Une inspi proposée par Krycek en novembre 2006.
Cette photo est une des plus belles prises par le magazine National Geographic. J'espère qu'elle saura vous inspirer des textes hauts en couleur.
San
A la surface de la Terre vivait autrefois un peuple éclairé, dont les guerriers étaient les plus braves et les femmes les plus belles jamais vus dans les Légendes. Tous leurs anciens ennemis avaient fini par se rallier à la bannière argentée, jusqu'aux rives du Petit Continent, et ils ne connaissaient ainsi que la paix et la prospérité depuis un siècle. Seul un peuple secret et mystérieux osait encore s'opposer à eux, l'ennemi de tout temps, qui demeurait dans un endroit méconnu et naturellement bien protégé. Le peuple des Souterrains avait fait de l'envers de la Terre son royaume.
Les Puits de Lumière étaient ces ouvertures impressionnantes, seuls passages reconnus entre la Terre et le monde des Souterrains. Généralement excentrés loin de toute cité, ces grottes naturelles s'ouvraient sous vos pieds sans crier gare : les poètes dans la lune souffraient ainsi d'une assez mauvaise longévité. Les marchands se transmettaient les coordonnées de ces Puits de génération en génération, mais ils étaient bien les seuls concernés par l'établissement de vraies relations avec les Souterrains (aussi intéressées soient-elles) ; la réaction plus populaire à la vue d'un Souterrain était de le lyncher le plus atrocement possible, pour jeter ensuite ses restes dans le premier Puits venu.
Depuis la surface, pour des raisons évidentes, on ne voyait finalement que très peu de Souterrains, ce qui conduisait tout aussi évidemment les gens à sous-estimer leur nombre. En réalité, ils étaient plusieurs dizaines de milliers déjà, habitant de véritables cités sous terre, dans des labyrinthes de conduits et d'avenues où la lumière du jour ne perce jamais... Ce qui représentait plus de la moitié de ceux qu'on trouve au-dessus. Les Souterrains commençaient même à se marcher dessus, si bien que les Conseils de Sages finirent par se demander s'il ne faudrait pas penser à envahir le monde du dessus, car quoi de mieux pour réguler la démographie qu'une bonne petite guerre.
C'est dans ce contexte assez tendu que la petite Ouréa, jeune enfant du monde Souterrain, avait vu le jour et vécu les quinze premières années de sa vie, entourée par une famille aimante dont les bons conseils lui avaient évité de s'aventurer à la surface (ce qui aurait considérablement abrégé ce récit). Mais son quinzième anniversaire fut marqué dans les mémoires Souterraines par la première grande révolte pro-militariste, et la victoire in-extremis du Bureau de Soutien à l'Invasion Terrestre. Les brigades de SIT déferlèrent dans le monde Souterrain, embrigadant les jeunes, filles et garçons, et les embarquant de force dans les rangs d'une armée en formation, qui devait écraser le royaume de la surface et préparer le terrain pour l'installation des Souterrains sur les terres baignées par la lumière du Soleil.
Les parents d'Ouréa avaient vu le coup venir et décidé de fuir avec leur progéniture, deux filles plus belles que la Lune, par un Puits de Lumière vers la surface. Ils savaient tous deux que rester sous terre signifiait que leurs filles leur seraient enlevées, puisqu'il n'y avait aucun endroit où fuir ou se cacher dans le monde Souterrain. Mais les militaires avaient vu ce coup-là venir aussi... Et de leur fuite éperdue une seule réchappa : Ouréa avait vu toute sa famille adorée se faire capturer, et sans se retourner, couru de toutes ses jambes vers la sortie, vers la lumière. Les pierres du Puits roulaient sous ses pieds, elle glissait sur la mousse et s'accrochait de toute sa volonté aux racines et aux aplombs rocheux au-dessus de sa tête. Elle ne sentait pas les éraflures sur ses genoux et sur ses coudes, les pierres coupantes qui lui ensanglantaient les mains, elle ne ressentait que cette poussée vitale, tendue vers le salut et affolée par les bruits de ses poursuivants.
La lumière lui écorche les yeux, elle n'a pas de main libre pour les protéger des rayons éblouissants du coucher de soleil. En teintes de rouge et de blanc, elle voit des formes floues évoquant l'inconnu et les flammes brûlantes de l'Enfer. Ses bras frôlent des branches et ses pieds foulent la terre tant désirée... Plus rien ne peut la retenir dans cet univers nouveau. La milice d'en bas est déjà loin, comme un simple souvenir, à présent que le vent souffle dans ses cheveux et que le soleil irradie tout son être.
