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Kirla marchait d’un pas mal assuré dans un brouillard opaque. Une forme étrange se tenait face à lui...

L’elfe tendit les bras pour toucher la chose, mais l’ombre se dissipa aussitôt, pour réapparaître à sa droite. Il avait beau battre des pieds, rien n’y faisait, il ne bougeait pas. Tétanisé, il observait l’être se mouvoir, insaisissable, tel un nuage ballotté par des vents contraires. Soudain, une nouvelle forme apparut aux côtés de la première. Après quelques instants, les deux s’avancèrent tels des monstres mortels... ou bien comme des amis...

Un cri retentit. Kirla s’éveilla en sursaut, chassa les derniers restes prégnants de son cauchemar, et se précipita vers ses armes. Une chance qu’il n’avait rien rangé la veille ! Il s’habilla à toute vitesse, avant de s’engager dans divers embranchements. Il longea l’écorce des couloirs, dans lesquels sommeillaient profondément les festifs elfes, avant de finalement découvrir ce qu’il cherchait. Au fond, une ombre se détachait nettement d’entre la lumière du clair de lune... une ombre qui s’avançait ! Comme dans ses chimères maladives, la forme se détachait de plus en plus nettement, comme si, écorchée vive de ses rêves, elle venait s’écraser à ses pieds tremblants, bien réelles.

Kirla oublia sa peur, qui ne le sauverait nullement, et sauta prestement dans une chambre, encocha avec célérité une flèche. Si son tir était aussi réussi que contre le sanglier, il mourrait... Si le tir de son ennemi était réussi, il mourrait... Au fond, le salut n’était plus que dans la fuite, mais son amour et son dévouement total pour la tribu et l’Esprit était tel qu’il préférait encore décéder que de trahir les siens.

Malgré cette certitude, l’angoisse de mourir engourdissait ses membres, et ses doigts gourds lâchèrent le trait mortel, qui alla se planter sans dommage dans le sol. Avant même d’avoir tiré une dague, un colosse lui avait tiré la nuque en travers et pressait résolument une arme contre sa nuque.

« - Kirla ! » fit une voix surprise.

Lorsqu’il reconnut Iliaron, l’elfe diminua aussitôt de taille. La peur avait biaisée ses sens.

« - Que s’est-il passé ? » questionna Kirla, encore sous le choc.

« - Je ne le sais pas encore... Mais tous les autres dorment... Suis moi ! »

Iliaron, que Kirla considérait comme valeureux après l’avoir sauvé, comme un être contre lequel venait s’échouer doutes et peurs sans l’amoindrir, découvrait ancré dans le timbre de sa voix une note de terreur. Plus que le hurlement strident qui l’avait réveillé, cela lui fit comprendre le danger, et il raffermit sa prise sur son arc, presque au point de le briser.

Alors qu’ils s’approchaient de l’échelle de corde, Kirla pressa le bras d’Iliaron, et murmura :

« - Imladrik, il doit savoir... »

« - Pas de temps à perdre ! »

A cette réplique, Kirla sentit son sang affluer dans chacune de ses veines, et des vagues de terreur se déchaînèrent à nouveau. Il avait appris à obéir à l’autorité, à lui rapporter chaque fait suspect. Et en cette nuit, il devait bafouer toutes ses habitudes ancestrales. Mais surtout, il s’apprêtait à s’élancer face à un danger inconnu !

« - Viens, et ne baisse jamais ta garde ! »

Les deux elfes sautèrent lestement dans la clairière, et se collèrent aussitôt contre les trois troncs. Des hennissements se faisaient entendre dans la profondeur de la forêt.

« - Surtout, ne panique jamais, tu m’entends ! Jamais ! »

Et il bondit en avant.

Une bise matinale caressa le visage de Kirla lorsque ce dernier s’engagea à la suite de son ami. Les racines et les ornières ne freinaient aucunement sa course, et ses pas assurés comblaient la peur qui l’imprégnait.

Cependant, à bout de souffle, les deux s’arrêtèrent. Malgré leur connaissance de la forêt, les chevaux ne s’approchaient pas, au contraire. Et ce serait stupide de s’élancer seuls contre des dizaines d’agresseurs.

Iliaron fixa un long moment la direction par laquelle le groupe était parti, puis il se détourna, le visage marqué ; la finesse ordinaire de ses traits était figée en une expression dure qui ne lui seyait. Une larme apparut à la commissure de ses yeux, lorsqu’il bégaya :

« - La Loriath a été pénétrée... et les Gardiens l’ont permis ! Esprit, que t’ont-ils donc faits ? »

Kirla, ne sachant que dire pour le consoler, se retourna vers l’Habitat. Un détail le pétrifia, et il se soutint à un tronc.

