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- Je l‘ai tué, Jones. Je l’ai tué.

     Jones regardait perplexe son ami. Il ne comprit d’abord pas de quoi il voulait parler. Plus exactement, il ne voulut pas comprendre.

- JONES ! JE l’AI TUE !

     Voyant son visage complètement défait, il commença à entrevoir de quoi il voulait parler et saisit toute la sordide réalité. Mais il ne pouvait le laisser se flageller de cette manière sans rien faire.

- Comment tu peux dire ça ? Tu sais, c’est forcément beaucoup complexe que ça. S’il est parti de la sorte, dis-toi que tu n’es pas le seul responsable. Je te le dis, c’est beaucoup plus complexe. Forcément.

     Myself le regarda. Pour la première fois depuis longtemps, il se mit à pleurer. Jones ne s’attendait pas à de tels débordements de sa part. Ce n’était pas son genre, et pourtant Myself était en train de craquer. Salement craquer. Il n’avait jamais réellement su les détails de l’histoire. A l’époque des évènements, il avait pris une longue retraite de l’Ordre des Chevaliers. Il pensait d’ailleurs ne plus revenir. A un moment, même s’il s’était refusé à l’admettre, il avait fini par faire une croix dessus. Mais on ne quitte pas l’Ordre. Pas comme ça.

- Non seulement je l’ai tué…

     Myself ne pleurait plus mais l’émotion l’étranglait. Il buttait sur les mots. Ils étaient trop gros pour sortir de sa bouche.

- Non seulement, je l’ai tué… et je lui avais promis que je me tuerais également après… Comme tu peux le voir, je ne suis qu’un lâche.

- Tu délires. Tu délires complètement mon vieux.

     C’était vraiment mal barré, Myself perdait la boule. Jones chercha un moyen de lui faire reprendre pieds.

- D’abord, même si je ne sais pas grand-chose, je peux t’assurer que ce n’est pas toi. Du moins, tu es loin d’être le seul responsable. Arrête ton numéro d’auto-flagellation, tu veux !

- Possible. Mais tu ne sais pas ce que c’est que vivre avec ce doute. Ce doute qui est plus qu’un doute quoi que tu puisses dire. Il n’est plus depuis presque un an et je ne peux m’empêcher de penser au gâchis qu’on a causé.

- Tu vois, tu dis : « on ». Dans ce cas, pour en arriver là, il fallait bien être deux.

- Le pire, c’est que ça s’est passé quand on était plus rien. L’Ordre ressemblait plus à rien…

- Et bien justement, pense à l’Ordre, bon sang !

     Myself redressa la tête, le regard encore plus effrayant. Jones comprit qu’il s’était planté. Il venait de dire quelque chose de trop. Une grosse bêtise.

- D’ailleurs, il est mort aussi, Jones. L’ORDRE EST MORT ! IL EST MORT A CAUSE DE MOI !

- Mais ça va pas ? Tu tournes vraiment pas rond, toi. Si l’Ordre est mort à cause de toi, comment t’expliques que je suis là aujourd’hui face à toi ? Tu y es vraiment pour rien ? Allez, arrête tes conneries ! Parlons d’autre chose. Tu ne m’as pas fait venir pour ça, j’espère. Tu ne m’as pas fait faire toutes ces années lumières pour t’entendre geindre des inepties !

     Jones cherchait à le bousculer. Il fallait qu’il lui sorte la tête du sac. Il n’aimait pas le ton qu’il employait, mais dans le cas présent, il ne voyait que celui-là.

- Tu sais, Jones, je ne suis pas éternel non plus. Et je n’arrête pas à penser au pacte.

- Quel pacte ?

     Jones s’arrêta. Lui aussi était en train de dire n’importe quoi. Il savait très bien ce qu’était le pacte.

- Jones, le pacte, si j’ai tué le Messie, je dois maintenant le remplir deux fois : une fois pour moi et une fois pour lui… Et comme ça, je serais quitte avec l’Ordre. Du moins, pour ce qu’il en reste…

     Jones commençait à ressentir de la colère. Décidément, il avait bien fait de venir au rendez-vous. C’était donc ça qui trottait dans la tête de son ami. Rien que ça ! Ni plus ni moins. La fin de l’Ordre. Et il allait accepter ça ?

