« Fais-moi savoir, quelle est la taille de l’astre lunaire. »
« Je ne sais pas » il mentait, ce qu’il fallait faire, mentir, pour survivre, « mais, supposons que je dise, qu’elle pèse dix à neuf poids, que ferais-tu. »
Celle qui insistait, accroupie devant lui, était plus âgée, de quelques années, cela signifiait au moins une génération. Il savait ces choses – ou feignait de les savoir – parce qu’il était le rêveur, celui qui regardait le ciel, et avait le loisir de se poser les questions que personne d’autre ne se posait. Il savait le savoir inutile, et le partageait sans contrepartie. Alors il était d’autant plus nécessaire, pour lui, de mentir.
Malgré quoi elle continua, et elle n’avait pas véritablement retenu sa réponse :
« Combien de temps mettrait-il, jusqu’à nous. »
Le rêveur ne réagit pas tout de suite. Il avait d’autres choses à faire. Il devait préparer les feuilles pour vivre. Le ciel ne suffisait pas. Comme mensonge, il pointa le pouce entre ses deux yeux, et la griffe luisait au bout du pouce, à cause des bougies. Son sourire marquait l’inquiétude. Il fermait les yeux, successivement, puis mesuré :
« Il faudrait trente mille battements, au moins. Ou moins, car nos cœurs battraient plus vite. »
Tout de suite, elle, se rapprocha de lui, sa face également déchirée par les bougies, et elle n’avait pas véritablement retenu sa réponse. Il avait suffi qu’il réagisse pour la satisfaire. Alors plus proche de lui, tendue sur lui, et sans le regarder vraiment :
« Je n’ai pas vu la lune tomber sur moi, et la lune avait la taille d’une bille »
« Pourquoi me le faire savoir. »
Elle était presque contre lui.
« Dix à neuf poids, cent mille mille mille ! Un poids, neuf dix mille mille mille ! » Et soufflant presque : « Autant d’étoiles ! »
Cela fait, tout ce qu’elle avait retenu jusqu’alors, Maelle se retira de lui pour s’accroupir sur le tapis de l’antre entre les bougies, tendue encore, tendue sur elle-même. Les deux pattes tendues par terre, tendaient vers lui. Sa gueule restait ouverte, la langue suspendue près du palais, ses yeux pétillaient, tout le visage encore brûlant. Elle attendait, les battements qui passaient de leurs cœurs réduisaient leur espérance à tous deux, elle attendait quand même. Au-dehors le son des insectes gonflait, sous le grondement muet des étoiles, des constellations. La lumière tremblotait, suspendue entre eux, découpait sur eux leurs ombres. Elle regardait à travers lui.
Pire que tout elle s’était montrée sincère, et ce ne pouvait être qu’un piège, que de faire croire y croire autant. En montrant la volonté de ne pas mentir, avec tant de naïveté, elle montrait le suicide. La chasseuse avait quelques années de plus, c’était possible. S’il ne répondait pas selon ses attentes, elle le tuait. Il réfléchissait, si c’était un piège, à ce qu’il devait faire, à ce qu’il pouvait faire, et rejetait l’instinct premier qui lui était venu, qui le justifiait de fouler la terre, de sortir regarder le ciel. Dans ses yeux il voyait ce ciel imprimé de mille, mais mille feux inextinguibles. Elle lui posait une question, et c’était sa vie de trouver une réponse qui ne le ferait pas perdre.
« Quand »
« C’était le jour ! »
La réponse brusque le mordait, si franche, si convaincue. Maelle, dans ses peaux de chasse, ne cachait rien. Tell songea, il aurait voulu y croire, aussi impossible que ce soit, et qu’est-ce qui n’était pas impossible pour le ciel, lui était interdit. Où, mais sous les arbres de la forêt. Elle lâchait sa réponse aussitôt qu’il la demandait, et elle se laissait deviner, chacune de ses intentions, la moindre de ses pensées qui ne se résumaient plus qu’à ça. L’odeur surtout, l’odeur de la femelle le frappait. La peur, la joie, la merveille, répercuté en tant d’autres émotions. L’antre vibrait de ses gestes enchaînés encore par l’attente, quand il aurait répondu, imprévisibles.
Elle voulait entendre, non pas si c’était arrivé, ce que c’était. Son visage hurlait : « Mais j’ai bien compté ! » Ce qui n’était plus de son âge. C’était l’âge du rêveur, certainement, qui l’avait poussée à se dévoiler à lui, puisqu’effrayant, ce besoin de parler, la taraudait.
