Les brumes matinales commençaient à peine à se disperser dans la petite clairière, et rien ne semblait pouvoir troubler la quiétude qui régnait en ces lieux tandis que les premiers rayons du soleil venaient percer la voûte des arbres, baignant la scène d’une lumière irréelle. Aradiel ne paraissait guère se soucier de l’étonnant spectacle ainsi offert par la nature, non plus qu’il ne semblait s’intéresser à quoi que ce fut autour de lui. Il restait là, tel l’icône antique d’une gloire passée, le regard plein de mélancolie, comme perdu dans le vide. Il était vêtu d’une simple tunique de lin pourpre, sur laquelle cascadait sa chevelure d’argent tressée ; et d’un pantalon ample, d’un noir profond qui contrastait avec le teint laiteux de sa peau. Une broche dorée fixée sur sa poitrine, finement sculptée à l’image d’un croissant de lune, ainsi qu’une épée courte dont le fourreau battait négligemment contre son flanc complétaient la mise de l’elfe. Il n’avait jamais prêté une grande attention à son apparence, et méprisait le goût de luxe et la préciosité qui étaient le propre de nombre de ses congénères ; il n’était d’ailleurs pas surprenant de le trouver là, seul au cœur de ce sanctuaire, car il avait depuis son plus jeune âge pris pour habitude de fuir la compagnie, et passait auprès des siens pour un être solitaire et farouche. Devant lui, presque entièrement recouvertes de mousse, deux pierres d’une blancheur pareille à celle de sa peau se dressaient au centre de la clairière ; et Aradiel restait là, méditatif, ses pieds nus dans l’herbe fraîchie par la rosée du matin. Le silence s’était fait total en ces lieux de recueillement depuis de longues minutes, lorsqu’un bruissement tira l’elfe de sa rêverie nostalgique.
" - Je savais que tu serais ici ", fit une voix qui avait la clarté et la froideur de l’acier.
Liandra s’avança dans la clairière, sans qu’Aradiel n’ait un regard pour elle. Il s’était attendu à cette confrontation, il l’avait redouté aussi ; il regrettait déjà ce qui allait se dire en ce lieu de quiétude, et se sentait impuissant à éviter ce déchirement. Car entre tous Liandra était la seule qui puisse le comprendre, la seule qui puisse deviner ce qui le torturait ainsi ; et pourtant elle ne pouvait se résoudre à accepter son choix, pas plus que ses amis ne l’avaient pu ; et c’est sans doute pour cette raison que ce refus était pour Aradiel le plus pénible, celui qui lui causait le plus de souffrance.
" - Ainsi, tu as fait ton choix. " La voix exprimait tant la colère que la tristesse. " C’est par Corandel que je l’ai su. Voilà deux jours que vous êtes rentrés ; deux jours où tu as fait ton possible pour m’éviter, et tu aurais bien pu y parvenir en fait ; mais je crois qu’au plus profond de toi-même, tu savais qu’il me le dirait. C’est ce que tu désirais, n’est-ce pas ?
-Bien évidemment " Fit Aradiel, qui n’avait pas esquissé le moindre geste. " Cela devait se passer ainsi.
-Voilà que tu crois déjà tout connaître de ta destinée ! Je ne te savais pas si arrogant... " Ironisa Liandra, provocatrice.
" -Tu es ma...mère. Tu devais savoir. " Aradiel ne semblait guère prêter attention aux sarcasmes, et, comme il suivait le fil de sa pensée : " Je ne comptais pas m’enfuir comme un voleur, en secret. Il fallait que tu saches, mais je ne pouvais me résoudre à t’en parler.
-Ta mère ? Vraiment ? Car c’est bien là qu’est le problème, mon fils bien-aimé... "
Aradiel fit volte-face en un éclair, et il fixait à présent Liandra d’un regard où se lisait une fureur à peine contenue. Comment pouvait-elle... ?
" - Tout ceci nous serait épargné si j’étais vraiment ta mère " Poursuivit l’elfe d’un ton las. " Ces pierres que tu contemples, tu n’y es pas lié que par la seule couleur de ta peau. La mort doit-elle être ton seul héritage ?
-Elle est morte par ma faute ! " Explosaa Aradiel.