L'endroit est assez plaisant, sous le couvert d'arbres centenaires, quelques souches et troncs tombés au sol semblent inviter à un repos mérité. La mousse est douce et les herbes lui chatouillent les chevilles. Plus aucun bruit ne trouble la sérénité du crépuscule, pourtant l'oreille fine de la Souterraine en perçoit des milliers, qui loin de l'affoler ne font qu'aiguiser sa soif nouvelle de connaissance. Les chants d'oiseaux et les bruissements de la forêt l'enchantent ; un seul bruit retient vraiment son attention : quelqu'un approche.
La peau noire comme la nuit ne laisse aucun doute, c'est un Souterrain, et bien avant d'avoir croisé son regard plein de haine, Ouréa a bondi, retrouvant un deuxième souffle dans sa course effrénée. Plus légère et agile que son agresseur, elle n'arrive pas pour autant à distancer cette montagne de muscles, et la poursuite promet d'être rude. Des grognements de rage rappellent régulièrement à Ouréa quels malheurs l'attendent si elle est capturée. Craignant de se retrouver hors de la relative sécurité de la forêt, elle entreprend de courir en formant une vaste boucle, qui normalement les ramènera près du Puits de Lumière. Car comparé au destin que pourraient lui réserver les habitants de la surface si elle venait à tomber sur un de leurs villages, la brutalité de son poursuivant lui paraît presque douce...
Un bruit infime l'avertit trop tard pour qu'elle puisse réagir, et un tronc s'approchant à grande vitesse de son visage est la dernière chose qu'elle aperçoit avant de sombrer dans le noir.
Lorsqu'elle ouvre les yeux, il fait encore noir, et elle se demande si tout cela n'a pas été qu'un joli rêve de liberté... La voilà donc rentrée dans le royaume Souterrain, et elle ne parvient qu'à espérer que la disparition de sa famille soit elle aussi un cauchemar. Mais après quelques instants elle voit très clairement, et le noir n'est plus le même, et le goût de l'air et l'odeur de ces lieux lui démontrent finalement la réalité de sa fuite et de son aventure à la surface. Sa tête douloureuse lui rappelle aussi la fin abrupte de sa course : combien de temps a-t-il pu se passer depuis?
Un froissement de toile très près sur sa droite la fait sursauter, et le calme alentour lui paraît soudain effrayant : quelqu'un ou quelque chose l'a assommée après tout,... et ne lui a rien fait de plus, apparemment. Une couverture rabattue doucement révèle à ses yeux perçants un visage juvénile, des cheveux d'or et le buste d'un homme. Un homme de la surface. Le coeur battant à tout rompre, Ouréa est figée sur place à la vue de cette apparition. D'une voix ensommeillée, il lui demande :
<< Tu es une Souterraine, n'est-ce pas? Que fais-tu ici?
- Je viens du royaume Souterrain, c'est vrai, admet-elle. De toute manière c'est plutôt évident.
- Tu avais l'air d'avoir des ennuis, ajoute-t-il avec un sourire.
- On dirait que j'en ai toujours, puisque tu es là, répond-elle en se détournant, maussade.
Les poussières d'étoiles épinglées dans le ciel capturent son attention un moment, alors qu'elle commence à se détendre à nouveau.
- J'ai assommé ce bougre si bruyant, il s'est jeté sur moi dès qu'il m'a vu. Et ensuite j'ai pu voir quelle créature j'avais assommée en premier, et je le regrette sincèrement, crois-moi.
- C'est la nuit, à présent? demande Ouréa, complètement perdue.
- Oui, tu es restée partie pendant trois heures. Couvre-toi si tu as froid, propose-t-il gentiment.
- Merci de m'avoir tirée de cet ennui. Je vais te laisser poursuivre ta route, et reprendre la mienne, maintenant.
Elle n'a pas le temps de se lever que le jeune homme a attrapé sa main et l'attire au sol.
- Je t'en prie, ne pars pas déjà! Je suis curieux de te connaître. On ne voit jamais de Souterrains, tu sais.
Sceptique, elle reste silencieuse, cherchant à démêler les intentions de son interlocuteur.
- Je suis sûr que l'on peut se comprendre et beaucoup apprendre l'un de l'autre. Mon père...
Un soupir interrompt ses propos, vite étouffé :
- Mon père était un diplomate renommé, espion à l'occasion, loyal à notre royaume, et il croyait que le monde Souterrain ne devait pas être considéré comme un ennemi - rapport à ce que vous ne nous menacez pas vraiment... On peut vivre ensemble, il disait, on peut s'entendre et tous profiter de cette bonne relation. Je crois qu'il a raison, et c'est sûr, je ne rejoindrai jamais les rangs de l'armée Anti-Souterraine!
