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Ndlr: Le texte original a été séparé en trois parties pour des raisons de flemmasserie aiguë.

A pas feutrés, Grégoire se dirigea ensuite vers la porte de son cabinet de travail, il posa sa main sur la poignée ; Galwyn vit qu’il voulait l’ouvrir, mais il se ravisa, se tourna vers son secrétaire, et enfila ses deux mains dans les manches opposées, devant sa poitrine. « Je ne te provoquais pas lorsque je mettais en doute la pertinence de mon jugement à ton sujet. L’agonie de Sarhen me semble être en train de ravager tes attitudes, tes pensées, et la façon dont tu accomplis tes travaux ici. Songe à ta vie avant de vouloir la sacrifier pour ceux qui sont déjà partis. » Il indiqua la porte de la main. « Allons, descend donc dans la salle de lecture, et essaye de savoir qui claquait ces lourds battants avec tant de véhémence, en bas. Je ne peux pas supporter ce genre d’attitudes. Puis retourne à tes travaux. C’est ici la seule chose qui doit compter pour toi. »

Cette dernière phrase fit frissonner Galwyn ; qui se leva et sortit sans un mot, alors que le bibliothécaire revenait s’asseoir derrière son bureau dans jamais lui accorder un seul regard.

Sarhen, penses-tu que Grégoire a raison ?

La mourante râla à nouveau, le jeune homme attendit une pression de doigts qui ne vint pas ; alors il replaça le bras sous les couvertures. Cette fois-ci, il ne lâcha pas un seul instant ce regard fixe, terrible, qui voyait déjà une partie des réponses à de bien insolubles questions. Puis, sans un mot, il se leva, reprit la chandelle et sortit de la pièce. Sur ses yeux pourtant humides, les larmes refusaient de couler.

Dans le couloir l’attendait Pochus, qui se nettoyait consciencieusement les dents de sa petite langue rose. Ses yeux d’or curieux semblaient poser au jeune homme une multitude de questions, ce qui l’agaça. Il retourna vers sa chambre, enfila ses chausses, et mit sa pèlerine noire ; il enferma son matériel d’écriture et la feuille de son rêve dans un petit sac de cuir, qu’il plaça sur son dos.

En sortant de son habitation, il vint plaquer son oreille sur la porte de son père et, devant le silence ambiant, il tenta de tourner la poignée. A sa grande surprise, il ne la trouva pas bloquée.

Se serait-il levé pendant que je dormais ?

La pièce, deux fois plus grande que la chambre de Galwyn, présentait un désordre répugnant qui mettait toujours le jeune homme mal à l’aise ; il détestait pénétrer ici, mais se sentait obligé de le faire dès que possible.

Depuis sa dernière visite, rien n’avait vraiment changé. Au milieu d’une grande quantité de peintures à moitié terminées réparties à travers la pièce en un incroyable chaos, trônait un lit défait dont les couvertures tombaient sur le sol avec négligence. Pourquoi l’a-t-il déplacé ici ? Sur les murs, s’étiraient des étagères poussiéreuses qui supportaient péniblement une accumulation de livres et de parchemins épars. Les rayonnages des bibliothèques étant remplis, une immense table recueillait sur et sous ses planches le mélange confus d’une grande quantité d’objets dont l’état et la propreté laissaient à désirer. Un peu partout, une couche de poussière aussi épaisse qu’un doigt recouvrait les choses d’un voile gris-clair. La lampe à huile, qui brûlait dans le fond de la pièce, mêlait sa lumière ondoyante et dorée à la pâle froideur de celle d’une aube naissante. Cette union illuminerait d’une incroyable beauté la bibliothèque du monastère ; mais ici, elle paraissait ici déplacée, même indécente.

