Feuilleton - Libra
- Vuld Edone
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>Bureau<
C’était bien le plafond du vestibule, au-dessus de lui, avec ce lustre luminescent que sa vision troublée rendait en une mare indistincte. Mais c’était le même plafond de l’autre côté de la porte, avec la même mare luminescente qui éclairait ses pieds. Comme quoi ce n’était pas compliqué d’ouvrir une porte.
Quand même, c’était curieux. Le chroniqueur se releva, tituba un peu à cause du sang qui refluait de sa tête, et regarda des deux côtés. Curieux, ces deux vestibules face à face. Duquel venait-il, déjà. Maintenant que Vlad était debout, rabougri dans ses haillons, il n’arrivait plus à distinguer l’avant de l’arrière. Heureusement les battants de porte, comme les feuilles d’un livre, s’étaient écartées du même côté, de sorte qu’il put les utiliser comme repère. Sans cela, le vestibule à l’extérieur aurait été indiscernable du vestibule à l’intérieur.
« Dingue ça. Si c’n’tait pas les Chroniques, j’jur’rais qu’ce s’rait les Chroniques. »
Accompagné par cette pensée profonde, il fit les premiers pas dans ce lieu familier, non sans remarquer qu’il avait laissé le manuel de l’autre côté. Ce devait être en se levant. Il crut se retourner pour le récupérer mais au lieu de cela, de ses deux bras, Vlad referma la porte d’entrée. Le mot de « Verrou », en attaché, scintilla dessus, ce qui le fit reculer. Il attendit encore, quelques secondes, en croyant qu’il entendrait à nouveau racler la bête, mais rien ne troubla le silence, sinon le crépitement des torches.
Il était aux Chroniques, il était bel et bien aux Chroniques, dans ce château si familier que les drogues lui rendaient si distant. Quirinal, l’autre chroniqueur avec qui il traînait, l’attendait au petit salon (qui portait mal son nom), l’une des rares pièces accessibles de leur demeure devenue, depuis peu, un véritable labyrinthe. Si sa mémoire ne le trahissait pas – justement sa mémoire le trahissait – il était à la recherche d’un livre pour ouvrir toutes les portes du château. Voilà, c’était ça.
Les dés roulèrent dans le lointain.
Le chroniqueur vêtu de sa défroque en haillons se dirigea avec une rapidité surprenante et une aisance qu’on n’aurait pas attendue de lui en direction du salon, par les couloirs au travers desquels il croisa autant de portes verrouillées. Arrivé à quelques pas d’un angle, il s’arrêta. Les dés roulèrent encore. Il repartit impatient de retrouver Quirinal, excité par les graines qu’il avait prises. La lumière des torches laissa place à la lumière naturelle, celle des fenêtres, au travers de la porte grande ouverte. Il s’arrêta encore, attendit et dans un nouveau roulement, surgit au milieu de la pièce où l’attendait son compagnon chroniqueur.
« Ah, te voilà enfin. »
Ce dernier s’était calé dans l’une des chaises et, se balançant sur deux pieds, n’arrêtait pas de nettoyer ses lunettes. Devant lui sur la table, les séparant, se trouvaient les ouvrages qu’il avait promis de lire et qu’il ne semblait pas avoir ouverts, seulement empilés. Malgré ses sens aiguisés par les drogues, Vlad ne trouva pas dans la pile le recueil brûlé. Mais déjà il regardait du côté de la treizième fenêtre – il aurait dû y en avoir douze – où flottait, à l’intérieur, le livre qu’il cherchait.
« Oui, » répondit Quirinal à l’air interrogateur de son ami, « je n’ai pas pris la peine de le récupérer. »
« C’est qu’tu s’rais paresseux, Quir’. »
« Oh, j’ai tout mon temps. Tout. Mon. Temps. »
Les dés roulaient déjà. Le chroniqueur dans ses loques passa entre les tables, jusqu’au bout du salon, jusque devant le livre flottant. C’était bien lui, le livre sans nom, avec toutes les pages blanches. Il l’ouvrit, il le feuilleta et trouva dans les premières pages la petite écriture de pictogrammes au trait forcé, ce morceau de texte dont une partie était rayée, qui décrivait comment un chroniqueur, méfiant d’un autre, avait caché là ce livre et installé un mécanisme pour y accéder.
Il tenait le Libra, ses doigts frissonnaient de le toucher seulement. Mais d’autres dés roulaient, d’autres dés que les siens, et il réalisa soudain que la partie n’était pas gagnée.
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>Bureau<
Quirinal s’était levé pour, d’un geste en l’air, faire se refermer la porte, dès qu’il s’était assuré que Vlad avait bien pris en main le Libra. Le claquement avait été si brusque que le chroniqueur drogué s’était retourné dans un sursaut. Près de la pile de livres, le plus calmement du monde, le bonhomme s’était mis à applaudir, un sourire aux lèvres.
« Bravo ! Tu as gagné la partie. Qu’est-ce que ça fait, de tenir un Libra ? »
Malgré toute la bonhomie un peu docte avec laquelle il posa cette question, son attitude et ses mots le trahissaient déjà. Il avait déposé ses lunettes sur la table, puis s’était avancé d’un pas, d’un autre, jusqu’à couper l’accès à la porte.
« J’ai regardé ce livre flotter pendant une éternité. Mais tu te dis, ce n’est pas ce bon vieux Quirinal. Je te détrompe tout de suite. Je suis Quirinal et tu es bien aux Chroniques. Laisse-moi t’expliquer ce que tu n’as pas encore saisi. »
Il fouilla dans une poche, l’air absorbé, il en tira son poing serré qu’il présenta devant lui et, l’ouvrant, dévoila deux dés aux multiples faces. C’étaient les dés du jeu de société, celui qui se trouvait à deux tables de là, entrouvert, et où Quirinal avait dû les puiser. Autrement, ça aurait été impressionnant. Mais là, non.
« Je t’ai piégé, Vlad. J’ai utilisé le Libra comme appât pour t’obliger à entrer dans le jeu. Une fois la partie gagnée, le joueur ne peut plus lancer les dés. Tu es bloqué, Vlad, c’est fini. Là tu te demandes, mais pourquoi… »
« Dis Quir’ ? Quand est-ce qu’t’arrêtes d’causer ? »
« Ta raillerie aussi m’avait manqué. Sais-tu pourquoi a été créé Libra ? Sais-tu à quoi ça sert ? » Après quelques instants : « Tu peux répondre, quand tu veux. » Quelques instants de plus : « Tant pis. Dès que j’aurai lancé mes dés, je n’aurai plus qu’à marcher jusqu’à toi, et te tuer. J’ai toujours voulu essayer de tordre un cou, tu sais, littéralement. Sans mouvement, tu ne pourras même pas te défendre. »
Il fit tomber les deux dés. Ceux-ci ricochèrent contre le sol de pierre taillée, l’un partit rouler derrière un pied de chaise et l’autre, après plusieurs rebonds, atterrit sur l’une des peaux de bête du salon. « Zut » dit simplement Quirinal avant de s’avancer jusqu’à mi-distance, pour devoir s’arrêter. Les mauvais scores arrivaient aussi.
« En manque d’veine, Quir’ ? S’tu veux, j’connais d’bons gris-gris. »
« Simple contretemps. Je ne suis pas à quelques secondes près. Au fait, tu n’aurais pas pu ouvrir les verrous avec le Libra. Tu ne sais d’ailleurs pas t’en servir. C’est même bête que tu ne me demandes pas les réponses à tes questions, je les ai toutes. Non non, je suis bien Quirinal. »
Sans vraiment écouter ce que déblatérait son ami, Vlad avait tiré un crayon de la bourse suspendue à son cou et, la pointe au-dessus d’une page planche, il réfléchissait encore à ce qu’il allait écrire. Le petit bâtonnet noir dans sa bouche faisait un bruit mouillé. Dans son esprit l’effet des graines persistait, de sorte que lui apparut la solution la plus folle qu’il put trouver. Aussi se mit-il à griffonner et, en même temps, il énonçait à voix haute ce qu’il écrivait. Mais son écriture était différente. Ce n’étaient plus des pictogrammes au trait forcé. Le drogué ne s’était jamais intéressé à ce genre de détail.
« À… c’… moment… ar… rive… un… troisième… joueur. »
« Comme je le disais, tu ne sais toujours pas te servir d’un Libra. Ce n’est pas grave, au moins tu auras essayé. Ah, je crois que c’est mon jet. »
En effet, les dés avaient encore roulé dans le lointain. Un large sourire s’épanouit sur la face bonhomme de Quirinal. Il voulut avancer mais ses pieds restèrent cloués sur place. Son sourire se figea.
« Qui est le troisième joueur ? »
« Mignonne, mignonne p’tite bête, joue-nous ta berceuse, égaie donc mon ami Quir’… »
Un craquement effroyable parvint du vestibule, après avoir traversé tous les couloirs. Les murs vacillèrent, en même temps que le sourire, sur la face de Quirinal, s’était évanoui.
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>Bureau<
À présent Vlad riait d’un rire dément, à l’air effondré de son ami, tandis que le vacarme montait dans les couloirs comme une masse énorme qui raclait les murs et menaçait de tout écrouler. Le chroniqueur drogué riait alors que la bête s’enfonçait dans les Chroniques et que le vent fort venu du dehors soufflait la flamme des torches. Il riait sous l’effet de ses drogues qui lui donnaient une acuité de sens et une acuité de raisonnement effrayantes.
« Imbécile ! »
Son comparse Quirinal, dont le visage avait tourné au rouge, tentait en vain de s’arracher du sol dont ses pieds ne voulaient plus bouger.
« Tu vas nous tuer, tous les deux ! Tu condamnes les Chroniques ! Est-ce que tu as au moins la moindre idée de ce que tu viens de faire ? »
Bien sûr qu’il le savait. Il venait de tester le Libra. Et sur son ordre une bête était parvenue à enfoncer les portes des Chroniques, à pénétrer dans le château, à l’envahir. Cette créature se dirigeait sur eux, avec la volonté de les anéantir – c’était probable – et la puissance pour le faire. Lui-même ne pouvait plus bouger, il était une proie facile. Quirinal n’en mènerait pas large non plus. Mais le plus important restait que la créature, elle aussi, était limitée par les règles des Chroniques.
Il arrêta de rire lorsque la créature cessa sa course folle dans les couloirs. Deux dés tombèrent, ceux de Quirinal. Ce dernier se calma rapidement. Il venait sans doute, lui aussi, de réaliser la situation. Le visage flasque du loqueteux s’étira d’un abominable sourire.
« Qu’est-ce que tu essaies de faire ? Un suicide ? Ce n’est pas avec le Libra que tu arrêteras ce monstre. »
« Bah alors, Quir’ ? Tu n’vas pas dire bonjour à ton ami ? »
« Espèce de… de… mauvais joueur. Je suis Quirinal, est-ce que tu comprends ça ? Tu vas tuer ton ami. Réfléchis bien, ce n’est pas ce que tu veux. »
Le bonhomme ne bougeait toujours pas, parce qu’il ne connaissait pas le résultat de son propre jet et parce que s’il terminait son mouvement, le monstre bougerait à nouveau. C’était un trop grand risque. Mais le chroniqueur drogué se demanda s’il n’avait pas prévu, effectivement, de tuer Quirinal. C’était bien Quirinal, le seul chroniqueur encore présent avec lui, ils étaient amis et malgré leurs désaccords, ils le restaient. Cette histoire de meurtre et de piège, en fin de compte, n’y changeait rien.
« Alors, Vlad ? Qu’est-ce que tu vas faire ? »
« Là, tout d’suite ? J’vais écrire deux. »
« Deux ? »
Aussitôt dit, le loqueteux s’était remis à griffonner la phrase complète, qui donnait le prochain score du monstre. Il s’arrêta néanmoins avant d’écrire le chiffre.
« Tu sais c’que j’ai découvert ? Dans l’tas d’trucs que t’as dit, ça m’a tout d’suite frappé. Tu n’peux pas utiliser l’livre. Du coup, t’as b’soin d’moi. Pa’c’que là, j’contrôle les mouv’ments du monstre. Les tiens aussi, d’ailleurs. Alors v’là l’plan. J’vais r’ssortir des Chroniques, avec l’Libra. L’monstre va m’suivre et tout l’monde est content. T’en penses quoi, Quir’ ? Bon plan, hein ? »
La tête que tirait Quirinal signifiait au contraire que c’était le plan le plus stupide et le plus suicidaire qu’il lui avait été donné d’entendre dans sa vie en passe de s’achever. Mais Vlad ne s’arrêta pas à cette face déconfite. Il prit cela pour une approbation et écrivit le chiffre.
« Mais le porteur du Libra a gagné ! Il ne peut plus bouger ! »
« C’pour ça que l’porteur du Libra, maint’nant, c’est toi ! »
Il referma le livre et le jeta aux pieds de Quirinal. Ce dernier ébahi vit s’envoler son tour et à l’instant même, les dés roulant à nouveau, la créature se remit en mouvement. Vlad n’était pas sûr de lui, pas sûr du tout. À la moindre erreur la bête mettrait fin au jeu et à leur existence. Mais c’était quelque chose d’acquis désormais : il allait falloir prendre des risques et ce qu’ils faisaient là n’était encore que peu de chose comparé à ce qui les attendait.
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>Bureau<
L’ensemble du château des Chroniques tremblait à chaque mouvement du monstre. Il semblait se gonfler et comprimer les parois au point de les faire craquer, puis se réduire comme peau de chagrin, puis recommencer en avançant d’une case. Évidemment, avec un jet de deux, il n’effrayait pas grand monde. Ce serait autre chose, et Vlad le savait, quand le monstre pénétrerait dans le petit salon. Le loqueteux avait planifié de ne s’enfuir qu’après avoir réussi à le contourner, ce qui ne serait possible que dans cette pièce.
« Ton plan ne fonctionnera pas, Vlad, et tu le sais. »
De son côté Quirinal n’en menait pas large. Il n’avait même pas ramassé le Libra, toujours à ses pieds. Ses yeux étaient maintenant fixés sur la porte fermée du petit salon. Le vacarme cessa, aussitôt suivi par un roulement de dés. C’était aussi naturel que de marcher. Le loqueteux roula sa tête le long des épaules, rajusta sa défroque encore humide de l’alcool qui s’était déversé dessus et, vivement, se déplaça d’un mur à l’autre de la pièce. Il le longea ensuite jusqu’à ce que ses jambes s’engourdissent et l’obligent à s’arrêter.
« Eh, Quir’ ? J’connais des narcotiques qui t’font l’même effet. »
Le Libra lui vola entre les mains. Quirinal le lui avait envoyé le plus rapidement possible, pour ne pas rater son propre tour. Au roulement des dés, il s’arracha à sa case et se précipita jusqu’à la peau de bête sur laquelle l’un de ses dés avait terminé sa course. Une fois qu’il l’eut en main, sa peur sembla disparaître. Il devait préparer un tour. Le chroniqueur drogué se souvint que son compagnon avait pu bouger en lançant ces dés. Sans précaution, il lui fausserait compagnie au premier moment venu.
« Tu veux toujours m’tuer ? »
« C’est de bonne guerre. » lui répondit Quirinal. « Si je n’avais pas été aussi assoupi, ce serait toi qui essaierait de me tuer. Alors tout se serait passé pour le mieux. Mais je divague, concentre-toi plutôt sur ton prochain coup. Le monstre approche. »
« Oui, ‘l’est bientôt là la bête, la méchante bête. »
Il avait terminé d’écrire le nouveau mouvement du monstre. Un roulement de tonnerre précéda le mouvement dans le couloir, qui se rapprochait toujours, qui atteignit la porte. Ils entendirent les membres inhumains gratter contre le bois, gratter de plus en plus fort, puis plus rien, puis un coup sourd qui fit trembler les gonds, puis à nouveau, plus rien. Peu à peu une brume noire s’échappait le long de l’encadrement, jusqu’à entourer intégralement le battant qui, soudain, fut broyé. Alors le monstre se jeta dans le salon, renversant les tables, une énorme masse noire plongée dans un brouillard de ténèbres.
« Oh, une salle à manger ! J’espère que ça ne vous gêne pas, j’ai justement une faim de monstre ! »
Les deux chroniqueurs se regardèrent l’air de ne pas y croire. Sur le coup tous deux avaient oublié leur mort imminente, tant ils étaient proches de se rouler par terre de rire après une réplique aussi médiocre. Cependant Vlad, une main en l’air tenant encore le Libra, comptait avec son crayon à bout de doigt son prochain mouvement. Il lança le livre à Quirinal qui le rattrapa de mauvais gré puis se déplaça à nouveau jusqu’au côté où le second dé était allé se perdre. Sa plus grande crainte était alors que le prochain mouvement du monstre ne soit pas celui qu’il avait planifié, auquel cas il serait à sa portée. Mais avec le pouvoir du Libra, ce n’était que très peu probable.
Il n’était sûr de rien.
« Eh ben ma mignonne ? T’as un p’tit creux ? Qu’est-c’tu dirais d’un bon plat d’chroniqueurs ? »
Déjà le drogué se relevait, avec entre ses ongles putréfiés le second dé que cherchait Quirinal. Il eut juste le temps de voir le Libra lui arriver dessus, à quelques instants du prochain roulement de dés. La bête, qui jusqu’alors avait gardé toute son attention sur le bonhomme, revint sur lui et tira comme s’il avait voulu s’arracher de sa place. Bien sûr, il voulait le Libra. Le monstre tuerait d’abord son porteur, c’était la règle.
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>Bureau<
Quirinal sentit au moment de se déplacer à quel point la peur le tenaillait. Il était pressé de fuir dans un coin du petit salon (de quand même vingt mètres sur quatorze) pour s’éloigner le plus possible de la bête qui trônait presque au centre de la pièce. Autour du brouillard noir les tables étaient renversées et les peaux de bête rejetées sur le côté. Celles qui étaient restées dans le noir avaient été lentement tirées et englouties dans un bruit affreux de succion. Il savait cependant que fuir ne servirait à rien.
Il lui fallait ce second dé.
« Tu m’fais confiance, Quir’ ? »
À force de réfléchir au moyen de rester en vie, le bonhomme en avait oublié sa loque de compagnon qui, avec son précieux Libra, continuait de le railler. Vlad pourtant n’en menait pas large non plus, dans ses loques miteuses. Il devait sentir la même sueur couler derrière sa nuque.
« Tout c’qu’t’as à faire, c’est d’te mettre près d’la porte. »
« Oui ! » s’exclama le monstre. « Juste à côté d’moi, j’aime avoir les casse-croûte à portée ! »
« Voilà. Voilà, c’est exactement pour ça que je dis que ton plan ne fonctionnera pas. »
Et le docteur de désigner l’énorme monstre qui les séparait l’un de l’autre de chaque côté du salon. Il n’avait toujours pas remarqué le second dé que possédait désormais le chroniqueur drogué. Mais c’était là-bas qu’il voulait se diriger, désormais. Seulement ensuite ce serait au monstre de se déplacer et même s’il parvenait là, qu’il ait le Libra ou non, il serait la prochaine victime.
Le Libra. Évidemment, Vlad avait calculé cela. Ce monstre comme eux obéissait aux règles et ce qu’il voulait avant tout, c’était le Libra. Son ami drogué avait prévu d’attirer sur lui le monstre, puis de se donner suffisamment de mouvement pour retourner dans le couloir, suivi de peu par lui-même. Seulement c’était perdu d’avance. Encombrés du Libra, ils n’auraient qu’un mouvement pour deux. À moins de jouer vraiment bien.
« Dis-moi, même si nous arrivions jusqu’à la porte d’entrée, par je ne sais quelle prouesse, comment comptes-tu refermer la porte ? Et surtout, que feras-tu de l’autre côté ? Le monstre est censé te suivre, laisse-moi te le rappeler. »
« Surtout, ne vous gênez pas ! Papotez de votre plan, faites comme si le monstre n’était pas là ! »
N’ayant plus d’autre choix, Quirinal se décida à suivre son compagnon. Il se déplaça donc dans le dos de la bête, juste à côté de la porte, avant de voir son mouvement s’achever. Les dés roulèrent, la créature se tourna en face de lui. Il déglutit. Vlad ne pouvait pas avoir prévu de le tuer. Il avait besoin de lui pour transporter le Libra. Ou alors Vlad était juste fou, fou au point de vouloir tous les faire tuer.
« Mais dis-moi, tu trembles ! » gronda la créature. « Ah oui, c’est vrai, je peux te dévorer. Dommage. »
Il vit la bête s’étendre en direction du loqueteux, s’allonger démesurément en renversant les tables, jusqu’à arriver tout près de son compagnon, jusqu’à le frôler, puis elle s’immobilisa. Elle ne se rendait pas compte que ses mouvements étaient contrôlés par le Libra. Ce tour de plus à attendre, si près de son but, la faisait enrager. Au contraire, le docteur soufflait enfin.
« Je crois que c’est ton tour de m’envoyer le Libra, non ? »
« Et si on f’sait un échange ? Hein, t’en dis quoi ? »
Les dés roulèrent, le drogué avait gardé sur lui le Libra. Il venait de se suicider, tout bonnement, et il entraînait avec lui Quirinal. Ce dernier se mordit les lèvres, il sentit ses dents – les siennes étaient saines – s’enfoncer jusqu’au sang.
« C’était un plaisir, Vlad. Tu laisseras à la postérité le souvenir d’un fou. »
« Ton dé contre le Libra. Qu’est-c’t’en dis, Quir’ ? T’y gagnes, non ? »
Le docteur retint tous les jurons que son esprit peu fécond avait pu inventer. Il savait pour les dés. Et maintenant, il lui faisait du chantage.
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>Bureau<
Tout se jouait dans ces derniers instants, alors que le monstre était si près d’anéantir les deux chroniqueurs au sein même de leurs Chroniques. La règle du jeu qui l’avait jusqu’alors contenu les emprisonnait à leur tour. C’était au docteur de jouer, au bonhomme de joues rebondies et quelque peu docte qui résistait à sa frayeur près de la porte. Ses options se résumaient à mourir ou à donner son seul dé à son comparse qui rachitique, squelettique dans ses habits miteux, n’avait qu’un mur dans son dos et devant lui la masse de brouillard sombre à moins d’un pas.
« J’hésite, » remarqua le docteur. « L’occasion est trop belle de me débarrasser de toi. Après, qui sait, j’aurai peut-être de la chance aux dés. »
Il ne croyait pas à ce qu’il disait. Mais l’idée de se faire manipuler par Vlad comme une marionnette le poussait à se révolter. Si seulement il n’avait pas lancé si dédaigneusement ses dés, alors le chroniqueur aurait eu le cou tordu et l’histoire se serait arrêtée là. À cause de cette étourderie, il se retrouvait à la merci de deux monstres.
« Ce n’est pas grave. J’ai tout le temps. Il y aura encore nombre, nombre d’occasions. Cela pourrait même devenir récurrent, qu’en dis-tu ? J’ai vaincu des chroniqueurs bien plus puissants que toi. Allez, sauve-moi maintenant, et finissons-en. »
Quirinal lança son dé avec désinvolture, puis leva les bras dans l’attente que le chroniqueur lui lance le Libra. Il était chroniqueur lui aussi, pourtant. Mais ce livre, ce livre tout particulièrement lui était insupportable. Quand il l’eut en mains, sa première envie fut d’en arracher toutes les pages, de le brûler. Cependant son tour venait de passer, à l’instant où il était entré en possession de l’ouvrage.
La masse dans son brouillard de ténèbres se détourna alors du loqueteux pour observer le nouveau porteur. Il allait se diriger sur lui quand d’un sursaut sec, toute sa masse revint sur le chroniqueur misérable qui avait tout planifié.
« Celui qui gagne ne bouge plus ! Quand je t’aurai dévoré, ton ami me sera servi sur un plateau-repas ! »
« Tu veux jouer ma mignonne ? Et si j’te disais qu’t’as perdu ? »
Son cœur avait battu comme jamais. Il relevait seulement les yeux de son jet, alors que les deux dés s’étaient immobilisés après avoir roulé sur sa paume. Au moment où la créature l’enveloppait de son brouillard, Vlad se dégagea d’un bond et alla se placer derrière une table qu’il renversa entre lui et elle. La masse sombre s’abattit contre et fit craquer la surface de chêne. Pour une fois, le chroniqueur se réjouit que ce salon soit resté si archaïque.
Il se mit à courir en direction de la porte, droit sur Quirinal qui le voyant venir comprit que tout se jouait et se préparait déjà à lancer le Libra à son compagnon d’infortune. La table retomba lourdement au fond de la salle, dans un effroyable fracas. Le brouillard avait déjà rattrapé Vlad, le loqueteux y disparaissait presque. Il avait relancé ses dés cependant et d’un nouvel élan s’extirpait de l’emprise lorsque soudain la masse noire se figea derrière.
« Quoi, t’veux plus jouer ? »
Au lieu de paroles, ce furent des cris délirants et des sons graves, tirés du gouffre de sa gueule, qui firent éclater sa colère. Déjà le loqueteux s’était engagé dans le couloir, juste assez loin pour qu’à son tour Quirinal ne l’atteigne pas, puis il demanda de recevoir le Libra. Le livre projeté à sa suite retomba entre ses mains, les dés roulèrent et son compagnon chroniqueur quitta précipitamment le petit salon où grondait la bête.
Quand son propre tour fut achevé, alors la masse noire s’engouffra par la porte et masqua la lumière des fenêtres. L’obscurité s’effondra dans les couloirs, dont toutes les torches à l’entrée de la bête dans le château avaient été éteintes. Ils ne voyaient plus rien.
« Je suppose que cela ne faisait pas partie du plan. »
Le drogué n’avait, lui, plus aucune envie de plaisanter. Il avait lancé les deux dés sans résultat : le Libra l’immobiliserait toujours. Alors, avant que Quirinal ne le rattrape – et ne le tue pour s’emparer des deux dés – il lui lança le livre puis courut.
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>Bureau<
Dans le vestibule les lustres brillaient toujours. Les statues, les tapisseries, tout avait été chamboulé à l’entrée de l’intrus. Les deux battants de l’entrée, du bois le plus épais, avaient laissé passer une fine couche de sable. Ils étaient ouverts, moins défoncés que rabattus vers l’extérieur, bien que leur surface fût couverte de fêlures profondes.