" - Quelle absurdité ! Tu n’étais qu’un nouveau-né ! Comment aurait-elle pu mourir par ta faute ? Maudit soit le jour où tu découvris la vérité sur ton passé ! Quelle folie de se sentir coupable pour un fait dont tu n’avais même plus le souvenir ! "
Liandra parut un instant hésitante, comme si elle avait su qu’elle était allée trop loin ; et ses traits exprimaient à présent une profonde tristesse. Aradiel la dévisagea un long moment, dans un silence de mort. Elle semblait si terrible, et si vulnérable à la fois ; sa chevelure aux reflets dorés était telle une aura qui la nimbait de lumière, et son visage, où l’on pouvait lire la lassitude qu’avaient fait naître de trop nombreux drames, avait une beauté tragique fascinante et effroyable à la fois ; et la lance dont elle ne se séparait jamais, symbole de sa charge de demoiselle d’honneur de la Reine Eternelle, rappelait à chacun combien redoutable elle pouvait être. Même ainsi vêtue d’une simple toge nacrée et de courtes bottines de cuir, émanait d’elle une autorité presque tangible ; et Aradiel se retrouvait impuissant à lui répondre tandis que depuis plusieurs minutes, un lourd silence s’était abattu sur les lieux.
" - Certes, j’avais oublié. " Parvint-il finalement à articuler, encore que ce fut avec difficulté. " Et ceci rend mon souvenir plus pénible encore. Chaque nuit, je refais le même rêve. Chaque fois que je ferme les yeux, ces images me reviennent. Je suis là, paisible, sur ma couche aux couleurs chamarrées ; et les premiers cris se font entendre. Incapable de réagir, j’attends là sans même esquisser le moindre geste. Et puis elle arrive, me prend dans ses bras ; et, tandis que nous fuyons le carnage, je peux voir tout autour de nous les lames Druchii prendre la vie des nôtres ; et enfin, nous voilà à l’abri, seuls dans l’obscurité de notre cache secrète. "
Aradiel marqua une pause, et une larme perla sur sa joue ; Liandra, qui s’était lentement approchée alors qu’il parlait, l’essuya avec douceur du revers de sa main. Etouffant un sanglot, il reprit :
" - Et chaque nuit, j’ai le goût du sang dans ma bouche tandis que je me mords la lèvre pour ne pas crier. Et chaque nuit, inévitablement, j’échoue. " Puis, après un nouveau silence : " Quelques instants après mes pleurs, on peut déjà les entendre qui approchent... Ils l’ont massacrée, ne vois-tu pas que tout ceci est ma faute !
-Par Isha, je... "
Incapable de se réprimer plus longtemps, Liandra lâcha sa lance à terre et prit son fils dans ces bras, dans une douloureuse étreinte ; et il continuait de pleurer en silence tandis qu’elle lui murmurait des mots de réconfort, et ils restèrent ainsi pendant de longues minutes, incapables de se détacher l’un de l’autre. Finalement, Aradiel s’éloigna à nouveau de sa mère, une sombre expression sur le visage :
" - Et durant tout ce temps il est une question qui n’est pas cessé de me tourmenter. Une question qui m’obsède jour et nuit. " Il y eut un bref silence, puis : " Pourquoi m’ont-ils épargné ? Pourquoi l’avoir tué à elle, et m’avoir laissé la vie ? Voulaient-ils me remercier pour ce que je venais de faire ? Suis-je l’un des leurs pour qu’ils m’aient laissé vivre ? "
A nouveau, Liandra parut indécise. Sa compassion était sincère, sa colère aussi ; que pouvait-elle faire face à cette terrible situation ?
" - Parfois, j’en viens à me dire qu’il aurait mieux valu que tu ne me trouves pas. Peut-être il eut été préférable que je meure là, avec ceux qui m’avaient vu naître...
- Jamais je ne te laisserais dire pareillle folie ! " Le coupa Liandra.. " Tu es né dans la tourmente et la guerre, c’est vrai ; et malgré ton jeune âge, tu as vécu plus de drames que nombre de tes aînés, c’est encore vrai ; mais n’y a-t-il ici personne à qui tu tiennes assez pour renoncer à cet exil ? Je t’ai sauvé la vie autrefois, et tu as une dette envers moi, et aujourd’hui, pour t’en acquitter, tu te dois de vivre cette vie que je t’ai donnée. " Sa voix s’était faite plus dure, comme elle combattait les émotions qui menaçaient de la submerger à nouveau.