« Un poids ne peut pas décider pour mille. » Comme elle ne réagissait pas : « Encore moins pour mille mille mille. »
La chasseuse s’était figée, les membres brusqués, et le sourire, les crocs visibles, fins, le long du museau fin, le pelage dans sa nuque se hérissait. Il y eut un éclat, au visage, un brusque hoquet qu’elle retint, qui disait, qu’il fallait une autre réponse, ou c’en était fini de lui. Un rêveur ne servait qu’à faire rêver les autres. De la voir s’abandonner au péril le poussait au péril. Plus elle insistait, plus il s’enfermait contre elle, sévère, et il sentait le goût horrible du danger, le tarauder, pire qu’un soc dans les champs. Il comptait entre eux les battements, sensible à ce qu’elle ne faisait pas de même, le temps qui passait, qui les menaçait tous deux avant le premier temps.
Ce qu’il aurait pu dire, d’autre, était ceci. Le poids, tel que décrit, aurait creusé la terre plus profondément que les montagnes. S’il ne l’avait pas touchée, il aurait soufflé l’air plus loin que les crânes, plus loin que les lacs. Si l’air n’avait pas été soufflé, il l’aurait transformé en fournaise, et enfin, s’il n’était rien arrivé de tout ça, alors Maelle n’avait pas pu voir ce poids de la taille d’une bille.
Elle avait dû le lire en lui, tout ce qu’il lui cachait. Elle souriait toujours, figée.
« Tu as soutenu Erveline. »
Et soudain, oui, oui, il avait enfin trouvé la réponse qu’elle voulait. Tout s’expliquait, puisque le ciel n’avait de raison de s’en prendre à elle, mais aux doués, Erveline avait courroucé le ciel, depuis si longtemps muet, et elle devait s’écarter d’Erveline. Et c’en était fait d’Erveline, et ainsi, Villia, comme ceux des crânes les appelaient, était fini aussi. Alors le balancement d’excitation et d’horreur qui la convulsait s’échappa d’elle, et elle approuvait, aussi ce qu’il avait fait bien attention de ne pas proposer, que le ciel, enfin, s’était exprimé. Car le ciel ne s’exprimait pas, et même les roches qui venaient du ciel n’étaient pas leur expression. Un poids comptant pour dix cent mille mille, était le ciel.
Pour ne pas l’avoir dit, Tell sentait trop qu’elle le voulait. Il ne souhaitait rien plus désormais que la voir partir. Son antre empestait l’interdit, les flammes des bougies tremblantes à cette idée. Il rêvait, sur les murs de terre, de cette idée. L’envie plus forte, à présent que sa vie durerait, peut-être, jusqu’à la première heure, d’aller voir le ciel, le dévora. Les peaux de chasse, aussi l’effrayaient, et la présence de Maelle, et le risque pris d’impliquer Erveline. Tout cela s’agitait dans sa tête, sans en rien montrer, son sourire presque effacé, il la laissait cracher tout son souffle.
La reniante s’accrocha une dernière fois à lui, écrasant ses deux épaules de ses deux pattes, jetée contre lui le saisissant, le subjuguait. Il savait les griffes enfoncées dans sa chair, qui était la douleur des faibles. Elle colla sa tête contre la sienne, le menaçait. Alors elle avait conscience de s’être suicidée. Elle avait, tout du long, été là à s’observer faible devant le faible à rêver à la place du rêveur, incapable de s’empêcher, à présent que lui revenait sa capacité d’agir, Maelle se détachait de lui, se renfermait. De la froideur dans ses gestes, les peaux de chasse crachaient ce venin. Ce n’étaient pas les pires, pour autant, il ne les aimait pas, content de les voir partir, se dressa en même temps qu’elle, la reconduire jusque sur le pas de l’antre. Dehors, un ciel de nuages sombres.
Dehors gonflèrent les pénombres à l’approche du premier temps, avant que le spectre de ténèbres ne se relâche, et dévoilait sa fausse clarté. À cette heure les silhouettes moins que les insectes s’effaçaient sans peine parmi les hautes herbes, entre les sentiers courant des antres jusqu’aux places des piquets, au seul remous des brins sous le poids de la rosée, emportait les corps dans ces lambeaux de nuit. Les piquets ne respiraient pas encore, alors la nuit restait à tous, pour tout, loin de la volonté d’Erveline. Les nuages allaient s’évasant vers la masse des forêts, contre les replats de collines, se déchirer. Entre leurs rares éclaircies battait la voûte de lumière, dont la profondeur subjuguait, tant de bougies qu’il aurait fallu une génération entière pour toutes les allumer.