Vlad arriva le premier dans cette pièce. Son pas s’arrêta, aussi tira-t-il encore les deux dés sur sa paume pour avancer en direction de la lumière. Les couloirs avaient été plongés dans le noir. Quirinal lui en voudrait. Justement Quirinal suivait derrière, de peu, aidé par les résultats qu’annonçait et contrôlait le Libra. Le livre le précéda, envoya d’un jet de haute voltige au premier chroniqueur. Tous deux se retrouvèrent à quelques mètres de distance, au fond du vestibule, à écouter la bête se mouvoir dans des éclats furieux.
« Finalement, ce n’était pas si effrayant. Je note que les portes sont dans un état acceptable, les refermer ne sera pas un problème. Mais une fois de l’autre côté, tu n’y survivras pas, Vlad. »
« C’est qu’tu s’rais d’venu un vrai pessimiste. Toujours à voir l’pire. Ça t’dérange tant que j’survive ? »
« Puisque tu sembles parti pour vivre, autant te le dire. Je n’ai fait qu’utiliser ce petit jeu, je n’en suis pas l’auteur. C’est un autre chroniqueur qui voulait mettre en sécurité le Libra. Crois-moi, avec le genre de pouvoir que recèle ce livre, mieux vaut ne pas chercher à comprendre. Parfois, ça défie trop la logique. »
« Et t’fais aussi dans l’sentiment ? Mon pauvre Quir’, tu sais qu’ça s’soigne. »
En arrière le vacarme s’atténuait, peu à peu mourut. Une dernière fois le Libra passa de main en main. Le loqueteux traversa en quelques instants tout le vestibule, jusqu’à côté de la porte de l’autre côté de laquelle il pouvait voir également le vestibule des Chroniques. Mais pour cette seule fois, il voulut bien suivre le conseil de Quirinal et ne chercha pas à comprendre. Le livre passa près du plafond avant de retomber entre ses mains. Son camarade était allé se cacher derrière une statue renversée.
La bête à son tour apparut à la lumière. Le brouillard d’ombres qui l’enveloppait s’étendit en hauteur jusqu’à voiler le premier lustre. Il s’étendait le long des murs, sur les surfaces, malgré la règle du jeu qui l’obligeait à se tenir là, jusqu’à son tour. Vlad jugea qu’il était temps d’en finir. D’un geste moqueur, il tendit le Libra à la bête avant de le jeter de l’autre côté de la porte. Ce fut son tour. Alors tirant de son vêtement miteux une bande de tissu, il y emballa les deux dés qu’il lança en direction des ténèbres.
« Allez ma mignonne ! C’est par là qu’ça s’passe ! »
Il vit les deux dés disparaître dans la masse, puis celle-ci se détacher et soudain s’étendre dans toutes les directions, peu à peu absorber l’ensemble du vestibule. Mais déjà lui-même consommait son mouvement pour franchir la porte. D’un bond spectaculaire, la bête traversa toute la distance et son corps informe traversait également les deux battants. Mais Vlad agrippant le Libra se laissa rouler en arrière, se releva, saisit les deux anneaux de la porte et de toutes ses forces, la referma.
Il se retourna ensuite, pour constater que le vestibule était toujours aussi dévasté. Des coups sourds frappèrent le bois dans son dos, puis seulement des grattements, des frottements, puis plus rien. Il sentit la fatigue le tirer en bas, il se laissa tirer au sol. Le manuel était resté là, tout ce temps. Sans y songer, Vlad le récupéra et se rendit compte qu’il le lisait encore. Il en était à la page neuf. Les instructions du jeu expliquaient que l’image des Chroniques n’était pas les Chroniques, qu’il ne s’agissait que d’un effet résiduel et qu’en s’y rendant le joueur se retrouvait hors du château. Le drogué sourit. Les graines de bulbe cessaient leur effet. Il se laissa balancer de gauche à droite.
« Encore, encore des historiettes. Encore plus d’menaces et plus d’pièges. »
Pris dans sa névrose, le drogué sentit à peine ses doigts se refermer sur le Libra. Il n’avait jamais quitté les Chroniques et Quirinal restait Quirinal. Il appréhendait de le rencontrer.
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>Bureau<
Le docteur se réveilla d’un somme si lourd qu’il en sentait encore le souvenir peser sur son front. Il s’était affalé sur ses trois chaises, un bras pendu dans le vide, après avoir lu quelques poèmes qui lui avaient servi d’assommoir. Non, décidément, ce n’était pas son fort. Son rêve avait été plein de bruit, de livres qui virevoltaient et d’une moquerie qui essayait de se faire passer pour Mgrv. Il chassa tout cela de sa main, se redressa lourdement et regarda autour de lui pour une première surprise désagréable.
Le petit salon des Chroniques avait été dévasté durant son sommeil. La porte broyée pendait lamentablement. Il se pressa de constater, avec réconfort, que les livres bien que renversés étaient intacts. Alors, d’un pas pesant, peu pressé de trouver la cause de son réveil, le chroniqueur alla jusqu’à eux pour reformer la pile. Il ne se souciait ni des couloirs du château plongés dans le noir ni du vestibule pareillement en désordre.
« Ah, te voilà enfin »
Furent les premiers mots qu’il eut la mauvaise idée d’adresser à Vlad quand ce dernier fit son apparition (mais comment aurait-il pu savoir ?) Son compagnon chroniqueur paraissait plus misérable que jamais. Le bas de son habit miteux était déchiré. Ses membres maigres sur son petit corps tremblaient encore de la consommation de drogues et du souvenir de sa lecture. Il rapportait le manuel du jeu de société, dont le docteur se souvint, ainsi que le fameux livre qu’ils avaient tous les deux voulu récupérer.
Ce livre s’était trouvé auparavant derrière une fenêtre. Il ne savait plus vraiment laquelle des douze mais le détail ne lui paraissait pas valoir de s’y attarder.
« Oui, » répondit-il au regard interrogateur de son compagnon, « je n’ai pas encore pris la peine de tout ranger. Plus franchement je ne comprends pas bien ce qui a pu causer tout cela : je dormais. »
Et il se réjouit intérieurement de voir son ami drogué quitter l’air presque hostile qu’il arborait jusqu’alors pour lui resservir cette face hideuse aux plis flasques qui lui servait de sourire. Sans doute la récupération du livre avait-elle été pénible. Pourtant, il ne se souvenait pas qu’une lecture pouvait occasionner autant d’émotion.
« Eh ben Quir’ ? Tu n’veux plus m’tuer ? »
Cela lui parut étrange, mais pas plus que nombre d’autres élucubrations de ce dément. Aussi Quirinal répondit-il avec bonhommie :
« Je pourrais t’épargner, si tu te décides à prendre un bain. Parlant de cela, voyons si ce livre est capable de nous ouvrir au moins une salle de bains. »
Il ne comprit pas plus pourquoi le sourire difforme de son ami s’était encore étiré jusqu’à exposer ses petits chicots de dents. De fait, il ne cherchait pas à comprendre grand-chose. L’accès au livre avait dû provoquer tout ce chambardement. Il imaginait un puzzle ennuyeux, fait d’énigmes insolubles, et ne songeait même plus à son rêve.
La description que Vlad lui avait faite du livre était exacte. Il examina la couverture reliée et riche, sans le moindre titre, qu’il connaissait déjà et pouvait enfin toucher, puis il ouvrit et fit défiler les pages blanches, interminables. La première était couverte de l’écriture de son ami, avec beaucoup de nombres, comme le suivi d’une partie en cours. Plus haut, il remarqua les quelques phrases avec la partie rayées, où il était expliqué comment et pourquoi avait été caché ce livre. Enfin, tout en haut, il lut « j’écris ».
Tout cela lui parut abominablement compliqué. Il trouva étrange aussi d’y trouver deux écritures différentes mais, ne se formalisant pas, referma doctement le livre (c’est possible). Le silence plein de moquerie de son ami recommençait déjà à l’agacer, sans doute aussi parce qu’il avait réussi là où, plus tôt, Quirinal avait échoué. L’accès à ce livre avait pu être compliqué, sans doute. Il excusait facilement ce comportement. Mais l’impression d’avoir manqué quelque chose d’important et le désagrément de trouver le salon dévasté alors qu’il avait dormi tout ce temps, tout ce qu’il ne s’expliquait pas, il sentait que son ami en avait les réponses. Encore seraient-ce les réponses d’un dément.
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- Vuld Edone
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>Bureau<
Redoutant une explication qui le dépasserait, le docteur n’avait pas encore posé les questions qui pressaient ses lèvres. Il en avait temps, à présent que sa torpeur se dissipait, qu’il n’aurait pas su seulement par où commencer. Alors en attendant que ses idées s’éclaircissent, lui et son loqueteux d’ami s’étaient affairés à redresser les tables et à ramener les chaises. Sous leurs efforts de peu de grâce le petit salon du château retrouvait son ordre serein. Il fallait aussi remettre les têtes empaillées sur le mur, retendre les tapisseries, en général, tout était encore à faire mais ce n’étaient que des broutilles.
« Bien, » fit Quirinal alors qu’ils déplaçaient à deux une des tables en chêne, « nous en avons fait assez. Il serait temps que tu m’expliques ce qu’est précisément ce livre. »
Le docteur n’avait pas détaché son attention du petit chroniqueur drogué dont il devait se satisfaire comme compagnon, et qui satisfait avait recommencé à mâchouiller sous son capuchon rongé par les mites son éternel bâtonnet noir.
« T’as mis l’temps pour d’mander. L’autre a app’lé ça un Libra. »
« L’autre ? Quel autre ? » mais Quirinal regrettait déjà sa question.
« Tu t’rappelles pas, Quir’ ? C’tait toi. T’as dit qu’ça ouvrirait pas les portes. Mais j’suis certain d’son pouvoir, ouais, certain. T’écris d’dans et c’qu’est écrit s’produit. »
Sans vouloir le traiter de menteur, du haut de son esprit raisonnable le chroniqueur bonhomme avait du mal à le suivre. Il hochait la tête à la manière du professeur qui pris à défaut dans sa matière cherchait à sauver les apparences. Dans l’effort du poisson sorti de l’eau, le bon docteur cherchait la bonne question à poser quand une idée pas très lumineuse mais digne d’un chroniqueur le titilla au niveau de sa curiosité.
« Je peux ? »
Dit-il en pointant du doigt le Libra. Bien entendu son compagnon approuva, mais il jugea à sa face – toujours aussi hideuse et puante, au demeurant – que son compagnon aurait approuvé n’importe quoi. Quirinal s’empara du livre et cherchant dans la poche de sa chemise de quoi écrire, fut surpris d’y trouver les deux dés du jeu de société. Il se mit néanmoins à écrire au-dessous de l’écriture de Vlad, qui le regardait faire. Il écrivit : « Vlad explique et Quirinal comprend. » Cela lui sembla suffisant. Après une moue de jugement distante, il se détourna du livre et attendit.
Il attendit. Attendit encore.
« De toute évidence cela ne fonctionne pas. »
« Eh bah Quir’ ? L’bouquin est méchant avec toi ? Il t’faut l’mode d’emploi ? »
Le docteur avait encore en tête le souvenir cuisant du manuel de jeu absurde. Il regarda encore son écriture dans le livre, regretta de ne pas comprendre et soupirant :
« Sommes-nous seulement sûrs que ce… Libra a un réel pouvoir ? Sans remettre en cause ta perception du monde, je viens d’écrire dedans et, chose étrange, rien ne s’est produit. »
« La preuve est sous ton nez, Quir’. Just’là. »
Vlad pointait le tout premier mot écrit, en haut de la première page. Quelqu’un y avait écrit « j’écris ». Quirinal voulut bien deviner que c’était son ami chroniqueur, malgré les deux écritures différentes.
« Soit. Tu as écrit « j’écris », et ensuite ? »
« Bah quand j’l’ai écrit, j’écrivais. C’pas une preuve, ça ? »
« Mais… mais… non ! Tu écrivais forcément quoi que tu écrives ! »
« Tu l’vois pas, Quir’ ? Quand j’trouve un bouquin vierge, j’écris pas d’dans. J’avais pas d’raison d’le faire. »
Si, pensa Quirinal, un esprit malade n’avait pas besoin de raison pour le faire. Néanmoins, après tout ce qu’ils avaient vécu – et parce qu’ils étaient chroniqueurs – le docteur écarta cet argument. Il comprit alors ce que lui expliquait son ami : le paradoxe du Libra, qui pouvait influencer sur le monde et sur lequel le monde influençait. Il devina alors tout le reste, ce qu’était Libra, ce qu’avait vécu Vlad, et il relut sa phrase.
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>Bureau<
Brutalement le chroniqueur saisit toute l’ampleur et toute la limite d’un pouvoir qu’il réalisait pourtant à peine. Le livre était vierge, sans la moindre logique, sans la moindre règle, un grain de sable dans les rouages du monde. Le chroniqueur avait de la bonhommie bien plus que de l’esprit docte, aussi se contentait-il d’y voir un outil très dérangeant plutôt que d’en chercher les origines et les implications.
Il réalisait aussi, comme le lui avait dit son loqueteux de compagnon, que le Libra ne leur permettrait pas d’ouvrir les verrous du château, de sorte que dans leur situation, aussi puissant qu’était ce pouvoir sur le monde, il ne leur servait à rien. Sans nouveau manuscrit, les deux chroniqueurs étaient pris au piège. Aussi se dirigea-t-il vers la pile de livres, se félicitant de les avoir amenés de la bibliothèque jusqu’au petit salon, de sorte à ne pas devoir se déplacer, une fois de plus.
« Qu’est-c’tu cherches, Quir’ ? »
« Je cherche, » énonça distinctement l’interpellé en se redressant de la pile, « je cherche un moyen de se procurer d’autres manuscrits. Notre situation n’est peut-être pas si désespérée qu’elle y paraît. »
« C’est bien Qui’r. C’est bon d’travailler, bon pour la santé. »
Le docteur leva les yeux au plafond. Ils ne s’entendaient décidément pas. Mais après tout, lui-même avait fait la sieste alors que Vlad avait dû affronter une situation éprouvante. Et puis, s’il avait tout saisi, Quirinal avait essayé de le tuer. Il lui devait donc de travailler un peu à son tour. Mais tout de même. Il faudrait qu’une fois ils s’entendent.
Ses doigts faisaient défiler les pages, à la recherche de gloses, d’annotations, de marques ou même d’un coin plié. Il arrachait aussi un peu partout quelques mots à tout hasard, selon où ses yeux se baladaient. Ce qu’il trouvait ne servait à rien. Parfois une tournure, une écriture différente ou déplacée, un petit signe ou même une phrase entière qui l’arrêtait le faisaient espérer mais il ne trouvait rien, rien d’aussi complet que ce qu’avait offert le petit manuscrit brûlé, qui pourtant n’était qu’un recueil, et même pas l’original.
Ce dernier était simplement en trop mauvais état pour retenter un voyage. Même avec le Libra, l’entreprise apparaissait compromise. Il aurait voulu connaître la fin, pourtant, et ne pouvait pas s’empêcher de repenser à la carte. Elle aurait été précieuse, cette carte. Quirinal soupira encore, ce qui fit réagir Vlad. Le chroniqueur drogué, empêtré dans ses loques, s’était accroupi contre un mur pour mastiquer.
« Je ne vois que des fragments » conclut le docteur, solennel. « C’est incroyable. Il semble qu’à peine commencé, l’écriture s’achève sans suite possible. Comme si les mondes eux-mêmes… » étaient verrouillés, acheva sa pensée.
Rien n’était plus intolérable qu’un récit laissé à l’abandon, commencé et sans fin. Il appelait ça un crime. Si c’était le cas, alors les livres qu’il avait sous la main étaient des concentrés de code pénal. Cela le frappa. Ce qu’il prenait pour des fragments, trop hâtivement, devaient être des passages de texte dont la cohésion avait éclaté, de sorte que passant d’un mot à l’autre il n’y reconnaissait plus rien, à peine quelques traces familières.
« Comme si c’tait saccagé ? » acheva Vlad. « T’veux dire qu’un gars a tout cassé dans les histoires ? »
« Oui. Oui, c’est à peu près ça. »
Déjà le docteur reconstituait les événements probables qui s’étaient produits aux Chroniques – mais ciel que c’était fastidieux ! Il écarta le manuscrit brûlé et se mit au travail. Mais sa lecture butait à chaque instant, il se débattait en vain. Ce n’étaient que des descriptions plates, des événements qui ne disaient rien, des lieux communs, des répétitions. Des centaines et des centaines de pages dont il devinait les histoires, les auteurs, sans rien découvrir qu’une effrayante stagnation. Les personnages allaient et venaient sans but. Ce qui se produisait ne menait à rien. Les mondes décrits se déformaient comme les boursouflures sur un corps crevé. Devant un tel spectacle, Quirinal était abattu et révolté.
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>Bureau<
Il ne disposait pas de suffisamment d’informations pour être sûr encore de ce qui se passait. Les chroniqueurs n’avaient pas pu faire ça, pas à leurs propres textes. La majorité des manuscrits détenus au château des Chroniques avaient disparu. Du moins le supposait-il. Quirinal s’arracha à une lecture qui l’avait horrifié. Des centaines, des milliers d’histoires, torturées. Le saccage des Chroniques n’était pas dans quelques meubles renversés ou dans des portes verrouillées, mais dans les textes que le château abritait.
« Nous n’allons pas laisser faire ça. Vlad ! »
Son camarade chroniqueur releva la tête de son capuchon. Il n’était resté accroupi que quelques minutes et cela avait suffi pour accentuer son côté maigre et hideux sous des habits miteux. Le visage, de toute façon aussi moche que ses vêtements, restait caché en grande partie et seule dépassait sa petite bourse pendant contre le torse.
« T’sais quoi, Quir’ ? C’la première fois qu’tu dis mon nom. »
« Passionnant. Va en bibliothèque. Abats un mur s’il le faut mais ramène-moi du papier, une machine à écrire et autant de bobines que tu trouveras. Il est humainement impossible d’écrire une histoire incohérente, et je le dis en tant que docteur (il n’était pas psychiatre). Nous allons donc faire de la reconstitution de texte. »
Le loqueteux était déjà debout, dressé d’un bond malgré ses membres rachitiques et sa peau molle. Il renifla longuement, passa tout son bras sous le visage – juste au-dessus de la bouche, donc – et se fendit d’un sourire affreux.
« Oui, encore. Encore des historiettes. Encore de p’tites histoires. ‘Xcellente idée, Quir’. »
Il quitta le petit salon sur ces mots, par les couloirs, en laissant seul Quirinal qui déjà retirait de la pile le plus volumineux des ouvrages – la couverture était rouge mais quelle importance – et le déposait ouvert à la première page sur une table à l’écart. Humainement impossible. L’esprit humain, aussi malade, aussi dérangé fut-il, suivait toujours une logique. Il donnait du sens à ce qui pouvait ne pas en avoir et ce qu’il produisait, aussi futile, aussi anodin fut-il, avait une signification.
Si Quirinal écrivait, sur l’instant, ce qu’il écrivait ne pouvait donc qu’être cohérent. Et cela même s’il n’avait écrit qu’une longue suite de consonnes. Le chroniqueur comptait restaurer le livre en le réécrivant, de sorte que sous son action l’histoire retrouve sa cohérence. Quelques paragraphes suffiraient, quelques pages, quelques dizaines de pages au pire. Le tout était de provoquer l’immersion.
Mais ce qu’il comptait faire ne nécessitait pas seulement une idéologie quant à la nature humaine, il ne pouvait pas se suffire de croire au raisonnable – même surréaliste. La clé pour y parvenir résidait dans le Libra.
Il tâta la couverture du livre vierge, le prit et le posa à côté du volume rouge. Les pages blanches défilèrent sous ses yeux. Ce pouvoir démentiel – comme Vlad – pouvait l’aider à restaurer les histoires. Il ne pouvait pas écrire dedans, c’était trop risqué. Le chroniqueur avait imaginé de l’utiliser comme intermédiaire, de sorte que ce qu’il écrirait à côté influencerait bien le texte original. Pour cela, il allait lui falloir préparer le Libra. Il se mit donc à écrire, dans une des pages blanches, en s’arrêtant à chaque lettre pour réfléchir à ce qu’il faisait. Ses premiers mots lui semblèrent vagues, il voulut préciser et se retrouver à écrire des phrases entières, déjà un paragraphe.
À sa surprise, l’encre qu’il laissait sur le papier – il n’aimait pas le graphite – se mit à briller, comme un mauvais effet spécial de cinématographie. Il suspendit son geste mais, devant lui, l’encre était à nouveau de l’encre tout ce qu’il y avait de plus normale. « Soit » conclut-il devant cet incident, avant de reprendre. Pour la simple opération qu’il prévoyait, il avait déjà dû couvrir une page. Il entamait la seconde avant de s’arrêter. Cela suffirait.
Cela avait dû lui prendre du temps, à force d’hésitations. Quirinal se demanda pourquoi son compagnon traînait. Une machine à écrire devait être aisément repérable. Il bougonna, les deux bras croisés en équilibre sur deux pieds de sa chaise. Que Vlad se dépêche.
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>Bureau<
L’espèce de monstre que le chroniqueur avait rapporté ressemblait plus à une presse qu’à une saisie mécanique. Son clavier de touches suspendues comme des crochets s’enclavait dans un petit espace sous l’énorme rouleau de la machine à écrire.
« Oui, oui, je sais, » précéda le chroniqueur avant que son ami ne le lui fasse remarquer, « je sais, ce sont les rénovations. »
Il se demandait néanmoins ce qui était le plus formidable, entre le saccage des Chroniques incarné dans le volume rouge au texte incohérent, ou bien le tout-puissant Libra ouvert tout près, ou alors cette… chose… cette abomination, erreur de l’usinage qui devait servir de lest pour les pétroliers. Quirinal courageux appuya sur l’une des touches, suffisamment fort pour réussir à l’enfoncer : un cliquetis sifflant d’entrechocs lui fit retirer vivement sa main le plus loin possible. Il vit une lettre bavante d’encre sur la page d’ores et déjà gâchée que le rouleau avait broyée.
« C’est… encourageant. Peut-être que si je tape sur une autre touche le bruit va s’arrêter. »
« C’est l’ressort qui s’tend. »
« Un ressort, dans une machine à écrire. Tu n’espères quand même pas que je travaille avec ça ? Cette machine a dû être conçue pour décourager l’écriture. »
Enfin le grondement des pièces qui se déboîtaient s’acheva, laissant le chroniqueur perplexe, tandis que son compagnon drogué faisait le tour de la table avec son sourire insupportable. Quirinal n’aurait jamais cru que ce petit loqueteux – en tout amitié – aurait pu transporter une telle ferraille. Il prit son courage à une main, de l’autre tapa une seconde touche. Une seconde lettre baveuse se répandait sur la feuille. Pendant que son air pitoyable se perdait en conjonctures sur le droit d’existence de cette horreur, le ressort continuait de se tordre.
« Tiens, t’auras b’soin d’ça. »
Vlad avait déposé à côté de lui une clé de huit, de ces clés de garagistes pour serrer les boulons. Il n’osa pas demander à quoi elle devait lui servir, et constatait de son côté que la touche d’espace n’était pas plus grande que les autres, en haut à droite du clavier.
Il se mit néanmoins au travail, et de persévérance, épuisa si bien le rouleau qu’au bout d’une heure ses lettres étaient redevenues lisibles. Le clavier se disloquait sous ses doigts mais cela à part, ayant trouvé ses dispositions, Quirinal avançait dans son travail. Il jetait un regard au volume rouge, en retenait le plus possible de texte et son regard passant par-dessus le Libra, il recopiait ce texte sur la feuille blanche.
Après bien des peines et beaucoup d’acharnement, il avait réécrit plusieurs pages du volume sans réel succès jusqu’à présent.
« Je me fatigue pour rien » souffla-t-il dans un aveu de défaite.
« S’t’es fatigué, j’ai des substances qu’aident à calmer l’mal de tête. »
« Regarde ces pages. Il y a une cohérence, quelque part, je le sens bien. Mais je n’arrive pas à la réécrire. J’aurais meilleur temps d’appliquer un buvard directement sur ce livre. »
« T’sais quoi Quir’ ? Ça m’rappelle beaucoup l’manuel. »
Quirinal repensa immédiatement au manuel et à ses instructions absurdes, dépourvues de sens. Seulement alors il s’agissait d’une énigme consciente, dont la cohérence était justement de rendre l’ensemble incohérent. Le volume qu’il recopiait, lui, avait été saccagé, déstructuré. C’était incompréhensible.
« Essayons un autre livre. »
Il se remit au travail, cette fois avec un livre plus petit qui, il en soupira, ne donna pas plus de fruits. Sa patience déjà ébranlée par la machine qu’il utilisait s’effondra au troisième ouvrage, qui était celui de poésie. Il abattit ainsi toute leur petite bibliothèque, excepté le manuscrit brûlé resté à l’écart.
À chaque fois, le chroniqueur avait cru débloquer la cohérence, et près d’y parvenir il sentait soudain le sens de l’histoire lui échapper. Cela devait venir du Libra. Ou de lui. Sa méthode n’était pas la bonne. Il devait recommencer, et réussir, par n’importe quel moyen.
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Vlad s’ennuyait, mais ferme, de voir son ami chroniqueur s’acharner sur l’antiquité grotesque qui lui servait de machine à écrire. Lui-même pesait avec sa main la petite bourse à son cou. Il n’avait pas sommeil mais c’était l’effet des drogues. Effondré contre la table, son ami n’avait pas la même chance. Ils avaient également faim et soif, enfin, ils sentaient bien que le temps allait leur manquer. Mais à écouter le ressort de la machine se tordre et se distordre, le drogué sut qu’il fallait encore patienter.
« C’est à croire que quelqu’un s’ingénie à nous rendre la tâche impossible ! » s’exclama Quirinal en arrêtant d’écrire.