- Est-ce donc la cruauté qui te poussa àà me sauver, afin qu’aujourd’hui tu puisses m’imposer ta volonté ? Comment pourrais-je accepter cette existence qu’on m’offre, tandis que je connais la vérité ? " Le ton d’Aradiel était à présent plein de véhémence, mais, bien qu’elle fut encore dominée par la passion, sa voix avait perdu cette colère qui lui faisait tant horreur ; et c’est non plus contre Liandra qu’il enrageait, mais bel et bien contre le destin qui, une fois encore, l’étouffait de tout son poids. " Et quand bien même je pourrais vivre ici, entouré de ceux que j’aime, comment pourrais-je connaître la paix alors que tout en moi crie vengeance ? J’aime Jaheira, mais jamais je ne pourrai être heureux avec elle, je le sais à présent ; et si depuis longtemps déjà j’ai renoncé au bonheur, je me dois d’accomplir mon destin, même si cela doit me coûter mon amour.
- En as tu déjà parlé avec elle ? Ne veuux-tu pas lui laisser une chance de te sauver, de vous sauver tous deux ? Ne sais tu pas que c’est la damnation, et elle seule qui t’attend si tu t’obstine dans cette voie ?
- Ce qui m’attend, je le saurai bientôt ; et quelle que soit ma destinée, je m’y suis préparé. Jaheira... Nous n’en avons jamais vraiment discuté, mais elle sait, je n’en doute pas une seconde. Elle a toujours su d’ailleurs, avant que moi-même je ne le sache sans doute ; et si elle est partie, c’est bien qu’elle ne pouvait supporter cette idée. Peut-être vaudrait-il mieux que je ne la revois plus, après tout. Je me sens si misérable de lui infliger tant de souffrance...
- Jamais ! Promets-moi que tu ne feras jamais une chose pareille ! " Explosa Liandra, soudain rageuse. " Elle t’aime autant que tu l’aimes, et tu ne peux décider pour elle de ce qui doit être, car ce serait pur égoïsme et vanité de ta part ; et quand bien même tu croirais agir par altruisme, tu serais le pire des tyrans pour ainsi gouverner ses émotions. Si tel est votre destin, alors vous souffrirez ensemble ; mais n’oubliez jamais l’amour qui vous lie, et ne faites jamais l’erreur de vous séparer. Pourquoi se refuser à ce bonheur, pourquoi tiens tu à ce point à détruire tout ce qui t’est offert ? Pourquoi fuir ainsi tout ce qui pourrait te rendre à la vie ?
- Parce qu’il n’y a pas d’autre alternattive " Répondit Aradiel, définitif. " Nous n’avons pas d’autre choix, nous autres qui sommes nés sur les cendres de la guerre ; d’ailleurs, comment pourrions nous accepter de vivre ainsi, comme des mendiants, sur les ruines de ce qui fut ? Notre génération n’aura pas le luxe de choisir sa voie. La grande guerre contre le chaos a causé notre perte à tous ; et nous ne pouvons accepter le lent déclin qui corrompt notre terre. Il n’y a pas de choix possible. Nous devons nous battre, réclamer vengeance et reprendre tout ce qui nous fut pris, notre héritage volé ; notre grandeur et notre honneur, et nous devrons lutter quel qu’en soit le prix ; et si nous échouons dans notre tentative, il n’y aura pas de regrets à avoir, car nous aurons accompli ce que nous nous devions de faire. Il ne s’agit pas de moi, il ne s’agit pas de toi non plus, pas plus qu’il ne s’agit de Jaheira ; notre futur nous a été volé et aujourd’hui nous ne pouvons qu’en contempler les lambeaux. Il nous faut nous battre, et tout mon amour pour elle ne pourrait rien y changer. "
Liandra resta un moment interdite. Et si la colère ne l’avait pas abandonné, elle perdait peu à peu espoir de voir Aradiel se rallier à son opinion ; et bien qu’elle ne doutât pas un instant que le bon sens fut de son côté, cela lui semblait à présent bien peu de chose en regard de ce qui était en jeu. Les deux elfes tournaient lentement autour de la clairière, tels deux duellistes cherchant la faille dans la garde de l’adversaire ; et cette pensée fit naître en elle de la tristesse, elle qui ne cherchait que le bonheur de son fils. Les minutes se firent interminables dans ce lourd silence qui s’était abattu sur les lieux, et enfin Aradiel reprit la parole :
" - Il n’y a rien à ajouter, n’est-ce pas ? " On pouvait à présent discerner dans sa voix une douceur amère. " Ce choix que j’ai fait, je sais que jamais tu ne pourras l’accepter ; mais j’espère qu’aujourd’hui enfin tu peux le comprendre.