Seulement le premier temps approchait, sensible, le froid du sol remontant en direction des forêts, et elle entendait vibrer les cordes aux poteaux le long des sentiers, brillants de gouttelettes, au grésillement des insectes, c’était le moment.
« Mais si quelqu’un me voit ? Le risque est trop grand, trop grand. »
« Trop tard ! » Et elle resserra le bâton contre elle.
« Un somme, deux sommes, Vogent m’échappe. Mais ces lueurs, si c’est Tell, il fermera les yeux. Les cordes tremblent à nos pas, aussi légers qu’on les veuille, et si je coupe par champs, on verra mes traces. J’ai trouvé de nouvelles sèves, voilà ce que je dirai, et si on demande pour le bâton, je dirai ce qui est. Tout semble si simple, à présent que tout est décidé ! Au jour ce ne sera plus Vogent, au jour ce sera Erveline peut-être. Contre elle, il faudra s’y mettre à plusieurs. J’en serai. Oui, j’en serai. »
Pourtant elle ne bougeait pas, fixée aux abords de l’antre sous le couvert des feuillages, à épier le moindre bruit autour d’elle, dans l’air flottant la fraîcheur de rosée, le froid. Elle se resserra encore le bâton contre son torse l’échine ouverte, où manquait le poil, dans son dos des frissons qu’elle contrôlait avec peine. Ses épaules, dénudées, les oreilles pâles pendaient. C’était l’une des punitions, d’arracher tout le pelage, jusque sous la peau, et souvent il ne repoussait pas. C’était la faute de Vogent, et de Lèdre, ou de tout Villia. Ce n’était pas pour cela que le besoin la poussait hors de son antre, au temps de tous les actes.
Soudain de courir au long du sentier toujours sous les herbes filer plus bas vers le centre de Villia les antres autour d’elle, une fractale de terres silencieuses l’encerclaient, elle fila jusqu’à déboucher dans la première place toute de terre à l’humidité presque boueuse, tant de traces et de traces de bêtes les animaux nocturnes mêlés à leurs pattes où ses pas allaient s’ajouter, et seule Erveline saurait. À moins qu’elle ne croise quelqu’un, une fois encore, lever la tête. Ses oreilles basses émergeaient, deux yeux sauvages, coulées de sève ardentes sur son visage, s’évanouirent. Personne, ou bien quelqu’un l’avait vue et se taisait, un nouveau frisson la saisit à la lueur, sentir l’ombre se défaire.
Enfin le premier temps s’imposait, déjà l’obscurité relâchée dévoilait le relief, lignes de collines basses accumulées sur lesquelles filaient les cordes aux poteaux, et les poteaux sur les places faisant face aux piquets, les piquets à leur tour pointaient vers les pierres d’Erveline. Puis il y avait les forêts, masses sombres au-dessus desquelles, entre les filets des nuages, faiblissaient les étoiles.
L’antre de Vogent près du centre, à l’abri, exposé, ouvrait à l’opposé des pierres. Elle s’était glissée jusqu’aux abords de l’entrée, à plus petits pas comme se découpait la tanne, le cuir pendu tacheté, derrière lequel brûlaient des flammes. Ils avaient dû l’entendre approcher, si Vogent était là, il se douterait que c’était elle. Ce qui la décida, plus que toute sa volonté, fut le froid à sa peau dénudée, la quête de chaleur. Il ne faisait pas froid. Pour elle, il faisait froid. Elle glissa sous le cuir, entrant, s’avança parmi les vapeurs d’encens. Il flottait cette odeur de craie sèche, couvrant l’odeur d’Agate, Agate qui la regardait.
« Je suis seule, qu’est-ce que tu veux. »
« Vogent n’est pas là »
« Je suis seule, il ne viendra pas, tu veux le piéger car tu viens au premier temps le voir armée de ce bâton, d’où vient ce bâton, c’est le bâton de Lèdre, réponds. »
Elle calcula qu’Agate se trouvait seule, toutes deux presque du même âge, le bâton lui donnait l’avantage. Seulement l’encens la prévenait, et elle qui connaissait bien les sèves, savait le danger. Alors restant en retrait, face à la reniante couchée, elle tendit le bâton.
« Je viens rendre à Vogent le bâton de son frère que j’ai tué. »
« Il s’en moque. »
Elle mentait.