« - Que t’arrive-t-il ? » s’enquit inquiet Iliaron, dont le malaise de l’elfe n’était pas passé inaperçu.

« - Les sangliers... disparus... »

« - Althior ! » rugit Iliaron. « Ils nous les ont volés, nos réserves ! »

Les deux Aths eurent beau parcourir désespérément les abords de l’Habitat, les bêtes avaient toutes disparues. Les lambeaux de viandes qu’ils croyaient voir n’étaient que mirages ou flaques de sang.

« - Ils ont tout pris... tout... » chevrota Iliaron.

Kirla ferma les yeux. Quoiqu’il songe, ses pensées le ramenaient sans cesse à son estomac et ceux des autres : plus de mille estomacs à nourrir sans vivres. La famine les guettait, et l’idée d’une nouvelle chasse non préparée n’était clairement pas pour lui plaire.

« - Mais que font donc les autres Aths ? » beugla avec fureur Iliaron.

Le pessimisme qui l’avait assailli avait disparu au profit d’une assaillante rage. Des tics nerveux trahissaient son envie de vengeance ; s’il avait écouté sa haine, il serait déjà à la poursuite des ennemis. Mais il ne pouvait en décider seul. Ainsi il s’en prenait à ce destin impitoyable qui venait de frapper leur tribu.

« - Ils dorment tous. »

Kirla dégaina ses armes à l’approche de la femme elfe, mais Iliaron lui intima de les ranger.

« - Là n’est pas la question, Alith ! Un elfe doit être réveillé lors d’une attaque. L’aube se lève déjà ! » continua à crier l’elfe.

« - Je sais... Ils sont probablement assoupis d’une quelconque potion. »

« - Comment ça ? »

« - La viande a dû être empoisonnée hier... »

« - Mais c’est une trahison ! » hurla Iliaron.

« - Calme toi, je t’en prie. »

L’Inath se pressa tendrement contre l’elfe, qui se mit brusquement à sangloter. Son monde tournait en enfer.

Kirla permit aux deux amis une minute de calme, avant d’interrompre leur étreinte.

« - Il faut prévenir la tribu. Une chance que nous nous soyons réveillés ! »

Alith opina du chef, puis essaya de calmer l’atmosphère tendue.

« - C’est bien la première fois que je considère un réveil intempestif par des maux d’estomacs comme chanceux. »

« - Pour ma part, un cauchemar s’en est chargé. »

« - Vous appelez cela de la chance ? Se réveiller en plein tourment ? »

« - Allons prévenir Imladrik ! » coupa Alith, évitant de nouveaux sanglots inutiles.

Kirla les précéda. Iliaron se pencha vers sa fiancée, et souffla :

« - Tu avais vraiment tant mangé que cela hier ? »

Une expression résignée apparut sur le visage de la femme, qui nia finalement.

« - C’est tout autre chose, comme toi j’imagine. »

Puis elle se tut et monta à l’échelle de corde.

Un conseil exceptionnel fut aussitôt annoncé. En l’espace de quelques minutes, la totalité de la tribu se tenait dans le salon, serrés les uns aux autres. Des chuchotements parcouraient la pièce ; les plus festifs de la veille émergeaient seulement et baillaient à qui mieux mieux ; d’autres s’interrogeaient sur la teneur de cette réunion ; enfin ceux réveillés par les cris d’Iliaron étaient franchement inquiets.

Imladrik monta sur la table, et mit court aux conversations ambiantes.

« - Mes frères, une damnation est arrivée aux aurores. »

Des murmures surpris, dans lesquels s’entendait clairement la peur, sillonnèrent les lieux.

« - Notre forêt a été profanée par des êtres vils aux cœurs maléfiques. De nos réserves ne restent que quelques bols de baies... » Il serra les poings et baissa la tête, comme vaincu. Puis, se redressant avec vivacité, il déclara : « mais nous pouvons repartir en chasse ! Nous jeûnerons mais nous passerons l’hiver avec ce que nous chasserons ! La prodigue Loriath nous alimentera de ses luxuriantes baies ! »

Il leva le poing, suivi d’une même cohorte. Alors pénétra un elfe, suant.

« - Les protecteurs sont morts. Un a chuté, l’autre est encore là-haut ! »

Les sanglots de leurs femmes, suivis aussitôt d’assourdissants chuchotements, témoignèrent la chute de confiance des Aths. Leur forêt, celle là même qu’ils chérissaient, s’était ouverte aux ennemis. Leurs vies n’étaient plus assurées ; revenaient les temps des guerres anciennes aux destins changeants !