- Je t’en prie...Ne fais pas ça... " Les motts de Liandra n’avaient été qu’un murmure presque inaudible, et à cet instant elle sut que tout espoir était perdu.
Il y eut à nouveau le silence, et enfin tout fut fini dans la petite clairière.
La journée s’était écoulée, interminable. Peu à peu, l’étouffante chaleur du zénith avait cédé la place à la fraîcheur moite de la soirée ; et depuis de longues heures déjà le soleil déclinait, projetant des langues flamboyantes à travers la lande. La pénombre se faisait à présent tandis qu’Aradiel descendait nonchalamment la route principale qui traversait la petite colonie. De grands ormes et des saules imposants bordaient le chemin recouvert de feuilles qui voletaient doucement au gré du vent ; la quiétude qui régnait sur les lieux était presque totale, et l’elfe se sentait lui-même d’humeur légère, comme si la sérénité qui régnait en ces lieux de trêve avait de quelque manière gagné sur lui ; comme si pour un instant les tracas et le doute avaient disparu à la faveur du crépuscule. Il était vêtu d’une tunique d’un blanc immaculé, et de pantalons de cuir noir ; et il portait un lourd manteau couleur d’onyx, dans lequel il se blottissait pour lutter contre le froid qui soudain s’était fait mordant ; ses cheveux d’argent étaient noués en une longue tresse qui descendait le long de son dos. Tandis qu’il traversait cette colonie où il avait grandi, d’innombrables souvenirs revenaient à sa mémoire, de temps plus cléments et exempts des noirs nuages de l’avenir ; et étrangement ne naissait en lui aucune nostalgie alors que les pensées se bousculaient dans son esprit, il était seulement paisible, heureux d’être enfin en paix avec lui-même. Il lui semblait à présent avoir fait le bon choix ; et il ne reniait pas le bonheur simple de ces années passées dans la tranquillité, aux côtés de ses proches ; non plus qu’il ne reniait les épreuves et la souffrance qui l’attendaient à présent ; mais cela même ne paraissait plus être si terrible désormais, tout ceci, les drames comme les joies, lui paraissait constituer un unique ensemble, une partie de lui-même. Il sortit de sa rêverie tandis que plusieurs bâtisses se découpaient dans la pénombre, aux lignes élégantes des constructions elfiques et aux couleurs éclatantes ; et Aradiel accéléra le pas tandis qu’il s’approchait de l’écurie. Il s’agissait d’une simple masure de bois, que le lierre avait presque entièrement recouverte ; de sorte que le voyageur peu attentif aurait pu passer devant sans même s’en rendre compte, l’édifice se fondait dans la végétation comme il en est de nombreuses constructions en Avelorn, car on dit qu’aucun des Premiers-nés ne sont restés aussi fidèles à la nature que les elfes de cette province. Une silhouette apparut tandis qu’il approchait : Corandel, qui faisait les cent pas dans la pénombre. Il était vêtu d’une chemise bleu nuit, ainsi que de bas noirs ; il portait de longues bottes de cuir, et une large cape l’enveloppait, dont la capuche dissimulait sa chevelure flamboyante.