Ce qui s’était dit vraiment, était qu’elle avait vaincu un reniant presque aussi bon que Vogent, et lui offrant le bâton, elle affirmait pouvoir le vaincre également. Qu’elle ne le craignait plus. Qu’il devait la craindre. Aussi Vogent ne pouvait-il pas s’en moquer. Agate avait eu un grognement, la légère entaille à la babine qui lui ouvrait le coin de la gueule, dévoilait le croc, et cela parce qu’Agate avait percé le mensonge. Mais si elle le craignait encore, alors c’était un piège. Et la reniante devait craindre pour elle.
« Tu te trompes, c’est par crainte de lui que je ramène le bâton, pour qu’il ne me fasse plus de mal » le mensonge comme du lait de nourrice « parce que je veux qu’un autre prenne le risque, il osera. »
Elle l’invitait à se jouer de Vogent. C’était trop tard, quelque fidèle qu’Agate ait pu être au reniant, aussi fort qu’elle tente de le nier, parce qu’elle venait de lui offrir un avantage, elle venait de les mettre en guerre. Alors leur intérêt était partagé, que Vogent tombe, et seulement cela.
« Si tu me donnes le bâton, alors je clamerai avoir tué Lèdre. »
Sa peur, quelle difficulté pour cacher sa peur, à ces mots. Vaincre Agate ne suffisait pas, ne suffisait plus, aussi tentante que soit sa proposition, et si elle y accédait, elle révélait ses intentions. Refuser, si elle refusait, ce seraient elles qui lutteraient. L’encens comme de la craie sèche lui vrillait le crâne. Elle aurait voulu cracher, se retirer, Agate face à elle qui se jouait d’elle, qui la regardait s’enfermer dans son mensonge. Du plafond pendaient les colliers de perles, en pluie d’éclats. Elle compta les bougies, car s’il y en avait plus de six, il lui fallait partir. Encore :
« Si je le donne à Maelle. »
Agate hésita. Ou bien fit mine d’hésiter. Elle s’était relevée une patte encore ployée, secouait le foule de son pelage, les baignades devant ses oreilles, qui lui couvraient les yeux. L’entaille au coin de la gueule se creusa, tant était fort ce dernier mensonge. Pourtant la crainte était bien jouée, trop bien jouée. Et elle comprit, il y avait quelque chose qu’elle ne savait pas encore, qu’Agate savait, à propos de Maelle, et qui rendait ce mensonge vraisemblable. Alors à son tour de craindre, car il fallait que ce mensonge la perde.
« Maelle est du côté d’Erveline », si forcé, « tu le sais. »
Elle mentait, elle mentait, et son cœur de battre, de se rendre compte de la chance qui se présentait, en même temps de devoir la laisser se perdre. Alors tirant le bâton contre elle, elle secoua la tête, la patte grattant son bras à nu, où le peu de poil renaissait, et elle jeta un regard haineux. Ce regard était celui des vaincus, après avoir tenté leur coup, qui se faisaient prendre. Celui de ceux qui voulaient se faire passer pour des vaincus, et qui le signifiaient. Agate l’avait compris, mais Agate n’était déjà plus l’amie de Vogent. En quelques battements son sort s’était scellé.
Il s’était, en vérité, dit beaucoup plus que ce qu’elles s’étaient laissées deviner, au cours de ces quelques battements. Il y avait eu la question de savoir si Vogent soufflait encore, au moment où elles se faisaient face. Si elle l’avait vaincu, déjà, ou si elle l’avait vaincu. Il y avait eu la question de savoir, si Lèdre soufflait encore. Si elle l’avait vaincu, ou pire, si elle l’avait vaincu. Et si c’était bien là son bâton. Et il fallait statuer, après tout ce temps, si Lèdre avait bien été le frère de Vogent, autrement quoi la menace ne pesait plus rien. L’important n’avait pas été de savoir ce qui était vrai, mais ce qu’elles allaient laisser paraître vrai, et qui seul décidait de leurs actions.
La question qu’Agate lui avait posée tout du long avait été, puisqu’elle voulait vaincre Vogent, quel intérêt Agate avait à l’y aider, qui surpassait l’intérêt qu’elle avait à aider Vogent. La question qu’elle avait posée à Agate était, puisque l’intérêt de Vogent de l’aider faiblissait, combien de temps encore elle espérait profiter de son aide, avant d’être trahie. Car sans Lèdre son frère devenait plus fort, et plus fort il les menaçait d’autant. Au moment où Vogent n’aurait plus besoin de l’aide d’Agate, il serait trop tard pour Agate, pour le trahir. Mais la question d’Agate avait été, quel intérêt de l’aider elle. Et elle avait dit, nettement, que ce ne serait pas elle qui deviendrait forte. C’était Maelle, au final, qui les avait décidées à s’allier, et elle ne savait pas encore pourquoi.