- Bon, tu vas arrêter deux minutes, tu veux ? L’Ordre n’est pas mort ! Tant que nous serons en vie, il le sera également. Nous avons payé un lourd tribut. La liste des disparus n’arrête pas de s’allonger. Tu m’as fait sortir de ma retraite, vieux, ne l’oublie pas ! On ne me fait pas sortir de ma retraite impunément ! Tu as eu raison, on va pas disparaître sans réagir ! Je pense qu’il faut que l’on terrasse le Mal qui nous anéantis très vite. Et à la source, si possible !

     Un sourire traversa le visage de Myself. Il commençait à faire mouche.

- Tu ne le savais peut-être pas, mais moi, je vais te le dire. Si tu m’as appelé, vieille canaille, c’est bien parce que tu ne voulais pas qu’on l’enterre l’Ordre. Et je vais te dire : tu avais raison. Et on va le retaper, cet Ordre. On va lui redonner son aura.

- Ca me fait plaisir d’entendre tout ça. Tu n’as pas idée. Mais le Messie me manque… On n’a beau s’être méchamment engueulé et que, sur la fin, je crois qu’on a débordé, je me dis que jamais je ne pourrais le remplacer.

- C’est pas le but. On va d’abord rechercher le Messie. Et tu vas voir que tout ira mieux.

- Peut-être. Mais, tu l’as dit : tout n’est pas aussi simple. Moi, je dois vivre avec tout ça. J’ai tout ce poids sur les épaules. Je dois me regarder dans la glace chaque matin. Et je ne veux pas que tu aies quoi que ce soit à voir avec ça.

- Et tu crois que ce n’est pas déjà fait ? Que tu ne m’as pas mis au cœur d’une drôle d’histoire ?

 


 

     Un an auparavant, la galaxie se portait à merveille. Elle n’avait que faire de toutes les misères du monde. Un an plus tard, d’ailleurs, elle se porte toujours pareil et se moque tout autant des misères du monde. Pour l’heure, ce n’est pas le temps de notre histoire. C’est celui du passé. Du passé composé plus que du passé simple. Et certainement pas le plus-que-parfait. Pourtant, à bord du vaisseau, tout l’était, parfait.

- Bziiiiiiiiip ! Chwaap !

     Un voyant lumineux venait de s’enclencher. Plus que trois minutes.

- Tschh ! Bip !

     Voilà, tout était OK, la trajectoire cible était dégagée. Le vaisseau allait enfin dégorger toute sa puissance. Le moteur WRk-23 Rbis, version semi lourd, n’aimait pas rester longtemps en spatio-vitesse ralentie : les risques de surchauffe n’avaient jamais vraiment été résolus, mais en définitive, c’était le prix à payer pour obtenir ses performances jamais égalées à travers toute la Galaxie Berzouille.

     Blup !, fit le vaisseau en accélérant en quelques nanosecondes pour atteindre sa vitesse maximale.

     Bluuurp !, répondit le capitaine en vidant son verre de bière semi-bio, origine végétale garantie à 70%, selon les normes alpha 2Z en vigueur depuis trois saisons maintenant. Soit-disant pour protéger l’humanité toute entière de la bactérie dite de la « grosse soif », celle qui, toujours selon les experts, vous donnait envie d’aller aux toilettes tous les quart d’heure si on abusait de l’ancien breuvage. De nombreux accidents, surtout pendant les décollages et atterrissages, mais même en phase d’approche, auraient eu lieu les deux saisons précédant la nouvelle norme. « Si la prochaine session du Parlement pouvait les faire sauter celles-là, ces normes à la mord moi le nœud… », se dit le capitaine, toujours sceptique, en regardant les restes de dépôt de mousse grisâtre dans son verre. « La Burp Corp. avait encore dû mettre le paquet pour les faire passer… ». Le vaisseau acquiesça d’un petit écart sur la droite, « sans doute encore une poubelle… » pensa l’homme seul.

 

     Derrière son fauteuil ergo-métallique recouvert de velours cramoisis, tout en regardant distraitement le vide spatio temporel du Grand Axe Nord Sud-Secteur Temps Unilatéral, L***, dit "L" Trois étoiles, ou dit aussi Le Messie, était impatient de retrouver ses amis de Wou-Yan-Syen.