- Que dis-tu? le coupe-t-elle, l'armée Anti-Souterraine? Il y a une armée qui se dresse pour nous combattre?
- Mon peuple a décidé de nettoyer complètement le monde Souterrain. Ils disent que ce sont les fondations même de notre royaume qui pourissent, et qu'il faut crever l'abcès et ce genre de choses, comme si vous étiez une maladie...
- Il faut prévenir mon peuple! Ca va être une véritable guerre de front si votre armée rencontre la nôtre! Un carnage!
- Le roi se doute que vous avez aussi une armée, et c'est bien ce qu'il souhaite - c'est scandaleux... Tu ne penses pas que ceux qui guident ton peuple ont tout aussi bien mesuré les conséquences de cette guerre?
Ouréa, accablée, laisse perler une larme qui tombe de sa joue sur les feuilles mortes au sol. Des sanglots dans la voix, elle murmure :
- Je sais ce qui se passe, et je ne veux pas que ça se finisse comme ça... Ma famille...
- Où est ta famille? répond-il en écho, alerté par son ton de désespoir.
- Ils ont été pris par les militaires Souterrains, je crois qu'ils seront jugés comme traîtres au royaume... Je les ai perdus ce matin! Je n'ai plus de famille...
- J'aimerais t'aider,...
- ... Ouréa, je m'appelle Ouréa.
- Je suis Oophin, fils de Malbina.
Elle serre la main qu'il lui tend, agréablement surprise par la taille de son bras. Le désespoir n'est pas ce qu'on lui a appris depuis son enfance, et elle se reprend vite.
- Tu peux m'aider. Je compte retourner là dessous et libérer ma famille. Je veux les sauver tous.
Son air sûr et réfléchi ne laisse aucun doute, et Oophin se laisse sans hésiter porter par cette volonté sans faille.
- J'habite dans cette forêt, personne ne me connaît. Vous pourrez trouver refuge ici, si vous voulez, lui assure-t-il.
- Merci encore, alors. Si je retrouve ma famille, ils peuvent bien faire leur guerre si ça leur chante... Mais nous n'avons pas beaucoup de temps. Un jour, peut-être deux... Les militaires sont très occupés, mais je n'espère guère plus de deux jours, pour les trouver et les libérer. C'est presque du suicide, tu sais?
- On ne dirait pas à te voir, et je t'ai dit que je t'aiderai. Ce n'est pas que je sois stupide, c'est juste que je n'ai rien de plus important à faire en ce moment.
- Merci... >> chuchote Ouréa, en train de s'allonger sur un lit de feuilles mortes.
Comprenant que ce temps de repos ne se refuse pas, Oophin s'étend à côté d'elle, face aux feuillages parsemés d'étoiles qui semblent veiller sur eux.
Des caresses dans son dos le réveillent, et il s'aperçoit avec ravissement qu'il tient dans ses bras la Souterraine. Ses doigts sont pris dans sa chevelure et des hectares de peau nue se pressent contre la sienne. Enivrés par la douceur de la nuit, ils ont presque oublié les évènements de la journée. Ouréa l'embrasse, et il lui rend ses baisers avec passion. Fermant les yeux, il choisit de continuer de rêver, le rêve le plus agréable de tous...
Les premiers rayons de soleil chassent les fantômes de la nuit lorsqu'ils ouvrent les yeux. L'air frais ravive leurs sens, et presque aussitôt Ouréa est debout, les sens aux aguets, prête à braver le monde entier pour sauver sa famille. Elle s'arrête un instant à la contemplation du corps de son amant à ses pieds, et souriant ouvertement, l'aide à se lever à coups de pied dans les côtes. Un instant plus tard, ils sont habillés, et guidés par le sens de l'orientation infaillible de la Souterraine, s'avancent prestement vers le Puits de Lumière dont elle est venue la veille.
Oophin descend lentement et avec mille précautions le long de la paroi de la grotte, alors que sa compagne dégringole à moitié dans le Puits qu'elle connaît déjà bien. Essayant de garder en son coeur les rayons du soleil levant, Oophin contemple à ses pieds l'abîme béant de noirceur où ils destinent leurs pas. L'aventure est si risquée... A chaque mouvement, il piétine, hésite, tâte et recule, et avance trop peu à son goût. La descente vertigineuse continue...