« Mon esprit n’a besoin que d’une toile vierge pour s’exprimer. »

Il entendait encore la voix de son père dans un coin de sa tête. Grave, sérieuse, appliquée et impatiente de se mettre au travail, telle qu’elle était encore dix ans auparavant, avant qu’il ne revienne des échoppes du centre ville avec ce petit carré blanc en mains, et de nouveaux pinceaux : « Grégoire a raison, je vais y arriver, je dois y arriver, ce n’est pas possible. Il le faut. Je dois me souvenir de son visage.Tu comprends mon fils ? Son visage ! Son visage ! Sarhen, ne me dérangez sous aucun prétexte, vous m’entendez. Je dois absolument terminer une oeuvre que j’ai trop longtemps négligé, et voyez dans quel état j’en suis aujourd’hui à fuir, toujours fuir. Ah, fichez-moi la paix avec vos leçons, vous ne comprenez donc rien ! Rien ! Allez, sortez-moi le petit d’ici, je vais me mettre au travail. Allez, allez, dehors ! La toile de ne doit pas rester vierge.Le Monastère ? Mon travail ? Que m’importe leurs fresques ! Ma toile ne doit pas rester vierge je vous dis. »

Et la toile est toujours vierge, elle n’a pas bougé de sa place à côté de la fenêtre depuis l’année mille-neuf-cent quatre. De quel visage parlait-il ? Jamais il ne prit le temps de s’expliquer à ceux qui l’entouraient. Sarhen supposait qu’il s’agissait de la mère de Galwyn, Enora, ce qui apparaissait somme toute comme la déduction la plus logique ; mais Galwyn n’y croyait pas, surtout depuis que Grégoire lui avait exposé son opinion à ce sujet :

« Il ne peint pas ta mère. Ce n’est pas vraiment son genre, si tu me passes l’expression. Je crois qu’il cherche l’insaisissable, et qu’il ne connaîtra pas la paix tant qu’il ne l’aura pas trouvé. »

Errion se trouvait devant la toile, courbé sur son tabouret, un pinceau à la main. Il regardait fixement le tableau immaculé en tournant le dos à son fils. A sa droite se trouvait une table basse sur laquelle la mèche d’une lampe à huile brûlait encore.

Il te faudra comprendre.

Galwyn frissonna, regretta un instant de s’être souvenu de son rêve, et s’avança sans vouloir attirer l’attention de son père ; malgré l’inévitable craquement des planches, Errion n’eut aucune réaction. Il ne remua pas d’un pouce, restant de dos dans sa position assise, jambes croisées. Arrivé juste derrière lui, Galwyn eut un frisson en sentant cette odeur aigre de sueur, qui lui rappela celle qu’il venait de renifler dans la chambre de la mourante. Errion ne se lavait presque plus depuis un an, dès que Sarhen devint malade, et ne pouvait plus l’obliger à venir s’immerger dans une cuve emplie d’eau bouillante, puisqu’il ne voulait même pas se déplacer jusqu’aux bains publics.

S’est-ils seulement rendu compte qu’elle est en train de mourir ?

Le jeune homme toussota pour signaler sa présence, mais Errion ne bougea pas. Galwyn s’approcha encore jusqu’à se trouver juste derrière lui ; il s’attarda un moment sur la blancheur de cette toile, sur ce pinceau qu’il voyait trembler juste devant elle ; il ressentit un étrange picotement dans la nuque, à revoir cette couleur, ce carré vierge, qui ressemblait tant à celui de son rêve. Lorsque toutes les images et notions du songe commencèrent à envahir à nouveau sa conscience, il se décida à poser une main sur l’épaule de son père. D’un bond vif qui tira au jeune homme un cri de surprise, Errion se recula en poussant un hurlement furieux, il se leva, jeta son pinceau au sol, et se tourna vers lui, le visage défait, les traits ravagés par une peur folle qui effrayait plus celui qui en voyait les symptômes que celui qui les portait. Errion plaça sa main devant sa tête comme si des coups allaient pleuvoir, se recula encore, jusqu’à toucher presque le mur, mais en reconnaissant son enfant, il stoppa son manège, déglutit, et se rapprocha un peu.

