Il avait arrêté le moteur au large de Canouan alors que la nuit tombait. Il avait coupé le contact brusquement, sans trop savoir pourquoi, comme s’il avait été fatigué de naviguer dans sa barque.
Il avait senti plus que le besoin, la nécessité de faire une halte au milieu de la mer, plate et poisseuse, qui semblait prête à emprisonner la frêle embarcation. Le silence n’était troublé ni par le clapotis des vagues, ni par le vent inexistant, et cette paix soudaine frappa ses oreilles d’une émotion amère. Il leva les yeux ; mais, dans la beauté irréelle du ciel lacté, il ne put trouver la condamnation qu’il désirait ardemment. Même les prunelles serties des étoiles, loin de l’accuser, le regardaient avec une bienveillance qui lui était insupportable, et elles illuminaient si bien les ténèbres nocturnes qu’il ne parvenait pas à se noyer dans l’obscurité méritée.
Il s’empara d’une bouteille et but une gorgée de rhum. Cette chaleur piquante lui fit un bien fou, se répandant dans tous ses membres épuisés. Il prit une autre rasade et les images se mirent à tourner dans sa tête, des souvenirs heureux qui se moquaient de lui, des instants de joie qui narguaient sa conscience tourmentée. Nulle horreur pour encourager ses remords, nulle puissance pour l’accabler – même la mer sombre se teinta de gais reflets dorés lorsqu’il se remit à la contempler. Boire pour se remémorer… ou boire pour oublier. La fuite, encore ?
Il fouilla un moment dans sa barque pour y trouver un petit gobelet en plastique, puis il y versa du rhum avant de faire tournoyer le liquide, pensif. Il revoyait son acte atroce tout en se demandant comment il avait pu l’accomplir. Il huma l’alcool, s’apprêtant à sentir l’odeur du sang. Mais il n’y avait dans ce verre sale que du rhum, et plutôt bon. Relevant la tête, il fixa la lune et fut presque soulagé de constater qu’à son habituelle teinte jaune pâle s’ajoutait un léger hâle écarlate. L’astre lui renvoyait son crime, pensa-t-il. Enfin il allait être châtié, enfin il atteindrait l’ineffable oubli tant espéré… Mais quel oubli ? Quel acte ? Celui dont il ne se souvenait déjà plus malgré tous ses efforts ?
Dans un élan de folle joie, il leva son verre à la santé des étoiles, comme dans une vaine tentative d’apaiser sa conscience. Son bras tendu mobilisait ses dernières forces, sa main striée de veines tremblait et son visage spectral aux yeux injectés de sang ruisselait de sueur. Mais les étoiles scintillantes l’ignorèrent et continuèrent à lui sourire gentiment, et la lune avait disparu derrière une grise masse nuageuse, poussée par un vent qui soufflait doucement. Il ne vit pas la barque se mettre à dériver, vexé qu’il était par l’indifférence des astres à son égard. Les yeux rendus brillants par l’alcool, il décida rageusement qu’il avait assez perdu de temps en ce lieu et, avant de repartir, il rinça son gobelet dans l’eau de mer.
Le contact de sa peau avec l’eau sombre le fit tressaillir. Il retira vivement sa main, mais il était déjà trop tard. De violents souvenirs affluèrent en lui pour le tourmenter, et d’abord il tenta de leur résister en agitant les bras dans tous les sens et en secouant sa tête, qui lui paraissait prise dans un implacable étau, puis en buvant encore et encore. Mais il est impossible de refouler éternellement le passé et, abdiquant, il l’accepta. Il se rappela de tout, et peu importait que personne ne le lui reprochât. Il expierait son crime seul, sereinement, dans cette nuit maintenant pudiquement voilée de nuages.
Il versa le fond de la bouteille dans le gobelet désormais transparent et, les yeux fixés sur le liquide qui tournait inlassablement, sous le regard discret de la lune jaune et rouge, il laissa dériver son esprit dans le passé et sa barque sur les flots à l’encre noire et indélébile.