« - Silence ! » Seuls quelques gémissements des deux Inaths étaient maintenant audibles. « Nos ennemis ont cru pouvoir attaqué nos frères sans répliques, mais ils avaient torts ! Leurs traces sont encore fraîches, nous reviendrons aisément sur eux, et alors ils paieront ! Je pars de suite avec mes fidèles gardes à leur suite. Par l’Esprit, nous les retrouverons et nous les condamneront, nous les offriront en pâture à l’Althior ! Courage mes frères, nous allons traverser des jours difficiles de jeûnes, mais par-delà ces difficultés nous nous élèverons ! »

Sans attendre la fin de la harangue du chef, Iliaron se posta devant la table, et demanda, dès qu’il fut descendu :

« - J’aimerais faire partie de votre compagnie. Le puis-je ? »

« - Je comprends votre désir de vengeance. Vous les avez vu, et cette image restera gravée dans votre esprit tant que vous ne les verrez pas vaincus. Seulement, je connais parfaitement mes gardes ; j’aurais trop de peine à vous voir mourir.

Restez ici, vous serez bien plus utiles à ramener des sangliers. En outre, vous aurez aussi bien assez tôt l’occasion de défourrer vos dagues. Dès que nous trouverons les coupables, un raid sera organisé. Vous en ferez partie, soyez en sûr. »

Et, sans laisser le temps à Iliaron de répondre, et de plus le retarder, le chef s’éloigna. Moyennement content, Iliaron sortit à son tour du salon. Il croisa Kirla, qui lui fit un rapide signe, avant de reprendre sa discussion avec son père. Ce dernier s’était déjà chargé d’envoyer des requêtes aux tribus les plus proches pour quémander des vivres et une assistance, et s’apprêtait à partir en compagnie de son ami Imladrik.

« - Garde confiance, mon fils, l’Esprit te protégera toujours, ainsi que ton nouvel ami, Iliaron. » Kirtën marqua une pause, cherchant ses mots. « Il a vu ce que peuvent causer des sangliers, il saura t’éviter pareil malheur. » Kirla approuva gauchement. Son père venait juste de revenir la veille, et il devait déjà repartir. La malchance s’abattait sur eux deux. Décidément, songea-t-il, il n’y a pas que des avantages à être le meilleur ami du chef, même si généralement on mange mieux quand il y a de la nourriture. « Allez, je dois déjà m’en aller. Je te le promets, dès mon retour nous aurons droit à une réelle discussion. »

Une heure, une seule petite heure avait passée. Et pourtant, en cette seule heure, Kirla avait vu plus de changement que pendant deux siècles. La forêt profanée, les réserves pillées, les éclaireurs tués... Et désormais, son père était parti en terre humaine avec leur chef, et les anciens liens entre tribus allaient être remémorés. En rapprochant ces évènements de la veille et de sa nouvelle amitié, ces dernières vingt-quatre heures avaient été les plus surprenantes de toute une vie. Pour autant, une voluptueuse temporalité le tentait plus que toutes les actions ténébreuses que les vices des hommes pouvaient faire naître.

« - Prends ton arc et suis-moi ! » déclara d’un ton péremptoire Iliaron. Ce dernier, avec quelques autres dans la tribu, s’était métamorphosé en être belliqueux depuis la découverte des corps, et le moindre reproche l’irritait plus encore.

Un moment, Alith avait proposé de les accompagner, sentant la détresse d’Iliaron ; celui-ci l’avait sévèrement rabrouée. Alors elle était partie avec un groupe d’une dizaine d’autres elfes, sans un regard en arrière. A ce moment, une unique larme avait coulée sur les joues d’Iliaron. Mais Kirla s’était tu et n’avait pas rappelé l’Inath. Peut-être n’était-elle qu’une simple bonne amie, ou alors elle représentait des espérances profondes pour son compagnon... qui semblait clairement regretter ses paroles si dures. Mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même... Cela ne l’empêcha pas de beugler après un moment d’attente :

« - Alors, tu viens ou faut que je te porte ? »

Kirla retint la rage qui à son tour l’étreignit, et monta au contraire calmement sur sa monture. De suite, Iliaron s’éloigna au galop, suivi tant bien que mal par Kirla.

Pendant une longue demi-heure, Iliaron, fulminant, ne cessait de crier des injures, et s’étonnait de ne pas voir de sangliers. Avec ce bruit, songea Kirla, les bêtes avaient déjà dû toutes migrer hors de la Loriath, et s’ils avaient eu des jambes, les arbres les auraient bien suivis.

Pourtant, il reconnut dans la distance deux formes qui ne laissaient aucun doute : des futures victuailles pour la réserve ! Certainement un couple de vieux complètement sourd, pensa Kirla avec le sourire.