« Ah. » dit-il d’une voix tremblante. « Ah, c’est toi, mon fils. Mon petit. Mon enfant. Galwyn. »

Tout son visage barbu se contracta en une incroyable série de tics spasmodiques lorsqu’il voulut prononcer d’autres mots. Il se passa les mains dans ses longs cheveux sales, puis sur tout le visage, en gestes fébriles ; il murmura une série mots désordonnés et inintelligibles tout en balayant sa chambre des yeux. « Dieux, cette saleté... Il faudra que... non, ma toile, ma toile... » A nouveau il fit quelques pas, ramassa son pinceau tombé, et le plaça dans un pot de fer placé au pied du chevalet, qui en contenait d’autres, tous neufs. En se redressant, il dévora la toile des yeux et serra le poing devant elle comme pour la maudire ; un instant Galwyn crût qu’il aller la frapper, mais sa main toujours contractée vint se replacer le long du corps, ou elle chercha d’instinct une poche où se cacher ; les doigts tâtonnèrent un instant, s’égarèrent sur le tissu marron abondamment sali. Errion baissa finalement les yeux, et en poussant un « ah » las, il comprit qu’il n’avait pas de poche dans ce vêtement. Tête courbée, il monta le regard vers son fils, lui sourit sans montrer ses dents, et entreprit à nouveau de balayer sa chambre des yeux. Les mouvements de son regard, vifs et désordonnés, comme ceux d’un petit oiseau inquiet, semblaient chercher autour de lui quelque chose à quoi se raccrocher ; il ne s’arrêta jamais à nouveau sur Galwyn, qui restait debout à six ou sept pas de lui, à la fois impuissant et fataliste, partagé entre l’envie de s’effondrer en pleurs, et celle de s’en aller loin d’ici en courant, vers la bibliothèque, rejoindre Grégoire et ses conseils, retrouver les livres et leurs mots silencieux, limpides, et sa légende des musiciens qu’il aimait tant.

La dernière fois que Galwyn avait vu son père plus de cinq minutes, deux semaines auparavant, ou trois, il ne savait plus au juste, il ne bougea pas une seule fois ni ne prononça un mot. Il s’en était alors attristé, mais aujourd’hui, il aurait préféré le voir rester tout aussi immobile que les lettres de la bibliothèque qui, même quand il se montraient horribles, savaient rester silencieux sur leurs pages vieillies.

Comment peut-il demeurer debout et conscient ?

« Alors, que veux tu ? » brailla soudain Errion en serrant les poings. « Tu... tu ne vois pas que je... que je travaille ! Que... que je... je suis occupé ! Oui ! Occupé ! ». Il criait. Et plus il criait, plus le ton de sa voix montait en suivant une courbe au moins égale à l’évolution de la rapidité de son débit. Ses mains fermées tremblaient lorsqu’il poursuivit, sans laisser à son fils le temps de formuler une réponse :

« Tu... tu crois que je m’amuse ? Ou que suis fou ? Ah ! Fou ! Fou ! ».

Des larmes perlèrent au coin de ses yeux rougis ; il ne sembla pas s’en rendre compte et les laissa tracer de longs sillons parmi l’anarchie des poils poivre et sel de ses joues. Les mouvements de la lumière induis par la lampe à huile donnaient à son visage un aspect terrible. Les traits creusés, la pomme d’Adam presque toujours en mouvement, le menton traversé par des spasmes convulsifs qui lui déformaient tous les traits, sa vision suscitait des émotions plus fortes que la proximité de Sarhen, et Galwyn regrettait déjà d’avoir choisi de les subir.

« Tu penses que.. que je fuis la vie. Oui, c’est ça. Que je fuis la vie et mes responsabilités ! N’est-ce pas ? C’est cela n’est-ce pas ?! Allons ! Dis... dis... dis-le ! Mais je construis la vie, et... et je... je les assume mes responsabilités. Oui. Oui !Tu ne le vois pas ? Tu ne vois donc rien ? Rien ! » Il se frappa la poitrine du poing, et continua à hurler en postillonnant : « Plus que jamais, je les... je les assume mes responsabilités ! Oui ! Oui ! Plus que quiconque ! Tu... ne t’en rends pas compte ? Non ? Non ! Non ! Non ! Tu ne peux pas t’en rendre compte ! »

Il te faudra comprendre.