Les deux chroniqueurs n’auraient pas été plus étonnés que cela de voir apparaître un esprit malin dans la pièce où ils se trouvaient. Les fenêtres étaient du reste grandes ouvertes. Mais ils étaient bien les seuls occupants des Chroniques, en tout cas, dans la partie du château qui n’avait pas été mise sous verrou.
« T’as d’jà essayé les mélanges ? » demanda le petit drogué au bonhomme qui s’était remis à taper. Il pensait alors à ses substances, les doses et les moyens d’additionner les effets. À mesure que le temps passait, ses idées devenaient brumeuses et il n’était plus toujours sûr du cheminement qui le menait de l’une à l’autre. Et le ressort de faire toinc. Il n’avait même plus envie de mâchonner son bâtonnet.
« Qu’est-c’tu f’ras si on ouvre une porte ? T’y as d’jà pensé ? »
« Quoique je n’aie pas l’esprit à ça, » répondit de son aire bonhomme le chroniqueur, en se débattant avec la touche espace, « j’y ai effectivement réfléchi. »
« Et alors ? »
« Cela dépendra, » reprit Quirinal, en resserrant le rouleau avec la clé, « de ce que nous trouverons derrière. Plus de manuscrits, d’autres chroniqueurs, dans tous les cas des réponses. Et s’il n’y a rien, que les autres se débrouillent, j’irai faire un somme. »
« Tu f’ras quoi, si y a une bête ? »
Mais son ami était trop occupé à suer sur le bord de page qui s’était déchiré quand il avait voulu l’insérer dans la machine. Le claquement des touches égrenait leur temps. En fait, ils n’avaient toujours pas la plus traître idée de ce qu’ils devaient faire, exactement. Sans cela, ils auraient déjà résolu toute cette affaire, l’énigme des Chroniques et son labyrinthe – de trois pièces, pour le moment – mais il fallait toujours tout recommencer et c’était ce travail épuisant qui constituait leur plus grande difficulté.
« Attends, que disais-tu à propos de mélanger ? »
La machine continuait de taper même si le chroniqueur bonhomme s’était retiré du clavier et, même, avait écarté sa chaise de la table. Il avait pris son air inquisiteur que Vlad trouvait si drôle sur sa face potelée.
« T’aurais pas trouvé quelqu’chose, Quir’ ? Une p’tite idée pour faire parler ces bouquins ? »
« C’est malin, » se plaignit son comparse, « tu m’as fait oublier ce que c’était. J’avais la solution sur le bout des lèvres. »
Il se remit à taper bon gré mal gré, à saisir le texte avec obédience, sous le regard fixe du drogué. Le ressort fit toinc encore. La solution venait toujours quand on avait besoin d’elle. Magique. C’tait comme ça. Ou alors ce devait être le Libra qui agissait. Il n’était pas trop sûr, pas trop. Mais si ça pouvait changer, si n’importe quoi pouvait changer, ce ne serait pas plus mal. Le drogué laissa dodeliner sa tête. Il y réfléchissait, lui aussi.
« Eh, Quir’ ? »
« Oui ? »
« Et si c’tait une histoire d’distance ? Si c’tait trop loin des Chroniques, t’simplement ? Dans les histoires, c’toujours pareil à c’qu’tu connais, là p’t’être qu’y a pas ça. P’t’être qu’il faut ajouter ça, là, sur tes feuilles. »
Le sourcillement prolongé de l’autre chroniqueur laissa exprimer toute la valeur de l’idée :
« Rendors-toi, je vais chercher tout seul. »
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Quand il rouvrit les yeux, ce n’était plus vraiment le petit salon dans le château des Chroniques qu’il vit, mais pas vraiment encore un autre lieu. Cela lui sembla normal, après tout, il avait connu des drogues qui faisaient plus d’effet. Quirinal toujours à son travail saisissait les mots sur le volume rouge – de nouveau ce volume-là – et tandis qu’il écrivait, des silhouettes passaient autour d’eux, des décors sans vie, des figures de gens innomés, des paysages sans distinction aucune. Ce qu’il écrivait s’affichait aux sens de son compagnon loqueteux, qui découvrait ainsi le contenu d’un texte vraiment vide.
« J’crois qu’ça y est, Quir’. »
« Excuse mon emportement mais je ne veux plus entendre de théorie abracadabrantesque qui justifiera que nous réussissions là où le seul effort et la détermination devraient prévaloir. »
« S’tu l’dis. »
Et Vlad laissa son ami continuer le patient travail de restauration (hem). Il se contentait de regarder tout cet étrange fatras de scènes édulcorées, dont le déroulement prévisible ne menait nulle part et qui se répétait un peu partout autour de lui. L’incohérence était indescriptible. Il sentait, il voyait et même il entendait parler des personnages d’aventure dépeints de malfaçon. Plus Quirinal écrivait et plus ces scènes gagnaient en vigueur – ou bien le mental du drogué se dégradait – et plus les murs du petit salon se disloquaient dans les teintes multiples et monochromes de l’histoire.
Puis tout disparut. Dans un long étirement, le ressort de la machine à écrire finit de se tordre et de grincer. Le chroniqueur avait tiré un mouchoir pour s’éponger le front, sans imaginer un instant ce qu’il venait de perdre.
« Je te laisse continuer, je n’arrive plus à sentir le bout de mes doigts. Cette machine descend d’une longue lignée de déferreurs pour bête de somme. »
Mais au lieu d’aller s’assoupir dans un coin le bonhomme se mit à faire les cent pas dans la pièce, la mine renfrognée, sans arrêter de guigner aux fenêtres en bougonnant. Sans arrêt alors qu’il travaillait à retranscrire le livre, Quirinal avait songé au petit manuscrit brûlé, au recueil sur le désert, parce qu’il ne voyait plus que cela comme solution. Or après avoir appris, laborieusement, ce que Vlad avait vécu – la cache du Libra, le piège, la bête – il lui était apparu de plus en plus fortement, le clavier devait y être pour quelque chose, comme obsédant que les derniers événements vécus ressemblaient fort à ce qui s’était passé dans ce fameux recueil. Soit, ce n’était pas la même histoire. Et néanmoins…
Là s’achevait sa réflexion. Au mieux se bornait-il, d’un avis du reste tout à fait humble, à constater qu’il y trouvait de la ressemblance. Puisqu’il avait constaté le pouvoir du Libra, et après tant d’événements qui avaient défié la logique, il ne lui était plus si impossible d’admettre qu’un livre pouvait influencer un monde – en fait, le contraire l’aurait surpris – mais aussi qu’un monde, après tout, pouvait en influencer un autre.
« Non, non et non. » répéta Quirinal à haute voix, en s’adressant à Vlad qui était resté silencieux. « J’ai dit que je ne voulais plus de théorie tirée par les cheveux. » Il avait les siens légèrement dégarnis, rien de grave.
« C’est qu’tu souffles. T’as pas l’air bien, t’es sûr qu’ça va Quir’ ? J’t’apporte que’que chose ? »
« J’ai l’impression d’être passé à côté de quelque chose d’énorme et d’évident. »
« C’est l’cas. R’lis c’que t’as écrit. »
Il s’exécuta. La relecture avait toujours été une étape très importante. Les piles de pages transcrites encombraient tout un côté de la table. Il se mit à les lire, au hasard, et au hasard commença à se laisser absorber par sa lecture. Là, il y avait quelque chose, là, autre chose. Il passait d’un texte à l’autre sans même y songer et peu à peu ses yeux ressortant des tas de feuilles ne regardaient plus le texte mais ces personnages imprimés dans les murs, puis marchant sur le plancher, qui mimaient l’indescriptible incohérence, jusqu’à ce que Quirinal veuille bien admettre qu’il avait percé le texte.
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Aurait-il tendu le bras, du bout du majeur, Quirinal aurait pu toucher sa lecture. Il s’en aperçut et aussitôt tout disparut. Les murs du petit salon étaient à nouveau des murs, les fenêtres alignées des fenêtres et les tables de chêne de leur lourdeur le ramenaient au château des Chroniques. Le docteur et chroniqueur, l’air le plus simple du monde, se tourna vers son ami qu’il trouva toujours drogué, aussi tout était-il effectivement rentré dans l’ordre, et c’est pourquoi il lui dit :
« En effet. »
Il n’avait pas réussi à reconnaître de quelle histoire il s’agissait. Dans la plus pure tradition littéraire, un suspense nécessaire doublé de l’incohérence flagrante à laquelle sa lecture avait été soumise l’en avaient empêché. C’était frustrant mais il s’en remettrait.
« Cette histoire nous est accessible, il y en a cinq autres dans la pile » et il désigna la pile de livres, sur l’autre table. « Quatre, cette poésie me rebute. »
« S’ton problème, Quir’, s’ton problème. »
Son compagnon s’était remis debout et les haillons qui le couvraient, empestés par les drogues et l’alcool – pour l’alcool c’était toute une histoire – lui donnèrent des allures d’épouvantail. Il avait véritablement une tête épouvantable, toute tirée et flasque, sur laquelle son sourire grossier se noircissait. Face à son bedonnant ami, il avait des airs de spectre.
« Maintenant, pas de précipitation. Nous n’irons pas au hasard. Trouvons l’histoire qui offre le plus de documentation. Il nous faut également nous préparer, les récits ont la désagréable habitude d’être dangereux. Enfin, nous devons en apprendre le plus possible sur le monde qui la sous-tendra, pour savoir à quoi nous attendre. »
« T’en fais trop, Quir’, c’doit être tes qu’torze heures de frappe. L’premier récit avec une auberge s’ra l’bon. »
« C’est un point de vue qui se défend. » Il referma le Libra et le tendit à son ami : « Je vais nous chercher de l’équipement, tout ce qui pourra nous être utile. Sauf ce monstre, là. » Il désigna la machine à écrire. « Charge-toi du Libra. Et trouve-nous un bon récit. »
Aussitôt dit, aussitôt fait, Vlad ramassa le premier livre qui lui passa sous la main et, rabattant le Libra sous ses loques, tendit son choix à Quirinal. Ce dernier mit quelques secondes avant d’accepter ce mode de décision très chroniquéen. « Prends des notes, je reviens. » Il s’était promis de ne plus quitter le petit salon jusqu’à ce qu’un nouveau lieu s’offre à eux. À présent que ces livres leur étaient accessibles, plus ou moins, c’était avec plaisir que le chroniqueur comptait tenir sa promesse. Cette petite pièce (de vingt mètres sur quatorze…) avait fini par le lasser et même si c’était pour retrouver les couloirs avec toutes leurs portes verrouillées, le changement lui plaisait déjà.
Sans surprise aucune, le chroniqueur ne trouva rien qui puisse l’aider dans le vestibule, mais constata les statues brisées et les tableaux mis bas. Vlad lui avait plus ou moins raconté ça. Il remonta du côté de la bibliothèque mais, une fois là-bas, n’osa pas s’enfoncer trop au travers de l’anarchie des étagères, par crainte de s’y perdre. Lui, il n’était pas dément. Là non plus, il ne trouva rien qui pouvait l’aider. Ce vide était désolant.
Dès lors refusant de revenir les mains vides – encore une fois – Quirinal partit dans le labyrinthe des couloirs, une torche à la main pour les passages plongés dans l’obscurité, dans l’idée qu’il ne pouvait pas partir sans avoir tout essayé. Déjà, ils emporteraient deux torches. Cela pouvait s’avérer utile, par exemple dans des mondes inexplicablement noirs. À défaut, ils pourraient les utiliser comme gourdins. La perspective ne lui plaisait pas mais il pensa que le personnage d’une histoire était toujours plein de ressources.
Il trimballait donc avec lui deux torches éteintes en plus de la sienne allumée quand sentant le ridicule de sa décision, le chroniqueur fit demi-tour pour aller les remettre en place. Il en profita pour en rallumer qui s’étaient éteintes – ça aussi, Vlad le lui avait expliqué – et s’étonna qu’elles aient pu brûler si longtemps (s’il savait…) avant d’être surpris par un grincement. L’une des portes, près de lui, s’était ouverte.
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>Bureau<
Le chroniqueur tâta ce passage ouvert, entre deux torches éteintes qu’il s’empressa de raviver. Il était déjà passé dans ce couloir et se souvenait très nettement que toutes les portes étaient alors bien verrouillées. Celle-ci s’était ouverte dans les dernières minutes. Pour la première fois alors, bien que Vlad lui en ait parlé, Quirinal vit nettement marqué sur le battant le mot de « Verrou », en attaché, qui s’effaçait. Il avait disparu. Quelqu’un, ou quelque chose, avait affaibli la force du mot.
Derrière cette porte, le chroniqueur le savait pour s’être promené de long en large dans le château – même si cela faisait longtemps – se trouvait un grand écritoire aux bancs penchés et lourds, tachés d’encre. Plus personne ne l’utilisait mais c’était ce petit côté des Chroniques que de tout conserver. Une très forte odeur de… de colle ? émanait de l’intérieur. Il entra, sans grande gêne, éclaira tout autour de lui et vit que rien n’avait changé. Les bancs étaient alignés de façon scolaire, avec peu d’espace. Ils avaient tous des chandelles neuves, remplacées une fois et qui n’avaient jamais brûlé.
Il regarda dans les tiroirs, relevant pour cela les pupitres et les refermant sans faire de bruit, pour y trouver diverses affaires laissées là, toutes utilitaires, pour qui voulait écrire, inutiles pour une aventure et sans mémoire pour lui. Même si la pièce se trouvait en étage, son atmosphère était celle d’une cave.
Dans un coin, tiré de travers et surélevé se trouvait un banc plus large et plat, incongru dans cette pièce et qui servait en fait à déposer les ouvrages annotés. Il trouva dessus de petits livrets, de grands tomes, plus d’une vingtaine de livres qui se disputaient la place. L’odeur de colle venait de là, si forte qu’elle effaçait celle de renfermé et celle du bois. Le chroniqueur n’eut pas le cœur de les toucher. Il savait déjà dans quel état étaient ces livres.
« Je ne risque rien à parier qu’ils n’ont pas été oubliés là. »
Et s’il avait parlé à haute voix, c’était pour s’assurer que personne ne se trouvait avec lui dans cette pièce, puisqu’il ne connaissait pas encore la cause qui en avait déverrouillé l’accès. Ces livres avaient des titres, des auteurs. Il reconnaissait les noms. Ils avaient tous été écrits là, dans le temps, sans doute durant le saccage y avaient-ils été ramenés. Quirinal jugea qu’il n’avait plus aucune raison de s’attarder.
Son entrée dans le petit salon, où enfin le bonhomme se sentit respirer, fut remarquée par son comparse.
« T’as l’teint pâle. Et les mains vides. »
« Une des portes s’est ouverte, un peu plus bas, un des vieux écritoires. J’y ai retrouvé une vingtaine de livres en décomposition, beaucoup de souvenirs mais personne pour m’accueillir. J’en suppose que ce qui garde les portes fermées est en train de perdre de sa force. »
« Et si t’avais juste soufflé d’ssus ? Hein ? C’bouquin » il faisait pendre le livre entre deux de ses doigts « est plein d’surprises, on n’s’ennui’ra pas. »
Quirinal rejoignit son ami drogué pour lui prendre l’ouvrage et faire défiler les pages. Il s’était absenté si longtemps que ça ? Le chroniqueur avait annoté dans presque toutes les marges. Ou bien simplement tous deux connaissaient déjà l’histoire. Oui, ce devait être ça.
« Tout de même, cela me dérange de partir sans laisser personne pour garder les Chroniques. Si un chroniqueur revenait, ou bien avec ce Mgrv à nos portes. Je n’aime pas cette idée. »
« Tu t’fais d’la bile. Ce n’sont qu’des pierres d’plus, des bêtes de plus dans l’labyrinthe. »
« Comme le minotaure ? » fit remarquer Quirinal. « Mais ce labyrinthe, c’est le nôtre. »
« C’pas sûr. »
Le loqueteux ne voulut rien dire de plus, mais lui ouvrit un sourire effrayant qui laissait voir toute la gencive et les chicots qui servaient de dents. Son ami en fut intrigué, sans plus, et préféra se laisser distraire par l’histoire qu’ils allaient explorer. Cela faisait suffisamment de questions, suffisamment de mystères. Ils étaient restés enfermés trop longtemps dans les Chroniques.
Désormais c’était à eux de prendre l’initiative.
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>Bureau<
Une première difficulté, d’apparence insurmontable, venait de se dresser entre les deux chroniqueurs, alors même qu’ils s’apprêtaient à sortir ensemble du château des Chroniques. Tandis que le premier, bonhomme, voulait emprunter la porte, le second, drogué, s’était mis en tête de passer par le livre.
« Je m’en voudrais de couper ton élan mais discutons-en. »
« T’as l’air d’t’accrocher à tes p’tites habitudes, dis. »
« Tu es un ami et un bon chroniqueur, malgré ta puanteur et tes haillons. Je ne te tiens rancune de rien, ayant tenté de te tuer par ailleurs. Mais en tel cas c’est une question de bon sens. »
« C’tait du bon sens, l’Libra ? Du bon sens, l’manuel ? T’sais qu’t’es presque drôle, Quir’ ? »
« Soit, le bon sens n’a plus vraiment sa place ici. Mais alors songeons sans dramatiser qu’il en va des Chroniques. Un peu de cohésion étant de mise, il serait regrettable que nous nous séparions là. »
« Moi, t’sais, j’suis tout à fait d’accord avec toi. Sauf qu’j’ai d’jà commencé à lire. »
Et en effet Vlad s’était mis à parcourir le texte qu’il prononçait à présent à voix haute. Le chroniqueur à côté de lui, sentant monter la moutarde à son nez lunetté, en conçut une certaine aigreur. Il fronça les sourcils, chercha le moyen d’interrompre cette lecture et voyant qu’il n’y parvenait pas :
« Soit, j’irai donc, moi de mon côté, et toi du tien. J’espère bien que les personnages de cette histoire s’entendront mieux que nous, sans quoi ils mourront en chemin. »
De son pas simple, un peu remonté, Quirinal quitta le petit salon pour le vestibule (saccagé) avec la décision arrêtée de ne pas se laisser faire. Cela l’agaçait d’autant plus que de telles situations lui semblaient comme incontournables, de sorte qu’en ouvrant la porte d’entrée il eut le sentiment de n’être qu’une marionnette. Détestable. La porte claqua. Il était remonté.
« D’accord, et pas un mot. Mais par pitié, sois moins insupportable, au moins le temps que nous ayons récupéré quelques livres. »
Car c’était cela qu’il avait en tête, au moment de quitter les Chroniques : récupérer plus de manuscrits, pour obtenir des réponses sur le saccage et la désertion du château, sur les verrous aux portes et sur le coupable. Mais Vlad s’était déjà remis à lire, et peu à peu, il se laissa absorber par son récit.
Les formes les plus étranges déformaient un infini blanc et terne, à peine discernable dans des trombes figées qui recouvraient tous les chemins. Surpris, il chercha à avancer mais chaque mouvement lui demandait bien plus d’efforts qu’à l’accoutumée. La Perception le trompait, il distinguait mal devant lui les espaces tronqués où tant d’autres se fourvoyaient, et si familiers autrefois. Ses deux mains tendues, détachées de lui, écrivirent dans la nasse pour l’ouvrir et il retrouva enfin les milliers de chemins entrecroisés. Des pistes sans fin et changeantes s’ouvraient à lui, qu’il parcourut avec la même peine alors que tout autour de lui sans cesse les repères se métamorphosaient insaisissables.
Des flots d’images fulgurants se déversaient sur lui, du passé, du présent, de l’avenir, de milliards de vivants indiscernables qui l’auraient rendu fou s’il ne s’était pas concentré sur le journal. Toute sa volonté pressa dans ce seul sens, sur un objet, même pas un homme, sur les milliers de voies qui l’attendaient. Les chemins remplis de pièges pour son corps délétère le menèrent jusqu’à son possesseur. Ménageant ses forces tant il lui était pénible de se maintenir, il jeta un œil aux images fugaces et vit ce journal détruit, pour chacune d’elles. Il devina, c’était son travail de deviner, qu’il en serait de même pour tous les futurs et il se tourna vers le passé.
Sa résistance faiblit. Jamais il n’avait connu une telle difficulté pour se promener tant à l’écart des énergies blanches, elles qui jusqu’alors avaient plié sans peine à tous ses désirs. Quelle invraisemblance ! Il ne trouva aucune trace du journal, il n’en avait plus le temps. Épuisé, Vlades Jan se dépêcha de dissiper les liens qui l’entravaient si loin de la réalité.
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- Vuld Edone
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>Table<
Voilà, les 9 dernières pages sont écrites :
Page 32 : Nouvelle explication du Libra, où je considère que Vlad et Quirinal en savent désormais autant.
Page 33 : Quirinal relit les manuscrits disponibles et découvre que les textes sont incohérent, les histoires ont été saccagées.
Page 34 : Quirinal décide d'utiliser le Libra pour restaurer les histoires afin de pouvoir y entrer.
Page 35 : Début sans succès du travail de restauration avec une machine à écrire préhistorique.
Page 36 : Petite discussion durant la restauration qui ne mène toujours à rien, aucune explication n'est plus acceptée.
Page 37 : L'histoire incohérente est devenue visible, réussite à force de travail (youpi). Quirinal s'en rend enfin compte.
Page 38 : Ils se préparent à l'exploration d'une histoire. Quirinal à la recherche de matériel découvre une nouvelle porte ouverte.
Page 39 : Le verrou de la porte s'est vraisemblablement affaibli. Derrière il y avait un écritoire sans grand intérêt. Quirinal retourne vers Vlad pour partir.
Page 40 : Ils se disputent pour passer par la porte ou par le livre. Finalement Vlad l'emporte et ils partent.
La page 40 est incomplète puisque le prochain chapitre est censé y commencer.
Néanmoins cela laisse environ quatre semaines de réserve pour préparer la suite. Plus précisément pour que tu prépares la suite.
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- Monthy3
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Comme je l'ai écrit dans le sujet du dessus, le monde de l'Echiquier est, euh... succinct. Disons qu'en dehors de son histoire, il n'a pas grand intérêt. Cela dit, si tu le veux, je peux tout à fait faire en sorte d'écrire un chapitre honorable du feuilleton dans ce monde (il y aura simplement des spoilers de l'Echiquier - ce qui personnellement ne me dérange pas). Ton avis là-dessus ?Je songe d'ailleurs au prochain monde que visiteront les chroniqueurs. Comme j'en ai marre de m'imposer, que dirais-tu d'aller visiter l'Échiquier ?
J'avais pensé à Warhammer mais ma répulsion pour cette franchise l'a emporté, donc, étant donné la place qu'a prise ta saga pour les Chroniques, ne serait-ce pas un bon choix que d'ouvrir l'intrigue sur ton monde ?
Sinon, éventuellement, pour varier, nous pourrions chercher un monde de SF. Je crois que nous avons quelques excellents récits de la sorte sur les Chroniques. Je peux fureter dedans pour voir ce que j'y trouve.
Reste enfin le monde de Warhammer, dont je ne serais guère friand s'il n'avait pas été utilisé par quelques-uns des éminents chroniqueurs pour des récits non moins fameux. Tu l'avais deviné, je pensais aux Trois noms d'Alarielle. Nous pourrions éventuellement le laisser à Zara au cas où il désirerait participer au feuilleton ?
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- Vuld Edone
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En fait, j'ai vraiment envie de te laisser voir comment tu veux continuer et, cette fois, fermer ma gueule (de renard) pour profiter de ce que ça donne. Surprends-moi ? Choisis le monde qui te plait le plus, mets-y l'intrigue que tu préfèreras et lance-toi. Nous n'avons rien à perdre.
Je n'avais, personnellement, de toute manière rien prévu pour la suite.
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- Krycek
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MAIS COMMENT FAITES VOUS ?
CO-MMENT ? evil:
...
Je suis désolé mais pour le moment ce n'est pas possible, j'ai du mal à joindre les deux bouts. (dépité)Fufu écrit: si Zara' et/ou Krycek participaient.
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- Vuld Edone
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Je t'ai un peu laissé sur la touche avec mon "débrouille-toi", surtout que tu as l'air parti dans l'idée que tu étais forcé d'écrire trente pages à ton tour, ce qui est loin de ma vision des choses.
De mon côté je m'inquiète pour l'avenir du feuilleton pour lequel, avouons-le, ma seule motivation - pourtant débordante - ne suffira pas.
Alors, où en es-tu ? Une idée pour la suite ? Une intrigue, un petit scénario ? Une volonté quelconque que tu voudrais me voir mettre en oeuvre si vraiment l'idée d'aligner une ou deux pages - après ta performance de l'Échiquier - te fait tourner au vert ?
Nous avons du temps maintenant, le démarrage en "burn-out" est passé, profitons-en pour discuter.
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- Monthy3
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Edit : pages lues !
Bon, c'est du très haut niveau et je ne ferai certainement pas aussi bien. Mais je m'y efforcerai. Tiens, je vais essayer d'écrire un peu demain matin et de te soumettre ça, pour voir).
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- Monthy3
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Si tu pouvais me dévoiler ce que tu avais en tête en quelques grandes lignes, ça m'aiderait pas mal !
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- Vuld Edone
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Mais voici ma vision.
Disons qu'un monde fictif (par exemple Chimio') soit un système logique. Un système, comme un programme d'ordinateur.
Disons que les livres, les récits, en donnent les règles. Le code du programme.
Obligatoirement le système est non-contradictoire : ses règles ne se contredisent jamais. Un code contradictoire serait défectueux et le programme planterait. Donc le système résout ses contradictions, soit en refusant une modification, soit en adaptant celles qui précèdent (ou en les supprimant).
Le Libra n'est qu'un livre supplémentaire, un ajout aux règles précédentes. Tu peux lui accorder plus ou moins d'influence sur le monde.
Exemple : tu as un monde et dix livres. Trois te disent qu'il y a un arbre, sept qu'il n'y en a pas. Mais... l'ouvrage de référence appartient aux trois. Donc, il y a bel et bien un arbre. Par exemple.