Il fit un signe à Iliaron, qui arrêta aussitôt sa course, et chuchota :

« - Ne fais surtout pas de bruit et avance bien face au vent, il ne faut pas les effrayer. »

Kirla réprima un rire, et obéit de bon cœur.

Au moment où, face au sanglier, il se trouvait en passe de tirer, il sentit son bras s’engourdir sans autre raison que la peur. Iliaron le remarqua, et, calmé par la peur de faire fuir les bêtes, le rassura :

« - J’aurais le temps de le tuer si tu rates. Au pire, ce n’est qu’une bête qui s’enfuit, il n’y a personne pour la bloquer ! »

Mais qui bloquera alors la fureur de mon ami, soupira pour lui Kirla, en lâchant avec confiance son trait. Les deux bêtes s’effondrèrent, mortes.

« - Excellent tir ! » le félicita Iliaron. « Maintenant on va pouvoir résister aux oppresseurs ! »

« - Avec seulement deux sangliers ? » ironisa Kirla, sentant son ami calmé.

« - Certes non. Cependant, avec ton habileté, nous pouvons en tuer une bonne dizaine chacun avant le coucher du soleil ! »

« - Moi et ma grande gueule, nous voilà bénis ! »

Iliaron rit, en y mettant assez de gaieté pour faire croire qu’il était à nouveau calme, recherchant par ces simples notes cristallines à briser l’étau rageur qui l’avait enserré et obtenir le pardon de son ami. Kirla comprit cela lorsque, croisant le regard de son ami, une pointe de détresse brillait, dont il ne sut déceler la cause. Cependant, il profita de l’impassibilité présente d’Iliaron pour charger les bêtes et se diriger vers l’Habitat sans perdre de temps en vaines imprécations.

Alors qu’ils chevauchaient à un bon trot, et ramassaient les fruits qu’ils trouvaient à portée, Kirla repensa brièvement aux événements du matin même ; la fureur d’Iliaron tempérée, il pouvait se concentrer sur ses propres pensées. Diverses explications se forgèrent dans son âme, formées de bric et de broc, empruntant tant à ses peurs qu’à des fragments du réel détachés de toutes vraisemblances à son goût ; comme si, en considérant des évènements contraires aux préjugés inculqués, rien n’apparaissait plausible. Une illusion s’empara un instant de son esprit, qu’il révoqua d’une question.

« - Dis, tu penses que des elfes ont pu nous attaquer ? » demanda brusquement Kirla.

Iliaron s’étrangla de surprise, recracha la baie qu’il était en train de manger, et se frotta les oreilles au cas où.

« - Tu peux répéter ? »

« - Penses-tu que ce sont des elfes qui nous ont attaqué ? »

Iliaron afficha de larges yeux ébahis, ne comprenant toujours pas vraiment le but d’une telle question. La simple expression d’elfes vertueux avait toujours été une lapalissade !

« - Impossible » répondit-il après un moment, « seuls les hommes sont assez mauvais pour cela »

« - Mais les agresseurs nous ont volé en Loriath, les hommes ne peuvent pas y pénétrer ! »

« - En théorie, oui... » Iliaron marqua une pause, puis, trouvant les bons mots, continua : « Cependant il est plus facile et rapide de se faufiler entre les Gardiens - et c’est déjà arrivé une fois par le passé - que de changer l’essence même des Aths. Les seuls elfes capables de tels actes auraient un cœur corrompu par les vices humains... des hommes centenaires en somme ! Mais pourquoi cette question ? »

« - Je cherche les coupables, un peu comme tout le monde. »

« - Sois-en sûr, ce sont des humains. Reste à trouver lesquels. Mais cela, Imladrik s’en charge, et lorsqu’il part en chasse, il ramène toujours sa proie ! »

« - Alors nous n’avons pas à nous inquiéter. »

« - Non, nous n’avons nulle bile à sécréter. Il ne reste plus qu’à aiguiser nos armes et polir nos armures. Nous vaincrons le temps venu. »

Kirla opina, aucunement rassuré. Si un sanglier le terrorisait, comment se tiendrait-il face à un homme armé et prêt à le tuer ?

 

* *

*

 

« - Voilà donc notre petit téméraire d’il y a deux jours. »

Encore prisonnier d’une envoûtante brume inconsciente, Geoffroy ouvrit à demi l’œil pour découvrir, penché sur lui, un visage rougeaud à l’haleine fétide. Remuant faiblement ses paupières, il parvint à ouvrir complètement ses deux yeux. Etourdi par la fatigue, vaincu par les miasmes nauséabonds, il se tourna aussitôt pour vomir.