Il voulut s’avancer vers son fils, mais trébucha lamentablement sur son tabouret ; en tombant, sa main rencontra quelques pots dont il renversa le contenu sur un plancher déjà très sale. Lorsque la longue flaque écarlate d’une peinture rouge commença à s’étaler sur le bois, il se mit à pleurer à gros sanglots.

La vie a besoin de tuer la pureté pour s’exprimer.

« J’ai une mission. » articula Errion en reprenant son souffle. « Je n’ai pas su la mener à bien, alors... alors il me faut le faire, maintenant. On peut toujours réparer... ce que... nos erreurs. Tu comprends ? Tu comprends ce que je te dis ? » Errion leva les yeux vers son fils, humides, ravagés par une explosion de sentiments contradictoires. Terrible vision que ce regard de dément qui, un temps, rassurait celui d’un enfant ! « Il faut que je me souvienne de son visage. Son visage ! Là tu me comprendras. Oui. Tu me pardonneras. Oui, tu me pardonneras. Mon fils ! Je le sais. Tu me pardonneras. Et à nouveau, tu m’aimeras. Et mon père, le pauvre, lui aussi m’aimera. Et Enora, peut-être aussi, peut-être que... oui... ah, si j’avais su révéler ce visage... »

Un air désolé se peignit sur ses traits lorsqu’il tendit les bras vers Galwyn, comme un malheureux attendant la bénédiction de son messie. Le jeune homme ne bougea pas. Alors, sanglotant plus doucement, Errion s’effondra à genoux devant lui, plongeant ses mains dans la peinture qu’il venait de renverser. Puis il plaqua ses doigts rougis partout là ou il pouvait ; tantôt il marquait son empreinte sur les pieds de la table, tantôt sur le plancher, tantôt sur lui-même, tout en formulant des syllabes absurde. Quand il cessa, il entreprit d’observer stupidement ses doigts devenus écarlates.

« Excuse-moi. » murmura Errion en abaissant sa main sur sa jambe. « Je crois que je suis très... fatigué. » Ses lèvres bougèrent encore pendant quelques secondes, mais il ne prononça aucune parole, seul sortit un fin filet de bave, qu’il laissa dégouliner parmi ses poils, et se mêler à ce qui restait de ses larmes. Ses doigts commençaient à aller et venir sur son pantalon. « Oh oui. Je suis si fatigué... » Le frottement devint frénétique ; Galwyn grinça des dents et se détourna, mais le manège d’Errion ne dura pas bien longtemps. Il fixa un court instant sur son enfant des yeux à la fois rancuniers et suppliants. « Je vais... je vais m’allonger, je crois. » Il s’appuya sur les bras pour se redresser mais n’y parvint pas ; lorsqu’il s’effondra à nouveau avec un petit cri harassé, Galwyn s’approcha pour l’aider mais Errion le repoussa du même air violent qu’un enfant caractériel à qui on essaye de prendre un jouet qu’il vient de casser.

« Laisse-moi ! »

Le jeune homme recula en trébuchant sur un tas de chiffons usagés, il se retint sur une table encombrée par un amoncellement d’objets disparates dont il fit tomber la moitié en un fracas épouvantable. En entendant ces bruits, Errion se redressa d’un bond brusque et il poussa de petits cris en se bouchant les deux oreilles de ses mains rougies.

« Oh, laisse-moi ! Laisse-moi ! Oh laisse-moi ! Je t’en prie. »

Sans même chercher à ramasser ce qui venait de tomber, le jeune homme se dirigea vers la porte avec la grandissante envie de fuir à toute jambes à l’extérieur, dans le vent et le froid ; puis la bibliothèque et tous ses livres silencieux. Derrière lui, il entendit Errion pleurer à nouveau, et se retourna. La vision de ce grand homme sale et effondré, se tenant la tête entre deux mains pleines de peintures, au milieu d’une pièce crasseuse possédait une aura déconcertante ; comme celle qui plane sur des ruines dont on peut supposer l’ancienne magnificence à partir des gravats.