Les aspérités de la grotte forment à mi-course un goulot d'étranglement qui semble arrêter toute lumière venant du dessus. Levant les yeux vers l'embouchure déjà loin, Oophin et Ouréa adressent une prière silencieuse à la Lumière, la prière de revenir réunis en une famille le plus vite possible.
Leurs pieds touchent finalement le fond de la grotte, et le sol d'un des innombrables tunnels du monde Souterrain. Ouréa connaît bien ce chemin : déclivité de quelques degrés sur la droite, puis une remontée très longue en zig-zag qui débouche sur un carrefour assez peu utilisé qui permet de contourner la route marchande...
Un bruit métallique la sort brutalement de ses pensées. Le corps tendu, en alerte, elle s'immobilise telle une statue. Les poils de sa nuque se sont dressés, tout comme les cheveux d'Oophin à ses côtés : un danger s'annonce...
Le danger prend sous ses yeux la forme d'une lance effilée, noire comme la mort, qui se plante comme dans un rêve, dans la poitrine de son amant. Sortie du néant, l'arme n'a pas sifflé, n'a pas laissé la moindre chance à sa victime. Quelque chose se casse à l'intérieur d'Ouréa, et elle tombe à genoux. Elle voit, dans des teintes de rouge et de noir, des formes cauchemardesques qui l'entourent, et une forme longue et dégouttante qui sort de son propre abdomen. Le cor des Légendes sonne à ses oreilles, et une fleur de douleur fulgurante s'épanouit en elle, alors qu'elle sombre dans un lac noir et glacé.
Le visage d'Oophin disparaît dans un volute de fumée, et le souvenir, évanescent, de la chaleur et de la vie quitte les paupières d'Ouréa. Dans un soupir s'envolent les derniers , et les soldats emportent leurs corps. Leurs ricanements s'éloignent dans les couloirs interminables.
La guerre a commencé.
Feurnard
- Bien, mon fils, viens t'asseoir. Je vais te raconter le cri de la terre.
Ca a commencé quand dans le ciel le premier flocon de neige s'est laissé bercer par le vent et descendant a rejoint le sein de la terre. Le petit flocon a d'abord hésité, sursauté à l'approche d'une mousse chaude qui recouvrait la pierre, enfin se décide et glisse sur l'herbe haute pour s'y perdre. Derrière elle ses consoeurs, toutes juvéniles, apparaissent isolément, par petits groupes, en douce affilée, emplissant les airs de leur discrète présence. La lumière encore forte du soleil les fait étinceler telles des perles pures dansant sous ses feux. Un oiseau lève la tête, sent le minuscule éclat glacé lui toucher le bec et s'envole précipitemment ; avec lui s'éloignent tous les animaux de la forêt.
Bientôt les dernières rais de l'astre disparaissent derrière les fins nuages blancs qui planent dans le ciel, figures aériennes d'où descendent les petits flocons. Leur ombre légère efface les ombres effrayantes des hauts arbres, des troncs noueux, calme la chaleur étouffante de ces lieux. Un doux vent les accompagne, agite feuilles et branches pour saluer la lente descente des étoiles radieuses. Tous entendent les appels bestiaux qui se retirent, voient les silhouettes se fondre dans le lointain horizon.
Alors les soeurs, libérées de leurs craintes, joyeusement s'élancent les unes à la suite des autres, partent rejoindre ce sol fécond et la flore qui les salue. Des milliers de diamants en célestes présents s'écoulent dans l'atmosphère, riantes, heureuses, se laissant caresser par les paisibles bourrasques de leurs mères. Elles touchent le feuillage, se posent contre le bois des branches ou, pour maintenir le plaisir de la plongée, échappent aux vastes cîmes feuillues, traversent ce second ciel pour rejoindre la terre et l'humus.
Le manège ne s'arrête pas, toujours plus enjoué et rapide, toujours plus d'entre elles se joignant aux flots du ciel qui les accueille. Sous leur nombre les branches parfois s'abaissent et les font descendre plus bas encore, seconde chute pour celles qui se reposaient contre la sève. Il en vient tant de ces robes blanches flottant dans les courants des airs que bientôt les arbres aux larges feuilles pointues, déjà recouverts par ces visiteuses inattendues, disparaissent entièrement sous elles. Le vent fait si bien, la neige se fait si présente que même sous le toit de verdure bientôt tout est recouvert du froid duvet étoilé.