     Malgré sa très grande expérience, L*** était encore très jeune. Plein de vie, débordant d’énergie, il menait plusieurs activités parallèles qui ne lui laissaient pas un moment de répit. Son âge se devinait plus dans sa voix que dans ses traits, les cheveux mi-longs, de longs sourcils foncés lui donnaient souvent un air grave, tout en contrastant avec sa peau très claire et sa bouche lippue ; ses pommettes rebondies, ses grandes oreilles accentuaient la forme triangulaire de son visage. Il mit ses pieds sur le tableau de bord en veillant à ne pas actionner la manette d’éjection sur sa gauche et ferma les yeux pour une petite sieste. Il avait plein de nouveaux rapports d’activité, qu’il souhaitait soumettre à l’équipe de Wou-Yan-Syen. Mais cette fois-ci, c’était différent, il s’était également fixé une mission à part pour son séjour ; elle ne ferait pas plaisir à tout le monde, mais il la remplirait coûte que coûte, foi de L***.

 

     L’aura mythique de l’astrolabe de Wou-Yan-Syen s’étendait sur une bonne part de la galaxie. A dire vrai, les innombrables convoitises qu’avaient fait naître la concentration d’un si ancestral savoir et de personnages aux exploits fameux étaient pour l’Ordre la cause de menaces permanentes. Bien qu’il ait, depuis les premiers temps même de sa création, exposé à tous ses connaissances sans jamais laisser la place au secret, il avait dû subir plusieurs assauts externes qui avaient presque eu raison de lui. Depuis lors, il avait pris soin de brouiller les pistes et de se dissimuler. Sa situation financière était elle-même délicate, mais chaque chevalier savait créer des trésors avec peu de choses, une vulgaire épée et une simple plume.

     Leur abri était niché sur un des plus hauts plateaux des montagnes Lai-But-Fu, qui bordaient l’océan méridional sur un croissant long de quatre cent kilomètres. Un monumental téléobjectif, de près de vingt mètres de diamètre à son extrémité, se dressait à la manière d’un étonnant symbole phallique primitif au milieu des contreforts de roche nue : seulement, il était impossible de le détecter ou de les découvrir depuis un vaisseau. Un savant système de brouillage projetait des images et des informations contradictoires. L’Ordre, pour une raison inexpliquée, avait toujours su capter l’attention d’ingénieurs et d’artisans de tout corps de métiers. S’il diffusait son savoir, on savait le lui rendre dans toutes les strates des sociétés à travers le cosmos. Pour l’heure, l’ordinateur de bord du vaisseau de L*** ne détecta rien, à des lieux à la ronde, que l’air pur de la montagne et quelques bêtes sauvages solitaires.

 

     Zlahr ne prêta pas attention à la boule de feu qui zébrait fugitivement le ciel opalin, tandis qu’il bondissait d’une paroi à l’autre avec aisance. Ses bras puissants, recouverts du même pelage verdâtre que le reste de son corps, se terminaient par de longs doigts agiles qui lui assuraient une prise ferme contre la moindre aspérité de la pierre. Une lueur illumina ses grands yeux, comme deux flaques de nuit, lorsque l’astrolabe apparut au loin. Pareil à un jouet de caoutchouc – ou plutôt, pour être tout à fait honnête, à un tapis de bain soudain doté d’une vie propre – il accéléra encore la cadence, fusant par bonds syncopés parmi les ravines et les crevasses.

     Tout à sa cavalcade, il ignora la forme effilée du vaisseau qui approchait silencieusement en orbite basse. Le dôme de l’astrolabe formait une coupole sphérique parfaitement lisse de polymère noir, et qui se dressait à une vingtaine de mètres à peine désormais. Bientôt, le visage simiesque de Zlahr s’anima d’une expression chaleureuse.

 

     L’appareil fila à travers les ultimes lambeaux du voile cotonneux des nuages, et L*** décida qu’il était temps de se préparer à l’atterrissage. Il fit quelques gestes hésitants, pour se débarrasser de l’engourdissement provoqué par l’hyper sieste dans laquelle il avait été plongé pendant le voyage. Il enfila péniblement sa tenue de protection : de lourdes bottes de matériau synthétique, un scaphandre argenté muni de bouteilles d’oxygène, et toute une batterie d’équipements de survie qui lui donnaient l’allure d’un bibendum intergalactique. Tant bien que mal, il essaya de remettre en ordre son épaisse chevelure, avant de coiffer sa tête d’un casque muni d’une large visière teintée de noir.