Tu arrives avec le Libra et tu écris qu'il n'y a pas d'arbre. L'arbre disparaît devant toi, pouf ! Ou alors quelqu'un l'abat, le déracine, ou il brûle, il est foudroyé, il meurt et pourrit. Et les gens de ce monde finissent par oublier que cet arbre existait. Ou alors, tout simplement, ce que tu écris s'applique à une époque lointaine en arrière, lointaine en avant, voire, à une réalité parallèle de ce monde.
Au fond donc le fonctionnement du Libra est celui qu'il te plaira d'être, du moment que c'est "ce que tu écris arrive".
Ensuite, chacun a son fonctionnement et il y a une infinité de variantes, de variables. Ne serait-ce que le monde où il est employé, son utilisateur, son état... bref, ça ne dépend vraiment que de toi.
EDIT : Le 1er septembre, il sera temps de faire une première "mise au point" du feuilleton. S'il va dans la bonne direction, s'il est viable, s'il faut changer quelque chose, bref, tout ce qui lui manque ou qui ne va pas.
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- Vuld Edone
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Malgré les pavés qui ont précédé, j'aurai besoin de l'attention d'un maximum de chroniqueurs. Alors, je ne sais pas, je vais mettre un émoticône pour attirer votre regard :
Voilà.
Le feuilleton parle de chroniqueurs et de mondes de chroniqueurs. Or des chroniqueurs je n'en ai qu'un et des mondes un seul aussi.
J'aurais besoin que le plus possible d'entre vous me proposent un de leur personnage secondaire (comme Monthy l'a fait pour Vlad) et aussi que vous me proposiez ou me permettiez d'employer vos mondes.
Sans ça, je ne peux pas le continuer.
La difficulté de participer au feuilleton s'est avérée plus grande encore qu'au RdM, il n'est donc plus question de coécrire tout ça. Je le continue seul avec, toujours, le projet de le mener sur trois ans.
En espérant qu'Iggy et Monthy, ou l'un d'entre vous aussi, pourra nous donner un projet plus viable.
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- Krycek
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- Vuld Edone
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C'est quand même quelque chose à quoi je tiens.
Au fait, quelqu'un aurait-il une explication rationnelle au nombre de lectures du feuilleton ?
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- Krycek
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Ce ne sont pas des lectures uniques. Si tu cliques 10 fois sur le lien, alors ce sera +10. Si tu vérifies souvent la mise en page, reteste le lien, etc... ça compte.Feurnard écrit: Au fait, quelqu'un aurait-il une explication rationnelle au nombre de lectures du feuilleton ?
Et pour Pandy, je dirai alors Naïa, car c'est la plus humaine. Sinon il y a aussi Akdov, qui est humain à sa façon, même si du côté obscur. Mais ne participant pas pour le moment au feuilleton, je comprendrai que tu trouves cela un peu facile de ma part.
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- Vuld Edone
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Sale retard accumulé, je n'ai plus de tampon mais avec un peu de motivation, ce sera rattrapé. Un scénario se met en place pour une nouvelle partie.
Anecdote : j'ai reproduit l'Échiquier sur un jeu d'échecs. Pour ceux que ça intéresse, Ellébore est la pièce clé.
J'éditerai ce message au fur et à mesure, ne vous étonnez pas.
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>Bureau< Page 41
Le devin repoussa les derniers filaments autour de son corps. Alors le journal avait été détruit, mais il ne reconnaissait pas le possesseur. Trouver des informations à son sujet serait aisé, bien plus que de comprendre pourquoi la Perception était devenue si difficile à pénétrer. Ses bras chassèrent autour de lui les écritures blanches à même le sol qui l'entouraient, qui avaient tant facilité sa manipulation des énergies. Devant lui Aë se demandait quelle sorte de poudre pouvait avoir un tel effet, et être si blanche, pour aider l'un des arts les plus difficiles du royaume. C'était de la craie.
Aë n'était encore qu'une enfant face aux traits hideux, brutalement vieillis du drogué. Elle était aussi bien mieux vêtue que lui dans ses habits de servante. Ses longs cheveux châtains avaient été réunis en natte le long de sa nuque.
- Alors, devin ?
Demanda-t-elle en chassant de la main le nuage de fumées qui emplissait l'air autour de ce dernier. Il hocha la tête et du doigt, il joua avec la craie, il en colla assez contre l'index et le porta à sa bouche. Sa présence lui revint.
- Oh oui, le journal. Détruit. C'est dommage hein ?
- C'est impossible.
Elle avait dit cela avec tant de conviction que son visage jusqu'alors joli se figea de colère, et que Vlades Jan eut un sursaut de peur. Il aurait dû regarder dans les volutes blanches ses avenirs proches. Mais elle s'était déjà faite une raison. Tous les autres devins lui diraient la même chose, si seulement elle trouvait un devin pour percer le voile de la Perception ! Il n'avait pas besoin de son don pour comprendre que si elle s'en remettait à lui, c'est qu'il était bien un dernier expédient. Elle était forcée de le croire.
Cela le faisait bien rire, en même temps. Elle apparaissait de nulle part, elle promettait de l'or dont il ne s'était jamais soucié afin de retrouver un ouvrage où aurait dû être inscrit le secret de l'Invocation, rien de moins. Avec, pour toute piste, un fou vagabond que personne n'arrivait à saisir et qui délirait dans les bois ! Elle pouvait bien se mettre en colère, après ça. Vlades avait mieux à faire. Il sentait le nuage qui se dissipait, l'effet bienfaisant le quitter. Il voulait replonger là-dedans, au plus tôt. Alors oui, le journal était détruit et elle, cette servante, pouvait aller pleurer devant son commanditaire.
Et cela même si le commanditaire était le Roi.
- Pourquoi souris-tu, devin ?
- On s'énerve ? Lui répliqua Vlades. Ksh, ksh ! J'suis gentil. J'vais t'confier un secret.
Elle parut intriguée, ou du moins elle joua bien ce sentiment. Aë suivit le doigt du drogué qui lui disait de se rapprocher, de se tendre encore par-dessus les petites bougies de rituel. Quand il la jugea assez proche, il lui révéla :
- L'Invocation… ça n'existe pas.
Poussée à bout, la servante le planta là pour quitter ce nuage étouffant qui piquait les yeux. Pourtant il lui avait donné des informations utiles. La plus importante parmi toutes : quand on voulait chercher l'Invocation, la plus puissante des magies de ce monde, alors ce n'était pas l'Invocation qu'il fallait chercher, mais toutes les autres énergies et surtout une, par-dessus toutes. Mais pour comprendre cela, il fallait s'intéresser aux mythes, aux histoires. Et donc, il fallait prendre l'Invocation pour ce qu'elle était. Un mythe, une histoire. Ou alors c'étaient les drogues. Après tout ce temps passé, il ne savait plus bien. Sa perception n'était plus ce qu'elle était.
De toute manière son rôle à lui s'était achevé depuis bien longtemps. Les intrigues du royaume pour un peu de pouvoir, les questions sur la magie en quête de savoir, les luttes silencieuses et les vies échappées au fil des poignards, tout cela s'était réduit en poudre voilà des années. Il passa sa main sur sa peau flasque, puis tira sur la bourse qui lui pendait au cou, puis le devin tâta l'ouvrage que lui-même détenait, un livre assez grand à la reliure lourde où il reportait par écrit ses rêvasseries. Le Libra.
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>Bureau< Page 42
Le ciel devint froid aux lueurs éphémères de l'astre, les nuages s'y étirèrent démesurément, s'y déchirèrent en bandes qui tendaient du côté de la capitale. Le quartier nord, pourtant le plus petit, tenait quatre collines et ceinturé d'une haute courtine jusqu'aux deux courants, il s'étendait encore séparé seulement des champs par une route de pierre. Les trois autres quartiers de la cité des seigneurs s'étendaient plus loin encore dans les terres. Isolée en leur centre, forteresse au-dessus de tout, la Lumière de cendres dressait ses tours noires comme le plumage d'autant de corbeaux. Quelle ironie ! Il existait une magie à l'œuvre là-bas, une magie que Vlades Jan avait connu autrefois, qui s'appelait politique.
Todrick K’Rahsco aurait dû être le dernier à tenir le trône. Mais depuis l'assassinat du roi, il avait droit de vie et de mort sur toute chose. Vlades le savait mieux que personne, pour y avoir assisté depuis le rêve profond de la Perception, et parce que c'était son frère, Ghendes Jan, qui avait transmis les dernières volontés du roi. Depuis Todrick régnait et personne n'osait s'opposer à lui. Les nobles trouvant un nouveau maître se tournaient les uns contre les autres, à la recherche de plus de terres et d'un regard bienveillant. Le devin ne cherchait pas à savoir ce qui l'attendait, lui. Il ne tenait pas spécialement à rejoindre la capitale. Mais il avait toutes les raisons de vouloir racheter des drogues.
Le quartier sud s'appelait aussi le Palace des Pauvres, pour ses rues dégagées et ses bâtisses fenêtrées malgré la pauvreté absolue qui y dominait. Des bandes de hères croupissaient jusque dans la Voie magique, l'artère principale de la cité. Ils pendaient pas grappes contre les murs, moulés aux façades dans leurs haillons. C'était cette artère qu'empruntait à présent le devin, en direction d'une échoppe qui se trouvait à l'écart, et dont l'enseigne présentait deux feuilles blanche et noire. Là travaillait Nathan.
Des voix l'accueillirent dès qu'il entra.
- Tu peux toujours aller cueillir ces feuilles toi-même.
- Je sais que tu en as ici.
Cette seconde voix était insensible, aussi froide que la nuit ou l'hiver, presque menaçante. Vlades hésita sur le pas, il préférait revenir plus tard si cela dégénérait. Il n'en eut pas le temps.
- Ravale ton savoir, tu ne trouveras plus ici ni poisons ni venins. Si ça te fait mal, je peux te vendre un baume, sinon passe ton chemin, Fadamar.
Une seconde après, un homme sombre vêtu de vêtements plus sombres encore passa devant le devin trop vite pour qu'il s'en assure, mais cela ne l'aurait pas étonné de voir une pièce pendre au cou de l'individu. Ce nom était celui d'un assassin, craint à juste titre et célèbre pour laisser ses victimes au hasard. Heureusement cette silhouette s'était évanouie par la porte et derrière le voile de narcotiques qui troublaient sa vue. Le devin marcha entre les étagères remplies de bocaux et d'herbes séchées, chargées d'odeurs qui affolaient ses sens. Près d'arbustes en pots se tenait l'herboriste Nathan, courbé par l'âge, le visage déformé par sa profession.
L'herboriste n'eut même pas besoin de tourner son attention vers lui pour deviner la raison de sa visite. Son attitude et son odeur en disaient suffisamment.
- Je reconnais certaines fragrances, d'autres sont animales. Pour consommer autant, tu dois être le devin Vlades Jan.
- Le vilain devineur ! C'tait facile. J'peux être que moi. Allez devineur, chacun son métier, hein ? Chacun son métier.
Sans relever son visage, l'herboriste se tourna enfin. Il avait sur la face toute une balafre de bubons qui pesaient sur l'œil, et d'autres plus petits que les rides crevaient. Personne ne le surpassait dans son art. À l'exception d'une plante, Nathan connaissait toute la flore du royaume et la rumeur voulait qu'il puisse guérir n'importe quoi. Ses talents ne s'arrêtaient pas aux seuls soins, plus souvent ses produits avaient causé la mort. Il semblait que cela appartenait au passé désormais. Alors que l'herboriste fouillait la plus proche armoire pour des drogues, il remarqua l'ouvrage aux mains de Vlades, et s'arrêta.
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>Bureau< Page 43
Nathan reconnut le livre sans titre détenu par le devin. Il hocha la tête, un juron entre les lèvres. Peu connaissaient cette histoire, celle du livre retrouvé dans le Palace des Pauvres, voilà longtemps, et où des magiciens auraient écrit la magie. Aucune autre expression n'existait pour l'expliquer, sinon que la magie y avait été mise par écrit, sur des pages vides. L'herboriste ne doutait pas que c'était ce livre car aucune magie ne s'y attachait jamais, malgré les filaments blanchâtres qui s'attachaient minuscules aux vêtements de son porteur. Il le devina aussi au regard que lui jeta ce dernier.
- Laisse-moi deviner : il n'est pas à vendre.
Il vit le devin ramener l'ouvrage sous des habits en loques. Ce geste ne le surprit pas. De tels objets possédaient leurs propriétaires jusqu'à l'obsession. Il avait connu ça, en son temps. Devant lui Vlades dodelinait de la tête, à la recherche de son doigt. Il haussa les épaules et se remit en quête de ses drogues. L'herboriste prenait toujours quelques minutes le long de ses étagères, à passer en revue des herbes mystérieuses, étouffantes, mais en vérité il savait parfaitement quoi proposer. Ses habitués le savaient, pas le devin qui, lui, regardait bêtement dans le vide avec un grand sourire édenté. Enfin :
- J'ai une racine de Hadan, si tu as les moyens. Sinon, de la Bedeline, du crin noir et des racines pilées de Moredouce.
- Ah ? Moredouce, ma belle, de belles nuits ensemble ! Oh oui de belles nuits ! Je prends tout !
S'exclama-t-il en crachant du même coup le bâtonnet noir qu'il avait mis dans sa bouche, et que jusqu'alors il mâchonnait. La Moredouce avait la réputation de ronger le corps et de faire saigner, ce qui ne l'empêchait pas d'être appréciée des pauvres comme des riches. Il fallait la mélanger à d'autres plants et piler consciencieusement. Les drogués aimaient la préparer eux-mêmes et le devin ne dérogeait pas à la règle. Il y ajoutait son ingrédient secret et alors cette drogue atteignait presque les effets divins du Hadan. Rien que d'y penser, il salivait d'impatience devant le vieux marchand pressé de se débarrasser de lui. L'argent changea de mains, plus d'argent qu'il n'était bon d'en avoir dans le quartier sud, un bon prix pour cette racine de luxe. Quand il l'eut, avec le reste, le devin sourit encore et refusa de bouger.
- Qu'y a-t-il ?
- Tu ne sais pas ? La cité, ça fait longtemps, j'y suis plus revenu depuis longtemps dans la cité. C'est comment, y s'passe quoi ?
Le vieil herboriste eut un rictus moqueur.
- Consulte ton art, tu le sauras mieux que moi. Chacun son métier, non ?
- Mais toi tu soignes, Nathan ! Toi tu soignes.
Il fut frappé de stupeur. Il ne s'était pas attendu à un sous-entendu, pas de la part d'un hère abruti, quand bien même cet abruti était devin. Cet homme pouvait être un espion, un espion de Todrick K’Rahsco sans doute, qui espérait soutirer des informations en payant cher. Il lui fut hostile aussitôt, comme tous ceux qui s'intéressaient aux nobles et qui se laissaient prendre dans les toiles de leurs intérêts. Oui, ces derniers jours il avait soigné Thorlof L’Fyls, le noble soupçonné d'avoir assassiné le roi, de l'avis même de Ghendes Jan, le frère, justement, de ce devin.
- Ça fait longtemps, en effet. J'ai laissé ça aux apothicaires. Va les voir si ça t'intéresse tant. Tu devineras où les trouver, j'en suis sûr.
Vlades se mit à rire, puis à rire vraiment jusqu'à se tenir la tête tellement ça lui semblait drôle. Il n'y avait pas vraiment de raison à cela, il n'y avait jamais vraiment de raison à ses gestes, mais il avait trouvé le dernier sarcasme de l'herboriste plus amusant que bien des blagues, et il en riait. Il en riait encore en sortant de l'échoppe, ses nouvelles drogues sur lui et allégé d'autant d'argent. Il ne se calma qu'une fois sur la Voie magique. Pas question d'aller jusqu'au Dard, trop loin, mais justement, Vlades Jan savait à présent où il devait aller les chercher. Il savait où trouver un apothicaire au moins, une de ses connaissances.
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Toutes les rues du quartier sud ne portaient pas forcément un nom. Dans l'une de celles-là se trouvait la Hache Brisée, une auberge des plus réputées où son ami apothicaire ne dédaignait pas de descendre, une fois la nuit tombée. L'obscurité appesantissait les pas du devin alors qu'il s'approchait de la porte. Des rais de lumière accompagnaient les voix grasses à l'intérieur, ainsi que les paroles d'un conteur qui comme beaucoup de soirs sur scène donnait sa vie à l'auberge. Il ne se souvenait plus du nom de l'artiste mais comme la majorité des fréquentations, le devin se souvenait l'apprécier. Il passa la porte pour découvrir une salle bondée, en fête, nullement troublée par le nouveau roi et le nouveau règne. Pour un instant dans la nuit noire, ces pauvres âmes pouvaient se croire heureuses.
Mais l'apothicaire n'occupait pas sa table en fond de pièce, dans un coin, table qu'autrefois Vlades Jan lui avait imposée par les odeurs pestilentielles qui les isolaient des autres occupants.
Le devin ressortit après un large hochement de tête d'un bout à l'autre de l'auberge. À peine dehors, se grattant la joue avec les ongles, il suça au bout de l'autre main une petite pousse tirée de sa bourse, et il se laissa aller à son goût âcre. Le froid transperçait sa peau en même temps que la faim et la fatigue, mais très vite, ces sensations s'altérèrent jusqu'à disparaître. Il repartit par les quartiers jusqu'à un taudis plus petit, plus récent, encastré entre deux très vieilles demeures prêtes de s'effondrer, là où résidait sa connaissance. La porte était ouverte, comme toutes les portes de ce quartier tant les loquets étaient chers pour le peu qu'il y avait à protéger. Dedans, il faisait noir. Mais il savait qu'un rideau coupait la pièce en deux.
- Mon p'tit Quill ? Où tu t'caches, Quill, montre-toi.
Une série de jurons éclata au fond du taudis. Une main épaisse, poilue comme celle des hommes sauvages, écarta le lourd rideau et aussitôt un flot lumineux permit d'y voir. Il avait allumé deux bougies près de la table, là où lui et son hôte avaient étendu le noble Thorlof L'Fyls. Thorlof souffrait encore, frissonnant, à part quoi il ne semblait pas blessé. Personne ne savait exactement ce qui s'était passé le soir où le roi avait été assassiné. Lui et son ami également noble, l'hôte de l'apothicaire, se cachaient depuis des gardes jusqu'à ce que le seul témoin de la scène, Thorlof lui-même, s'éveille pour l'expliquer.
- Vlades, vieille fripouille. On aime toujours autant l'odeur des cadavres, à ce que je vois.
- C'est lui Thorlof ? Bah, quelle expression !
Aux mots du devin, l'ami de Thorlof se dressa d'une pièce. Le noble n'allait pas laisser un loqueteux insulter une âme aussi noble ! Mais l'apothicaire s'interposa à temps pour éviter des paroles irréversibles. Il les calma tous les deux, non que le devin ait eu besoin de calme mais pour éviter toute tension.
- Tiens ta langue, tu parles d'un L'Fyls. Le sang de toute ta famille ne vaut pas une goutte du sien.
- Quelle expression ! répéta le drogué sans rien écouter. À faire peur aux morts. Une sale tête, sale tête hein ?
- J'ai épuisé tout mon savoir sur lui, reprit Quill. Les blessures physiques étaient superficielles mais ce visage… ça me dépasse.
Cependant le drogué ne se rendait même plus compte qu'on lui adressait la parole. Il regardait la face figée de terreur du noble avec une fascination presque macabre. Parfois ce visage tiquait, secoué par un spasme et il hoquetait dans sa respiration mais dans ces yeux, dans ces yeux encore vivants, Vlades voyait un rêve se réaliser. Il fut saisi soudain par cet éclat terne, imperceptible au fond de l'iris qui l'avait fasciné, une trace infime du crime que lui seul pouvait reconnaître pour l'avoir croisée autrefois.
Son propre souffle lui manqua. Il crut un instant que les drogues avaient enfin eu raison de son corps mais c'était une autre cause, plus profonde, une sorte de terreur curieuse et avide qui le possédait, l'impression vive qu'il n'avait jamais quitté la Perception, qu'il était prisonnier des énergies et qu'elles le broyaient lentement.
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L'atroce sensation ne dura pas, dès qu'il se fut détaché du visage du noble, Vlades Jan retrouva le peu de bon sens qu'il avait. Il s'était remis à sourire bêtement à la lueur des deux bougies qui couvraient son laid visage d'ombres. Le doute n'était plus permis pour lui, quelque chose de grave, de très grave était arrivé la nuit de l'assassinat. Seulement il était persuadé que cela dépassait de loin ce qu'avait pu s'imaginer l'enquêteur officiel, son frère Ghendes. Il l'avait deviné et les deux personnes avec lui l'avaient deviné aussi. Quill, qui le connaissait suffisamment pour être presque son ami, le secoua sans grande conviction pour obtenir une réponse. Lui et le noble voulaient partager sa découverte.
- Y s'est rien passé. Y s'est rien passé.
À chaque fois que l'apothicaire le secouait, le devin répondait invariablement ces mots. Impossible pour lui de remarquer que cette réponse ne leur était pas saisissable parce que pour lui elle résumait tout. Ou alors cela l'amusait, il ne savait jamais trop. Garder un peu de mystère, c'était important aussi, dans la vie.
- Il se moque de nous ?!
- De nous, non. répondit Quill au noble. Il est drogué en permanence, pas vraiment conscient de ce qui l'entoure.
- J'avais déjà remarqué ça.
Reprit le noble dédaigneusement, sans pouvoir cacher l'inquiétude qui le rongeait depuis des nuits pour son ami allongé. Il avait songé emmener Thorlof à son château, le Dard, mais cela serait perçu par la cour comme une fuite et K'Rahsco sauterait sur l'occasion pour les éliminer. Ici, dans le Palace des Pauvres, était encore l'endroit le plus sûr pour lui et son compagnon. Tout cela parce qu'il avait relevé un stupide défi. Le noble savait pertinemment qu'il ne pouvait pas être coupable de l'assassinat. Seulement personne d'autre ne pouvait l'avoir causé.
- Je ne vous ai pas demandé…
C'était Quill qui, curieux, et peut-être aussi à cause de la tête que lui faisait le devin, reprenait à l'attention de son hôte avec curiosité.
- … vous croyez votre ami innocent. Pourquoi ne pas engager des mercenaires pour éclaircir ce qui s'est passé, et le laver de tout soupçon ?
- Comme si j'avais la tête à ça ! jeta le noble. Dès que vous aurez soigné Thorlof, il sera bien assez fort pour se défendre lui-même.
Malgré cette réponse négative, l'apothicaire se sentit le besoin d'insister. Il obtint le même refus brutal, qui se bornait à la guérison d'un blessé, même pas d'un mourant. C'était d'autant plus raisonnable que la disgrâce dont les deux nobles souffraient actuellement rendrait toute enquête de leur part difficile, sinon impossible. Et si les gardes ne les avaient pas retrouvé encore, c'était que Thodrick K'Rahsco ne comptait pas les rendre coupables. Quand son ami pourrait se défendre, ils n'auraient qu'à se présenter au roi pour se blanchir de toute accusation. Y compris et surtout si Thorlof avait tué l'ancien roi.
Une légère excitation détourna les deux hommes, alors que le devin tournait autour du noble couché à la manière d'un charognard. Les effluves des narcotiques, la fumée légère qu'il arrivait au drogué de souffler entre ses lèvres, son haleine même affectaient le blessé dont, peu à peu, les traits se décontractaient. C'était peu, les symptômes demeuraient mais cette très faible amélioration raviva l'allégresse chez son compagnon. Quant à Quill, il n'y croyait pas, pas vraiment, il observait plutôt un effet indésirable et trompeur mais préférait n'en rien dire à son hôte. Lui-même avait déjà songé aux drogues et il savait que les doses nécessaires tueraient à coup sûr.
- Nous allons revenir. Ne vous inquiétez pas.
La main de l'apothicaire s'abattit sur le col de Vlades et le tira de l'autre côté du rideau, puis hors du taudis. À peine dans la rue, les doigts épais de son ami serrèrent le cou avec force. Il était en colère pour bien des raisons, pour les faux espoirs qu'il avait donné à son client et pour sa simple présence. Ils avaient à parler, tous les deux.
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Trois années entières les séparaient de leur dernière rencontre, ce jour où la Garde Sombre était venue arrêter Quill alors qu’il avait dérobé plusieurs tomes de la bibliothèque des cendres. Pourquoi exactement il avait commis ce vol ne lui revenait plus, pas après plusieurs mois dans les prisons. Le temps passé n’avait pas suffi pour que l’un oublie l’autre et ils se retrouvaient comme à l’époque où, chacun occupé à ses affaires, leurs chemins s’écartaient déjà à tel point qu’ils ne se voyaient presque plus. Avec l’âge leurs métiers et leurs intérêts avaient poussé le devin au voyage parmi les villes du royaume tandis que son ami était resté enfermé dans le quartier sud. À chaque fois qu’ils s’étaient revus, depuis, cela avait toujours signifié des problèmes interminables.
Il soupçonnait donc Vlades d’être impliqué dans son arrestation mais ne l’avait pas tiré dehors pour cela. Lui aussi, quand il avait examiné le noble, avait été frappé par ce visage, lui aussi avait fixé et les yeux assez longtemps pour ressentir un violent malaise. L’évidence voulait qu’une énergie soit à l’œuvre mais ils n’en trouvaient aucune trace, pas même un fil éthéré. Aucun poison n’avait été employé, aussi l’arrivée du devin lui disait-elle qu’une fois encore cela le dépasserait totalement.
- Je ne sais pas ce que tu as fait encore mais tu vas m’aider à remettre L’Fyls sur pied. Dis-moi quelle magie est en cause et par pitié, pas de paroles inintelligibles, je te connais mieux que ton frère.
En réponse le devin pressa avec deux doigts l’une de ses paupières gonflées, puis tira sur sa peau flasque dans une moue grotesque. Il faisait pitié à voir même aux critères des pauvres et des mendiants du quartier sud, ce lui était bien connu, mais à chaque fois que l’attention se posait sur lui, il le revivait assez vivement pour vouloir s’abandonner aux drogues. De grands efforts étaient nécessaires pour revenir à la discussion. Quand il eut secoué la tête, cela lui revint :
- Il y a des routes, plein de routes et de la neige, de la neige jolie toute blanche ! Des tas de possibilités ! Dans des, il meurt. Dans d’autres, aussi. Moi j’dis, il est mort.