Jusqu'au soir il n'a pas cessé de neiger, toujours plus vite sous les souffles plus frais du vent. En touchant la terre comme dans leur descente les flocons ne font aucun bruit, ne murmurent pas et seuls les courants qui caressent tant l'air que la neige et agitent les branches font entendre un muet bruissement. Cependant les nuages pleins de candeur se déplacent tous ensemble, jouent entre eux au-dessus de la terre et leurs frôlements imperceptibles, la fresque qu'ils peignent par leurs mouvements forment autant de notes sans corps.
Les flocons tombent en rythme, portés par les bourrasques glacées qui les agitent, dansants sur toute la durée du voyage et même à destination encore remués d'émotion. Il s'en trouve de toutes tailles à toutes les hauteurs, neige pleine de grâce emportée dans le mouvement. L'air les sent siffler au passage et former des rondes improvisées qui prennent toutes les allures de la quiétude. Leur ensemble produit, entre ciel et terre, une chaîne harmonieuse et continue qui se joue des lois de leurs pairs. Buissons, forêts, montagnes les regardent se répéter à l'infini, orchestre silencieux de leurs nuées maternelles.
A leurs appels répond le vent de ses souffles insouciants qui traversent leurs flots et les portent toujours plus loin, ces heureuses enfants, complice de leur plaisir et intime confident. Les bourrasques écartent les branches, bercent l'herbe où s'accumulait le manteau lumineux, surprend les flocons et les fait tourner sur eux-mêmes, les élève ou les descend pour ensuite les laisser se perdre dans l'immensité de la terre. Le vent ne manque nul part, portant et porté à son tour par le courant de ces astres glacés où il se perd.
La nuit peut venir mais ne parvient pas à assombrir ces lieux où les reflets des nuages s'accumulent sur la surface unie de la neige qui recouvre flore et minéraux. Tandis que par-delà les frêles nuages brillent avec intensité ces fières étoiles de flamme, au-deçà s'approchent toujours celles fraîches et humbles qui emplissent le ciel, effaçant la noirceur, la distance, avec tant de ferveur que les dernières ombres menaçantes s'épuisent sous le ballet aérien. De toutes les formes multiples qui recouvraient la terre ne reste plus que ce drap blanc immaculé, pur, vierge, d'où ne provient qu'un paisible silence.
Un silence et un cri.
Au matin la jungle se réveille, grelottante, étouffée par la masse qui lui pèse. Des branches cassent, dans les cîmes la sève n'arrive plus et les feuilles qui hier encore présentaient toutes les nuances du vert maintenant se rabougrissent, brunissent, deviennent cassantes. Ces tristes rumeurs de délabrement emplissent la forêt, chutes interminables et multiples, déchirements soudain que suivent les entrechocs du membre mort contre les membres mourants, mélodie sinistre qui se perpétue partout indistinctement. Les plantes cherchent vainement la lumière du jour que leur cache la couche nuageuse et celle plus glaciale de la neige. Même la mousse, habituée à plus de chaleur, décline et se meurt.
La jungle toute entière frémit de cet horrible frisson. Il ne tombe plus de neige des nuées terriblement muettes, observatrices indolentes de cet écrasement coupable. Le vent souffle toujours, un vent sec et froid qui crisse contre les troncs découverts, dénudés là où leur feuillage est tombé. Il n'agite plus l'herbe, plus les plantes et les buissons, ne chante plus avec les larges feuilles et les branches des arbres mais les mord et les moque méchamment, faisant écho aux douleurs de la forêt. Soudain un arbre tout entier s'abat, écrase de son tronc les végétaux plus petits, vaincu par la perte de son équilibre et le soutien de ses racines qui ont craqué comme des brindilles.
La neige recommence à tomber. De douce elle devient forte, vociférante, tempête aux rafales violentes qui brisent toute résistance. En vain la flore tremble, remue, s'agite pour un peu de chaleur, en quête d'un rayon de soleil, d'un souvenir de vie. Les nuages obstruent le passage pour des rayons salvateurs, sourds aux appels désespérés de la nature à l'agonie. Maintenant la sève a battu en retraite jusqu'au plus profond des racines, laissant dépérir des corps en prise avec les implacables rafales et les gelures. Des couches de givre recouvrent les parties nues tandis que s'acharne le vent toute la journée durant, à maltraiter la flore, à rompre les vacillants foyers de chaleur.
La nuit venue n'apporte aucun réconfort mais la vue d'une forêt délabrée où les spectres se forment à partir des corps dévorés et cadavres abattus. Des nuées terrestres envahissent la jungle, piétinent neige et plantes, recouvrent les étendues soudain ricanantes. Ni la blancheur étoilée ni les dernières verdeurs des plantes et les couleurs des fleurs survivantes ne peuvent les chasser. Les ombres embrassent la misère et la hurlent toute la nuite, sous les chutes de neige affaiblies et craintives, tremblantes à l'écoute de ces cris.