- Amorçage de la manœuvre d’atterrissage dans dix secondes, vrombit la voix métallique de l’opérateur de bord.

- Roger, répondit-il, encore que sans savoir pourquoi.

     L*** entreprit de classer quelques échantillons, avec des gestes que ses espèces de moufles spatiales rendaient maladroits : holo-relevés de données, cartes stellaires, ainsi qu’une épaisse pile de notes prises sur du papier jauni qu’il fourra dans une sacoche de cuir.

- … Cinq secondes…

     Le spationaute vérifia l’étanchéité de sa combinaison, en faisant quelques bons sur place.

- … Quatre secondes…

     Les jambes rendues lourdes par l’excitation, L*** se força à se rasseoir. D’un rapide coup d’œil, il vérifia les coordonnées : Alpha-papa-tango-charlie, tout allait comme sur des roulettes.

- … Trois secondes…

     Presque par hasard, il laissa son regard papillonner au-delà de la grande baie vitrée de son vaisseau, par laquelle on distinguait la forme grandissante de l’astrolabe.

- … Deux secondes…

     Là ! L*** essaya de se frotter les yeux pour s’assurer qu’il avait bien vu, mais la manœuvre fut sensiblement compliquée par la présence de ses moufles, et, surtout, de sa visière.

- … Une seconde…

     Pas de doute, maintenant ! Il distinguait sans erreur possible la forme velue du troll-lychen, qui s’approchait de même de l’astrolabe. Gagné par la nervosité, L*** porta machinalement les doigts sur la crosse de son pistolet à plasma. Se pourrait-il que sa mission soit si facile à remplir ?

-… Amorçage de L’ATTERRISSAGE !

 

     Un épouvantable vacarme éclata soudain, déchirant la quiétude de la montagne. Le troll-lychen se perdit en hurlements suraigus, que couvrait le sifflement dément des tuyères. Avec sa démarche chaloupée, il fila à travers l’esplanade qui s’étendait jusqu’aux contreforts de la montagne toute proche, juste à temps pour contempler la forme imposante de l’engin spatial, précédé de sa cohorte de flammes blanches, atterrir à une trentaine de mètres de là. Il avisa de la minuscule silhouette argentée qui sortit bientôt de l’appareil, clopinant maladroitement en direction de l’astrolabe. Le troll suivit un moment le spationaute du regard, jusqu’à ce que celui-ci en fait ait disparu dans l’ombre du grand bâtiment. Alors, de sa démarche traînante, il s’élança soudain à sa suite.

     Le Messie sourit en retrouvant instantanément son ancestrale tenue de Chevalier de l’Ordre : une large cape bleutée rehaussée de liserés d’or et d’argent, qu’il portait par-dessus une toge de lin éclatante. Ses doigts caressèrent familièrement le pommeau de sa vieille épée : bien qu’il le délaissât régulièrement lorsqu’une autre tâche, ailleurs, nécessitait son œuvre, il répugnait toujours à quitter son habit, qu’il retrouvait à chacun de ses retours avec satisfaction. Les lieux étaient particulièrement accueillants, quoiqu’un peu vides. Aux parois lisses de l’astrolabe avaient succédé des murs de pierres grossièrement taillées, qui formaient un grand hall circulaire, éclairé seulement de la faible lueur des braseros. A la voir ainsi, on devinait que la demeure avait été bâtie pour une grande communauté.

- Sont toujours pas forts pour le ménage, dit L*** en passant son doigt sur la balustrade terne et poussiéreuse.

- Alors, on est venu avec son balai ?, se moqua une voix forte. Si c’est le cas, soit bienvenu. Sinon, tu peux faire demi-tour immédiatement !

     Derrière lui se tenait un vieux nain, une grosse pipe à la main. Ses traits se voulaient graves et sévères ; mais, dès que l’intrus se retourna dans sa direction, son expression se transfigura. Son visage, plein d’une joviale bonhomie, était transfiguré par la joie. Il respirait la générosité.

- Mon vieux Sourdïn, comment vas-tu ?