- Tu n’aides pas tu le sais ça. répliqua Quill excédé.
- On peut le soigner, oui ça on peut. On peut le tuer aussi, aussi. Mais la couleur, ça mon p’tit Quill, ça s’t’une évidence !
Quand Vlades Jan ouvrit grand les yeux pour dire « mais », son ami avait déjà compris de quoi il parlait.
- Je n’expliquerai pas à Mederick T’Nataus que son ami est victime d’un mythe.
Sitôt qu’il était question d’invocation, comme beaucoup l’apothicaire rejetait tout en bloc. Pour commencer, il n’existait pas de couleur invisible. Ensuite, d’après les légendes, celle de l’invocation était or. Quand même ce serait elle, aucune histoire ne parlait de cette magie plongeant quelqu’un dans une torpeur panique. Surtout, le plus important, son ami revenait toujours dessus devant l’inexplicable, par dérision ou pour se persuader et justement, il le faisait depuis que revenu du sud, il avait laissé son corps se faire dégrader par les drogues. D’ici quelques instants, le devin lui annoncerait qu’il en connaissait un utilisateur.
- Y a un ermite, y disait la maîtriser. L’est à pas une semaine d’la capitale.
- Tu parles d’un ermite fou qui ressasse les contes pour enfants et agresse ses visiteurs au gourdin.
- Il avait un bouquin. Un bouquin tu vois, qu’a fait- et il fit le bruit d’une flamme en même temps qu’il la mimait avec les doigts. Parti en fumée ! Mais pas d’feu. L’bouquin, brûlé, comme ça.
Le loqueteux refit le geste avec ses doigts sans parvenir à énerver son compagnon. Ce dernier y réfléchissait la main au visage, l’air bête avec sa carrure large alors qu’il voyait où Vlades voulait en venir. Il n’y avait aucun intérêt à brûler un livre s’il ne contenait rien. Encore moins à le posséder quand on était ermite et fou. L’ermite était peut-être bien la clé qui lui manquait pour soigner le noble Thorlof L’Fyls.
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Ils étaient partis tous les deux au matin après avoir expliqué à Mederick T’Nataus leurs intentions. Ce dernier resterait caché avec son ami souffrant au Palace des Pauvres qui, dans son cas, s’enrichirait pour lui de quartiers plus agréables, rien que l’or ne pouvait obtenir. À part leur tentative, il ne restait plus que la veille pour espérer voir l’état du noble s’améliorer. Aussi Mederick, non sans maudire le temps que cela prendrait, s’était résolu à laisser partir l’apothicaire et son étrange compagnon. Il comptait se rabattre, en cas de problème, sur l’herboriste Nathan.
Pas un instant eux d’eux n’avaient songé à parler au noble de l’invocation, pas sans perdre aussitôt toute crédibilité. Ils auraient pu convaincre un désespéré mais le noble n’était pas désespéré : il faisait son possible et dénigrait l’impossible. Pour le reste, ils n’avaient pas menti. Chercher un ermite sauvage et nomade n’enchantait ni l’un ni l’autre. Le devin avait alors proposé le plan le plus simple du monde, qui consistait, si le livre avait été détruit volontairement, à retrouver le coupable. Il devinait le trouver en un lieu et un seul, et avait tant insisté que son ami lui faisant confiance, ils s’étaient mis en route pour le quartier nord. Tous deux voulaient rencontrer l’enquêteur officiel Ghendes Jan et l’utiliser pour qu’il les fasse entrer à la Lumière de cendres.
Une courtine de briques rouges haute de dix mètres, hérissée en son sommet, isolait les nobles du reste de la cité. Aux portes la garde ne laissait passer personne. Seule une poterne était ouverte, sur ordre, aux messagers ou à quelques personnes désignées. Ils étaient tous les deux trop mal vêtus pour entrer. Le nom de Jan ne suffit pas, loin s’en fallait, pour convaincre les faces moqueuses des soldats. Après avoir tout tenté, ils durent s’éloigner sous la menace et se retranchèrent près des douves. L’odeur de l’eau stagnante faisait déserter une légère bande de terrain dégagée de toute habitation, pavée par une époque ancienne et qu’un vieux muret en ruines séparait de la fosse même. Face à eux les dominant de haut s’élevaient les murs et les tours noires de la Lumière de cendres. Ils ne pouvaient pas l’approcher de plus près.
- Quelle surprise, nous avons échoué. Allons nous enivrer à la Hache Brisée, nous aurons les mêmes chances et moins soif.
- Eh ben Quill, défaitiste ? Pas facile d’entrer mais facile d’faire sortir.
Immédiatement son compagnon protesta contre l’idée qu’il avait eu l’erreur de formuler le soir précédent, alors qu’ils étaient dehors et qu’il avait senti le besoin de plaisanter. Il avait alors proposé rien moins que de dénoncer les deux nobles pour être sûr de faire sortir Ghendes et surtout pour le rencontrer. L’option aurait été tentante si elle n’impliquait pas de les faire emprisonner ce qui un supprimerait leur raison d’entrer au château et deux réduirait à néant les honoraires que l’apothicaire comptait retirer de l’histoire. Il avait là deux excellentes raisons de protester et une de n’en rien faire, qui était que Vlades ne l’écoutait à priori jamais. Au final cette raison-là l’emporta sur les autres.
Tous deux s’installèrent dans la table du coin, au fond de l’auberge de la Hache Brisée, non sans vérifier au passage qu’aucun des deux nobles ne s’y trouvaient. Ils s’étaient entendus sur la marche à suivre : de son bras poilu Quill héla pour deux bières. Il laissa son ami déployer tout son attirail de substances, étaler les poudres et peu à peu sombrer dans ses rêves. Lui rêvait de faire pareil mais avec du tabac, un produit trop luxueux pour leur condition. Il préférait n’en rien dire devant cette exposition de produits aussi chers. Peu à peu les fumées rejetées couvrirent leur coin.
Ce fut à ce moment que la rumeur les atteignit. De discrète, amenée par juste un client pour qui ce n’était également qu’un bruit, elle devint persistante et de plus en plus pressante à mesure que de plus en plus de personnes en ramenaient des détails qui se corroboraient. Une nouvelle secte était apparue, une secte cachée quelque part au quartier ouest et dont les membres portaient des masques en forme de soleil. Ils avaient trouvé l’un de ces masques abandonné dans une ruelle près d’un entrepôt déserté, une place où personne ne voulait se rendre. Quill et Vlades s’échangèrent un regard entendu.
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Jamais le géant apothicaire ne livrerait son client, par souci d’argent et pour sa réputation. Si Mederick lui permettait un jour de fumer du tabac, il comptait bien soigner L’Fyls. Pour cela, il fallait entrer à la Lumière de cendres, donc, faire sortir Ghendes Jan ou au moins l’obliger à les recevoir. Aussi devaient-ils donner à la Garde Sombre quelque chose d’équivalent. Une vieille targe – ou un simple plateau, ils ne savaient pas trop – repeinte et bricolée avait constitué un masque suffisamment convainquant pour les mendiants du quartier ouest. Que cela ait fonctionné les épatait déjà, que la rumeur qu’ils avaient eux-mêmes lancée, à deux seulement, en quelques heures ait traversé un quartier dépassait tout ce qu’ils auraient pu imaginer. Ils avaient créé une secte, avec un malheureux bout de métal et quelques paroles, si bien qu’au soir quand ils retrouvèrent Mederick, celui-ci y croyait comme si elle existait avec sa vie propre et de vrais membres pour la faire exister.
- Une secte n’apparaît pas si brutalement sans raison. reprit le noble alors qu’il tournait en rond dans la petite pièce. Ils doivent être liés au meurtre du roi. Todrick va les combattre, c’est certain. Tant qu’il les cherchera au quartier ouest, moi et Thorlof serons à l’abri.
Il ne disait pas toute sa pensée. Quand la secte serait démembrée, si elle était responsable de l’assassinat alors lui et L’Fyls pourraient sans autres se réfugier au Dard ou revenir en grâce. Le roi pouvait les accuser d’en faire partie, bien entendu, mais il n’aurait aucun intérêt à le faire. De toute manière eux comme tous les habitants du royaume étaient à la merci du moindre caprice, ils composaient avec. Le noble n’avait aucune raison de s’attaquer à la secte puisque Todrick le ferait à sa place, avec bien plus de moyens. Il se contenterait de rester caché comme il le faisait depuis le départ.
Quill fit une grimace dégoûtée en sentant la salive du loqueteux drogué sur ses mains. Il avait bondi dessus pour le faire taire et s’en repentait déjà.
- Ce sont des affaires de nobles. Pour nous, cette secte va nous permettre de rencontrer Ghendes et d’entrer à la Lumière de cendres.
- Où vous trouverez un remède pour Thorlof, je sais. Le temps joue pour nous. Évitez de me rencontrer désormais. Et faites attention à la secte.
Une nouvelle coulée de bave fit tressaillir le visage du compagnon assez pour qu’il lâche et que Vlades, roulé de rire, se laisse partir en avant. D’un geste dédaigneux, sans même le regarder, le noble lui tendit une serviette qui traînait. Il s’essuya les mains non sans retenir des jurons pour le drogué courbé par terre dont les rires leur tapaient sur les nerfs. Il le prit par le col et le tira avec lui hors du taudis. L’un et l’autre ne se ressemblaient en rien : Quill plus gras de par sa profession était également plus grand et surtout couvert de poils comme une bête sauvage, dû au lieu reculé de sa naissance. Il cachait ce pelage sous des tabliers et de longues manches crasses mais les mains velues également avaient fait la moitié de sa réputation, l’autre venant des petits yeux de son visage, renfoncés sous la chair. Ses manières brusques contrastaient avec son intelligence.
Du travail les attendait. La rumeur aussi vive soit-elle allait mourir si aucun fait ne l’alimentait. La secte devrait frapper aujourd’hui et de manière spectaculaire. Il leur fallait des masques et il leur fallait une cible. Ces deux raisons les poussèrent à se rendre au quartier nobiliaire, le quartier ouest, appelé ainsi pour les nobles qui venaient y recruter assassins et mercenaires. L’enlèvement suffirait, il ne manquait à ce plan osé qu’une douzaine de masques en forme de soleil. Le velu se maudissait d’avoir choisi un soleil plutôt qu’une lune, à cause des rayons si durs à réaliser alors qu’il n’avait rien d’un forgeron.
Ils étaient allés s’enterrer au pied d’un silo en partie effondré où à l’abri des regards, moitié amusé par son office et moitié aux aguets, Quill se livrait à la fabrication de ces masques de fortune, à partir de tout ce qui lui tombait sous la main. Les résultats étaient grotesques, hilarants tant aucun ne ressemblait à l’autre mais cela ne les dérangeait pas. Le devin pour sa part retournait répandre ses histoires et personne ne le battait pour raconter des histoires, sinon l’artiste de la Hache Brisée. Avant le soir, ils étaient prêts.
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Aucun lieu du quartier ouest n’était réellement tranquille. Tout ce qui s’y faisait, tout ce qui s’y disait ou s’y produisait était connu rapidement avec, toujours, au moins un témoin. C’était inévitable de part les rues bondées, les maisons pleines au point de les faire s’effondrer et de par le peu d’espaces que laissaient les taudis imbriqués les uns aux autres, dont les toits cachaient même le soleil. Mais de même la pauvreté et le nombre étouffaient ces témoins et la plupart trop abrutis ou trop faibles, qui se laissaient mourir en tas, voyaient tout sans jamais rien dire pour ne pas s’attirer de nouveaux problèmes. Ils observaient aussi indifférents aux événements que ne l’étaient les murs et la pierre.
Beaucoup virent le noble et son garde s’engager dans le quartier nobiliaire, par les ruelles étroites, les petits chemins serrés si bien qu’ils devaient enjamber les corps. Là où les employeurs passaient le plus souvent s’amassaient les indigents, dans quelque espoir imprécis. Lui, vieux et rabougri, la tête chauvine, le regard méchant, marchait sur une robe d’intérieur qui se salissait dans les flaques d’eau. Il ne venait pas pour recruter mais pour acheter le livre qu’un de ces pauvres lui avait trouvé, une rareté qui complèterait sa bibliothèque personnelle. Pour l’obtenir, ce magicien de la cour royale était prêt à supporter la pauvreté et les maladies du quartier.
Son mercenaire était une femme, jeune mais si sale et si maigre dans des chiffons sans âge et le visage si fatigué, si torturé, les fossettes creusées, le teint pâle, qu’elle était plus effrayante que le noble. Elle se serrait contre le petit ouvrage au creux de son ventre, là où son estomac lui faisait mal depuis des semaines. Le garde s’avança à la place du magicien et lança à la pauvresse quelques pièces. Elle se jeta dessus pour les ramasser tout en leur jetant des regards effrayants. Sa chevelure cassante dans la nuit lui découpait le visage. Quand elle les eut toutes, quand elle eut fouillé le sol et raclé la pierre avec ses ongles en quête d’une dernière pièce, elle tendit le livre elle toujours accroupie et cherchant la distance. Le garde s’en empara, aussitôt elle détala avec son argent.
- En être réduit à payer des mendiants pour étudier son propre art. C’est pathétique.
Son garde veilla bien à ne pas répondre malgré les mots qui lui venaient aux lèvres. Il se détourna avec lui de la ruelle, sa main sur la garde toujours en alerte. Le noble feuilletait l’ouvrage en hochant la tête, plongé déjà dans son contenu comme s’il se trouvait à son bureau loin de la misère. Ils remontèrent sans prêter attention aux plaintes. L’obscurité pesait sur eux à cause des toits et de ces présences partout qui les regardaient passer comme des êtres mêlés aux murs et qui ne cesseraient pas de râler. Il pressa le garde pour rentrer. Un détour leur permit d’esquiver cette foule par une ruelle plus étroite encore que les autres, un petit dédale du quartier qu’ils voulaient quitter rapidement. L’air empestait.
Devant eux au détour surgit un personnage habillé de noir, capé, armé peut-être, dont le visage les frappa sur le coup. Il portait un masque dont la forme évoquait un soleil et que le peu de lumière parvenait quand même à faire briller. Dans la nuit ses couleurs paraissaient chatoyantes. Ni le noble ni son garde n’avaient encore entendu parler de la secte. Ils se méfièrent néanmoins, le premier relevant le nez de son ouvrage, le second se mettant en garde, l’arme toujours au fourreau. L’atmosphère était viciée, pleine de la puanteur du quartier. Les maisons de ce lieu contenaient peut-être des cadavres, une nouvelle maladie, ils ne savaient pas mais en tout cas les relents étaient suffisamment affreux pour évoquer la mort.
- Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’il s’écarte !
Le soldat aux côtés du noble serra les dents. Son instinct lui disait qu’ils venaient de tomber dans un piège fréquent en ces lieux où la pauvreté poussait au crime. Une foule sortirait des deux côtés pour se presser sur eux, les étouffer et les dépouiller. Avec de la chance, ils en ressortiraient vivants, sinon le nombre les écraserait sans y songer, par un simple mouvement tant qu’il resterait quelque chose à prendre. Un peu de force, beaucoup d’assurance pouvaient déjouer ces tentatives que la convoitise produisait moins que la simple faim. Il sourit, le magicien écrirait dans les énergies quelques noms et la foule fuirait.
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- Vuld Edone
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Ca commence à m'amuser diablement, l'intrigue que j'ai trouvée pour le passage à l'Échiquier. Dommage que tu ne passes pas par là Monthy.
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Aucune foule ne vint appuyer cet homme seul qui leur barrait le passage. Le masque sur son visage les empêchait de l’identifier. Dans l’obscurité il leur semblait que le masque flottait tout seul, à cause des habits noirs mais aussi parce que les effluves de cette ruelle étroite troublaient leurs sens. Le garde fit un pas en avant mais leur opposant dressa un bras leur intimant de s’arrêter. Des bruits de métal mêlés à des raclements sourds coururent autour d’eux derrière les murs des masures, près des portes. Le magicien toussa. Ils regardaient tout autour d’eux et derrière la ruelle cruellement vide dans ce quartier où les gens s’entassaient partout où il y avait de la place. Un claquement les fit revenir à l’individu qui leur barrait le passage. Il avait été rejoint par une autre personne, également vêtue de noir et portant le même masque en forme de soleil.
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Vous allez venir avec nous. leur répondit une voix étouffée derrière le masque.
De nouveaux raclements plus forts bruyants comme une tempête éclatèrent de tous les côtés et aux portes et dans la ruelle ils virent apparaître d’autres masques, d’autres figures du soleil qui luisaient dans l’obscurité. Ils en comptaient six, sept, douze, une vingtaine, ils étaient partout et les entouraient. Tous les masques identiques se fixaient sur eux oppressants et sur les toits mêmes ils en virent encore d’autres, partout où ils regardaient les deux hommes piégés ne voyaient que des masques tous identiques et tous effrayants. L’une de ces figures fit un pas, toutes les autres suivirent, surgirent des portes et par la ruelle, une foule s’avança sur eux les mettant dos à dos par un accès soudain de panique. Le noble jugea qu’ils seraient tués s’il n’agissait pas rapidement, qu’il lui fallait écrire dans les énergies maintenant.
Il fit courir ses doigts dans le ciel comme en tâtant, il chercha à attraper les courants bleu nuit qui le faisaient frissonner. Ceux-ci s’enroulaient devant lui, formaient des caractères étranges puis se défaisaient et il luttait pour les assembler devant lui, autour de lui en vastes vagues toujours plus denses. Mais les énergies lui échappèrent, tout son art se perdit en quelques instants et les formes invoquées, les premières traces de la nécromancie s’évanouirent sous ses yeux ronds. Un cri s’arrêta à sa gorge alors qu’il voyait le meilleur de sa science se déliter entre ses doigts, les dernières courbes se défaire. Impossible de se concentrer, il n’aurait pas pu autrement dévier le cours d’un torrent en furie.
Tout autour d’eux les individus masqués reprenaient leur marche lente pour les enserrer, leurs ombres flottaient dans les ténèbres à la puanteur d’un charnier contenu dans les murs, leurs vêtements flottaient comme des linceuls de ténèbres et ces masques partout se multipliaient en masse presque indistincte, ils en voyaient partout où qu’ils posaient le regard. De désespoir, le garde tira l’épée, il fouetta l’air autour pour les repousser et les individus reculèrent sans qu’il parvienne à les toucher, brusquement ils s’avancèrent, son épée fouetta le vide, un bras le saisit, lui fit lâcher son arme.
- Toi. dit une voix au garde. Tu peux partir.
Il ne se le fit pas répéter et détala comme un lièvre, non sans voir tous ces masques le poursuivre jusqu’à ce qu’il se soit suffisamment éloigné de la ruelle. Le noble resté seul, serrant son petit ouvrage à deux mains, râlait devant ces hommes irréels, comme face à un cauchemar. Il ne parvenait qu’à cracher quelques râles. Une main plaqua du tissu contre son nez, un sommeil foudroyant le saisit, il s’effondra.
Les deux hommes masqués portèrent le noble, chacun d’un côté, à l’intérieur d’une des maisons effondrées. Ils le posèrent sur les débris puis se mirent en mal pour récupérer les quelques masques pendus ici et là par des cordons de bourse. L’un d’eux alla le long de la rue récupérer de tous petits pots de terre cuite où brûlait le mélange de Bedeline et de nerve. Quand ils eurent fait disparaître toutes les traces de leur passage, ils traînèrent le corps par les ruines jusqu’à peu de distance avant de retirer leurs masques. Quill hébété par les drogues se frotta les yeux et tira sur le mouchoir pour respirer à pleins poumons. Il chercha autour quelqu’un qui aurait vu la mystification, ne vit personne, ce qui finit par le calmer.
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Il n’avait jamais été un conspirateur et à présent qu’ils détenaient un noble comme prisonnier, Quill était rongé par le doute. L’idée ne lui paraissait pas redoutable, bien moins que ne l’était la respiration du vieillard rachitique attaché dans un coin, le visage couvert et bâillonné. Dès l’arrivée de Vlades Jan dans le petit taudis il avait su que les choses iraient de mal en pire à mesure qu’une sorte de folie dicterait leurs actes, malgré cela l’apothicaire velu essayait de réaliser qu’ils venaient d’enlever un noble, que la Garde Sombre risquait de les trouver et de les tailler en pièces dans le meilleur des cas. Il attendait le retour du devin la peur au ventre car chaque respiration un peu plus forte du prisonnier lui faisait craindre qu’il ne se réveille, auquel cas il n’aurait pas su quoi dire ni faire. Son compagnon était parti semer de nouvelles rumeurs et recueillir celles de leur action.
Qu’est-ce qui lui avait pris de l’écouter, de l’entraîner dans cette histoire ? Il avait cru améliorer les choses en ne livrant pas Mederick, après tout c’était son employeur mais à présent cette perspective lui plaisait plus que sa situation. Et pour quoi ? Il ne savait pas exactement quoi chercher dans la Lumière de cendres, une information en bibliothèque ou quelqu’un au courant, un secret comme s’il suffisait d’arpenter les couloirs du château royal pour tomber dessus ! Une part de lui se persuadait qu’une fois sur place, il saurait où chercher, il trouverait. En attendant Quill était sur les nerfs.
La porte claqua, il bondit sur ses pieds. Le drogué apparut au coin du rideau un sourire bête accroché à son visage. Il fit signe au velu de se taire puis alla jusqu’au prisonnier, tendit l’oreille et tranquillisé il resta pendu en avant la bouche pleine de bave.
- Bas les masques, Vlades. Je suis curieux d’entendre les ragots du matin.
Par de petits gestes des doigts, manière d’effriter de la poudre entre le pouce et le majeur, le devin chercha à exprimer ce que sa bouche figée par les bouffées délétères refusait de dire. Il avait l’air excité, captivé par ce qu’il venait d’apprendre.
- Un garde sombre, c’t’un gros rat. Des rats ils font – il imita le rat avec ses dernières dents – c’pas malin. Y veulent attraper une secte. Ça attrape pas les sectes les rats. Ça s’saurait. Moi, pas possible ! Quoi ? La secte c’est nous on l’a fabriquée. C’pas malin les rats.
- D’acccord. Il faudra voir à relâcher le noble, ce genre de rats a des dents en acier réputées mortelles.
Donc la Garde Sombre y croyait à présent, assez pour faire une descente dans le quartier ouest. Pas le quartier nobiliaire mais directement au quartier ouest. La force d’une rumeur était effrayante dans la capitale, quelle facilité pour manipuler les âmes ! Il aurait pu être de ceux mystifiés que se demanderaient si cette secte allait les tuer dans leur sommeil. La plupart n’en avaient rien à faire, les lois du monde ne s’appliquaient plus pour eux qui pourrissaient dans les déchets mais pour ceux qui avaient de l’argent, l’inquiétude devait grandir. Si la Garde Sombre était sortie alors le roi lui-même s’était inquiété de leur apparition. Il devait croire comme Mederick que ces hommes masqués étaient liés à l’assassinat. Ridicule mais cela jouait en leur faveur.
- Autre détail, il faudra se débarrasser des masques. Pas question de tenter le hasard deux fois.
- Oh, on s’inquiète, si c’est pas mignon ? Promis, plus d’vilain masque qui fait peur à tonton Quill.
- Oui, réponds-moi juste oui, s’il te plait.
Ce n’était pas la peine d’essayer tant le devin était sourd à toutes les réactions de son entourage. Mais après tout l’essentiel était fait, il ne restait que leurs masques à eux, juste au cas où, le reste le devin s’en était débarrassé. Peu lui importait de savoir comment. Ils devaient attendre encore un peu avant de demander à voir Ghendes, trop tôt ils seraient suspects, trop tard la rumeur serait retombée aussi vite qu’elle était née et personne ne les laisserait entrer. Demain soir ils relâcheraient le noble, le jour d’après ils tenteraient leur chance. Tous ces efforts juste pour se faire ouvrir une porte, l’apothicaire trouvait cela risible alors que de grands assassins étaient réputés capables d’en grimper les murs ou de voler par-dessus les toits. Pourvu que cela finisse, souhaita-t-il, vite.
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Pas un lieu de la capitale n’avait ignoré l’enlèvement du noble et nécromancien Kjeld V’Fohs, celui-là même qui se présentait aux dîners du roi et n’avait pas de plus grande richesse que son savoir. Sa perte venait de porter un grand coup à la puissance rayonnante de la Lumière de cendres. Pour le retrouver, pour le peu d’espoir qu’il restait de le retrouver, la Garde Sombre elle-même avait été envoyée dans le quartier ouest, le quartier où était réputée se terrer la secte. Ils n’avaient pour se guider que les rumeurs les plus folles et le rapport du garde du corps qui cette nuit-là avait survécu à l’embuscade. Aussi recevaient-ils l’aide de l’enquêteur Ghendes, dont le premier souci était de déterminer la raison de l’enlèvement. Certain que cela n’avait rien d’un assassinat l’enquêteur avait vite conclu qu’il s’agissait d’une tentative de chantage contre le roi.
Un garde vint lui apporter sur son bureau le rapport des fouilles au quartier ouest. Dedans se trouvait l’arrestation d’un forgeron, un misérable dont le fourneau tenait dans la paume et qui ne maniait que les métaux les plus grossiers. Les gardes avaient découvert près de lui, puisqu’il n’habitait nulle part, un masque inachevé. Ils l’avaient aussitôt ramené avec eux au château, ils l’avaient enfermé et l’interrogeaient désormais. Ghendes s’empourpra violemment à l’idée que c’était son rôle d’enquêteur que de poser les questions. Il exigea d’être mené à ce hère, dans les plus bas niveaux de la Lumière de cendres.