Galwyn gardait des souvenirs agréables de cette pièce, lorsqu’il venait regarder le peintre qu’il fût autrefois caresser des liquides colorés et brillants avec les plumes de ses pinceaux ! Il esquissait ici ses œuvres pour le monastère ; planaient alors une myriade d’odeurs mystérieuses, qui semblaient toujours révéler une face différente de leurs parfums chaque jour qui passait. Et la lumière ! Elle semblait s’infiltrer à travers les carreaux avec tant de respect ! Tant de déférence !

Errion en hochait la tête plusieurs fois de suite d’un air absent, le regard fixé sur le sol ; puis il se leva avec une étonnante vigueur, et jeta d’une manière peu orthodoxe le contenu d’un verre d’eau dans ce grand pot rempli d’huile ou flottait une mèche enflammée. La pénombre du jour naissant fit disparaître les ombres dansantes de la flamme. A pas glissants, il tira un grand rideau vert devant sa fenêtre. Ses mains barbouillées de peinture laissèrent de nombreuses taches rouges sur le tissus. Il s’effondra sur le lit, les bras en croix, le visage tourné vers le plafond de bois sombre dont il ne devait même pas remarquer la présence à ses réveils.

« Je ne vais certainement pas tarder à m’endormir. » Il ricana. Rire aigre, rire amer, rire horrible pour Galwyn, car ce rire respirait la folie. « Oui, dormir. Dormir. Dormir pour rêver. Rêver pour chercher, encore. Chercher toujours. Je vais rêver de ma toile. Ma toile. » Il soupira de dépit. « Ma toile blanche. »

Galwyn se figea.

D’où vient sa perfection ?

« Toujours blanche, Galwyn. Toujours blanche. »

Ce n’est pas ça qui fait sa perfection, tu le sais.

Errion étouffa un sanglot et ferma les yeux. Son fils espérait entendre ici ses derniers mots, tant l’angoissait l’audition de cette sonorité si morte, et les sensations qu’elle évoquait. Lorsqu’il voulut sortir, le grincement de la porte sembla faire réagir son père, qui l’interpella :

« Galwyn ? » Son ton retrouva une tonalité plus familière, rassurante. Le jeune homme ne bougea pas. Il y eut un silence si long qu’il crut son père endormi. « Tu dois me comprendre. Je t’en prie.Ma toile est blanche, ce n’est pas normal. Elle ne devrait pas l’être. Elle ne peut pas le rester. Ah ! Si seulement... si seulement je me souvenais de son visage... »

Le jeune homme voulut lui demander de quel visage il parlait, et pourquoi il s’obstinait à le peindre sans y arriver depuis dix ans ; et puis quelle raison le poussait à sacrifier ainsi sa propre vie sur l’autel d’un art dont il n’expliquait à personne l’essence ? A sa tristesse succéda une irritation aigre qui grandissait au sein de son esprit comme une drogue se déversant progressivement dans le sang ; une colère étouffée commençait à laisser résonner sa sourde litanie sur ses tempes. Sa main serra avec plus de force la poignée qu’il tenait, une bordée de reproches se bousculaient derrière sa bouche serré, fermée avec toute la volonté d’un homme qui ne voulait pas laisser les émotions les plus primaires s’emparer de ses actes. L’envie de revenir dans la pièce, de secouer son père en l’accablant d’une infinité de choses qu’il pourrait trouver à lui reprocher, la mort de sa mère, l’agonie de Sarhen, son rêve, ses propres angoisses ; cette pulsion terrible, violente, à laquelle il n’osait céder, le laissa un instant debout, immobile, à la lisière du couloir. Quelques mots de Grégoire lui revinrent en tête ; alors il se maudit lui-même et s’en alla sans un mot, les gestes brusques, chassant les questions et irritations de sa tête, en mélangeant celles qu’il voulait poser à son père, et d’autres, qu’il croyait avoir entendues lors de son rêve. Tout ici est tellement... étouffant ! En passant devant la cuisine, il manqua de marcher sur le chat, retint son exaspération devant ce félin qui ne lui tenait pas rigueur de sa maladresse et revenait se frotter à ses mollets en miaulant doucement. Le même craquement du bois, qui tout à l’heure le rassurait, crispa ses lèvres sur une moue énervée. Oh qu’il lui tardait de sortir, vite, vite ! Respirer l’air, voir ce ciel aux nuages toujours changeants, sentir l’odeur de la mer, entendre le bruit des vagues qui se fracassaient sur les rochers en d’immenses gerbes, et se faire mordre par le froid ; et puis retrouver la bibliothèque, son silence, ses livres, et les conseils de Grégoire.