- Bien, comme tu vois ! Même si, ici, c’est à chaque fois un peu routinier quand tu t’absentes… Mais, bon, on ne t’en veut pas !

     Ses paroles avaient été ponctuées par un clin d’œil malicieux. Ils descendirent un grand escalier de marbre, qui menait vers une pièce un peu plus bruyante. Avant d’être accueilli par toute l’assemblée, L*** se retourna vers son ami.

- Je pourrais te parler, il y a quelque chose d’important que je souhaiterais aborder avec toi.

- Evidemment, tu peux, on est même tous là pour t’écouter…

- Oui, mais je voudrais d’abord t’en parler à toi uniquement. C’est un truc grave, qui touche l’ordre.

- Comme tu veux… Retrouve-moi dans une heure à la grande bibliothèque.

     Déjà, les autres chevaliers se dirigeaient vers L***, les bras tendus en l’air en guise de bienvenue. Ils étaient presque tous là, du moins ceux qui étaient en vie, ça voulait dire plus grand monde : Fineburion, l’Elfe noir, Le Duke, dont les grandes oreilles lui faisaient immanquablement penser à un lapin et, quelques mètres plus loin, Bullit qui réparait une fois de plus la tuyauterie du château. Sans lui, le Château aurait déjà explosé, ou fini en ruines prématurément depuis fort longtemps.

- Myself ne devrait pas tarder. Tu le connais, lui aussi est toujours par monts et par vaux !

     A son nom, Le Messie cligna des yeux et regarda Sourdïn ; ce dernier, pourtant, n’aperçut pas la réaction de son ami, tout à la joie de le retrouver parmi eux.

- Bon, mais c’est pas tout ça, mais quand est-ce qu’on boit ?

     Trois voix s’était réunies pour prononcer la sentence. Effectivement, il était, de l’avis général, plus que l’heure de vider quelques fûts.

- Je vois que je ne vous manque pas ! Si ça continue, je vais retourner vite fait d’où je viens !

     Myself venait d’arriver. C’était un vieil homme à la barbe longue et blanche, vêtu d’une longue vareuse militaire, dont la couleur grisâtre était depuis longtemps passée. S’il avait été trapu et petit, on l’aurait confondu avec un nain. Mais, heureusement pour lui, il avait gardé la silhouette élancée, même si une canne lui servait d’appui, parfois plus par coquetterie ou pour dissimuler son ivresse quand la soirée durait trop longtemps. Après quelques tournées, L*** prit sa chope et la tendit en l’air :

- Je bois à tous ceux qui sont ici et à tous ceux qui nous ont si prématurément quittés ! A l’Ordre ! A la vie et à la mort !

- A la vie et à la mort !

     La discussion qui suivit ne prit pas les chemins habituels. Une inquiétude filtrait de partout et finit par monopoliser les esprits. Car il existait, en une des ailes les plus retirées du château, trois portes dont nul ne semblait se rappeler depuis quand elles étaient là. De toutes les portes de la bâtisses, ces trois-là étaient les seules à être fermées ; elles ne s’ouvraient qu’épisodiquement, pour engloutir les plus intrépides parmi les chevaliers, attirés comme les papillons par la flamme de la bougie. Peu nombreux étaient ceux qui en étaient revenus, et auraient pu dire où elles menaient. Ceux-là préféraient ne pas en parler, et les trois Sœurs – Yakti, Sorrö et Lumdel – car c’est ainsi qu’on les nommaient, continuaient d’étioler l’ordre, inéluctablement, sans espoir de retour. Leur pouvoir filtrait dès qu’on les approchait. Et aucun chevalier ne pouvait nier qu’ils ressentaient une envie irrésistible d’y pénétrer. La légende voulait que chacune apporte un secret de la Vie, d’autres disaient aussi que le prix à payer était terrible. On disait aussi qu’elle renfermait des démons qui se nourrissaient des âmes des fous qui voulaient y rentrer. On ne comptait plus les chevaliers qui, dans un geste de bravoure incalculée, s’étaient faits happer pour ne jamais revenir. Chacun acceptait leur départ, car tous savaient que leur destinée était certainement liée à ces trois portes.