« - Et en plus nous avons affaire à une petite nature ! »

La voix rocailleuse et moqueuse révulsa à nouveau Geoffroy, qui retint un hoquet en saisissant seulement qu’il se trouvait face à Malak. Le ventre rebondi qui s’appuyait sur la table confirma aussitôt sa crainte. Pris d’une peur panique, il chercha par tous les moyens à détourner son regard de l’être putride pour embrasser la pièce du regard. Le roi s’écarta quelque peu, bien plus par tyrannie que sympathie.

Les parois rocheuses suintaient d’un liquide poisseux dans lequel baignait une pourriture dégoulinante. En de nombreux endroits, des raclures d’ongles avaient abîmé les couches successives de purulence sans jamais parvenir à creuser un trou dans les parois. Des flaques écarlates s’étendaient goulûment à terre ; prisonniers du liquide séché étaient des cheveux. Dans un coin un brasier crépitait ; la chaleur produite ne réchauffait aucunement le cachot, au contraire chaque flamme était perçue comme autant de griffures qui glaçaient les entrailles. Tout autour, en un pêle-mêle indescriptibles, s’entassaient divers instruments métalliques recouverts d’une même couche rougeâtre : des pointes aiguisées tranchaient avec les lames émoussées où des bouts d’os s’étaient encastrés dans la saleté.

Geoffroy détourna, tétanisé, les yeux de l’oppressante souffrance étalée devant lui, lorsqu’un arrivant sortit de l’ombre. Entièrement vêtu de cuirasses métalliques, le visage caché d’un foulard tâché, le bourreau se saisit d’une barre métallique qu’il plongea dans les flammes.

« - Vous ne verrez pas d’inconvénients à me donner quelques indications quand aux faiblesses de votre muraille. »

La ferraille rougie s’appuya contre la jambe de Geoffroy. Après de douloureuses secondes, elle se retira avec un bruit de succion, emportant des lambeaux de peau brûlée.

« - Y a-t-il une ouverture cachée ? »

« - Et après, vous ne triompherez pas de nos chevaliers ! » cracha Geoffroy.

« - Ainsi vous faites votre petit courageux. Apprenez, jeune homme, qu’en des moments, mieux vaut être lâche que courageux. Vous finirez par avouer... »

« - Le jour où votre cœur de pierre se brisera ! »

« - Je vois... Vous pensez être fort et pouvoir résister. Ils sont tous comme ça le premier jour. Mais rapidement, mutilés et aveugles, ils se traînent tous à mes pieds, vomissant les réponses. »

« - Je ne suis pas de ce genre là ! Je ne faiblirais pas ! »

« - Votre fierté vous perdra. Mais bon, vous êtes quatre, il y en aura bien un plus faible que les autres. Et même, pourrez-vous endurer longtemps les cris de supplications de vos amis ? »

Un coup de poing cueillit Geoffroy à la mâchoire. Etourdi par la douleur, il aperçut Malak se retirer. Rapidement, un voile rouge recouvrit toutes ses visions, et il se contenta de serrer les dents.

 

* *

*

 

Après une nuit marquée par un nouveau cauchemar - et d’innombrables complaintes de son estomac faiblement nourri - Kirla se leva à l’aube. Après s’être habillé de pied en cap, il sortit de l’Habitat sans même un regard pour le salon : nul bol ne l’attendait...

Il appela sa monture, et disparut dans les profondeurs de la forêt, sans Iliaron. Il avait beau comprendre la haine de ce dernier, nul besoin qu’elle ne rejaillisse sur ses amis ! Le jour de leur rencontre, il l’avait rapidement considéré comme tel, unne nouvelle amitié ; peut-être s’était-il trompé et contemplé une illusion. Après avoir frôlé la mort, son sauveur lui avait paru comme le meilleur des elfes, un être à part, dévoué, attentionné... Au final il se trouvait face à une véritable bête en furie, prête à tuer, à répandre le sang pour un vol... Deux elfes étaient morts ; mais était-ce une raison pour tuer plus d’hommes ? La Loriath avait été salie de leur pas, mais Imladrik et son père ne faisaient-ils pas de même dans les royaumes humains ?

Perdu dans ses pensées, il ne vit même pas Alith se diriger vers lui.

« - Salut à toi » commença-t-elle, la mine sombre.

Surpris, Kirla regarda alentour, mais ne vit pas Iliaron.