La jungle n'est plus que ténèbres et silhouettes, troncs morts et restes de buissons. En voyant ces fantômes, écho de sa cruauté, le vent s'est tu. En voyant ces formes nées de leur insouciance, la neige se morfond, noircies par ces âmes en peine. Il ne reste plus de place que pour l'affliction et le malheur est tel que même les nuages si hauts dans le ciel s'écartent et douloureusement retiennent leurs enfants, tantôt les laissent partir dans l'espoir qu'elles soignent ces plaies béantes, veulent les rappeler et hésitent ainsi dans leur désarroi. Terre et ciel ne sont plus qu'un immense cri.
Un cri et un silence.
Un dernier tremblement agite le sol, les pierres, les racines, qui paralyse pour un instant les formes rugissantes des ténèbres. Ensuite, plus rien, puis la violence tonitruante d'un hurlement si puissant qu'il renverse les troncs les plus frêles, balaie la surface de la neige, bouleverse même l'ordre des nuées ; le fracas s'amplifie si puissamment qu'à son écoute les spectres s'enfuient, s'effondrent d'eux-même et disparaissent ; la jungle toute entière est secouée par ce déchaînement soudain qui perce les ténèbres, le vent aussi blêmit face au cri qui le traverse et par lui s'étend plus loin qu'il ne peut aller.
Quand arrive l'aurore, voyant l'astre s'approcher, les nuages s'écartent et laissent passer ses rayons lumineux. Les dernières ombres disparaissent sous cette chaleur oubliée, irradiante de vitalité. L'air s'en emplit et le déverse jusque dans la moindre cavité, là où se cache la flore brisée. Comme soulevés par un même signal, tous les végétaux renaissent, relèvent leurs feuilles desséchées qui se gorgent des rais de l'astre, rouvrent les corolles multicolores pour en souffler les parfums, tendent leurs branches au ciel sans crainte.
La neige, elle, commence à fondre, malheureuse des malheurs qu'elle a engendrés. Le manteau blanc disparaît aussi vite qu'il est apparu, se transformant en une eau claire qui abreuve les plantes et leur rend leurs couleurs. L'eau s'écoule de partout, libérant l'herbe qui s'éveille et remue au souffle calme du vent, libérant les fleurs en leur laissant des perles humides sur leurs pétales, coulant des arbres le long de leurs troncs ou directement de la pointe des feuilles dans un bruit de pluie. Elle ruisselle toujours dans une même direction, comme emportée par une pente nouvelle, s'accumulant en petits ruisseaux puis en fines rivières dont la rumeur se fait toujours plus forte, jusqu'au grondement.
Enfin la neige, devenue eau, devenue torrent, allant toujours plus vite à force de couler, surgit au-dessus du gouffre et s'y abat en milliers de gouttes baignées de lumière. Elles s'écoulent dans le gouffre de la terre, là où, le malheur ayant été le plus fort, la blessure la plus vive, la terre s'était ouverte durant la nuit, comme pour y accueillir ses enfants mourantes ou pour gémir. Maintenant les sources qui s'y écoulent sont autant de larmes qui sur leur passage font naître autant de végétaux, humus et plantes, fleurs blanches aux corolles en étoile, souvenir du jour où avait retenti le cri de la terre.
- C'est nul, papa, raconte-m'en une autre !
- Va plutôt voir à la fenêtre, je crois qu'il neige.
Le parc de Petre-Holl était réputé pour ses "puits" dans lesquels des dizaines de voyageurs disparaissaient chaque année. Jacques était de l'office des forêts et, à ce titre, passait son temps à voyager dans la réserve naturelle pour guider les randonneurs égarés. En passant il avait entendu une longue lamentation provenant d'une des ramifications des puits. Sans attendre il avait cherché d'où venaient exactement les complaintes. Puis il avait sorti tout son matériel de son sac, attaché un mousqueton à un solide arbre avant de se préparer à descendre.
A présent il était trempé, ses pieds glissant contre la paroi à chaque nouveau rebond. Une fine chute d'eau tombait en effet à quelques mètres sur sa gauche humidifiant l'air ambiant. Il s'arrêta dans sa descente afin de s'assurer de l'endroit où il arriverait. A présent il distinguait la jeune fille sur les rives d'un étang. D'où il se trouvait il pouvait aisément imaginer comment elle avait pu glisser avant de rebondir contre une paroi et finir dans la fosse d'eau sous ses pieds. En effet, les puits de Petre-Holl étaient connus pour être sans-fond, l'eau de pluie et des sources ayant remplis ces réservoirs naturels.