     Jusqu’à présent pourtant, l’Ordre des Chevaliers Chroniqueurs avait toujours réussi à traverser le temps bon an mal an, remplaçant les disparus grâce au pacte que chacun d’eux avait accepté. L’équilibre était depuis longtemps précaire, mais tous mettaient les bouchées doubles pour que Wou-Yan-Syen continue de rayonner et maintienne cet espace de liberté fraternelle. Par le passé, plusieurs attaques avaient failli l’emporter dans le néant. Mais toujours, les chevaliers avaient réussi à reconstruire leur demeure, partant parfois de rien, parfois avec une aide heureuse et inespérée. Myself avait sa formule à lui : Wou-Yan-Syen est un phoenix qui renaît toujours de ses cendres. Pour l’heure, la discussion se focalisait sur Fineburion, dont les yeux brillaient d’une lueur inquiétante tandis qu’il parlait avec fougue.

- Je vais y aller, quoique vous pussiez en dire. Vous ne savez pas ce qui se cache derrière, alors ? » Son regard croisa celui de Sourdïn, dont le visage arborait une expression inflexible. « C’est ma chance, et je veux la saisir !

- Tu sais, je serais à ta place, je ne partirais pas si confiant. Nous ne savons pas ce qui se cache là-bas, mais ce que nous savons d’expérience, c’est que trop peu en sont revenus.

- Je sais, mais rien ne pourra m’arracher à vous. Peut-être pourrais-je trouver trace des disparus ; peut-être, au moins, les comprendre ? Il est possible qu’une armée de démons m’attende derrière cette porte, mais je pourrais aussi y trouver le bonheur. » Fineburion eu une brève hésitation, puis reprit : « Quoi qu’il arrive, je ne vous oublierai pas.

- Le Duke a raison, fit Sourdïn, tu ne peux négliger Sorrö. Des trois soeurs, c’est certainement la plus dangereuse. Et toi, tu veux la débusquer pour le plaisir…

- Ecoute, je suis suffisamment fort pour savoir ce que je fais. » Sa voix était pleine d’une résolution sans faille, à présent. « J’entends son appel, vous savez… Depuis des semaines, j’entends sa voix qui résonne dans mon esprit, dans mon cœur, dans mes veines. Je ne peux pas être tiraillé en permanence de la sorte. Il faut que je sache.

     Il y eut un long moment silence, tandis que les chevaliers, les yeux dans le vague, étaient perdus en méditations. Fineburion avala une généreuse gorgée de bière, puis reprit :

- Mais je resterai toujours là, fidèle au pacte. J’entends son appel, mais m’avez vous trouvé différent, ces derniers temps ? Moins présent ?

- Non… » reconnut Sourdïn.

- Si, moi je trouve, taquina L***. Tu es nettement moins bavard qu’avant ! Finis ta pinte au lieu de dire des bêtises. Ce qu’on veut te dire, c’est que tu n’es pas le premier à la rencontrer, et peu en sont revenus, crois-moi… Pour l’heure, tu arrives à venir nous voir régulièrement et à vouloir le débusquer une fois pour toute. J’espère de tout cœur que tu la terrasseras. Mais personne n’a réussi à trouver sa faille, tu sais.

- Pourtant, elle est si fascinante… Mais je suis vraiment content de te retrouver parmi nous !

     L*** n’était pas trop du genre à prendre les menaces sur l’Ordre au sérieux. Il partait du principe qu’il avait déjà traversé tellement d’épreuves que rien de sérieux ne pouvait arriver. Et son enthousiasme était si communicatif qu’il n’y avait guère que le vieux Myself pour émettre des réserves. Cependant, il ne put s’empêcher de noter que des membres célèbres manquaient à l’appel.

- Maintenant, je vois que nous avons eu encore des pertes et personne pour les remplacer. » fit Myself d’une voix grave. Vous savez ce qui est arrivé à Jones ?

     Un long silence accueillit sa réponse.

 


 

- Bon, que voulais-tu me dire ?

     Sourdïn regardait L*** chercher ses mots. Un lien unique unissait les deux amis. Ils avaient ensemble vécu tant de choses, que rien ne semblait être capable de le détruire. Ils avaient été tous les deux les grands fondateurs de l’Ordre, même si d’autres chevaliers avaient également joué un rôle important. Ils étaient la Mémoire de l’Ordre, le sang sacré.