Les couloirs gouttaient courbés par le poids de leurs voûtes. Le sol pourri par les brins de paille exhalait entre ses interstices une puanteur à chaque pas. D’épais barreaux fermaient les cellules des deux côtés innombrables. Ils passèrent lui le gardien et son trousseau devant autant d’indigents et de criminels aux corps usés par la faim et les maladies, par le juste poids du remords. Certains se plaignaient, d’autres n’avaient plus la force de gémir, les plus forts suppliaient de les achever. Ici le roi pouvait visiter ses ennemis et les écraser d’un simple regard. L’enquêteur fut impressionné par le silence de certains pourtant vivants mais qui laissaient pendre les membres et ne réagissaient même plus aux passages. Ils avaient tous l’air infiniment vieux, l’un surtout avait un regard profond effacé par un gouffre d’âge que les geôles seules ne pouvaient pas expliquer.
Ils arrivèrent devant la cellule du forgeron. Le gardien ouvrit et s’effaça. À l’intérieur le loqueteux chercha à rassembler ses frasques tant il était intimidé par l’arrivée d’un homme trop bien habillé pour lui. Il ne ressemblait lui-même à rien. Seul son regard disait quelque chose, une terreur née suite aux premières questions de la garde. Son corps en portait encore les marques.
- Est-ce la secte qui t’a commandé ce masque ?
- Oui ! Oui c’est la secte, c’est elle !
- Qui exactement ? Un noble ? Avoue, c’est un noble ! À qui devais-tu le remettre !
- Oui, un noble oui ! Comme vous dites, un noble !
Il le savait ! Une secte ne pouvait pas apparaître aussi brutalement sans un soutien de quelqu’un haut placé. Quant à déterminer qui, il en avait quelque idée. Mederick T’Nataus avait disparu avec son ami Thorlof L’Fyls, or ce dernier était le coupable sans aucun doute de l’assassinat du Roi. Ainsi toutes les pièces se rejoignaient. Sans aucun doute possible Mederick dirigeait la secte, probablement caché dans le quartier nord loin des soupçons : un noble refuserait la crasse des quartiers pauvres, à moins d’être aux abois mais justement, grâce à la secte, Mederick ne l’était pas.
Heureux de ses résultats, Ghendes conclut que l’enquête venait de prendre fin. Il ne resterait plus à la Garde Sombre qu’à faire son travail, le détail de retrouver ce chef et ses subordonnés. Quand le roi K’Rahsco serait mis au courant, l’enquêteur ne doutait pas d’être récompensé. Il lui présenterait les faits indéniables qui allaient à l’encontre du noble Mederick T’Nataus. La tête emplie de cette conclusion, quand un garde lui annonça que deux personnes voulaient lui fournir des informations sur la secte, il les fit renvoyer sans la moindre arrière-pensée. Le garde avait oublié de prononcer le nom de Vlades Jan.
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Non seulement Ghendes Jan refusait de les recevoir mais les crieurs de foule annonçaient même la fin de l’enquête. Ils en écoutaient un sur la Voie magique alors qu’il faisait entendre les conclusions officielles. Mederick T’Nataus n’avait pas donné signe de vie à cette occasion. Il devait se sentir compromis de la pire manière. Si l’apothicaire retirait ne serait-ce qu’une pièce de toute cette histoire, il se considèrerait déjà chanceux. La meilleure option consistait désormais pour lui comme pour son compagnon devin à fuir la capitale le temps que les rumeurs s’estompent et, si possible, même si ce calcul avait quelque chose de sordide, le temps que Mederick tombe entre les mains du roi.
- Tu t’es surpassé, cette fois.
Le drogué pinçait ses lèvres percées pris d’un petit rire insistant qui sur son visage tiré par les drogues et rendu flasque le rendait simplement ridicule, sinon fou. Il devait rire des conclusions de son frère l’enquêteur, toujours un peu trop prompt aux conclusions. Quoique, paradoxalement, Ghendes Jan ne s’était pas trompé : la secte provenait bien du noble par leur intermédiaire.
- Nous pourrions nous installer à Etabane. Il doit y avoir beaucoup de rhumes à soigner là-bas.
- Tsk tsk ! C’que tu t’affoles ! Moi, il hoqueta, moi j’suis les fumées blanches, les fumées, toutes douces, les bonnes fumées.
Son ami velu jusqu’aux mains, le visage rond et pesant, se frotta les yeux de fatigue à force d’entendre le drogué déblatérer ses sornettes. Il l’avait tant côtoyé que l’apothicaire croyait tous les devins adeptes de narcotiques. Le voir mâchonner cet éternel bâtonnet entre ses chicots noirs n’aidait en rien à l’image. Ils devaient partir cependant et vite, avant que les gardes ne découvrent qui avait soigné Thorlof L’Fyls, remontant jusqu’à eux, n’aient l’idée de les torturer un peu pour retrouver Mederick. Les rumeurs sur la Garde Sombres, elles, duraient depuis longtemps avec très peu de variantes, il préférait ne pas les mettre à l’épreuve. Il poussa son ami qui hochant la tête indolent se mit à marcher devant lui. Mais au lieu de descendre la Voie magique il s’engagea par les ruelles et Quill, bien forcé, dut le suivre en direction du quartier ouest. Ils quittèrent le Palace des pauvres pour les étroits boyaux couverts de toits et de ruines eux-mêmes emplis de visages ternes.
Arrivés devant une très vieille poterne, face à une vaste bâtisse dont la fonction s’était perdue en même temps que ses fondations, Vlades lui fit signe de mettre son masque. Soudain le cœur de l’apothicaire bondit d’alarme. L’envie le prit d’étrangler le drogué mais il obéissait bien forcé, il tira de la besace sous sa cape un long manteau noir et le masque en forme de soleil qui lui parut dérisoire. En hâte il regarda autour de lui si quelqu’un pouvait les apercevoir, il s’attendait à la Garde Sombre sans savoir que celle-ci, l’enquête déjà achevée, s’était retirée du quartier ouest. Ils entrèrent.
- Si tu me fais perdre mon temps, je te promets une mort lente et douloureuse.
Sa propre voix le surprit, comme à chaque fois qu’il mettait le masque car celui-ci rendait le son grave et caverneux, presque effrayant. Il se repentit d’avoir prononcé ces mots qui au travers de ce lourd ornement durent paraître une véritable menace. Or le devin ne s’en formalisa pas mais, mâchant le bâtonnet derrière son masque, faisait un bruit glauque rendu plus affreux encore par son propre déguisement. L’intérieur de la bâtisse, malgré quelques effondrements dans le plafond, était vaste et noir avec seulement quelques parois et des piliers ici ou là. Ils avaient du mal à distinguer quoi que ce soit. Un corps tomba à leurs pieds, le corps tortillé, toujours vivant mais livide du nécromancien. Quill était pourtant certain qu’ils l’avaient libéré la veille !
- Pitié ! fit une voix dans le noir. Ne nous tuez pas ! Nous avons fait ce que vous demandiez !
Une douzaine de hères dans leurs haillons apparurent à moitié voilés par l’ombre. Tous portaient l’un de ces masques que Quill avait confectionné auparavant pour la mise en scène, ces masques grotesques, informes, faits de tous les matériaux qu’il avait pu trouver. Il en resta sans voix, incapable de comprendre ce qui se passait.
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Des nuits durant, avec un acharnement qui ne lui ressemblait pas, Vlades avait tenté de reprendre pas dans le monde de la Perception. Chaque tentative s’avérait plus difficile encore que la précédente, à mesure que le voile blanc s’abattait plus terrible jusqu’à lui vriller la tête avant même qu’il ne s’immisce. Le peu qu’il voyait lui apparaissait au travers de la tempête, brouillé, confus. Il avait cependant pu voir un chemin et un seul qui lui permettrait d’entrer à la Lumière de cendres. Celui-là lui était apparu lorsqu’en répandant les rumeurs il avait découvert nombre d’indigents prêts à servir un maître, comme une seconde rumeur parallèle qui appelait à lutter contre le sort, la faim, la fatalité de leur pauvreté. Ils voulaient rejoindre la secte sans savoir où la trouver. Alors il avait prit sur lui de changer le plan.
Son compagnon velu sous le manteau noir s’étrangla en voulant prononcer son nom. Le masque en forme de soleil rendit un son dévorant.
- Qu’est-ce que c’est que ça ?!
Soit l’apothicaire avait accepté de jouer le jeu, soit involontairement il le jouait mieux que personne. La foule d’indigents qui avaient eux-mêmes récupéré les masques, et qui avait retrouvé et capturé sans peine le nécromancien encore étourdi par les drogues, recula de peur d’être tués. Leurs regards exprimaient mille idées différentes qu’au travers des drogues le devin croyait saisir à l’exact. Il n’avait lui-même rien besoin de faire pour effrayer encore plus ces pauvres, lesquels voyaient en lui un protecteur chargé de les recruter. Son silence les plongea dans un trouble plus grand encore. Alors sans pouvoir se retenir le devin laissa échapper son petit rire contenu jusqu’alors, qui au travers du masque parut sadique.
- Nous sommes prêts ! lança un autre hère.
- À tout ?
La question posée par cet être courbé, rachitique qu’il représentait, tel un démon affreux dans l’obscurité de l’entrepôt replongea ces pauvres dans le silence. Il pouvait palper l’agacement de Quill.
- Vous allez libérer le nécromancien. Que les gardes le retrouvent au plus tôt.
- Et ensuite, lança l’un d’eux plein d’espoir, nous serons des vôtres ?
Il faillit s’étrangler.
- Faites ce que je vous dis !
Impossible pour le drogué de dire si son ami avait eu dans la voix une pointe de panique. Pourtant il aurait cru que son acuité lui aurait permis de le sentir mais soit qu’il n’en ait pas eu soit que le masque l’étouffait, ses paroles n’exprimaient que colère et ennui, une sorte de résignation qui toucha la foule des loqueteux. Ils s’empressèrent de saisir le noble étendu à terre, entravé par les liens, et de se retirer avec lui. Les deux compagnons restèrent seuls dans la pénombre. Il ne restait que le bruit du bâtonnet en train d’être mâchonné, ce qui devait agacer au plus haut point le géant velu. Ce dernier respirait lourdement, une parfaite mise en scène. Il devait s’attendre à ce que le plafond s’effondre.
- Une armée de loqueteux ne risque pas d’ébranler la Lumière de cendres.
Décidément Quill ne changerait jamais, capable de se calmer après un soudain coup de sang et toujours à voir le plus loin possible dans les intentions des autres. Il avait raison, bien entendu, mais Vlades n’était pas sûr d’avoir réfléchi jusque-là. Le paradis des substances le laissait indifférent à tout ce déroulement de marionnettes. Un sentiment presque excessif d’assurance les imprégnait dans cet entrepôt éloigné de tout, au plus profond du quartier ouest, que même les pauvres évitaient sans doute pour ce qui avait pu s’y passer autrefois, plus certainement parce qu’ils ne pouvaient rien y trouver, pas même un peu de chaleur.
- Sortons.
Sans doute l’apothicaire se doutait-il à présent de ses intentions. Le devin ne comptait pas s’arrêter à une simple troupe de pauvres. Il avait trouvé des forgerons prêts à fournir d’autres masques, de vrais masques cette fois et du tissu pour les manteaux. La Garde Sombre affronterait une secte sans tête le temps pour lui de parler à son frère.
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En deux jours à peine le quartier ouest et le quartier nobiliaire regorgeaient d’adeptes. Leur dieu avait le visage du soleil, le masque que beaucoup portaient, ouvragés pour les vrais membres, des bricolages pour les initiés et les adeptes qui cherchaient à les rejoindre. Ce mouvement étourdissant, incapable de traverser les remparts du château comme du quartier noble, avaient déferlé parmi les villages au-delà d’Etabane, en profondeur dans la forêt. Une secte était apparue avec la violence d’un incendie déclenché par une braise, comme si son foyer avait été au préalable recouvert d’huile. Sans ordre précis ils accumulaient les informations, l’argent et les armes. Leur faiblesse demeurait cependant de n’avoir aucun soutien des nobles et en cela la secte était condamnée par avance.
Ni l’apothicaire ni le devin n’enfilaient plus leurs masques. Ils passaient la seconde soirée à la Hache Brisée, au Palace des pauvres, à écouter la prestation d’un grand artiste placé en retrait au coin de la pièce et embrumé par les fumées volatiles.
- Il y a vraiment une secte, répéta Quill pour lui-même, il y a vraiment, je veux dire vraiment, une secte.
Il se passa la main sur le visage, aussi pour chasser les odeurs imprégnées à la longue dans sa chair et qui rendaient ses idées confuses. Vlades face à lui souriait comme un enfant après sa blague. Le devin aurait trompé n’importe qui mais pas son compagnon habitué aux tours pendables qu’il était capable de faire. À présent tous deux étaient réduits à l’impuissance face à tous ces chefs de rue autoproclamés, ces têtes multiples de l’hydre qu’ils avaient contribué à faire naître, pas sans se faire broyer. Ils ne savaient pas non plus comment contacter Ghendes puisque l’enquête était close et qu’à présent la Garde Sombre ne s’intéressait plus qu’à attraper Mederick, si ce n’était déjà fait. La bière servait pour l’un à oublier toute cette histoire qui avait si mal tourné, les drogues remplissaient pour l’autre cette même fonction.
- Allez viens, rentrons tant que nous avons un toit.
- Non ! fit le drogué en s’enfonçant dans son siège.
Il se fit tirer dehors dans la ruelle froide et mal pavée du quartier sud. Eux, les chefs d’une secte ! Lui bedonnant tirant son compagnon dans la crasse et les flaques d’eau croupie, dans leurs vêtements de plusieurs mois, puants, ils avaient bâti une secte qui préoccupait la Lumière de cendres. Par le jeu du sort ils avaient également condamné leur client. Par bonheur le nécromancien était retourné à sa place derrière les murs impénétrables du château, ce qui avait calmé peut-être les ardeurs de revanche. Quant aux rumeurs, elles vivaient désormais par elles-mêmes sans qu’un mot soit nécessaire pour les aviver. Elles étaient devenues une réalité.
Quill jeta le drogué contre un mur et s’y colla à son tour, de la sueur sur son visage par l’effort et par la peur. Il avait cru entendre des bruits de course au détour de la ruelle, quelques ombres habillées du masque. La tranquillité lui revint quelques secondes après mais non pas son calme. Il en voulait à ce sac d’os de les avoir lancés dans cette histoire. Celui-là avait profité de cette pause pour sortir son livre et le feuilleter, l’air malin, la bouche dégoulinante de bave. Impossible de lire dans la pénombre de la nuit. L’apothicaire l’obligea à se relever et à ranger son ouvrage. Un frisson le raidit :
- Vous êtes partis trop tôt. Je voulais vous voir.
Elle sortit de l’ombre vêtue des simples habits du quartier, encore riches pour ces lieux. Ses cheveux châtains rebondissaient dans sa nuque en une natte épaisse. Le sourire qu’elle leur présenta avait la froideur de son visage sélène. Un doigt sur sa bouche tempéra l’envie qu’avait le plus grand de poser des questions. Elle observa attentivement le devin qui, lui, la regardait d’un air distrait, tout à fait naturel. Bien sûr, puisqu’il lisait dans la magie blanche, il avait forcément prévu cette rencontre. Comme tous les devins, il s’y résignait. Aë n’avait que peu de temps à perdre avec eux. Elle songeait à tout ce qu’ils avaient accompli et tout ce qu’ils accompliraient encore. Le plus important dans cette nouvelle partie d’échecs était de ne jamais oublier que le premier pion joué était toujours devant la reine.
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Elle était revenue. Elle n’avait plus cette livrée sans nom de servante lors de leur première rencontre mais Vlades la reconnaissait sans peine. Pour lui elle n’avait pas de nom, ce qui du reste lui importait peu. Le devin s’amusait de la totale désorientation que subissait son compagnon dont les petits yeux recouverts de peau cherchaient à s’écarquiller.
- La p’tite du journal ! C’est gentil d’passer !
- Tiens ta langue, devin. Je viens pour la secte.
Pour la seconde fois dans la même minute Quill alla s’adosser au mur de la ruelle. Il avait peur, évidemment ! Si Mederick lui-même ne s’était douté de rien alors personne n’aurait dû savoir leur implication dans cette histoire, surtout pas une inconnue surgie de la nuit et qui, cela ne rassurait pas son compagnon, était connue de lui. Si seulement l’apothicaire s’intéressait plus à la vie des gens, il lui aurait expliqué qui elle était et après quel mythe elle courait. Il se contentait de suer paniqué et sans voix à la pensée probable que ce pourrait être sa dernière heure.
- Si j’avais voulu vous dénoncer, je l’aurais fait depuis longtemps. Je sais tout.
Elle mentait, elle ne s’était intéressée à eux directement que lorsque le devin avait distribué les masques. Ses propos ne servaient qu’à la rendre plus imposante à leurs yeux. Quill trouva assez de consistance pour l’interroger.
- J’ai l’impression moi de ne pas tout savoir. Vous servez le roi ?
- Quelle idée ! Je viens vous dire qu’un assassin a été recruté pour tuer Mederick. Je peux vous donner son nom mais en retour, vous devrez me donner le livre.
- Quel livre ? demanda Quill.
- Le traité de Kjeld V’Fohs, celui qu’il était venu chercher le jour de son enlèvement. De quel livre croyiez-vous que je parlais ?
Les deux compagnons se regardèrent à la recherche de la manière la plus appropriée pour réagir. Ils ne trouvèrent chacun chez l’autre qu’une sorte d’air pantois, incrédule. Elle exigeait un ouvrage élémentaire en échange d’un nom, avec tout le sérieux qu’intimait son visage, comme s’il n’y avait aucun ridicule en cela. Qu’est-ce que cet ouvrage pouvait bien signifier ? Vlades suspectait bien quelque chose mais seulement au travers d’un voile trop épais pour qu’il s’efforce à le percer. Ce qu’elle demandait n’avait pour eux aucune valeur sinon celle de tout livre, ils l’auraient rendu sans contrepartie aucune. Ce fut Quill qui, cherchant dans sa besace à présent vidée du déguisement, lui tendit le petit tome.
- Il s’appelle Fadamar, Lametrouble, l’assassin à la pièce. Je suis sûr que vous le connaissez.
- Qu’aurions-nous fait sans le savoir ? Dites-moi, quelle information recevrais-je en échange de la besace ?
Et l’apothicaire tendit du doigt son petit bagage.
- Vous feriez mieux d’apprendre à faire bon usage des informations que je vous donne. L’assassin n’a qu’une piste pour trouver son contrat et c’est l’herboriste Nathan. Quand il l’aura trouvé, il vous cherchera vous. Devancez-le ou tout est perdu.
Ces mots à peine dit elle bondit avec la vivacité d’une antilope, elle avait déjà disparu dans la ruelle obscure. Le bruit de sa course déjà léger s’étouffa complètement en un instant. Ils se retrouvaient seuls à nouveau. Vlades laissait dodeliner sa tête et pendre ses bras. Il s’amusait de cette ombre féminine qui croyait tout savoir. Son ami tendit son bras velu du côté où elle était partie, la main tenant la besace, et lui hurla qu’elle oubliait son paiement. Tout ce temps passé ensemble leur suffisait pour n’avoir pas à s’échanger leur avis. Redevenus passifs, ils n’avaient pas d’autre choix que de se rendre chez l’herboriste.
- Je crois bien tenir un plan. Tout n’est peut-être pas perdu.
- C’qu’on est prudent ! Mais dis voir, tu paniquerais plus ?
Quill l’ignora royalement. Il avait pris cela pour un oui et si cela n’avait pas été un oui il se serait contenté de l’étrangler jusqu’à ce que ce le devienne. Sur le chemin de la boutique aux deux feuilles croisées noire et blanche, il lui exposa son idée.
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La boutique était fermée de nuit les fenêtres closes, le verrou tiré, des volets à l’étage. Un léger souffle dans la ruelle faisait grincer l’enseigne aux feuilles croisées. La lune dégagée au-dessus des toits se mêlait à ses reflets sur les glaces livides des flaques au pas de la porte et sur les bordures de bois qui courait le long des murs. Le balcon penché sur les pavés venait d’un autre âge, de cette époque inconnue où le Palace portait bien son nom. Ils restaient là gênés tous deux dehors et frappés par le froid, chacun trop fier ou trop indifférent pour pousser l’autre à ouvrir. L’herboriste dormait, ils auraient pu le réveiller comme ils auraient pu le surprendre en pleine rencontre avec l’assassin. Ce dernier ne risquait pas d’attendre l’ouverture du lendemain. Perdus debout au côté de la ruelle, ils avaient la figure de tous les hères sans destination, ces faces bêtes incrustées dans les murs qui finissaient par s’y fondre au complet jusqu’à n’être plus que des ombres.
Et si Nathan ne parlait pas ? Et s’il se doutait de leur rôle, et s’il savait ? Et s’il voulait rejoindre la secte ? Ce dernier cas de figure fit tousser l’apothicaire, il faillit s’étouffer d’énormité. Non, l’herboriste ne risquait pas de rejoindre des fous masqués, il fallait être désespéré pour cela et le vieux sarcastique avait trop à perdre. Alors il parlerait, il les guiderait directement sur eux et tous deux ne sachant pas où se trouvait Mederick mourraient de la main d’un assassin. D’ici à ce que ça se produise, une nouvelle histoire devait prendre place, un nouveau mensonge pour les protéger, pour diriger une fois de plus la Garde Sombre dans la mauvaise direction. Nathan servirait à cela.
Un pavé alla ricocher contre l’un des volets. Quill avait bondi de surprise, ébahi, il regarda son drogué de compagnon tituber un autre pavé à la main, qu’il avait simplement arraché du sol, ces mauvaises pierres usées par les décennies, et il visait maladroitement un point quelconque sur la façade. Avant qu’il ne lance, l’apothicaire avait bondi sur lui, l’écrasait de son poids.
- On veut rencontrer Nathan, pas la garde. Puis bougon : Au cas où ça ne t’aurais pas frappé.
Un volet s’ouvrit, un visage parut dans la pénombre. Ils l’entendirent à peine grogner.
- Je suis fermé.
- C’est nous.
L’herboriste ne les connaissait pas, il ne les avait vu guère plus d’une ou deux fois chacun parmi la vague de ses clients. Le ton qu’avait employé Quill n’avait rien non plus de convainquant, il avait simplement énoncé l’évidence. La tête disparut, le volet se referma en grand bruit. Ils attendirent encore, presque une minute. Le verrou de l’entrée glissa, Nathan ouvrit. Le vieil homme rabougri, le visage émacié par la fatigue, leur fit signe d’entrer. Ils se dépêchèrent de le suivre à l’intérieur où il faisait plus chaud, loin du vent aussi. Leurs regards à l’exception de Vlades exprimaient le soupçon et la curiosité, qu’ils essayaient de cacher derrière d’épais manteaux de désinvolture.
- Lametrouble te cherche. Il sait que tu as aidé à soigner Mederick T’Nataus.
- Je sais, appuya tranquillement l’herboriste. Ça ne valait pas de me réveiller pour ça.
- Je ne te réveille pas pour ça.
Cette idée eut le mérite de faire réagir Nathan. Il les regarda plus durement, les jaugea tous deux dans leurs habits sales, leurs visages également sales et leurs ongles noirs. Eux aussi cherchaient à se dégager de leurs doutes, à sembler détaché de tout ce qui pouvait leur arriver. Seul Vlades y arrivait. Le devin laissait jouer ses doigts devant lui comme s’il les découvrait pour la première fois. Il puait plus que toutes les plantes des étagères.
- Oh ! fit-il mine de se réveiller. Juste que des assassins, y en a deux. C’est ça Quill ?
- J’étais au courant pour ça aussi.
L’apothicaire cligna de ses petits yeux ronds. Il savait ? Comment ça, il mentait ? Il n’y avait pas de second assassin. L’herboriste n’avait aucune raison de leur mentir et pourtant, à l’évidence, c’était ce qu’il faisait. Son plan vacillait déjà. Il comprit que lui et le drogué avaient un coup de retard sur tout le monde, qu’ils faisaient face à un échec prochain.
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Il jugea que Nathan mentait aussi sûrement qu’il jugeait à quel point toute cette histoire leur avait échappé. Combien de personnes agissaient dans l’ombre, combien de personnes étaient concernées ? Quelles pouvaient être les chances que leur mensonge recouvre une vérité ? Le géant velu n’essaya même pas de l’imaginer. S’il ne s’adaptait pas vite, son seul avenir dans les fumées livides de son ami le devin serait un chemin droit comme une lame d’épée au même bout effilé par la mort.
- S’il y a autre chose que je sais, j’aimerais retourner dormir.
Le velu sentit sa mâchoire tirer sur les côtés.
- Et si je te disais que je suis le chef de la secte ?
Il venait de jouer le tout pour le tout, un coup comme aucun autre, tête baissée. Si Mederick tombait il tombait aussi, si le noble ne tombait pas il tomberait quand même, dans tous les cas son avenir s’évanouissait s’il ne convainquait pas Nathan ici et maintenant. Le plus drôle était qu’il ne risquait rien puisque personne jusqu’ici n’y avait cru.
- Ridicule.
- Bien, bien ! Lança Vlades avant de renifler très fort. Ridicule, hein ? Pas fiable. Pas fiable du tout, c’est triste, si triste…
Les deux hommes regardèrent cette loque dans son soliloque bercer un être fictif qui devait être feu son intelligence. Ils sentaient tous les deux un creux dans leur ventre, le creux de la moquerie mordante.
- Les drogues, ça s’fiable ! Bedeline, ma douce, ma toute douce ! Et puis là ! secousse des mains. Plus rien ! Plus d’couleurs, s’triste…
Soudain l’herboriste crut comprendre. Sa face changea du tout au tout malgré un effort visible pour retenir les souvenirs qui déferlaient en lui, tous les doutes, les rumeurs, ce qu’il avait constaté lui-même, la difficulté croissante d’écrire dans les énergies, de les graver dans l’air, de les contrôler. Il voyait ces courbes mourir loin de leurs possesseurs, ces derniers trahis agiter leurs mains en vain. Ou le drogué délirait ou il parlait de cette évasion généralisée des énergies et alors cela expliquait la capture du nécromancien, peut-être ce soigneur de peu de talent était-il vraiment… il n’acheva pas cette pensée. Il était préoccupé par tout autre chose, ce sujet le préoccupait à titre personnel. Ce devin savait quelque chose. Il jeta involontairement un regard du côté de la porte, subreptice, que les autres n’eurent pas le temps de remarquer.