Puis il y avait eu Erveline.
En vérité la question d’Agate avait été, si elle avait vraiment tué Lèdre, et si elle n’avait pas menti à ce moment-là Agate ne l’aurait jamais aidée, car la reniante aurait eu la position de force. Mais elle n’avait pas tué Lèdre, elle n’en aurait pas été capable. Lèdre l’avait battue, au jour, puis il était mort. À l’instant où s’en était fini d’elle, il était mort. Alors elle avait pu mentir, et ce mensonge affiché la sauvait. La question posée à Agate était, si elle mourrait, qui resterait pour l’affronter. Et elle ne savait pas pour Maelle. Ce qui s’était dit était, Vogent doit être vaincu, avant la fin du premier temps, et pour qu’Agate n’ait pas à lui mentir, elles s’étaient menties à toutes deux, consciemment. Elle lui avait dit alors :
« Je suis seule, je ne suis pas l’alliée de Vogent, mais si tu ne m’apportes pas un moyen de l’éliminer suffisant, j’aiderais Vogent pour ne pas me risquer. Tu vas me dire comment tu vas t’y prendre, et tu ne vas pas m’exposer, ou je te trahirai. Si tu ne me mens pas assez bien, si tu ne joues pas ton rôle devant moi, tel que tu le joueras devant lui, je te trahirai. Si tu ne me montres pas que tu es faible, et moins à craindre que lui, je te trahirai. Mais je sais que tu coules la sève et ce bâton est enduit de sève. Je sais qu’on t’a remué le poil jusque sous la peau, et les règles d’Erveline mêmes ne te retiendraient pas. Mais tu n’es pas assez faible. Alors montre-moi, à quel point tu te sens faible, et je dirai à Vogent à quel point tu te sens faible, et je le perdrai. »
Agate dirait la vérité, il fallait qu’Agate dise la vérité pour que Vogent la croie, et que Vogent découvrant son ennemie si faible, la sente aussi dangereuse, suppose le piège, qui viendrait du bâton. Voilà tout ce qu’il devait déduire, et il la pisterait.
Il irait dans son antre, l’antre de la couleuse de sève, où il trouverait les deux enfants. Et il les meurtrirait, ou à son tour il les encouragerait à trahir. Or les enfants ne savaient de leur mère que ce qu’ils avaient deviné. Ils savaient, et ils ne savaient pas. Quoi qu’il choisisse, ils lui diraient que leur mère s’était enfuie, jusqu’au lieu où reposait Lèdre, d’où elle ramenait le bâton. C’était l’arbre où ils l’avaient pelée. S’il doutait encore, il n’aurait qu’à suivre sa trace. À ce point le piège serait une certitude, et cela l’encouragerait. Il savait pouvoir attendre, il lui suffisait d’attendre pour la vaincre. Mais il y avait Maelle, et il y avait Erveline. Qu’il la perde, il se perdait, il présentait le flanc.
C’était la faiblesse des forts.
Collée contre le tronc de l’arbre, elle attendait. Le bâton contre elle, contre son torse, servait seul à la protéger du froid. Dans la fausse clarté du premier temps, sa peau semblait blême. « Si je me laisse tomber, je paraîtrai plus faible, je pourrai moins me défendre. » Aussi se tenait-elle debout contre le tronc, tenant le peu de temps qu’il lui restait, entre ses pattes. Autour les arbres murmuraient de bêtes, l’agitation des feuillages, les rais traîtres de lueurs. Au-dessus la frondaison couvrait le ciel couvert de nuées. Elle avait froid, plus encore, elle avait peur. C’était bien. Cette peur, elle n’aurait pas à la simuler. Les bruissements étaient ceux d’un reniant, dans sa direction, cette fois elle était sûre, c’était lui.
Le pas trop léger, le museau fin. Elle reconnut le rêveur.
« Que fais-tu là. »
Lui, calmement : « Je vais voir le ciel. »
Il passait, il ne la regardait pas. Ses pas, à présent dans le petit espace entre les troncs, allaient presque sans bruit, se détacher entre les herbes. Marcher, comme en équilibre sur un fil, et il se laissait balancer levant les yeux sur les branchages.