" - Et bien, mon ami, tu as mis le temps ! " Fit l’elfe d’un ton à la fois enjoué et étrangement plein d’irritation. " Tu attendais donc que je meure de froid ? Voilà vingt bonnes minutes que je t’attends. "
Aradiel resta silencieux. Il observait son ami sans un mot, pensant que celui-ci paraissait avoir toutes les difficultés du monde à cacher la tension qui l’habitait. Il hésita quelques instants, il n’aimait pas sentir ce trouble chez Corandel ; et, comme pour couper court à cette gêne naissante :
" - Crois-tu que j’aurais pu te faire faux-bond ? " Lança-t-il d’une voix chaleureuse. " Mais hâtons-nous à présent, car il nous faut partir. Tu as pris les vivres dont nous aurons besoin ? "
Corandel acquiesça brièvement et désigna de la main un lourd balluchon à l’aspect usé. Aradiel s’en saisit, l’inspecta rapidement, puis, le passant par-dessus l’épaule, comme avec nonchalance :
" - En avant, ami ! Il nous faut faire le plus de chemin possible tant que l’obscurité... "
Il parut hésiter un instant, comme si les mots s’étaient emmêlés dans son esprit ; et puis :
" - Soyons sur nos gardes. Il me semble avoir entendu quelque bruit qui venait des fourrés, et mon oreille ne me trompe que rarement " Murmura-t-il tandis qu’il balayait les environs du regard.
" - Comment serait-ce possible ? " Souffla Corandel. " Jamais des gobelins n’auraient pu s’aventurer si loin à l’intérieur de nos terres ; jamais ils n’auraient pu traverser nos lignes ; y aurait-il eu trahison ?
-Non pas. " Le coupa une voix claire quii montait d’entre les arbres.
Une silhouette se découpa dans l’obscurité ; c’était Liandra qui s’avançait vers eux, d’un pas déterminé. Elle portait la même toge qu’au matin, et tenait fermement, de sa main droite, sa lance dont la pointe étincelait sous la lumière de la lune ; et, en bandoulière, un lourd sac de cuir marron. Aradiel s’apprêtait à prendre la parole, mais, avant qu’il n’ait soufflé le moindre mot :
" - Ainsi donc, tu comptais malgré tout t’enfuir comme un voleur dans la nuit. " Le railla-t-elle. " Rassures-toi : je ne suis pas venu pour te convaincre de rester. Tu as fait ton choix à présent, et je ne puis que l’accepter ; et même si je t’ai élevé, je ne puis te dicter ta destinée à ma guise, tu avais raison. Mais malgré tout j’aimerais te faire mes adieux, car il est probable que nous ne nous revoyions pas d’un long moment ; si tant est que nous nous revoyions. " Elle marqua une courte pause, puis : " Je n’approuve guère ta décision, tu le sais bien ; mais, dans une telle situation, mon devoir de mère est avant tout de te souhaiter bonne chance ; bien que nous sachions l’un comme l’autre que la chance n’y sera pour rien dans ce qui t’attend.
- J’espérais que tu viendrais, bien que dans mon cœur je ne puisse dire s’il s’agissait bien d’espoir et non de crainte ; mais maintenant tu es là, et j’en suis heureux. " Aradiel parlait lentement, comme avec une sérénité nouvelle. " Hélas, nous ne pouvons nous attarder : les gobelins sont encore nombreux qui rôdent dans la forêt, et nous voudrions faire le plus de chemin possible tandis que l’obscurité nous protège, et trouver avec l’aube l’Avelorn loin derrière nous. " Ajouta-t-il tandis que Corandel s’éloignait.
Liandra acquiesça brièvement. Le trouble l’avait gagné comme elle parlait ; et les émotions étaient puissantes qui menaçaient de la submerger, elle luttait intérieurement pour ne rien laisser paraître de ses sentiments ; et elle sentit sa gorge qui se nouait peu à peu à mesure que son fils parlait. S’il était en proie à quelque déchirement intérieur, il n’en laissait rien paraître ; et elle se demanda comment il pouvait être si serein alors qu’il s’engageait dans une si funeste entreprise.