- Ca ne me fait pas plaisir de parler de ça. Mais l’Ordre est en danger.

- C’est pas la première fois. T’as qu’à voire le nombre qu’on est. Si ça continue, nous allons disparaître pour de bon.

- Oui, mais là, le Mal est à l’intérieur.

- Que veux-tu dire ?

- Et bien, le Mal est à l’intérieur parce que je suis certain que l’un de nous est un Troll.

- Un Troll ?

     Les mots résonnèrent comme une sentence dans le silence soudain pesant. Sourdín frissonna. Il avait déjà vécu pareille aventure par le passé, presque dans une autre vie, loin de l’Ordre. Il savait que si véritablement un troll s’était infiltré parmi eux, les solutions qui s’offraient n’avaient rien de plaisantes.

- Et tu as des soupçons sur quelqu’un en particulier ?

- Oui.

- Tu as des preuves, j’espère, parce que je suppose que tu réalises à quel point ton accusation est grave…

- Oui, malheureusement.

     Le nain ne s’attendait pas à une telle nouvelle, et son visage n’avait à présent plus rien de jovial. Un masque sévère recouvrait ses expressions, et son regard vide, tourné vers son propre passé, effraya son ami.

- Je ne tiens pas à te mettre dans le pétrin, mais j’avais besoin de savoir si tu m’appuierais.

- Je ne sais pas… Je ne sais pas… Tu penses à qui ?

- A vrai dire, je ne voulais pas donner de nom… Mais je me rends compte que j’en ai trop dit. A quoi bon reculer maintenant, pas vrai ? Il s’agit de Myself.

- Myself ? Tu en es sûr ?

- De toutes les manières, j’en ai la ferme conviction.

- Maintenant que tu le dis, c’est vrai qu’il est parfois étrange… Il a parfois des réactions qui sont effectivement pleines d’ambiguïté. Pourtant, il me parait bien trop âgé pour être une vraie menace.

- Et bien justement, je suis sûr que ce n’est pas son vrai visage. Je veux le démasquer. Tu m’aideras ?

     Le nain ne répondit rien. Il tenait songeusement s’une main sa pipe, qu’il fumait avidement tout en se grattant la tête de l’autre. Il ferma les yeux pour mieux réfléchir.

- Ecoute, je préfère ne pas me mêler de l’affaire. Honnêtement, je crois que tu fais fausse route. Mais tache d’avoir des preuves solides. Et débrouille-toi pour laisser l’Ordre intact.

- Je crois que c’est la meilleure chose. Tu es la sagesse même, comme toujours. Même si je pensais avoir ton soutien… Mais je sais que ce que je te demande t’obligerait à plonger dans de mauvais souvenirs. Et je ne veux pas non plus. Je tenais juste à t’informer et que tu ne t’étonnes pas si je deviens plus mystérieux.

- En tout cas, j’espère que tu sais à quoi tu t’exposes et que tu es bien équipé pour ça !

- Rassure-toi. J’ai mon plan et je suis bien armé. Je compte bien le mettre hors d’état de nuire. L’Ordre est plus important que ma petite santé. Mais, à vrai dire, je doute qu’il reste quelque chose du troll après que je m’en sois occupé.

 


 

     Zlahr se trouvait à nouveau dehors, rôdant d’abris en abris. Inéluctablement, l’animal semblait attiré par le vaisseau. Une expression craintive sur ses traits, il ne quittait pas l’appareil des yeux. Soudain, son attention se reporta sur la forme massive de l’astrolabe : il réprima un sursaut lorsqu’une ouverture se dessina là où, un instant plus tôt, l’on ne distinguait que la paroi de polymère noir. Une silhouette argentée apparut bientôt, se déplaçant péniblement dans son encombrante combinaison.

     Aussi discrètement qu’il le pouvait, le troll-lychen gambada jusqu’à la falaise de roc, qu’il gravit rapidement sur une dizaine de mètres. Soudain, il obliqua en direction du nouveau venu, lequel marchait d’un bon pas en direction du vaisseau. Les rochers épars offraient un abri à Zlahr, qui progressait hors de la vue du spationaute. A l’approche du crépuscule, le soleil de Wou-Yan-Syen, achevant sa course loin derrière les montagnes à l’Ouest, habillait la scène d’une aura surréaliste : les bottes de L*** crissaient contre des graviers d’un rose sanglant tandis que, serrant contre lui sa sacoche de cuir usé, le voyageur intergalactique avançait à présent avec prudence, comme aux aguets.