« Tu ne me demandes pas ce que je fais ici »
« Tu attends Vogent. Tu es allée chez lui, mais il n’y avait qu’Agate. Tu veux le piéger, il le sait, et il t’aura. Il sait que le bâton n’est pas le plus dangereux. » Ensuite, s’arrêtant : « Fais attention. Un poids, neuf dix mille mille mille. Je crois… » et il sembla chanceler, près de tomber… « Je crois que tu devrais laisser gagner Vogent. »
« S’il te plait, laisse gagner Vogent. »
Il était passé, ses pas effacés, la laissait seule contre l’arbre. Tout ce qu’il avait dit, elle l’avait compris, parce qu’il était le rêveur et qu’elle coulait la sève. Elle avait compris qu’il lui mentait, tout le reste découlait de là.
Seulement trop tard, bien trop tard pour écouter la raison. Elle avait froid, et peur, entre les troncs de forêt l’obscurité arrachée aux feuilles pendantes, sur le flottement de l’herbe, l’enserrait. Noir à sa gorge. Constamment son plan lui revenait, ce qu’elle allait dire, ce qu’il ferait, tout ce qu’il pouvait faire qu’il lui faudrait contrer, et elle tenait le bâton serré contre elle comme si le bâton comptait encore. Ou bien il avait pris le risque, et il la laissait à son sort. Le premier temps approchait de sa fin, s’il ne venait pas, elle pourrait aussi bien s’enfuir. Des pas dans le lointain, venant de Villia, des pas assurés. Il venait, seul, plutôt que le risque de s’exposer, il s’exposait à elle. Vogent se détacha des branchages, marcha jusqu’à elle, à quelques pas.
Il avait la barbe longue, en rapière. Dans la fausse clarté son pelage ocre, sombre plus que de la poix, arrachait par touffes l’épaisseur d’un doigt. Au poitrail le blanc d’os se détachait si net, s’ouvrait en bataille. Le cuir au torse, jusqu’aux genoux tendus, et le talon dressé, visible parmi les herbes, suspendu dans son mouvement. Il tenait la lance pointée en bas, qui signifiait la colère, sans qu’il ne montre rien de la colère.
Elle n’eut rien à faire pour tout lui révéler, ce qui s’était échangé entre Agate et elle, qu’il savait déjà. Elle plissait les yeux, enfonçait la tête, fixée sur la tête de lance fouillant dans les herbes, à cette vue ses côtes la meurtrissaient. Il ne bougeait pas, la laissant faire, il voulait savoir qui avait tué Lèdre. C’était elle. Il voulait savoir qui. Elle. Qui. Sa patience l’étonnait, son calme, malgré la lance en bas, qui la menaçait, et elle fut sur le point de croire qu’il ne mentait pas. La sève, visible aux bougies, ne l’était pas dans la pâleur du premier temps. L’odeur de la reniante couvrait toutes les autres, de peur, calculée, la crainte affichée qu’il ne la brusque. Il voulait savoir, ou plutôt, il gagnait du temps. Le temps jouait pour lui, aussi se jouait-il d’elle, la poussant à l’erreur.
Alors se détachant du tronc la reniante jeta le bâton à terre.
« Tu t’es trompé, le temps joue pour moi. Tu savais que le bâton n’était pas le vrai piège. »
« C’était l’arbre. »
« L’as-tu compris à l’instant ou bien le savais-tu avant de venir ? Cette arbre porte ma marque, j’ai ajouté à l’arbre mes sèves. Tu sais le reste. »
Dans le premier temps la fausse clarté cachait cette chaleur des feuillages, pareils aux feux de bougies, qui allait tombant entre les troncs des arbres. C’était le piège que Lèdre lui avait demandé de faire, pour piéger Vogent. Puis Lèdre l’avait trahie puis il était mort. Elle n’avait pas voulu, il était mort, alors elle avait dû tout recommencer. Le cœur de la reniante battait. Elle se rapprochait, pas à pas, de son adversaire, et si elle s’était trompée, elle se jetait sur sa lance. Alors il aurait gagné. Il demandait, et dans le cas contraire. Si elle gagnait, elle expliquait, elle découperait sa peau, elle laverait la peau de Vogent, et elle la porterait. Elle voulait porter la peau de Vogent parce que c’était la plus belle de Villia, et que la sienne ne repousserait jamais.
« C’est bien » dit-il et il la regardait, un regard amical. « J’aurais tellement voulu que tu réussisses. »
Elle se colla contre lui, la tête contre son poitrail. Elle se sentait faible.