Lorsque le jeune homme ouvrit la porte de l’appartement, Pochus fila entre ses jambes et galopa vers le grenier. Galwyn ne remarqua la scène que d’un oeil, ses bras tremblaient légèrement quand commença à descendre l’escalier ; il s’arrêta un instant, s’appuya sur la rambarde. Son ventre se serra ; lorsque les murs autour de lui se mirent à tourner dans tous les sens, il s’assit sur la première marche en se prenant la tête à deux mains. Il garda ses paupières closes, réprima une envie de pleurer. Devant ses yeux dansaient les images mêlées de Sarhen et d’Errion, derrière venait Grégoire, bras croisés, qui fixait de son regard de rapace la bibliothèque. Et la toile blanche, immobile sur son pic gris, effaça tous ces personnages et semblait le narguer de sa virginité.

« Monsieur Galwyn, est-ce que tout va bien ? »

Il sursauta, et ouvrir les yeux : en bas des marches, les mains sur les hanches, l’attendait la vieille Marivon, la bonne des Mairyda, qui vivaient au rez-de-chaussée. Il lui sourit bêtement et se leva en vacillant. Aussi fine que le balais appuyé sur le mur à côté d’elle, elle ne détourna pas ses deux petits yeux gris, toujours amusés, du jeune homme, qui poursuivait sa descente mot dire. Peu de choses pouvaient chasser les deux fossettes de la vieille femme. Arrivé à son niveau, Galwyn remarqua un petit tube beige entouré d’un anneau rouge, qu’elle lui tendait, sans qu’il ne se souvienne l’avoir vue le sortir de sa robe de travail :

« Ca n’a pas l’air d’aller fort ce matin. Mal dormi ? Enfin. Tenez, Monsieur. » Ce n’est qu’au moment ou il l’eut dans ses mains qu’il comprit qu’il s’agissait d’un parchemin cacheté de cire rouge. Rouge ! Il tressaillit comme si le papier le brûlait les doigts main, et les mots de Marivon se mirent à valser autour de lui, tels autant de notes désordonnées dont le manque d’harmonie l’agressait. « C’est quelqu’un qui est passé très tôt et qui n’a pas cru bon de monter vous le donner de visu. Ou alors, c’est un porteur très attentionné qui ne voulait pas vous réveiller. Enfin, tout ça pour vous dire que je l’ai trouvé devant la porte, ce matin. Oh, vous avez vraiment un visage très blanc, mon pauvre petit. Vous devriez dire à Monsieur Grégoire qu’un jeune de votre âge n’a pas besoin de se lever si tôt, surtout avec deux malades comme les vôtres à la maison. Enfin. C’est bizarre quand-même, vous ne trouvez pas ? Ce message, je veux dire. Le bateau qui nous amène le courrier du continent n’est pas encore arrivé. » De la paume, elle se claqua les cuisses d’un geste presque puéril, dont le bruit saillit dans les oreilles de Galwyn comme un cri furieux. « Oh, mais je suis bête, moi aussi. Peut-être que c’est quelqu’un d’ici qui vous écrit, quelqu’un comme Monsieur Argouantour, notre futur Duc.Enfin, d’habitude c’est un de ses gens à lui qui vient, et il me donne toujours ses lettres en main propre.Et il est très élégant ce Monsieur, bien mis, un Monsieur un peu âgé comme on n’en voit plus beaucoup. »

Elle gloussa d’une manière discrète, en plaçant ses longs doigts devant la bouche ; en règle générale, Galwyn trouvait quelque charme un peu naïf à cette attitude, mais aujourd’hui elle l’irrita. Il réprima le désir de déchirer cette lettre qu’il ne voulait pas lire, puis se trouva stupide et, sans même en regarder le sceau ni examiner sa provenance, la glissa dans son sac.