Quill avait saisi tout de suite de quoi il s’agissait tant Vlades ne parlait que de la Perception et de ses substances. Les nuées blanches lui étaient plus impossibles à percer que jamais. Pourquoi en parlait-il en cet instant ? Mais cela fonctionnait, l’herboriste les écoutait à présent. Il ne pouvait plus cacher son attention.
- Si vous avez fini, je continue. La secte va tuer Todrick K’Rahsco. Tout ce qui s’y oppose s’appelle Mederick. S’il meurt, plus rien n’évitera la chute du roi.
- Et je dois te croire parce que ?
L’apothicaire eut un de ses soupirs qui naissaient de ces histoires de cœur et de mœurs où tout le monde était amateur. Il n’avait pas besoin de donner de raisons. L’herboriste, malgré les airs qu’il voulait se donner, s’il n’était pas encore convaincu, transmettrait quand même malgré lui cette nouvelle rumeur.
- Parce que la magie n’est pas fiable. Je te dirais bien pourquoi mais tu n’as pas de tabac à me donner. Demande à Lametrouble quand il viendra te trouver.
- Vous arrivez trop tard.
Il eut le temps d’apprécier l’ironie de la situation, aux côtés d’un devin et malgré tout surpris par ce qu’il aurait dû prévoir depuis longtemps. L’assassin à la pièce était déjà passé, leur mensonge ne les protègerait pas. La perspective d’affronter un tueur professionnel dut lui vider le visage de toute humeur jusqu’à le rendre blanc de craie, à l’instant où il constatait à quel point il jouait une partie inégale. Ils avaient perdu.
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>Bureau< Page 59
Elle n’avait même pas pris la peine de se mettre à la fenêtre pour écouter ce qu’ils se disaient. Dehors devant la boutique de l’herboriste, elle avait attendu leur retour pour les filer. Ils ne risquaient pas de s’échapper : si d’aventure l’apothicaire et le frère de l’enquêteur royal s’y amusaient, elle n’aurait aucune peine à les rattraper en quelques bonds depuis son poste. L’assassine était persuadée qu’ils ne savaient rien de sa présence, et cela bien qu’ils auraient dû s’y attendre s’ils savaient vraiment qui ils affrontaient. Après le passage de Fadamar, elle n’avait eu qu’à les attendre cachée sur son toit, elle les avait vus lancer le pavé puis disparaître derrière la porte. C’était trop facile.
Ils ressortirent, lui assez grand et lourd, la tête ronde, lui plutôt petit, malingre, plongé dans le rêve éveillé de ses substances. Et ils devaient les mener à Mederick T’Nataus ? Ces pauvres fous n’avaient que l’allure de n’importe quel habitant, aussi riches que les pauvres de leur Palace, mal vêtus. Ils n’avaient certainement pas la moindre idée de ce qui se passait, encore moins de liens avec la secte. Elle avait l’impression de perdre son temps, à présent, à le suivre de rue en rue jusqu’à la Voie magique où il sembla que se méfiant tous deux pressèrent le pas pour la traverser jusque de l’autre côté avant de guetter si quelqu’un les voyait. Leurs tentatives étaient vaines, depuis des années elle savait se faire plus discrète que la rumeur du vent. Ils repartirent plus pressés encore, le plus velu tirant l’autre à la manière d’un sac d’os pour l’obliger à suivre tandis que ce dernier délirait et riait, riait comme s’il ne comprenait pas ce qui allait arriver. Ils allaient à leur demeure.
Fadamar les y attendait.
Elle se précipita pour les devancer dans le boyau de rues plus étroites qui s’enfonçait par le côté des habitations, vers le seul passage ouvert qu’ils risquaient de prendre pour s’enfuir. Ses pieds touchant les tuiles sans âge les frôlaient à peine avant de s’évader dans un nouveau saut. Muette, elle était aussi invisible dans ses mouvements, à peine une ombre tapie derrière toutes les surfaces. La liberté grisante de ces courses au-dessus de la capitale excusait tous les actes de son métier, juste pour quelques instants de plus à se détacher de toute cette masse. Elle était heureuse, non, plutôt satisfaite. La mort et le sang-froid que demandait son art ne lui permettait pas des sentiments aussi forts que le bonheur.
Un petit chemin chevauché par des nacelles de pierres serpentait à chaque angle des maisons séculaires, pavé lui-même par la pierre où perçait la mauvaise herbe et gouttait une eau putride. Il n’aurait plus manqué que les visages des hères pour en faire une artère profonde du quartier nobiliaire. Elle ne pouvait pas voir au-dedans ce qui s’y trouvait, seulement le mouvement fugitif de quelque animal. Son passage dérangea un bord friable des toits, de la poussière glissa sans bruit au fond de l’ombre. Malgré tout ce qu’elle se répétait depuis des années, cela lui manquait autant qu’il pouvait manquer sa jambe à un amputé, un corps mort dormant en elle qu’elle s’efforçait d’oublier. L’impression lui restait trop présente d’être retenue par la terre, quand elle voudrait aller plus haut, plus loin, plus vite, plus vivement enfin cette impression l’enchaînait au commun des mortels.
Mais jamais, non jamais elle ne regretterait d’avoir perdu son nom.
Cachée là derrière la vieille bordure de pierre l’assassine regarda passer les deux hommes encore occupés à se disputer, qui avançaient à grands pas, à grand bruit également. Ils ne remarquèrent même pas ce passage, leur seule échappatoire, ils passèrent devant sans s’arrêter. Fadamar les attendait, elle leva la tête, elle n’eut qu’à se déplacer un peu pour le voir quitter sa propre cachette, vêtu de ses habits noirs, en cape, le visage masqué par un foulard. Était-ce la nuit, sa mission ou sa propre faiblesse, elle ne ressentit pas une flamme lui brûler le cœur. Plus tard. Plus tard ils pourraient se retrouver, quand leur mission s’achèverait. L’esprit froid, les idées claires, elle se détacha de la bordure, se laissa tomber dans la ruelle, elle ne sentit même pas le choc au sol quand ses jambes se plièrent. Ils n’avaient rien entendu mais elle eut la prudence de s’effacer contre le mur. C’était trop facile, beaucoup trop facile. Un instant de doute la fit craindre pour Fadamar.
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- Monthy3
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Me voilà...Ca commence à m'amuser diablement, l'intrigue que j'ai trouvée pour le passage à l'Échiquier. Dommage que tu ne passes pas par là Monthy.
...et je m'amuse probablement plus encore en lisant tout cela ! Franchement, je suis à la fois séduit et admiratif, j'ai l'impression de lire une version alternative de l'Echiquier - pas au niveau du style, bien sûr, mais de la cohérence que tu obtiens en reprenant le récit à un instant précis. J'ai bien de la chance que tu aies choisi ce monde !
Quelques remarques de fond :
En fait, le quartier nobiliaire est le quartier est.Ces deux raisons les poussèrent à se rendre au quartier nobiliaire, le quartier ouest, appelé ainsi pour les nobles qui venaient y recruter assassins et mercenaires. (bloc 48)
A moins que Kjeld ne tente d'impressionner ses opposants, il est tout à fait inutile de psalmodier dans l'EchiquierIl fit courir ses doigts dans le ciel tout en psalmodiant, il chercha à attraper les courants bleu nuit qui le faisaient frissonner. (bloc 50)
Que dire de plus ? J'adore, tout bonnement. Les personnages avec lesquels tu jongles, les descriptions fidèles, tout est chouette. Encore une fois, c'est vraiment une réécriture de l'histoire et elle est menée avec brio (qui a dit "bien mieux que la version originale" ?). Bravo !
Et merci
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- Vuld Edone
- Auteur du sujet
- Hors Ligne
- Messages : 2178
J'ai modifié "tout en psalmodiant" par "comme en tâtant" même si j'ai un vrai problème avec les comparaisons (j'en mets trop). Aussi modifié l'ouest pour l'est, légère incohérence que Vlades et Quill aillent frapper là-bas mais je tenais au quartier nobiliaire. Ca a l'air de tenir maintenant.
Je continue à modifier le message précédent pour ajouter des pages, facilité pour moi. Et qu'est-ce que vous attendez de votre côté pour nous sortir un projet commun ?
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Quill ne songeait plus qu’à ramasser le peu d’affaires et d’argent qu’il possédait, puis s’enfuir le plus loin possible, au-delà de la forêt, au sud peut-être. Pourquoi le sud ? Cette région appartenait à son passé, il y avait quelques racines encore. Vlades pourrait l’accompagner, Vlades, il ne cesserait jamais de lui poser des problèmes. Le taudis était là, il faudrait juste attendre le lendemain, quand les portes de la cité des seigneurs s’ouvriraient. La nuit, il la passerait à la Hache Brisée. Si ce devait être sa dernière à la capitale, soit parce qu’il partait, soit pour autre chose, autant valait mieux que ce soit la bière à la main et l’ouïe rassasiée de poésie. Il prendrait peut-être même un peu de drogue, à défaut de tabac.
Son compagnon lui tombait contre le bras, plus bête que jamais. Il lui cachait quelque chose, c’était clair, le devin avait ses propres projets aussi vagues que les visions de ses pairs mais l’apothicaire ne voulait rien savoir.
- T’es d’un nerveux ! Une vraie boule de nerfs !
- C’est généralement ce qui arrive quand il ne reste que vingt-quatre heures pour vivre vingt ans.
Il poussa la porte branlante, il songea pour la première fois de sa vie que sa maison avait pu être autrefois un cellier attenant dont le fond aurait fini par céder au poids de l’âge. Pourquoi maintenant, pourquoi il y pensait à l’instant de quitter ce lieu ? Tout lui semblait différent dès lors qu’il devait tout quitter.
Une ombre le surprit alors qu’il entrait. Derrière eux se trouvait un homme vêtu de noir, la tête recouverte d’un capuchon et cachée jusqu’à la hauteur du nez de sorte que lui et Vlades n’en voyaient vraiment que les yeux de métal. Pas un instant l’apothicaire ne douta, il s’agissait de Lametrouble, de l’assassin à la pièce. Il s’attendait presque à entendre cette dernière tinter, une idée bête mais oppressante alors qu’il faisait face. À présent que la rencontre avait lieu toute peur s’évadait de lui, il ne lui restait qu’une sorte de flegme devant l’inévitable. Il constata l’assassin derrière ses petits yeux ronds. Pour une fois dans sa vie le drogué à ses côtés eut la bonne idée de se taire.
- Où est Mederick.
Déjà Quill se demandait comment lui resservir l’histoire qu’il avait racontée à Nathan. Quand on lui en laisserait le temps, jamais l’assassin ne le croirait, il n’y avait de toute manière aucun intérêt. À défaut, il répondit mécaniquement :
- Au Palace des Pauvres.
- Où.
Une rage profonde à peine ressentie se transforma au premier de ses soupirs en une fatigue frissonnante. Il la sentit partir du front derrière sa tête jusqu’au bas du torse, une tension violente qui s’évadait de lui à l’instant même de sa naissance. Aucune échappatoire, pensait-il, il ne trouvait aucune échappatoire. Son silence n’eut pas d’effet visible sur l’assassin. Il s’attendait à recevoir une lame en plein ventre, la gorge tranchée, n’importe quoi. Il ne savait pas où se cachait le noble, sinon, il aurait avoué.
- C’pas beau la curiosité.
La main sur le front, l’apothicaire envisagea que son compagnon n’avait jamais dit ça. Il fallait s’appeler Vlades pour défier l’un des plus grands assassins du royaume. Ce dernier tira une dague, une seule, dont il montra le bout de la lame par-delà sa cape, sans geste grandiloquent. Une boule muette fit souffrir Quill dans son ventre.
- On fait son grand méchant ? Eh eh, c’est qu’t’y crois ! Hein ? Mais en fait, mais en fait, tu peux pas. Oh. On d’mande pas pourquoi ? Allez demande, demande ! C’facile t’ouvre la bouche ‘om’ ‘a e’ ‘u a’i’u’… T’veux pas ? Alors j’vais t’dire, j’vais t’dire pourquoi.
L’assassin devant eux se raidit lorsque Vlades sortit de ses haillons un livre que Quill reconnut immédiatement. Comment ? Il l’avait depuis tout ce temps ? Ses yeux ronds s’écarquillèrent, s’enfoncèrent encore plus dans la peau. L’air de rien le devin feuilleta son ouvrage aux pages blanches, jusqu’à pointer dessus du doigt.
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>Bureau< Page 61
Ses doigts laissèrent couler une très fine poussière couleur d’or sur la page du Libra. Il ne pouvait s’empêcher de rire en faisant cela, non pas de jubilation mais de crainte comme à chaque fois qu’au travers des narcotiques l’image de cette poussière lui revenait en tête. La sentir entre ses doigts lui donnait l’impression que sa peau s’arrachait, qu’elle le brûlait, il la laissa se répandre et disparaître sur la page alors qu’autour d’eux dans l’air de la ruelle semblèrent couler des milliers d’éclats or, autant d’étoiles détachées du ciel aussi petites que des flocons, ternes. Là où la poussière avait coulé sur la page, sur le papier auparavant vierge apparaissait un texte manuscrit à l’écriture serrée attachée d’un seul bloc et interminable, une vaste mare d’encre aux traits trop petits pour être lus. Le devin détacha son doigt du Libra, il le dressa en l’air, il le laissa voleter comme au hasard, il le regardait papilloter devant ses yeux distraits. La poudre flottant dans l’air suivait docile jusqu’à former devant les yeux figés de l’assassin un nœud serré au jaune mat.
- V’là pourquoi.
Il jeta un coup d’œil à Quill qui étouffait ses sentiments dans son menton relevé, puis sa tête portée par quelque odeur aigre glissa le long de l’épaule et lui se replongea entièrement dans le règne des substances. Ce Fadamar devait jauger la puissance du magicien, il devait se demander comment il avait fait ça et s’il valait la peine de s’y risquer. La Perception lui avait montré qu’il y aurait un combat, pourtant il perçut avec netteté les intentions de l’assassin. Il n’avait jamais eu d’intérêt à les tuer. Mais alors qui ? Quand leur ennemi allait se retirer, Vlades releva la tête sans idée que ce geste seul allait tout déclencher. Il regarda l’assassin, l’instant d’après ce dernier trahit une émotion. Ses yeux changèrent de direction, son corps continua le mouvement en arrière mais inconscient, abandonné à son inertie, il s’était concentré entièrement sur un point dans le dos des deux hommes.
- Vlades !
Le devin fit un moulinet de la main, une rafale balaya l’air tout autour de lui. Il se retourna là où un corps avait roulé emporté par la force colossale de l’invocation, tandis que celle-ci prenait forme en un poing grotesque qui traînait à terre après avoir frappé. Il vit une femme étalée contre le mur, il n’eut pas le temps d’en voir plus. Quill s’était précipité entre lui et l’assassin, il encaissait à sa place un coup de dague tandis qu’avec l’énergie du désespoir, sans songer à la blessure qui secouait encore son ventre, il tira le bras de son agresseur pour s’écrouler sur lui. Pour toute pensée le drogué ne parvint qu’à se dire qu’il n’aimait pas participer aux combats, et puis il se demanda pourquoi, et puis il se dit qu’il s’y passait trop de choses et qu’on n’avait pas le temps d’y penser. L’apothicaire roula sur le côté le corps paralysé par la douleur tandis que Fadamar se relevait. Vlades fit un petit geste de la main et la vague de poussière or roula pour former un second poing qui pendit au-dessus du devin. Lui-même avait l’air absent, il aurait aussi bien pu s’asseoir en tailleur.
Sans un mot l’assassin le contourna, courut jusqu’à sa compagne qu’il passa sur son épaule avant de se retourner. Il s’était assis, Vlades Jan s’était assis le dos tourné aux deux assassins. Il fouillait dans sa bourse à la recherche de son bâtonnet noir. Un bruit de course assez lourd lui confirma que ses adversaires partaient.
- Et puis tombe, tombe, la poussière, plein partout vilaine qui veut pas partir, tombe tombe et puis repart…
Il avait toujours dans son bras resté chargé le Libra ouvert à cette même page où l’encre finissait de disparaître à mesure que la poudre était absorbée. En même temps dans la rue les petites étoiles ternes qui flottaient s’éteignirent une à une sans laisser de trace. Les deux poings suspendus s’évanouirent en longues flammes qui s’étirèrent dans le ciel avant de disparaître. Il n’en resta que des filaments, il n’en resta plus rien. Vlades referma le Libra. Il se tourna vers Quill toujours blessé qui se roulait d’un côté à l’autre en geignant. La nécessité de lui porter de l’aide lui apparut aussi claire que le besoin de se couvrir contre le froid. Heureusement qu’il y avait les drogues. Heureusement.
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>Bureau< Page 62
Une fois qu’il eut traîné le corps inconfortable de son ami à l’intérieur, Vlades alla traîner le pas jusqu’à la porte, la referma et revint à tâtons derrière le rideau une bougie à la main, à même la cire qui coulait. Comment Quill avait fait pour s’étendre sur la table lui échappa mais il constata, une grimace absurde sur son visage flasque, le sang qui coulait de la plaie en plein ventre. L’apothicaire étendu chercha à balbutier quelques mots trop faibles qui firent pendre l’oreille du devin au-dessus de sa bouche. Il ne parvint pas à se faire entendre alors, d’un bras branlant, il essaya de lui désigner de petits pots de terre dans un coin. Le devin reposa sa bougie sur une coupe au hasard avant de fouiller au hasard sans savoir ce qu’il cherchait, au plus grand agacement de son ami. Ce n’était pas sa faute pourtant si ces onguents ne lui parlaient pas. Il lui aurait fallu l’aide de Nathan mais, à n’en pas douter, ce dernier ne risquait pas de venir spontanément leur apporter ses services.
- Eh, Quill ? Tu joues à quoi maint’nant, au mort ?
- Je vais te brouiller.
Trouva seulement la force de dire le blessé. Il avait sans doute cherché à dire une autre phrase, un peu plus menaçante, mais la douleur lui avait embrouillé les mots. Cela aurait bien ressemblé à l’apothicaire, d’ailleurs, quand il y pensait. Vlades se rendait bien compte de la détresse de son compagnon sans pouvoir rien laisser paraître des sentiments qui l’animaient tant la distance était grande au travers des drogues. Au lieu de cela il ne parvenait qu’à rester la bouche ouverte, un sourire idiot sur sa face et les yeux pétillants. Il valait mieux, il mâchonnait avec plaisir le bâtonnet plutôt que de repenser à ce qu’il avait fait dans la rue, juste devant cette porte. Son ami savait que derrière l’abrutissement des drogues tous ces sentiments jouaient, trois années d’absence n’avaient pas pu effacer cette confiance.
- Brasse la foule là.
Ici encore le devin ne comprit pas un mot de ce que voulait dire le blessé. Il passait pour sa part les pots en revue, comme ça, à les peser des fois que cela lui dirait à quoi leur contenu pouvait servir. L’une d’elle contenait une pâte assez solide et granuleuse, il se dit que ça pouvait servir. Il revint aux côtés de son compagnon et lui montra le contenu. Ce dernier secoua la tête, sans doute révolté à l’idée qu’on lui répande ça sur sa plaie. La situation était pathétique, ils le sentaient tous les deux, ils partageaient au moins ça.
- Un lila, donne un prix…
Autrefois, cela faisait si longtemps, ils avaient vécu quelque chose de similaire. Était-ce lui, ou Quill, qui avait été blessé gravement ? Il faisait chaud alors, si loin dans les terres désertiques du sud. Les paroles brumeuses se ressemblaient, ce devait être lui le blessé alors, sans quoi ils ne seraient jamais revenus vivants. Était-il déjà drogué à cette époque ? Il chassa cette dernière pensée, il laissa les drogues la dévorer lentement. C’était si agréable. Pour la quatrième fois Vlades présentait un pot, tout ce qui n’était pas de la poudre volatile. Enfin l’apothicaire se décida à hocher de la tête, à bredouiller plus de mots vagues pour confirmer. Alors le drogué se mit en tâche, avec un rire, de vider le pot et d’en répandre tout le contenu sur la plaie. Le sang s’y mélangeait, faisait des bulles, il aurait pu enfoncer les doigts dans le creux profond à l’intérieur des chairs.
- Tu te lances pour moi, un boucher ?!
Quand il eut fini sa tâche, le drogué avait couvert la plaie de tant de baume que la pâte formait un bouchon sur la blessure. Il regarda le pot, le secoua à l’envers puis déçu et content à la fois, du même air détaché qu’accentuait sa peau flasque, il se laissa tomber contre la table pour y laisser rouler sa tête. Pourquoi le dire à Quill ? Leurs deux chemins dans la Perception étaient si fragiles qu’il peinait à les trouver seulement. La plupart s’effilochaient aussitôt trouvés, les autres se perdaient bien vite. Là, plus tôt, il avait dû se battre. Il n’aurait plus jamais dû avoir à se battre depuis son retour du sud. Une fois de plus, mais plus rien ne servait de le cacher à son ami, il tira le Libra de ses haillons. Il déchira la page où s’était répandue la poudre et, dans l’indifférence, jeta l’ouvrage au fond de la pièce, dans l’éboulement.
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>Bureau< Page 63
Un soleil plein de feux éclata sur les murailles noires de la Lumière de cendres. Il la regardait les pieds contre le muret qui le séparait des douves, un peu bête, pas vraiment perdu. L’astre naissant se découpa le long de la tour des gardes, il grimpa lascif contre le mur, il prit son temps. Les événements, le devin pouvait se les figurer, il n’avait pas besoin de faire appel à son art. De toute manière c’était devenu trop difficile, même pour lui. Alors il imaginait, il songeait que ce Fadamar avait dû retourner chez l’herboriste Nathan pour y faire soigner son alliée. Il imaginait que cette alliée avait dû lui demander pardon pour s’être fait avoir. Nathan avait dû leur raconter sa propre rencontre avec lui et Quill. Après ? La rumeur avait couru foudroyante que la secte avait pour but de tuer le roi, Thodrick K’Rahsco, le même qu’abritaient les courtines infranchissables du château. Il les regardait, le devin imaginait la réaction du roi, un haussement de sourcil ou un poing abattu, sans plus. Les maîtres du monde n’avaient pas à se soucier des menaces, pas s’ils voulaient garder leur trône.
Les gardes avaient fait exécuter une poignée d’adeptes. Aussitôt l’ensemble de l’édifice avait vacillé, le quartier nobiliaire s’était pacifié, les masques avaient cessé de courir de main en main, les forgerons, les couturiers se cachaient. À l’ouest seulement, le mouvement restait fort, partout ailleurs il avait semblé s’étouffer sur le coup. Quelle menace ! Le devin imaginait le capitaine des Gardes Sombres riant d’eux, si ce capitaine savait rire. Après ? Il y avait trop de pions, trop de coups à jouer pour qu’il les envisage tous. Le devin regardait la Lumière de cendres certain qu’avant la nuit tombée, quoi qu’il en coûte, il y entrerait. Ou alors c’étaient les drogues, comment savoir ?
Une femme famélique, le ventre creusé jusqu’aux os, de la crasse comme vêtements, s’avança jusqu’à lui repliée sur elle-même et jetant des regards effrayés de tous côtés. Qu’elle appartienne à la secte où qu’un adepte l’ait envoyée, elle avait la prudence de ne porter aucun masque, même dans un lieu sombre. Il lui avait fallu du courage à cette créature abattue par l’existence pour sortir des ruelles obscures du quartier ouest. Elle lui arracha les pièces de la main.
- Dis ! jeta-t-elle sans retenue.
Cette femme ne s’étonnait même pas que quelqu’un la paie pour dénoncer un ennemi de la secte. Elle avait raison de ne penser qu’à se nourrir. Le drogué lui ressemblait assez avec son visage enlaidi par une fausse vieillesse, le dos courbé, la peau flasque rongée par quelque maladie. Il devait puer comme elle, il devait porter des vêtements à peine meilleurs. Seulement lui avait ce sourire un peu fou que lui donnait la drogue, qui le détachait de tout, et il avait le ventre plein. Elle se méfiait de lui.
- C’t’un apothicaire, dans l’Palace, y s’appelle Quill.
En quelques mots, il lui décrivit l’emplacement du taudis, cette minuscule demeure entre deux vieilles demeures et dont le fond s’était écroulé. Elle n’écouta que les mots, l’air sauvage. Dès qu’il eut fini, sans plus attendre, la femme partit en courant disparaître parmi les étroites ruelles. Il laissa dodeliner sa tête, fouilla sa bourse : il lui restait du Hadan, quelques poudres, son bâtonnet, presque plus rien. Déjà il mâchonnait le bâtonnet noir contre ses gencives nues et les dernières dents pourries qui lui restaient. La Lumière de cendres ne lui paraissait pas bien menaçante malgré sa taille et sa réputation. Il se renversa en arrière, se retrouva par terre avant d’avoir compris et rit sans raison, sans attirer l’attention tant il y avait de gueux que l’odeur du fossé ne rebutait pas.
Combien de temps faudrait-il pour que la secte capture Quill ? Il ne risquait pas d’être difficile à attraper, même pour des mendiants, avec sa blessure. Quand il l’avait quitté, le drogué l’avait vu endormi, à peine dérangé par quelques spasmes. Le lieu où il serait gardé prisonnier ne faisait aucun doute, ce ne serait pas l’entrepôt, il avait voulu garder l’entrepôt pour une autre occasion, comme s’il devait y avoir une autre occasion à cette farce gigantesque qu’était la secte, condamnée à court terme, le temps pour eux de forcer les portes du château royal et tout cela, tout, juste pour soigner un noble ?
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>Bureau< Page 64
Non bien sûr. Vlades avait toujours eu une autre intention et ce depuis le départ. S’il n’avait pas trouvé Mederick T’Nataus ce jour-là, avec L’Fyls souffrant, il l’aurait quand même entraîné dans cette histoire. Qu’avait-il jamais pu y avoir à la Lumière de cendres qui justifiait de risquer sa vie pour y entrer ? Son ami ne pouvait pas décemment vouloir s’attaquer au roi, il n’avait quand même pas espéré que deux parasites comme eux puissent jamais inquiéter le maître tout-puissant de ce royaume. La bibliothèque, il avait certainement toujours visé la bibliothèque, c’est ce qu’il viserait lui s’il n’avait pas été entravé et enfermé dans une pièce sombre, sa blessure emplie de Cardia qui séchait en macérant.