« Qu’est-ce que j’ai ? »
« Ce sont les encens d’Agate qui te travaillent. Moi aussi, je t’ai piégée, et pour cela j’avais besoin que tu me voies en péril, et que toi-même tu aies peur. À présent tu as peur car je suis en péril. »
« Agate m’a trahie. »
« Tu penses qu’Agate est mon alliée, mais c’est mon ennemie. Tu crois que je t’ai vaincue, mais c’est elle qui t’a vaincue. Nous sommes ses deux victimes. J’aurais voulu, sais-tu, que tu me battes, que tu la battes… comprends-tu ? J’aurais pu dire alors, que je pleure pour Lèdre, parce que c’était mon frère, et je sais que tu ne l’as pas tué. Même si tu l’avais tué, tu ne l’aurais pas tué. Écoute-moi… »
Elle ne l’écoutait plus, consciente d’avoir été vaincue. Ses bras enserraient Vogent. La lance pendait inutile, au bras de Vogent. Elle laissait le temps passer sur eux, leurs battements à tous deux battre ensemble entre les troncs de forêt, elle l’écoutait se mourir à l’effet de sa sève. Et elle savait, à chaque battement qui passait, un peu plus fort, qu’elle allait tout faire pour le sauver. Alors… alors… Elle n’avait pas voulu que Lèdre meurt, c’était la vérité, puisque la mort de Lèdre l’avait mise en tel danger. À présent elle ne voulait plus que Vogent meurt, et elle ne savait pas pourquoi. À cause des encens. Elle avait oublié les encens. Elle ne voulait plus que Vogent meurt, et Vogent lui susurrait quelque chose qu’elle n’entendait plus, et elle se blottissait contre Vogent inconsciente de ce que cela impliquait.
Puis Vogent s’affaissa, et son cœur cessa de battre le temps qu’il s’affaisse.
Elle resta là, un sourire naissant à son visage, à regarder le reniant à ses pattes tombé sur lui-même, le corps désarticulé, sans trace visible de ce qui l’avait abattu. Ce n’était pas la sève, ce ne pouvait pas être la sève, pas aussi tôt. Car elle avait voulu que la sève mette son temps, le temps qu’elle mettrait à le dépecer. Elle reconnaissait cette chute qui avait été la chute de Lèdre, alors même que celui-ci l’avait vaincue. Elle souriait, ce faux sourire dans la fausse clarté du premier temps, le premier temps achevé, incapable de bouger, les idées dans sa tête qui s’affolaient. Agate, elle pensait, Agate l’avait tué, elle lui en voulait, alors une partie d’elle lui hurlait que ce n’était pas la reniante, alors elle se mettait à s’accuser elle. Ses propres pattes la trahirent, s’abattant alors, à genoux sur Vogent, et elle souriait, le sourire brisé sur un visage brûlant.
Il s’était écoulé exactement deux cents seize battements, deux cents quinze entre l’instant où le reniant s’affaissait, et celui où les forêts s’illuminèrent. Jusqu’aux crânes, jusqu’aux lacs, jusqu’aux dernières terres les étoiles s’effacèrent, livrant la terre à la terre, un astre avait touché les arbres, s’y enfonçant, jetait ses feux entre les troncs. Cela dura un par huit cent mille mille battement, et les reniants aussi loin que la lumière avait porté, tant elle avait duré, s’étaient éveillés en alarme. Aucun son n’avait percé, tant le son avait été fort, qu’il s’était anéanti lui-même. Tout ce qui était autour d’elle avait cessé d’exister. Elle ne sentait plus les arbres, ni la sève, ni même le corps de Vogent. Elle ne sentait plus même ses membres, seulement le battement en cours dans son cœur.
Deux cents dix-sept, alors elle sentit le sol s’affaisser. Elle sentit le ciel peser sur elle, peser sur les forêts, sur les collines, sur la terre, trop lourd pour exister, et sa seule pensée fut de constater le vide de ses pensées, comme si le poids s’était exercé sur ce qui constituait sa conscience, et l’avait écrasée également. Cela dura un par quatre vingt et six par dix à huit battement, à une fraction d’anéantir toute vie aussi loin que l’appesantissement portait. Tout ce temps où elle n’avait pas pu respirer ses poumons vidés de tout air agonisaient. Son corps, sous la pression, se serait disloqué. Quand ce fut fini, elle sentit la chaleur dans tout son corps, les artères portées à vif, et une douleur sur tout son être.
