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Journal de bord de A. V.


06/08/07, 11h00


     Et voilà ! Nous sommes enfin partis du Marin sur un catamaran de seize mètres au confort tout simplement ahurissant. Non seulement il a le luxe d’être équipé d’un winch automatique pour hisser la grand-voile, mais encore d’un désalinisateur dernier cri nous permettant de produire cinquante litres d’eau douce par heure – ceci couplé aux huit cent litres d’eau douce dont nous disposons au départ. Une chose est certaine : nous n’aurons pas à surveiller notre consommation ! Cerise sur le gâteau, nous avons le bonheur de bénéficier d’un système de climatisation ma foi diablement efficace.

     En somme, nous embarquons sur un bijou de la technologie humaine, à même de vaincre l’alizé rugissant avec une insolente facilité. Ah ! Les dangers immémoriaux de la mer, ceux qui ont causé la disparition malheureuse de tant de marins et le chagrin d’autant de veuves ou de mères éplorées semblent bien loin, dissipés par l’arrogante silhouette de l’Archimède.

     A nous, les Antilles !


06/08/07, 17h00


     Ces quelques heures de navigation ont confirmé tout le bien que je pensais de ce voilier : lors de la traversée du canal de Sainte-Lucie, nous filions à quinze nœuds malgré un vent parfois hostile ! Néanmoins, c’est aussi à cause de cette étonnante vitesse que nous avons perdu un poisson, peut-être une bonite, et par la même occasion un coûteux rapala : le fil, trop fin, a cassé net. Et nous qui discutions déjà tous les sept de la manière dont nous allions déguster ce mets de choix…

     Bah, peu importe. Plus agréable est l’alizé sifflant qui pousse devant lui des nuages lourds et gris. Je dois d’ailleurs bien être le seul sur l’Archimède à apprécier les grains violents qu’ils nous dispensent avec tant de bonté ! Tous pestent et réclament du soleil, au lieu de bénir et de savourer cette eau douce et chaude. Plaise au ciel que le soleil reste caché !

     Mais je m’égare, à parler de la pluie et du beau temps. Nous avons longé Sainte-Lucie, île de nos jours plus tellement accueillante, et avons dépassé Marigot Bay pour enfin mouiller dans une crique relativement déserte, au pied des deux Pythons. L’eau n’y est guère attirante, inhabituellement opaque et désagréablement odorante – de la vase, sans doute. Celles d’entre nous qui comptaient prendre leur premier bain ont bien vite déchanté et se sont résignées à attendre le prochain mouillage. Quant à moi, cela m’indiffère : le sel de la mer m’a toujours rebuté.

     Malgré l’aspect glauque et la teinte jaunâtre et même rougeâtre – probablement due aux massifs paquets d’algues flottant lascivement à la surface – de l’eau, il semble y avoir de la vie sous-marine : quelques remous autour du voilier trahissent la présence de vastes bancs de poissons, mais aucun d’entre nous n’a eu envie de la vérifier. Je crois même que L. ne se donnera pas la peine de pêcher à la ligne ce soir. Après tout, nous partons demain aux aurores, à trois heures. Mieux vaut prendre du repos pour la navigation du lendemain, qui s’annonce particulièrement longue.


07/08/07, 3h07


     Ô, mon Dieu ! J’espère n’avoir pas vu ce que j’ai vu ! Plût aux Saints que ce fût un rêve inventé par mon esprit alors encore alangui et comateux ! Et pourtant, jamais je n’aurais pris la peine d’écrire un seul mot de ce songe ( ?) si je n’avais la terrifiante impression que ce n’en fut pas un…

     Je m’étais réveillé comme prévu à trois heures pour aider aux manœuvres du départ. Je m’habillai donc dans ma cabine, laissai D. rejoindre les autres et allai me soulager. Et là, au moment où je pompais vigoureusement pour évacuer, je tournai la tête vers le hublot…

     Ce que je vis dépasse l’entendement humain, et même un capitaine aussi aguerri que Nemo n’a pas dû voir pire au cours de ses longues expéditions maritimes. Je vis ou je crus voir, Dieu m’en garde, un gigantesque et monstrueux œil jaune strié de rouge qui m’observait, non ! Qui me transperçait de son hideux pouvoir. Je poussai un hurlement muet, tétanisé que j’étais par le sentiment d’indicible puissance qui se dégageait de la… créature ? Cette vision surnaturelle me hante et… mais on m’appelle sur le pont. Puisse mon activité me faire oublier ce qui doit être – il le faut – un atroce cauchemar !