« - Salut à toi aussi ! Tu pars de même en quête de sangliers ? »

« - Surtout pour éviter l’humeur massacrante d’Iliaron. J’ai bien essayé de le calmer hier, en vain. En même temps, trop d’elfes sont tout aussi rageurs... »

« - A se demander pourquoi... Je veux dire, le meurtre de deux éclaireurs est affreux, mais ils semblent plus haineux encore à l’idée d’un pied humain en Loriath ! »

« - C’est à peu près cela. »

« - J’avoue que j’estimais plus Iliaron. J’ai dû me tromper, ce ne serait vraiment pas la première fois, malheureusement... »

Après un silence gêné, Alith déclara :

« - Tu ne dois pas lui porter grief de son éclat, même si sur le moment son humeur est difficilement supportable. » Puis, d’une voix où teintait la mélancolie, elle continua : « les hommes et leurs créations lui ont beaucoup pris. Après la Guerre, alors que ses grands-parents constataient les dégâts à l’orée de la forêt, ils ont été fauchés. Ensuite, son meilleur ami a été embroché par un sanglier. Pis encore, son père, il y a à peine vingt ans, lors d’une patrouille en bordure, a été tué par un homme, sûrement avide de montrer sa valeur. A ses côtés, d’ailleurs, gisaient deux autres elfes inconnus. Iliaron les a découvert tous les trois ! »

« - Je vois » soupira avec tristesse Kirla. « Un destin intraitable... »

« - Non, tu ne peux pas voir ! Sur les centaines d’habitants de la tribu, il n’y en a peut-être qu’une dizaine qui ont subi un tel destin ! »

« - Je... Je ne savais pas... »

« - Tu ne le pouvais pas, ne t’en veux pas ! Dans quelques jours, il sera à nouveau calme. Il faudra alors oublier ta rancune et lui pardonner ! »

« - Aucun souci de ce côté-là ! » jura Kirla.

« - Je l’espère bien : en nous faisant ainsi fuir, Iliaron se fait bien plus de mal qu’il nous en fait : ses amis se dérobent à sa vue, et il en est le seul coupable ; tout cela le rend bien plus rageur. »

« - Prisonnier d’un cercle vicieux... Je n’aimerais pas être à sa place... »

« - Personne ne l’aimerait. » Puis elle sourit. « Tu comptes beaucoup pour lui, sache-le ! Après la chasse, il m’a parlé de toi. Il ne m’a pas dit pourquoi, mais tu lui es très important ! »

Kirla s’interloqua, puis bougonna :

« - Et dire que je pensais m’être fourvoyé sur son amitié. Entre lui et moi, je suis bien le pire ! »

« - Il n’y a ni de mal ni de bien au sein de tous les elfe ; seulement des... » Elle s’arrêta, penaude. « A croire que je flanche : je raconte n’importe quoi. »

« - Mais si, c’était bien ! » l’encouragea Kirla.

« - Toi-même n’y crois pas ! » ria-t-elle. « Allez, en route, le temps passe et la nourriture traverse en tous sens notre belle forêt ! »

Suivant l’Inath, Kirla songea à nouveau à son ami. Les humains avaient anéanti chacun de ses rêves. Sa famille avait été décimée, de même que son meilleur compagnon. Et il avait trouvé la force de résister à toutes les pulsions meurtrières qui l’avaient envahi ; il était resté en Loriath là où les autres elfes se seraient jetés dans les hameaux humains, répandant la mort autour d’eux pour une inutile dette d’honneur. L’honneur, la vertu... Toutes ces nobles valeurs accomplies par les manières les plus basses dont l’humanité est capable. En tuant des Aths innocents, des hommes avaient pu se proclamer chefs ou autres titres...

« - Je ne pensais pas les hommes mauvais à ce point » confia Kirla, au bout d’un moment. « Tous les haïssent, mais jamais je n’avais eu d’exemples aussi frappants... Je comprends mieux ! »

« - Je t’en conjure, ne deviens jamais comme eux ! » s’exclama Alith, trop sérieuse au goût de l’elfe. « La haine tue aussi implacablement qu’une flèche. Aveuglé par ce mal, tu n’es plus toi, et tu le regrettes ! Préfère la tempérance ! »

« - Tu parles comme si tu l’avais vécu ! » admira l’Ath, conquis par l’entrain d’Alith.

Cependant, cette dernière ne releva nullement le compliment, et baissa un instant la tête. Après un moment, elle prononça :

« - Je m’excuse : de mauvais souvenirs... »

Kirla saisit qu’il n’en saurait pas plus, et respecta le désir muet de l’Inath.

« - Bon, si l’on chassait, je nous ai encore retardé ! » se rattrapa-t-il tant bien que mal.

« - Il y a des sangliers à un quart de lieue à l’Ouest. »

Kirla éclata de rire.

« - Tu le dis comme si tu le savais ! Avec une telle assurance que l’on serait porté à te croire. »

« - Car tu doutes ? » interrogea avec une surprise feinte Alith.

« - Je serais prêt à parier mon repas ! »

« - Parfait » se réjoui l’Inath, « j’aurais de quoi manger ce soir. Allez, prépare ton arc. Et puis, entre nous, le sentiment de faim, c’est surtout mental. Il suffira d’oublier. »

Et avec un clin d’œil, elle disparut au galop.