Jacques posa finalement les pieds sur les pierres jouxtant l'étang. Il défit son mousqueton et couru vers la jeune fille qui le regardait d’un air dépité.
- Bonjour ! fit-il légèrement essoufflé. Je suis de l’office des forêts, j’ai entendu votre appel. Pouvez-vous marcher ?
- Non, j’ai la cheville foulée je crois, répondit-elle.
D’un signe de la main, Jacques demanda et acquis la permission de relever le pantalon de la jeune fille pour observer son articulation.
- Je courrais dans les bois pour échapper à ce que j’ai cru être un ours, je n’ai pas pu m’arrêter à temps, tenta-t-elle de se justifier.
- Vous avez eu beaucoup de chance d’arriver ici en un seul morceau, répondit Jacques. De plus il y a probablement des renards et des cerfs dans ces bois mais certainement pas d’ours.
Puis remarquant les vêtements quasiment secs de la victime il posa une nouvelle question :
- Cela fait-il longtemps que vous êtes ici ?
- Une heure tout au plus. J’ai chuté et suis tombé dans le puits d’eau, par chance seule ma cheville a heurté la paroi, j’ai donc pu nager jusqu’au bord et m’y hisser. Je m’appelle Thery, ajouta-t-elle en tendant la main.
Jacques reposa calmement la cheville et lui pris la main.
- Je m’appelle Jacques, Jacques Beau-Waeure.
- Tiens, ce n’est pas un nom courant, continua-t-elle sur le ton de la conversation.
Il se leva, réfléchissant à un moyen de la sortir de la fosse avec la corde de rappel, ne comprenant pas trop l’intérêt d’une telle conversation à un moment pareil, bien que cette fille avait quelque chose qui le faisait tiquer, n’arrivant pas à mettre le doigt dessus, et pourtant il avait l’impression de la connaître depuis longtemps…
- Mon père est américain et ma mère Allemande.
- Vous parlez donc couramment anglais ? Dites moi quelques mots ! Les hommes parlant une langue étrangère m’ont toujours fascinée. J’aurai tant aimé pouvoir parcourir le monde !
Jacques ne voyait toujours pas où elle voulait en venir, et sa discussion qu’il jugeait des plus futile ne l’aidait en aucun cas.
- Well, you’re gonna have to trust me… termina-t-il en partant vers sa corde se balançant contre la paroi, ne sachant pas trop pourquoi il avait choisit cette phrase et encore moins pourquoi il avait cédé à cette demande particulière.
- Qu’est ce que ça veut… Eh ! Où allez-vous ? Ne me laissez pas !
- Ne vous en faites pas, je suis juste en train de réfléchir comment vous sortir de là. Dans cette partie de la forêt on ne capte pas, je ne peux donc prévenir les secours et encore moins dans ce puits. Je dois repartir chercher de l’aide.
Il ouvrit son sac, en sortit une couverture de survie et quelques vivres empaquetées.
- Non, ne me laissez pas ! supplia-t-elle, tendant les bras vers lui.
Jacques était revenu à ses côtés, une main apaisante posée sur son épaule :
- Ne vous en faites pas, je ne mettrais pas de temps, à moins bien-sûr que vous n’ayez plus mal à…
Thery le tira à elle et l’embrassa langoureusement sans prévenir, puis, passant sa main dans le dos musclé de son sauveur elle le plaqua contre sa poitrine et roula au sol, l’entrainant avec elle. Alors que son étreinte se resserrait et qu’il se débattait, alors qu’elle étreignait dangereusement le garde forestier et qu’il tentait de se libérer de ces anneaux, elle utilisa une de ses mains pour prendre un objet de verre posé plus loin sur le sol et le planta entre les omoplates de son sauveur.
Un promeneur de passage aurait alors pu distinguer une forme diffuse traîner le corps du garde forestier vers une cavité à sec du puits.
Personne ne revit à nouveau Jacques Beau-Waer.
Thery vécu heureuse et eut nombre de rejetons avec son géniteur capturé.