07/08/07, 4h32


     Le corps-mort a été difficile à ôter et nous l’aurions même emporté si la gaffe n’avait pas lâché, mais ça y est, nous sommes partis pour onze bonnes heures de navigation, le temps de descendre les Antilles jusqu’à Cariacou. Il pleut encore et toujours, mais je ne vais pas m’en plaindre : tant que les nuages couvent, je suis protégé de la morsure ardente du soleil.

     J’ai relu les quelques lignes que j’ai hâtivement griffonnées ci-dessus. J’avoue ne pas comprendre l’affolement qui en ressort. C’est bien simple : je suis incapable de me souvenir d’un tel événement. Je n’avais sans doute pas encore cuvé le champagne et le rhum de la veille et, dans mon état, j’aurai pris des amas d’algues immondes pour quelque grotesque œil d’une créature écailleuse issue tout droit de mon imagination débridée par l’alcool.

     Comme si les vieilles superstitions des marins d’un autre temps avaient cours sur l’indomptable Archimède ! Non, ce qui est bien réel, c’est ce mal de mer qui m’accable depuis notre départ du Marin. Je vais me coucher, j’ai de longues heures à tuer.


07/08/07, 10h40


     Il m’est arrivé tout à l’heure quelque chose d’étrange, ou plutôt d’assez inhabituel. J’ai été réveillé par des éclats de voix provenant de la poupe et je me suis rendu compte qu’ils ne provenaient que de l’excitation de chacun : nous avions un poisson au bout de chacun de nos deux fils de pêche, simultanément ! Je ne sais pourquoi mais, devant ce fait, je m’assombris au lieu de me réjouir.

     Dans l’éternelle pluie, L. essaya de remonter la première ligne et il y était presque parvenu lorsqu’il sentit une violente secousse. La canne avait cessé de se tordre et, à coup sûr, nous avions perdu le poisson. Lorsque nous remontâmes le rapala, nous vîmes qu’à l’hameçon était désormais accrochée… une vieille noix de coco. J’ignore pourquoi, j’eus le sentiment très fort que la ruse avait été volontairement élaborée par quelque mystérieuse entité sous-marine à notre encontre et je ne pus retenir d’esquisser un sourire sarcastique à la lueur de notre échec.

     Néanmoins, ma satisfaction inexplicable et leur dépit furent de courte durée car il restait encore une ligne à remonter. Blessé dans son orgueil de pêcheur, L. s’y attela avec d’infinies précautions et il était évident que le poisson, en l’occurrence une belle bécune, n’avait aucune chance de s’en sortir seul. Ma tristesse anticipée fit alors place à une résolution félonne : puisque l’être obscur qui avait sauvé le premier poisson grâce à sa malice dédaignait le second, c’est moi qui allais permettre sa survie. Je ressentais en effet l’impérieux besoin de laisser la vie à cet être vivant, notre semblable d’une certaine façon. Ce fut très simple : j’allumai les moteurs de l’Archimède dans l’indifférence générale et donnai un presque imperceptible coup d’accélérateur qui suffit à couper le fil. Je m’éclipsai ensuite aussitôt de la barre pour me joindre aux lamentations des déçus, qui venaient de voir à deux reprises disparaître leur dîner sous leurs yeux.

     Intérieurement, je jubilais.


07/08/07, 12h20


     La pluie devient pénible, à tomber sans cesse à grosses gouttes brûlantes. Je me mets désormais à espérer que le soleil va enfin venir dissiper la grisaille omniprésente. Dans ce rideau d’eau interminable, on n’y voit pas à cinq cent mètres.