Les bêtes étaient effectivement présentes, au grand damne de Kirla.

Pendant que celui-ci engageait un bras de fer acharné pour marchander la moitié de son repas, Iliaron restait couché à terre, perdu dans ses pensées.

Il avait assisté au départ de Kirla, et quelques minutes plus tard d’Alith, dans la même direction. Après avoir rejeté toutes les idées qui germaient dans son esprit concernant une quelconque liaison entre ses deux compagnons, il se laissa aller à un profond abattement.

Au fond, qu’était-il pour eux deux ? Rien d’autre qu’un croûton plus occupé à leur gueuler dessus qu’à les écouter. Pas une parole gentille n’avait peuplé ses pensées... Pas étonnant qu’ils se détournent. Mais ils tentaient de faire cela de manière cachée, sans vouloir le blesser.

Iliaron était touché par cette attention, à peu près autant qu’un prisonnier apprenant qu’il est gracié de la potence pour être décapité. Au fond, il ne comptait nullement pour eux deux... Il n’était qu’un troisième larron dont on est bien content de se débarrasser quand l’on peut...

Deux rires éclatèrent derrière lui. Ceux de ses amis... Ils étaient donc devenus à ce point complice ! Iliaron se mit à jalouser intensément Kirla, lorsque ce dernier sauta à terre, et s’avança.

« - Tu te sens prêt à partir en chasse ? Il y a un troupeau assez grand pas loin, trop nombreux pour seulement deux chasseurs. »

« - Je vois, vous ne faites appel à moi que quand vous ne pouvez pas faire autrement » déclara Iliaron d’une voix bien plus froide qu’il n’aurait voulu.

« - Nous avons préféré te laisser seul avec les fantômes de ton passé... Nous pensions que tu apprécierais... » intervint Alith.

« - De toute façon, après cette chasse, j’arrête, je suis vanné. Vous n’aurez qu’à continuer à chasser tous les deux. Surtout que je dois me ménager, avec tout ce que j’aurais à manger ce soir ! »

Alith sourit, mais pas autant qu’Iliaron. Il devinait clairement les intentions de son ami : lui laisser des moments seuls avec Alith. Il se leva aussitôt, sauta sur sa monture, et mima une complainte :

« - Enfin, vous êtes bien lents à partir ! »

« - Nous comptions décharger les dépouilles avant, en fait. »

« - Et voilà, de la mauvaise volonté en plus ! »

Les trois rirent.

 

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Arthur avançait en pleine lumière. De part et d’autre se découvraient d’admirables bâtiments édifiés en un large cercle, au centre duquel un parc verdoyant invitait à la paix. Les arbustes, plantés en cercles concentriques, mélangeaient avec harmonie leurs couleurs chaleureuses ; dans les fleurs s’égayaient quelques abeilles aux côtés d’oiseaux pépiant.

Un garde passa aux côtés du colosse et tira sur les chaînes. Alors, docilement, Arthur se détourna avec résignation. Rapidement, il laissa les bâtisses en arrière et leurs ombres recouvrirent le groupe entier. Les bottes s’enfonçaient dans la boue, toute étendue aux côtés de ruines noircies. Des familles pitoyables en haillons, se découvraient au travers de fenêtres cassées et portes enfoncées. Devant leurs regards désespérés, Arthur baissa la tête et fixa ses pieds nus couverts de furoncles.

La colonne s’arrêta devant un trou béant qui découvrait sa gueule de ténèbres en pleine sente. Deux soldats descendirent par une échelle rouillée, avant qu’un troisième ne traîne Arthur vers le conduit.

« - C’est pas haut » railla-t-il en poussant le prisonnier.

Arthur s’écroula dans un liquide gluant et puant, sans parvenir à s’en extraire. D’une poigne, un guerrier le releva et la marche continua à la lueur des torches. Enfin, arrivés dans un cul de sac, un homme - certainement un officier - s’approcha d’Arthur.

« - Vous voilà dans les égouts. Ce lieu sert autant à écouler les déchets qu’à les laisser croupir. Voyez-les, ils vous entourent et vous regardent. »

Ce n’est qu’alors qu’Arthur découvrit avec effroi de faibles lueurs, comme autant d’insectes translucides. Tétanisé, il bégaya :

« - Qui sont-ils ? »

« - Des gamins jetés pour avoir volé une pomme, ou refusé de servir comme soldat. Les rares qui ont survécu aux premières années sont ici ; des êtres sans espoirs de rédemption, condamnés à une vie oubliée de tous. D’ailleurs, tous sont notés comme morts dans nos registres. Nous pouvons en faire ce que nous voulons. »

Un soldat se saisit sans pitié d’un vieillard, qui n’opposa nulle résistance, et d’une torsion le démembra, avant de briser sa colonne d’un coup de poing. Dans un dernier gargouillement, le pauvre hère s’effondra et commença à s’enfoncer au milieu des déchets.

