monde, entre les éclairs qui se succédaient presque instantanément et le calme irréel qui planait, comme un spectacle de mimes, avec des ombres qui s’agitaient dans une clarté stupéfiante pour une nuit si noire, et une chaleur si intense que les gouttes de sueur s’évaporaient avant même d’apparaître. Ce fut l’affaire d’un instant, un bref chaos de silhouettes grotesques et péniblement silencieuses, un entremêlement confus de fils, de membres et d’appendices, et cependant, si un spectateur avait assisté au dénouement forcément tragique de ce duel sans merci, il aurait vu se dérouler la terrible scène au ralenti. Il aurait vu la forme sèche, plus animale qu’humaine, se redresser d’un coup tout en extirpant de la mer opaque une bête semblable à nulle autre pareille, curieusement disproportionnée, avec un dard anormalement long et suintant d’un liquide visqueux, et un œil unique jaune strié de rouge. Il l’aurait vue se jeter sur l’autre avec fureur et folie, le dard s’enfoncer dans l’abdomen rachitique de la créature humaine pendant qu’elle frappait la chose sous-marine frénétiquement, sans le moindre répit.
Puis l’obscurité la plus complète car les éclairs, comme repus par l’ignoble combat entre deux êtres investis de pouvoirs occultes, cessèrent subitement. Le vent se remit à souffler à vingt-cinq nœuds, le clapotis de la mer résonna de nouveau. Tout semblait redevenu normal, apaisant aussi bien apaisé.
Mais le lendemain, à la lueur du jour, les deux êtres que l’on découvrit étroitement entremêlés étaient abominablement, monstrueusement déformés, et l’on ne comprit jamais comme une blessure si bénigne causée par le dard de la raie à l’œil jaune et rouge avait pu se révéler si rapidement mortelle.