« Bien sur, ça ne me concerne pas Monsieur Galwyn, mais vous devriez lui faire plaisir un de ces jours, et accepter ses invitations. C’est Monsieur le futur Duc quand même. Et puis ça ne pourrait pas vous faire de mal de sortir un peu, regardez comme vous êtes tout blanc. »

Blanc !

Il ne sait plus s’il murmura ce « oui bien sûr » peu concerné qu’il pensa un court instant, mais Marivon garda son petit sourire discret sur les lèvres, lorsqu’il se dirigea d’un pas précipité vers la sortie.

« Je monterais à la même heure m’occuper de Madame Sarhen, Monsieur Galwyn. Puis je verrais si votre père a besoin de quelque chose ; je lui laisserais un petit repas sur la table de la cuisine, s’il ne dit rien. La dernière fois, c’est ce que j’ai fait, et j’ai vu le lendemain qu’il en avait mangé un peu. Vous voyez qu’il est pas totalement fou votre papa, il sait ce qui est bon pour lui encore. Ne vous inquiétez pas. Peut-être qu’il est perturbé par l’état de votre pauvre tante. C’est bien votre tante, n’est-ce pas ? Je sais plus trop, vous savez, ma petite mémoire s’en va. Enfin. Passez une bonne journée, Monsieur, et ne vous faîtes pas de soucis pour vos deux malades, je m’en occuperais comme d’habitude.A ce soir, Monsieur.Et si vous acceptez l’invitation de Monsieur Argouantour faites-moi signe, je m’occuperais de ce qu’il faut pour votre appartement. C’est pas que le travail manque ici, mais je peux pas rester sans rien faire, ah oui, à mon âge, c’est bien triste. »

Les pas du jeune homme claquèrent sur le marbre vieilli du vestibule, la tête lui tournait un peu encore, mais tout irait bien en sortant, forcément. Il s’accrocha à cette idée quand il eut du mal à tirer la lourde porte, mais le vent glacé qui s’engouffra dès qu’elle fût ouverte l’apaisa, et il sortit dans ce grand souffle glacé sans même retenir le battant. En entendant claquer la porte, Marivon secoua la tête d’un air désolé, puis ramassa son balais et reprit ses tâches interrompues.

Elle ne tarda pas à siffloter gaiement, puis chantonner, puis siffler à nouveau, comme à ses habitudes. Marivon pensait que l’existence était bien trop terrible pour se rendre malheureuse au moindre événement. Alors, elle laissait défiler dans sa tête toutes les chanson d’amour qu’elle connaissait, les refrains enjoués qui vantaient la beauté du monde, et ces jolis poèmes mis en musique par les charmants troubadours de son époque. De sa bouche sortait une mélodie murmurée toujours changeante, jamais triste, qui s’adaptait aux innombrables variations des douceurs gazouillantes flottant dans sa tête. Seule une toute petite pensée, presque incongrue au milieu de cet ensemble rose, tranchait avec la béatitude ambiante de son esprit : la « brave Sarhen » avait bien raison, le travail à la bibliothèque n’arrangeait pas ce « pauvre petit ». Et Marivon de secouer la tête, de penser que c’était bien triste tout de même que ce « jeune enfant » doive supporter une mourante et un malade, à son âge, lui qui est si mignon, comme ces ménestrels de ma jeunesse !

Et les sifflets reprirent de plus belle, tandis que la vieille femme esquissait un pas de danse avec son balai.

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