Tout de suite après vint un souffle qui n’était pas un souffle, qui ne la toucha pas. Elle sentit seulement passer ce souffle autour d’elle, comme des lames, et constata soudain autour d’elle les écorces ouvertes, qui s’effondraient. Les plus gros troncs avaient été griffés cinq et cinq et cinq fois deux fois plus profondément que la moitié de leur corps, et les troncs qu’ils avaient protégé se couvraient également de griffures, mais les troncs exposés avaient simplement éclaté, taillés en pièces, et tombèrent. Elle hurla aux arbres qui s’abattaient, chutant les uns sur les autres, elle bondit au hasard loin des rumeurs de chocs et se referma sur elle-même, jusqu’à ce que les craquements du bois et les chutes et les secousses cessent.
Des sillons entiers d’herbes arrachés volaient dans l’air, tandis que les pièces de buissons tombaient, elle regarda autour d’elle les troncs encore debout, pareillement meurtris du même côté, comme autant de coups de griffes donnés contre eux, à travers eux, aussi loin qu’elle pouvait voir. Là d’où était venu la lumière étaient venues des lames invisibles, qui avaient taillé dans les forêts, ignorant les corps, et infligé cette destruction. Trois cents trente et treize battements, et elle n’osait plus bouger.
Alors un cri affreux s’éleva, discordant, qui la perça au-delà du cœur.
« Ce n’est pas Erveline, ce n’est pas Erveline, je dois être en train de délirer » elle se forçait à se lever, incapable les membres tremblants, la faisaient retomber à chaque fois « quelque chose a griffé les forêts et les forêts sont tombées comme les brins de blés, et ces cris sont ceux d’une bête » elle se forçait à ramper, en direction du corps ocre, le visage cinglant « Je délire, et quelqu’un de Villia, quelqu’un du village, Agate, a dû me piéger, et elle rit de me voir délirer, de cette peur irraisonnée » la douleur à ses pattes quand elles ne lui obéissaient pas « non, c’est trop puissant, c’est trop de moyens pour moi seul, mais c’est plus facile que d’imaginer que tout cela arrive vraiment, car alors les forêts ont été griffées sans qu’il n’y ait de griffe, et une bête a crié. »
Le cri s’était éteint, remplacé, un bruit renaissant, celui des insectes. Ses yeux clos par la panique s’entrouvrirent, de voir la clarté naissante, encore faible, découper les corps d’arbres en pièces, les troncs abattus, et les entailles, et le corps près d’elle, calmèrent sa panique. Car tout ce qui était arrivé était arrivé. Un instinct la poussait à fuir, un autre plus fort à s’avancer, la curiosité, plus forte que tout, la souleva. Elle regarda le corps du reniant, comme elle regardait les arbres, puis l’abandonna.
À mesure qu’elle s’avançait dans la direction où les griffures faisaient face, son cœur battant, lui redonnait le contrôle d’elle-même. Les tremblements à ses membres, sa faiblesse, s’épuisèrent. Deux mille deux et un cents battements à marcher dans la même direction, à descendre puis remonter au gré des collines et sans les troncs hachés, sans les entailles profondes, elle aurait cru avoir été la victime d’un rêve. Mais elle s’enfonçait dans les forêts, plus loin que son habitude, dans le territoire des chasseurs. À chaque clairière, croyant avoir trouvé, elle accélérait, puis aux abords, s’arrêtait presque, regardait au travers l’espace vide, de l’autre côté les griffures qui continuaient. Combien de battements encore.
Désormais le froid se détachait d’elle, l’air s’échauffant à la venue du jour, elle songea que ce ne pouvait pas être déjà le troisième temps. Au milieu des forêts anéanties, sans repères, la reniante allait aussi loin que pouvait la porter ce besoin de savoir, jusqu’au moment où la survie pèserait pour le retour. Chaque pas réduisait ses chances.
Entre ses pattes se dessinait une sorte de fissure, indistincte, refermée par la terre molle, une empreinte de ce qui avait été une fissure dans le sol. Elle la suivit du regard, et autour d’autres de ces fissures se devinaient qui convergeaient vaguement du même côté, et plus loin, s’ouvraient encore, larges d’un doigt, profondes de trois ou quatre, puis larges de la patte entière et elle aurait pu s’y enfoncer jusqu’à la taille. Alors une nouvelle clairière se peignit devant elle, à travers la clarté plus forte qui n’était pas seulement l’approche du troisième temps.
Cette clairière se couvrait de flammes, sans la moindre fumée, des flammes dépourvues de couleurs. Toutes les failles allaient convergeant en son centre, comme un cratère, ouvrir un gouffre au fond incertain. Elle émergea des derniers troncs abattus, dans cette clairière où l’herbe même avait été soufflée. Suspendu au centre lui faisait face le cuivre.
« Idiote ! »
Reniants
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- Écrit par Vuld Edone
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