« - Comme vous pouvez le voir, ils sont très faibles. A chaque refus d’obtempérer de votre part, l’un mourra. »

Alors commença la litanie de questions. Les corps sans vie s’entassaient devant les yeux baignés de larmes d’Arthur, sans qu’il n’ait le courage de trahir sa nation. Anéanti, il s’évanouit au bruit d’une nuque brisée.

Une gifle le réveilla et l’officier se pencha vers lui, avant d’entamer d’une voix mielleuse.

« - Il n’en reste plus un ici. Mais ils pullulent parmi les détritus, il suffit de savoir où chercher. En attendant, je vais vous laisser là. Menotté, vous n’avez pas une chance de fuir. Et puis, j’ai bien envie de découvrir comment les autres réagiront en vous découvrant aux côtés d’un tas de corps morts. Les pauvres, ils ont si faim et ils n’ont d’habitude que des trognons à ronger »

Les soldats s’éloignèrent, laissant seul parmi les cadavres Arthur. Rapidement, la lueur des torches s’évanouit, et les ténèbres recouvrirent les égouts. Ne résonnaient plus que les sanglots d’un homme, dont la seule force recouvrait les bruits de pas de centaines d’abandonnés en quête de nourriture.

 

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Trois jours s’écoulèrent tout aussi après paisiblement. Peu à peu, les sentiments qui avaient germaient après le vol s’atténuaient ; les esprits les plus prompts à partir en guerre chérissaient désormais la beauté de la Loriath tout en se préparant à un assaut inévitable au retour d’Imladrik ; les autres continuaient leur vie comme avant. Le grand chambardement dont avait craint Alith ne se produisait donc pas : les cœurs ne se corrompaient nullement en des actions néfastes et l’amour de l’Esprit libérait d’une haine asservissante ; les elfes, trop occupés à chasser, ne dilapidaient nullement leur énergie en rages qui auraient fait fuir les sangliers.

Chaque jour, les trois compagnons partaient chasser et cueillir des baies et autres fruits qui poussaient dans la saison. L’été touchait à sa fin, mais en nul endroit la Loriath n’avait souffert de la canicule ; son merveilleux climat et la haute voûte céleste protégeait des chaleurs et les plantes germaient. Là où les arbres se trouvaient éparses, une jungle luxuriante avait envahie ces clairières, mêlant ciguë et bambou comme en aucun autre lieu. En réalité, seul l’orée de la forêt semblait avoir été blessée par l’écorchure d’une touffeur prégnante, et quelques arbres pourrissaient encore enracinés. Rien de bien étonnant, selon Iliaron : ces statues d’écorce étaient contraintes de contenir le climat humain !

Le soir, rentrant d’une chasse fructueuse, comme toujours depuis que la vigilance d’Alith les guidait, ils découvrirent un important troupeau de cerfs dans la clairière qui entourait leur Habitat. Quelques Aths de la tribu en chevauchaient bien, mais pas assez pour un aussi grand nombre. C’est alors qu’Iliaron s’exclama :

« - Finaeth a répondu présent ! Gloire à eux ! »

Un elfe hirsute sourit, puis, pointant l’Habitat, leur annonça d’une vive voix :

« - Et avec des sangliers, assez pour tout le monde ! »

Les trois sautèrent aussitôt de leurs chevaux, remettant pour plus tard la décharge, et se précipitèrent vers l’appétissant fumet, devant les yeux rieurs d’un des monteurs de cerfs.

Le lendemain, ce fut Gwaïwe qui arriva, autant par les airs que par la terre. Un elfe à la stature élancée posa son aigle devant les amis éberlués, et demanda :

« - Quel est l’elfe qui gouverne la tribu ? »

« - Imladrik » répondit aussitôt Iliaron.

« - Où puis-je le trouver. »

« - Il est parti enquêter. »

« - Quel est son second ? »

« - Kirtën, parti aussi » se désola Kirla.

« - Mais nous revenons » annonça une voix exténuée derrière eux. Ils se retournèrent, et découvrirent Imladrik sur un cerf écumant, qu’il félicita avant de descendre à terre. Reconnaissant brusquement l’elfe, il s’exclama :

« - Morath, tu es donc venu ! La dernière fois que nous nous sommes vus, nous n’étions encore que des Athis ! Heureux que tu ais respecté les anciens accords ! »

« - Nous aurions pu difficilement oublier, avec le nom de votre tribu ! »

Imladrik sourit.

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