     Peu m’importe tant que, allongé sur le trampoline avant, je peux mirer la sombre mer, capricieuse et déchaînée. Elle est aujourd’hui fascinante, à la fois cruelle et douce dans ses furieux efforts, et chaque vague froide et salée qui m’assaille est un ravissement. Qu’ils aillent déjeuner ou dormir, eux ! Je resterais là des heures durant à contempler son bleu obscur, les abîmes noirs et insondables qu’elle offre à ses enfants aquatiques ; j’en viens même à espérer pouvoir me joindre aux multiples poissons-volant qui flirtent avec ses larges creux !

     Et toujours cette pluie qui me fouette et me lacère ! Il faut que j’aille m’abriter. Je trouverai bien quelque chose à faire, à l’intérieur, ils sont tous malades. Et quand la pluie cessera, je retournerai admirer les voluptueux mouvements de la mer.


07/08/07, 18h38


     Cela fait plus de trois heures que nous avons ancré dans la baie de Cariacou et autant de temps que j’ai passé dans l’eau claire et vivifiante aux côtés des innombrables pisquettes. Je nageais en banc avec elles mais, à mon grand dam, je n’ai pu les suivre jusqu’à Sandy Island – je maudis ma forme pataude d’humain qui m’empêche de me mouvoir avec autant d’aisance dans l’eau que les corps fuselés de ces magnifiques petits poissons.

     C’est d’ailleurs au vent de cette île que nous voulions à l’origine mouiller, mais la détestable pluie tombait trop drue pour que nous ne songions seulement à nous en approcher : elle est environnée de rochers et de coraux qui déchireraient la vaniteuse coque sur laquelle nous naviguons. Peu importe, ce n’est que partie remise : nous irons demain.

     Pour l’heure, j’ai un peu de répit avant le dîner. Je vais donc en profiter pour replonger dans la mer et converser encore avec les pisquettes.


07/08/07, 21h55


     Du poisson ! Du poisson cru !

     Ils ont osé servir cela au dîner, deux vivanos et un mérou qui semblaient implorer mon aide dans le détestable seau bleu des assassins ! Des êtres si gracieux découpés en tranches luisantes par le bras ignominieux mais implacable du boucher ! Horreur !

     Mon cœur a saigné et mon ventre s’est révolté, révulsé à la simple idée d’engloutir quelques-uns de ses congénères. Horreur ! Je les vois encore rire en déchiquetant à pleines dents la chair délicate du plus petit vivano, féliciter le bourreau la bouche pleine de mérou ! Qu’ils aillent au diable, ces cannibales !

     Tout juste ai-je pu avaler quelques cuillères de riz copieusement assaisonné par l’incomparable sel marin. Plat exquis s’il en est… mais que je n’ai pu savourer au milieu de l’orgie barbare à laquelle j’ai refusé de prendre part, dégoûté et horrifié.

     Je ne peux plus supporter cela, mère… Oui, je l’entends qui m’appelle… Mais elle veut d’abord que je la venge. Oui, ce soir, dans la nuit… Oui, mer, ce sera fait. Puis je rejoindrai ton gouffre bienveillant, tes profondeurs glaciales et apaisantes, et tes écailles phosphorescentes…


08/08/07, 1h04


     Ces sauvages impies dorment tous. J’ai ajouté dans leurs tisanes un soupçon d’une algue rouge sang que m’a prodiguée la mer. Ils ne se réveilleront pas, ou trop tard. Le navire – guère plus solide en réalité que le tonneau du fameux savant – qui avait inconsidérément voulu défier la mère va s’abîmer sur les récifs au large, sous la pluie battante. Qu’elle tombe, cette pluie impuissante, elle qui sans répit tente lamentablement d’imiter la mer et ses merveilles ! Car elle est vaine, tout comme la vulgaire prétention qu’ont les hommes de maîtriser les flots à l’intelligence non pas animale, mais génialement diabolique…


      Journal contenu dans une bouteille que l’on retrouva sur la plage de Sandy Island en compagnie des débris d’un catamaran naufragé plusieurs heures plus tôt sur les Sisters Rocks, des récifs au large de Cariacou. On retrouva sur le sable six des sept noyés, des français en provenance de la Martinique. Le corps du dernier fut extrêmement difficile à identifier car il fut retrouvé en lambeaux, vraisemblablement déchiqueté par des requins. Fait étrange, son seul œil indemne, décrit comme vert sur sa carte d’identité, se révéla en fait d’un jaune pâle strié de rouge.

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