" - Nous ne sommes que deux ", poursuivit Aradiel, " Et les peaux-vertes s’attaquent désormais à tous les voyageurs isolés. Nous irons de nuit pendant au moins une semaine ; après quoi nous serons en sécurité, hors de portée des pillards. D’ici une dizaine de jours, nous aurons gagné Saphery, du moins je l’espère ; et il y a bien des lieux encore à parcourir depuis la tour de Hoeth jusqu’à la lointaine Lothern. Une nouvelle lune sera sans doute passée avant que notre voyage ne s’achève. "
A nouveau, Liandra étouffa un sanglot. Comment son fils pouvait-il paraître si calme, si concentré dans un pareil moment ? Cette séparation lui faisait l’effet d’un déchirement, mais plus douloureuse encore était l’attitude d’Aradiel : il parlait de son départ avec détachement, comme il aurait parlé d’une nouvelle mission, une entreprise certes risquée mais dont il s’était fait une habitude ; et elle avait envie de lui hurler de rester, de renoncer à son projet ; et chaque fibre de son être semblait se rebeller face à cette terrible situation, l’incitant à laisser éclater sa colère et sa frustration. Soudain, il lui apparut qu’il était au-dessus de ses forces de résister plus longtemps, et une larme perla le long de sa joue. Aradiel s’avança lentement, une expression de tristesse assombrissant son beau visage ; et il la serra dans ses bras doucement, comme on le ferait avec un enfant, dans un silence à la fois terrible et si précieux qu’elle en goûtait chaque seconde avec un plaisir infini ; ne pouvaient-ils pas rester ainsi jusqu’à la fin des temps, unis dans cette paix à laquelle elle aspirait depuis si longtemps ? C’est ainsi que Corandel les trouva, qui tenait par la bride deux coursiers elfiques.
" - Il nous faut partir à présent, car chaque instant qui passe voit augmenter le danger qui plane sur notre voyage. " Fit-il d’une voix douce. Il marqua une pause, puis, désignant une des deux bêtes, dont la robe noire luisante se fondait dans la nuit : " Tu monteras Arhain, que les hommes de l’Est appellent l’Ombre ; c’est de tous les coursiers que mon père possède celui qu’il préfère ; c’est lui qu’il montait il y a bien des années quand il servait dans les armées du roi. Il est fougueux, mais il te servira bien, pour peu que tu prennes soin de lui. "
Il tendit la bride à Aradiel, qui s’en saisit avec douceur ; il resta silencieux quelques instants à contempler l’animal, dont le regard brillait d’une sagesse centenaire. L’elfe passa lentement la main contre son flanc, sans que la bête n’esquisse le moindre geste de recul.
" - Quant à moi, je chevaucherai Sethai, que je reçus il a bien longtemps comme présent ; nous avons vécu bien des aventures ensemble, et le lien qui nous unit aujourd’hui est plus solide que l’Ithilmar. "
Il s’agissait d’une bête de haute taille, à la robe aussi flamboyante que la chevelure de son maître ; et son impressionnante musculature jouait sous sa peau à chacun de ses mouvements. Aradiel attendit quelques secondes, pensif ; puis, dans un soupir :
" -Il est temps de nous faire nos adieux, car bien des lunes passerons avant que nous nous voyions à nouveau, je le crains. " Sa voix n’avait été qu’un murmure, presque inaudible.
Liandra fut incapable de dire quoique ce soit ; elle restait là, immobile, luttant pour retenir les larmes qui montaient à ses yeux. A nouveau, Aradiel la serra contre lui pour quelques instants de sérénité volés ; et puis ce fut la séparation, un déchirement pire que ce qu’elle aurait pu imaginer tandis qu’il s’arrachait à son étreinte. Il s’apprêtait déjà à monter son coursier, lorsque, comme elle revenait peu à peu à la réalité :
" - Prends ceci ", dit-elle en lui tendant le sac de cuir qu’elle portait. Il était lourd, et un faible tintement métallique se fit entendre tandis qu’Aradiel s’en saisissait. " Voilà un présent qui pourra t’être utile, dans quelque funeste situation où tu te retrouverais ; et même si ton but n’est plus de te sauver à présent, j’espère qu’il te maintiendra en vie assez longtemps pour que tu me reviennes un jour. Et à présent Va ! Car il est bien des dangers qui t’attendent, et ils n’aimeraient pas que tu leur fasses faux-bond ! "
Il s’éloignèrent en silence, lentement comme leurs montures allaient au pas ; et, tandis qu’ils disparaissaient dans l’obscurité, Aradiel se retourna une dernière fois et adressa un sourire rassurant à sa mère ; et puis ce fut fini, ils étaient partis. Une larme coula sur la joue de Liandra.