     Zlahr avisa de la silhouette argentée, une poignée de mètres en contrebas. La peur, au plus profond de lui, se mêlait à la curiosité. Les pensées se télescopaient à toute allure, semant la confusion dans son esprit primitif. Finalement, son sang ne fit qu’un tour : d’un bond agile, il se propulsa droit devant L***, de façon à lui barrer la route.

 

     L’astronaute marqua une brève hésitation, s’empêtrant dans son barda. Après s’être abondamment documenté sur la question, il avait devant lui la certitude d’avoir découvert une nouvelle espèce de troll. Ces êtres prenaient souvent des apparences frustres pour dissimuler leur penchant naturel pour la destruction. Celui-ci ne faisait pas exception à la règle, L*** en eut soudain la certitude ; pire, il le savait plus malfaisant encore qu’il n’en avait l’air. Ce troll était doué de polymorphie, et l’astronaute se félicita d’avoir découvert chacun de ses deux masques séparément. L’espace d’un instant, il songea à Myself, se remémorant des moments passés à ses côtés, tentant de superposer le visage de son ancien camarade aux traits grossiers de la créature. Puis, avisant des tremblements qui agitaient sa main, il chassa ces pensées de son esprit. Il accorda à son vaisseau un regard fugitif et constata que plusieurs pièces en avaient été arrachées : pour maltraiter ainsi le fuselage de l’appareil, la force de l’animal devait être, à n’en pas douter, prodigieuse.

     Il avait d’abord cru l’animal très gauche, mais, à le voir tourner patiemment autour de lui, L*** se rendit compte de son erreur ; le troll-lychen se mouvait avec habileté, du moins beaucoup plus rapidement que lui avec sa combinaison. L’astronaute sentit une sourde angoisse monter en lui tandis qu’il se rendait compte de la difficulté de capturer la créature sans la tuer. D’autant qu’à sa connaissance, l’épais pelage des trolls les protégeait des seringues hypodermiques dont il disposait. Curieusement, cette idée fit naître une colère bouillante dans l’esprit du spationaute, dont les yeux étaient à présent rivés sur la silhouette simiesque du troll-lychen.

     Zlahr était tout près à présent, son visage simiesque affichant une expression indéchiffrable. Il émit quelques sons gutturaux que l’astronaute ne parut pas même entendre et son regard brilla d’une fugace lueur d’interrogation. Soudain, le Messie laissa tomber sa sacoche, et, dans sa main, seule restait la forme menaçante du pistolet. Visiblement dans l’expectative, Zlahr essaya de décrypter l’expression de L***. Mais, dans la grande visière noire de celui-ci, il ne vit rien – rien que ses propres grands yeux noirs, où se lisait la méfiance et l’appréhension à parts égales.

     Voyant la main armée de l’astronaute, le Troll-Lychen, avec un hurlement qui n’avait rien d’humain, bondit soudain à la gorge de son adversaire.

     L*** appuya sur la gâchette de son arme, et, au même moment, le corps velu de Zlahr ne fut plus qu’une torche incandescente qui se perdait en gémissements. Il ne comprit pas immédiatement ce qui s’était passé. En regardant son arme, il pensait l’avoir chargé avec de munitions de combat mais il se rappela qu’il restait une dernière munition dite de lave, un nouveau modèle expérimental qui éclatait au contact de la cible et déclenchait immédiatement une réaction de combustion instantanée. Une goutte de sueur perla sur le front de l’astronaute : une horrible odeur de brûlé se répandait dans l’air frais du soir, alors que la forme indistincte de la créature, agitée de convulsions épisodiques, roulait finalement à terre. Lorsque L*** s’approcha de l’animal, celui-ci ne bougeait plus. Le laser avait littéralement déchiqueté son corps à plusieurs reprises, sans lui laisser la moindre chance. Il colla son oreille sur sa poitrine : aucun battement vital ne parcourait les veines du cadavre. Une triste mort… La mission, elle, était remplie à présent, songea L*** avec un sourire dépourvu de joie.

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