La nuit commençait à tomber sur le village, sur les danseurs, sur le bois, et les deux jeunes gens s’étaient éclipsés dans l’indifférence de tous. Blanche, emmena son ami dans un coin qu’elle connaissait mais qu’elle n’avait pas visité depuis un moment. Elle se stoppa à temps devant le gouffre de la marnière. Elle attrapa les mêmes racines que dans son enfance, repensant à son frère avec qui elle faisait le même jeu de poursuite, longtemps avant qu’il fasse sa vie loin du logis. Hélas, la candide enfant ne voyait pas le but tout autre que prenait ce nouveau jeu si semblable à l’ancien.
D’une main agile et assurée, elle descendait dans son repère, posant avec connaissance ses pieds fins sur les rebords du trou sombre. Elle gloussait toujours, éperdument amusée, follement joueuse, finalement amoureuse d’un homme qui connaissait bien plus de chose qu’elle sur le dit sujet de l’amour. Sa jeunesse la rendait exquise et naïve, appétissante pour un beau brun. Ses cheveux anciennement coiffés d’un chignon de tresse avaient fini par succomber à la course et laissaient des mèches ondulées entourer son visage de future amante.
La demoiselle se cacha dans l’ombre et attendit de voir les pieds de Thomas en haut de trou. Beaucoup plus prudent, il ne connaissait pas les lieux et ne se précipitait pas. Elle, gloussant toujours, l’attirait dans son antre.
« Blanche ? T’es là ? »
« Hi hi, descends bel ami ! »
« T’es folle, ch’té vois même pô. »
La douce enfant sortit de son ombre, juste assez longtemps pour que son image de belle jeune femme aux cheveux mouvants et éclairés par la lune s’imprègne dans l’esprit du bellâtre. Ceci fait, elle sauta de pierre en pierre mouillant presque le bas de sa robe beige presque rose foncé dans l‘eau du fond de son antre. Arrivée du côté sec, elle fit retentir son rire et s’engouffra dans un couloir humide d’où sortait de petit ploc sonore. Ses pas froissaient la roche humide.
Thomas vit la scène avec un ravissement teintée d’énervement. Oui, elle valait bien toutes ses péripéties, mais elle allait un peu loin. Et puis, si la lune allait elle aussi se coucher, comment ressortiraient-ils ? Il commença sa descente, avec une lenteur calculée. Arrivé en bas, il essaya de suivre la belle mais glissa et se trempa les pieds.
« Ah, par mé qué ça se passera pô comme ça, dit ! »
Le jeune homme prit le chemin que la belle lui avait indiqué. Ses chaussures de paysan faisaient des flops gênant et il avait froid. Pestant contre cette aventure qui n’avait pas la tournure qu’il souhaitait, il avançait à l’aveuglette suivant la voix de sa dulcinée d’un soir. La jeune femme était une petite sauvageonne et avait l’habitude de ce genre de chose mais pas lui. Blanche l’attendait, amusée de le voir tâtonner. Elle se mit à lui tourner autour en évitant ses mains puissantes et lui susurra :
« Épouse-moi. Mon père sera content et mé aussi. »
« Pff, vous avez qué ça dans la bouche. Je t’épouserai, mais viens mé voir. Allez viens, laisse mé juste t’embrasser. »
La belle avait fini de rire et s’était laissée attraper par la taille. Elle savait plus ou moins ce qu’elle faisait et était rassurée par les mots de son amant.
****
Le jour entra par le gouffre de la marnière, réveillant doucement le couple. Ils s’embrassèrent tout en se rhabillant. Les cheveux de Blanche moussaient autour de son visage au teint de petite dame qui avait passé sa première nuit dans les bras d’un homme. Elle était encore plus séduisante en cette matinée d’été, mais Thomas se retint. Une journée de champs l’attendait et les deux jouvenceaux devaient regagner leurs chambres avant que les parents de la jouvencelle découvrent qu’elle n’avait pas quitter la fête pour son lit la veille.
Bras dessus bras dessous, ils se dirigèrent vers le hameau paysan. Se quittant au dernier moment par de langoureux baissés.
Peu de temps plus tard, le père apprit à la famille étonnée que Thomas le nouveau petit ouvrier, avait déjà fait la demande de quitter la ferme pour, soit disant, retourner voir ses parents.
Il ne fallut pas longtemps à la candide enfant pour se rendre compte que son ventre abritait la vie. Sûrement Thomas, plus expérimenté qu’elle dans ce domaine, pourtant féminin, l’avait-il décelé et avait pris ses jambes à son coup. Elle détesta cet enfant et son amant d’un soir qui avait fui les responsabilités et sa promesse d’épousailles.
La biche, coincée par le chasseur, préféra sauter de la falaise plutôt que d’être exposer à un mur comme un trophée pour l’un et une honte pour d’autres.