L’apothicaire jugea sa situation des plus inconfortables. Malgré cela il souriait en pensant à la tête que ferait son ami, même drogué jusqu’à la gorge, quand il découvrirait ce que son petit plan était devenu.
Dehors, de l’autre côté de la porte les mendiants se disputaient parce que l’or qui circulait jusqu’alors dans la secte ne circulait plus. Ce petit mouvement de crime masqué à peine soulevé faute de motivations allait s’éteindre, avant le soir aurait disparu. La garde retrouverait les masques un peu partout jetés sur place lorsque tout le monde se débanderait. Cela signifiait également que ses chances de survie n’iraient pas au-delà du soir s’il restait emprisonné. Un sourire se cachait derrière le sourire de son bâillon : c’était inconfortable mais à part ça, il ne comptait pas bouger. Avant ce soir il serait dans la Lumière de cendres. S’il pouvait y réussir, ce serait sans Vlades. Ce n’était jamais bon quand le drogué se mettait en tête d’accomplir quelque chose, en général trop de sentiments étaient impliqués et pas des plus nets. Et il lui en voulait à mort pour avoir amené le Libra.
Quand il le retrouverait sa première intention était de lui tordre le cou pour lui avoir rappelé l’existence de ce maudit livre. Quelle anecdote dérisoire ! Leur passé d’aventure dans le sud se résumait presque tout entier à ce livre et l’apothicaire, à l’époque un simple étudiant, aurait juré qu’ils l’avaient détruit. Les devins avaient ce défaut d’être imprévisibles alors que pour eux, en général, tout se décidait à l’avance. Il réfléchit à sa prochaine action. Le Libra était resté là-bas, dans son taudis, dans un coin de la pièce sans qu’aucun des hères présents ne s’y intéresse. Ils étaient arrivés si vite, si brusquement que personne n’y avait prêté d’attention. Soudain les rumeurs cessèrent dehors, la dispute venait de prendre fin. Ils ouvrirent la porte, une demi-douzaine de capes et de masques argentés pénétrèrent pour le ceinturer. Que se passait-il ? Ils puaient le vin et l’os, leurs mains grossières se couvraient de cloques, leurs bras de poil et de crasse. Peut-être voulaient-ils en finir avec lui maintenant.
- Tu t’appelles Quill ?
Tiens. L’apothicaire le nota, ils ne connaissaient de lui que son nom. Si quelqu’un les avait vraiment renseignés, ils auraient donné aussi son prénom : c’était bien Vlades qui l’avait dénoncé.
- C’est moi.
- La Garde Sombre te cherche. Faut te cacher.
Dans les bruits, les ragots qui traînèrent avec lui au milieu des rues, tandis qu’ils le déplaçaient d’une cache à l’autre, le géant bedonnant crut entendre qu’ils l’appelaient chef, parfois maître pour le désigner de leurs doigts hostiles. Ils le portaient comme un sac, sans prendre la peine de le cacher. Ils le firent rouler à l’intérieur de sa nouvelle cache, plus sûre ? Quill constata sans autres que c’était le même silo où il avait fabriqué les masques, voilà un temps. Il était séparé à présent, seul et toujours ligoté, un bâillon à la bouche. Sa nouvelle situation pour être à peine plus confortable, plus rassurante aussi parce qu’il savait où se trouvait le silo, cette situation le surprenait pourtant. Si c’était Vlades, alors pourquoi ce changement ? Car il y avait eu un changement quelque part, un imprévu qui avait mis fin aux disputes des mendiants porteurs de masques. Le drogué, quelque tordu que pouvait être son esprit, ne chercherait pas à compliquer autant son plan. Cela signifiait que la Lumière de cendres agissait enfin de sa volonté propre, pour les écraser.
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La porte du taudis avait été enfoncée, elle était restée ouverte tout ce temps et malgré cela les pauvres du quartier ouest avaient eu le besoin de la briser lorsqu’ils étaient entrés en force. Ils avaient aussi arraché le rideau noir, jeté bas tout ce qu’ils avaient trouvé. Le drogué passait en revue ce désordre de pots brisés, passa la bougie par-dessus la table où se trouvait encore le sang de l’apothicaire. Son ami avait été emporté par les hères, par la secte de quelques jours qui avait fait trembler le pouvoir d’un petit frisson éphémère. Il n’avait plus qu’à faire sa déposition à la Garde Sombre pour que Ghendes le reçoive, Ghendes, ce frère adoré, Ghendes qui aurait dû accepter de le voir dès le premier jour au lieu de l’obliger à toute cette mise en scène. Le drogué ne s’amusait pas, son rire était trompeur, il réfléchissait, il pesait longuement chacun de ses actes. Et même s’il les avait vus enveloppés d’un voile blanc, ces gestes étaient les siens. Ou étaient-ce les drogues ?
Il quitta le taudis de l’apothicaire pour l’enceinte du quartier noble. Pourquoi ne pas s’y être rendu plus tôt ? Il aurait pu tout précipiter mais le devin laissait en partie décider la chape de substances qui lui rendaient les idées si claires. Chaque chose en son temps. Le mur de briques surplombait déjà les habitations. Il passait devant les douves malgré l’odeur comme pour éviter le plus possible tout contact avec la secte, ces mendiants du quartier ouest et la prison de son ami. Quand Vlades Jan donna son nom, cette fois, ses informations concernant la secte avaient attiré suffisamment l’attention des sentinelles pour qu’elles fassent le lien avec l’enquêteur royal. Les gardes le firent attendre à l’écart, le temps de recevoir leurs ordres. Le devin alla se coucher contre le mur, ses haillons contre lui serrés. Il chercha dans sa bourse le petit bâtonnet noir mais, après une hésitation, il ne le porta pas à sa bouche. Ses doigts jouèrent avec, quelques minutes.
- Eh ! Le pouilleux !
Le garde devait parler de lui.
- T’es attendu.
Tout de suite Vlades flaira le piège. Il se leva à son rythme, se massa les membres puis hochant la tête le drogué suivit deux hommes en armes qui le menèrent à travers les portes jusqu’à la demeure de son frère. Les rues pavées ne ressemblaient en rien aux autres quartiers : il n’y avait ni gouille ni herbe folle mais de la propreté partout et de l’entretien. Les murs n’étaient pas décrépis, il y avait de la vitre aux fenêtres, brillante comme du cristal. Les nobles qu’ils rencontraient portaient tant de vêtements qu’il était presque impossible de distinguer leur corps mais aussi, et surtout, ces rues-là étaient vides ou presque, et larges assez pour y faire passer une armée. Il se crue sur une Voie magique rénovée à une époque que personne n’aurait connu. Et quand les gardes l’obligèrent à passer la porte arrière d’un bâtiment, ne pouvant pas reconnaître la maison de Ghendes Jan, il se laissa faire. À l’intérieur ils le tirèrent jusqu’à une petite pièce meublée qui devait servir de bureau, d’un luxe étrange car négligé et laissé dans le plus grand désordre.
L’attente ne fut pas longue. Celui qui entra n’était pas Ghendes mais un Garde Sombre entièrement en armes.
- Vous êtes Vlades Jan ?
- Hein ? Ah oui ! Les rats, ça m’revient les rats, et il fit le bruit d’un rat.
Le visage du Garde Sombre se crispa. Son armure siffla sans bruit lorsqu’il s’avança jusqu’au bord de la table, debout écrasant de son ombre le devin. Le pommeau de l’épée surtout captivait le regard du drogué qui continuait à se balancer la bouche ouverte.
- Vous v’lez la secte ? La méchante, la méchante secte…
Le garde eut un geste d’agacement qui souffla la parole au fou en haillons.
- Oubliez la secte. Où est votre complice ? Et devant son air bête : où est l’ermite ?
Vlades en conclut que le moment était idéal pour mâchonner son bâtonnet. Il le mit en bouche sans que personne ne réagisse, il laissa sa gencive appuyer le plus fort possible pour deviner ce qui lui avait échappé en quelques instants.
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Il fit la moue, une moue bête et grossière sur son visage bête et grossier et rendu flasque par sa vieillesse prématurée. Le devin se secoua tel un sac d’os sur sa petite chaise non parce que les effets de la drogue se faisaient plus forts, au contraire, ils faiblissaient. L’idée que les effets cessent tout à fait ne lui venait jamais en tête, ce n’était pas quelque chose sur quoi il pouvait réfléchir. Mais secoué par cette sorte de rire nerveux qui faisait sauter les rides grotesques de son visage, le devin calculait son prochain achat à Nathan. Il le rencontrerait, il le pariait, bien assez tôt quand tous deux seraient entrés.
- L’ermite, devin.
Face à lui le Garde Sombre avait encore durci le ton, il avait serré sa gorge en parlant jusqu’à serrer l’air et l’étrangler. Dans la pièce pleine de meubles cette armure et cette arme suffisaient à elles seuls à menacer. Mais le devin riait, bien malgré lui, il riait de son petit rire qui le faisait pouffer et il retenait sa bave entre les doigts. Alors face à lui l’intonation changea comme la tactique. Une autre personne était entrée, également en armes, et avait pris la parole derrière son supérieur :
- Vous pouvez ne pas savoir de qui nous parlons. Alors vous êtes libre de partir, Vlades Jan.
Cette voix-là eut raison de lui. Non, il n’était pas question de partir, il n’était pas question de perdre cette seule et unique chance d’entrer à la Lumière de cendres, de marcher dans la cour du château royal, d’en parcourir les couloirs, d’en découvrir les chambres, les habitants et leurs affaires. Il ne mit qu’un instant à le comprendre mais son corps ne l’exprima qu’après bien des secondes de retard. Qu’il se sentait bien, qu’il se sentait bien juste là !
- Bah alors, toujours là ? On s’ennuie trop sans moi ?
- Laissez-moi vous exposer la situation, reprit cette voix sèche. Quelle que soit votre position dans la secte celle-ci va être écrasée sous peu. Nous savons qui est le chef et où le trouver, votre trahison arrive un peu tard.
Ces derniers mots, la personne nouvellement arrivée les avait jetés avec un certain sarcasme. Après tout, ils ne pouvaient pas juger si le devin était sincère ou s’il voulait les piéger. Lui-même n’aurait pas su le dire. Il savait juste que tout devait venir de ce Lametrouble, que l’assassin avait dû jouer les espions et renseigner le roi. Pourquoi l’aurait-il fait ? Ils ne le payaient que pour un meurtre. Cette explication ne tenait pas, seulement il n’y en avait pas d’autre, surtout quand les devins ne pouvaient plus deviner. Vlades ne devinait pas, il supposait à moins que cette Aë n’ait voulu les trahir mais, là encore, elle n’avait aucune raison de le faire. Il restait une personne encore à qui le devin pouvait penser, il restait Quill. Peu importait comment son ami aurait fait, cela ne l’aurait pas étonné d’apprendre que Quill avait réussi à se dénoncer lui-même. La personne continuait :
- Nous savons aussi que la secte veut tuer le roi et comment elle compte faire : c’est voué à l’échec. Aussi n’avez-vous aucun intérêt pour le roi et si nous vous parlons encore, c’est parce que deux nobles s’intéressent à vous et que le roi les écoute. La secte en avait capturé un, peut-être vous souvenez-vous, Kjeld V’Fohs. Il veut vous rencontrez mais vous n’aurez cet honneur que si effectivement vous êtes le complice de l’ermite.
- Oh, c’pas bien d’être soupçonneux !
Elle continuait sans en tenir compte :
- Il s’agit d’un vieux fou qui veut faire croire à l’invocation. Il a tenté d’assassiner quelques magiciens, il y est parfois parvenu. La rumeur voulait qu’il ait un journal avec le secret de cette énergie mais nous n’en avons trouvé aucune trace. Mais ni vous ni moi ne croyons à l’invocation. Dites-moi pourquoi il nous intéresse et vous rencontrerez le nécromancien.
Vlades sourit, sincèrement il sourit devant ce piège tendu. Personne n’était dupe dans cette pièce, depuis le départ il était évident pour tous que le devin n’avait rien à voir avec ce parfait inconnu dont on lui parlait sans cesse ni raison. Il savait pourquoi, il le savait parfaitement, à présent les portes du château lui étaient ouvertes : enfin.
- C’t ennuyeux, hein ? Qu’on veut écrire dans les énergies, hein ? Et qu’ça vient pas !
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Un tamis de lumière lavait un côté du silo, assez loin du côté où Quill gisait. Il avait regardé longtemps les rais s’allonger sur le sol de terre plein tout à fait sec de toute herbe. Les débris de bois qui jonchaient le silo lui semblaient plus incongrus que la première fois, noircis ici et là, fendus ailleurs, ils semblaient avoir traversé le toit couvert par les toits du quartier ouest et ouvert sur eux. Quand il avait plus, l’apothicaire avait vu l’eau couler sur les toits comme sur des ruisseaux et des toits sur ce toit, au travers du trou béant puis par filets s’abattre sur la terre et en faire de la boue. Elle était sèche ce jour-là, elle soulevait de la poussière lorsqu’il s’agitait pour défaire ses liens. Il en avait assez d’attendre. La poussière collait au baume sur sa plaie qui ne le lançait plus – il ne s’était même pas rendu compte qu’elle le lançait, depuis tout ce temps. Le temps passant ses geôliers improvisés ne se manifestaient plus et lui, couché par terre mains et pieds liés, il en avait assez.
- Mgh gghmgh gmghghm…
Il avait oublié le bâillon. Non qu’appeler à l’aide était une option, quand quelqu’un l’aurait entendu dans ce quartier il n’aurait gagné qu’à se faire égorger, néanmoins cela frustrait l’apothicaire d’être réduit au silence. Ses geôliers ne faisaient plus de bruit, enfin, que lui fallait-il encore ? Il se tortilla, rampa jusqu’au débris pour frotter son bâillon contre jusqu’à en dégager sa bouche assez pour parler.
- Dépêche-toi, Lametrouble.
L’assassin apparut à l’entrée. Il faisait jouer sa pièce entre ses doigts gantés, le regard rivé sur lui. Il devinait sans peine ce que l’assassin pouvait voir, ce qu’il pouvait imaginer, un marchand épais aux membres endoloris, suant, éructant, fatigué et inquiet. Il se trompait, Quill devina que cet assassin en particulier n’avait aucune imagination. La pièce bondit en l’air, retomba. Ce visage noir, dans ces habits noirs, contrastèrent avec l’éclat de l’argent. Un bref instant, l’apothicaire crut saisir un sentiment sur ce visage d’ébène. Il ne cherchait pas à savoir où se trouvait l’autre assassin, la femme qui l’accompagnait. Le résultat seul de ce jet l’intéressait. Il le devina lorsque Lametrouble tira sa dague. La lame glissa sur le bâillon pour le trancher puis déchira la corde par trois fois pour défaire les nœuds épais. Quill se redressa enfin libéré, se massa les membres.
- Tu savais.
Cette voix l’effraya, la voix de Lametrouble, froide, une voix prête au meurtre.
- Contrairement à vous je ne fais pas confiance au hasard, surtout quand des devins se promènent librement. Vous êtes retourné voir Nathan, vous y aviez tout intérêt. Il vous a répété ce que je lui ai obligeamment mis en tête. Que vous l’ayez cru ou non dès ma capture il vous fallait me libérer, au moins pour retrouver Mederick T’Nataus. Je me trompe ?
- Continuez.
- Votre meilleur atout était Nathan. J’étais blessé, vous pouviez vous servir de lui pour me faire parler. C’était votre seule option après nous avoir affrontés. Je n’ai donc pas été si surpris de vous voir chez moi. La nuit même, Vlades et moi avions modifié nos plans. Je l’ai convaincu de me livrer à la secte pour qu’il ait une information de valeur, et véridique, à fournir à la Garde Sombre. Il ne savait juste pas que vous viendriez. Je n’ai plus eu qu’à vous retenir, après son départ, jusqu’à ce que ces mendiants de carnaval nous assaillent. De tous les scénarios que j’avais prévus, le plus improbable a eu lieu et nous avons fini, vous, moi et Nathan entre les mains de la secte. Avez-vous aussi libéré notre ami commun, Lametrouble ?
L’assassin rangea sa dague. Enfin l’apothicaire sentit ses humeurs se calmer. Il ne lui restait plus qu’à promettre qu’il livrerait Mederick mais qu’il ne le livrerait qu’à l’enquêteur royal, il pouvait s’offrir ce luxe désormais. Sinon, il lui restait une option simple, celle de trahir le noble, de le livrer. Il n’était plus question de remède, désormais c’était entre lui et Vlades.
- Vous n’avez pas répondu.
- Comment j’ai deviné le résultat de la pièce ? Disons simplement que je suis observateur.
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Au matin les portes s’étaient ouvertes, une cohue folle s’était pressée aux multiples entrées chariots et foule mêlés, toute la masse qui transitait des champs aux marchés, des maisons aux fermes, au travers des rues mal pavées qui couraient des quartiers chargés de maisons jusqu’à l’enceinte de la cité et après la muraille côtoyaient encore les habitations sur la distance, puis s’achevaient dans les champs, à peu de distance de la forêt. L’ermite venait de la forêt, l’ermite en était sorti pour se joindre à la foule, pour s’y faire presser et disparaître, loqueteux parmi les autres loqueteux malgré sa cape de voyage un peu plus riche et les feuillages qui y étaient encore accrochés. Les gardes l’avaient laissé passer sans un regard pour lui, il n’était qu’un miséreux de plus qui abondait dans les rues. L’ermite riait de leur ignorance, à tous, il riait et se moquait d’eux comme il se moquait de lui-même.
Dans les rues lorsque la foule s’était peu à peu espacée, le vieux fou à moitié courbé, la barbe épaisse qu’il dévorait, le visage sauvage, jetait des regards de tous les côtés oppressés par les bâtiments et toutes ces présences, cette puanteur. Il découvrait pour la première fois de sa vie la capitale, bientôt sa capitale, c’était dans l’ordre des choses. Ce que personne n’avait vu il l’avait vu avant tout le monde, les premiers succès étaient si loin à présent, si loin. Il ne gardait de son passé qu’une dague sacrificielle au manche retors, courbé sinueux dans sa main et sans fourreau. L’ermite ne s’en séparait plus, il marchait dans les rues armé sans que personne ne le remarque, il riait de leur ignorance, eux qui ne le connaissaient pas encore. Il ne venait pas pour rien à la cité des seigneurs.
On avait brûlé son journal. Jamais il ne pardonnerait à celui qui s’y était osé, or celui-ci s’était manifesté une fois, rien qu’une fois, récemment, en venant l’épier, en contemplant sa victoire. Le fou qui l’avait défié était un devin, la seule pensée de son existence le rendait fou. Il se sentait fou parfois sans pouvoir déverser le flot de ses pensées dans un ouvrage, sans pouvoir écrire, sans ce geste de certitude, il sentait son esprit dériver. Et il n’y avait personne à qui expliquer, personne avec lui.
À présent ce maudit devin s’était montré, une fois de trop : il avait montré une patte de la pire couleur. L’ermite s’était presque étouffé de rage en voyant étinceler l’or dans cette ruelle. Dans les tempêtes qui rendaient presque indiscernables les visions de la Perception il avait distingué ce singe et la précieuse couleur or qui lui avait paru trop pure pour être vraie. Alors la pensée de ce concurrent lui avait fait perdre toute mesure. Il avait décidé que ce devin devait disparaître, qu’il allait le tuer comme il en avait tué d’autres ou qu’il mourrait en essayant mais cela, cette dernière option, le vieil ermite ne l’envisageait pas. Il avait toujours réussi, il était voué à réussir : c’était sa destinée. Ce château qui dominait la cité, la Lumière de cendres, avec ses murs noirs et ses hautes tours, serait son château bientôt quand il aurait achevé sa tâche. Quand ce devin tomberait entre ses mains, soudain, tout serait résolu, enfin les énergies seraient siennes et il ne serait plus le misérable qui crevait avec les autres sur la Voie magique du quartier sud, à l’ombre de la Lumière.
Il arriva devant une taverne. Celle-là ou une autre, c’était égal, toutes conviendraient. La Hache Brisée lui inspirait aussi exactement ce qu’il voulait, la violence qui jouait dans son corps et le poussait à vouloir un cadavre de plus dans lequel plonger sa lame. Trouver le devin ne lui suffisait pas, il aurait besoin de mercenaires capables d’assassiner un manipulateur aussi puissant, des mercenaires prêts aussi à le voir passer à l’acte sans tomber dans de futiles états d’âme ou céder à la panique. Les portes s’ouvrirent sur une salle presque vide, il n’était que le matin, il attendrait le soir. Soudain son regard fut attiré en un point précis de la salle : il ricana, comme une bête, comme une hyène, encore sur le pas de la porte. Celui qui essayait de se cacher là-bas, maladroit dans ses habits trop riches, celui-là était un noble que n’importe qui d’autre aurait dû remarquer. Il fut irrésistiblement attiré par cette personne qui respirait la peur, une crainte latente et ridicule. Les rumeurs le renseignèrent mieux que personne sur l’identité de celui que nulle autre ne voulait remarquer. C’était Mederick T’Nataus, dont l’ami était victime d’un mal incurable et qui était en disgrâce.
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Il ne comprenait toujours pas pourquoi son ami tenait autant à atteindre la bibliothèque de la Lumière de cendres, pourquoi il voulait en passer les portes lui-même à présent que la recherche d’un soin pour Thorlof L’Fyls était si lointaine et qu’il s’apprêtait à trahir ces nobles. L’apothicaire se tapa le ventre, assez replet, c’était assez de justification pour avancer. La menace de la dague, dans son dos, en était une autre.
- Et si je n’étais pas venu.
Lui demanda Lametrouble. Cette question fit passer un certain trouble sur le visage rondelet de l’apothicaire. Il se massait toujours les poignets, sans s’en rendre compte.
- Encore ? Soit. Vous oubliez ce que j’ai dit à Nathan. Je suis, il insista sur ce mot, je suis le chef de la secte.
Qu’il insiste sur ce point ne faisait sens pour personne, pas même pour lui. Cependant cette confusion, pas si fausse au demeurant, donnait de lui une apparence bien plus valorisante que celle d’un simple marchand d’onguents et de promesses tombé au hasard au milieu d’un jeu complexe d’intérêts et de pouvoir. Promettre, voilà ce que son métier lui avait le mieux appris à faire, voilà ce sur quoi il misait pour se tirer de cette situation. Tant que l’assassin se méfiait, il était aussi entravé qu’auparavant attaché par la corde. Il lui répugnait surtout, malgré son penchant pour la facilité, d’user du Libra. Il n’avait plus le Libra, ni Vlades. Il était resté au taudis et personne ne s’en préoccupait plus.
- Les gardes l’ont récupéré.
Quill en resta épaté, sur le coup il crut que sa respiration allait sortir de son corps. Coupé en plein élan, il restait immobile et pantelant en pleine ruelle, à essayer de comprendre comment l’assassin qui continuait devant lui indifférent à son état avait pu comme lire dans ses pensées ! Comment avait-il deviné ? À ce coup s’en ajoutait un autre qui ouvrait plus grand l’abime sous ses pieds : la garde avait le Libra. À présent il savait pourquoi il lui fallait atteindre la grande bibliothèque de la Lumière de cendres. Mais comment, comment Lametrouble avait-il fait pour deviner ce qui le préoccupait ? Rarement l’apothicaire s’était senti si vulnérable. Il se reprit, à force de respirations, il rattrapa l’ombre vêtue de noir qui se mêlait à la foule, qui s’y confondait presque totalement. Ils n’allaient pas au château, ils passaient par les ruelles en direction du quartier nord, par l’enceinte de briques rouges, sans doute vers la caserne. Cela lui sembla suspect que l’employeur de l’assassin à la pièce se situe dans ce quartier-là, plus propice aux intrigues et plus mouvant que les solides murailles de la Lumière. La cité des seigneurs n’usurpait pas son nom.
Les gardes les virent approcher, ils ouvrirent devant eux les portes pour les laisser passer. Aussitôt le monde qui avait, il ne le savait pas, saisi Vlades même au travers du voile des drogues le saisit à son tour d’une jalousie folle. L’envie lui brûlait les tripes de remplacer un de ceux-là qui se pavanaient dans des vêtements riches, au milieu des rues propres, dans les marchés vivants, de vrais marchés avec de vrais étals, et qui habitaient des demeures vitrées et chauffées. Il souffrit en silence de cette avidité sans comprendre comment l’assassin, le visage presque insaisissable, pouvait ne pas partager ses sentiments. Un garde les accompagnait à présent, tels deux loqueteux, des immondices qui n’avaient pas leur place en ce lieu, ce garde seul justifiait leur présence. Il cacha son envie sous un faux détachement.
- Entre.
Pris dans ses pensées, il n’avait pas vu la porte dérobée au côté d’une maison que Lametrouble avait ouverte et qu’il lui désignait à présent. Le garde le pressa derrière, il entra. La porte se referma derrière lui sèchement et il se crut enfermé dans une autre prison, différente encore du silo, de ce qu’il se figurait du dongeon des cendres, une prison dorée. Un nouveau garde les mena jusqu’à un petit bureau, pièce très meublée aux objets de tous les coins du royaume, une collection au hasard et déraisonnable affichée richement et mal. Là se trouvaient deux gardes de la Garde Sombre, pas n’importe lesquels, il se sentit trembler en les voyant, et trembler plus encore en découvrant Vlades.
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Ils sont entrés tous les deux, elle est restée effacée derrière la ruelle, elle aussi les gardes l’ont laissée passer peu après, quand le chef de la secte ne pouvait plus la voir. Elle n’avait pas été là pour protéger Fadamar lorsqu’il était tombé dans ce piège et à présent qu’il escortait un personnage aussi dangereux, aussi imprévisible en plein milieu d’un quartier aussi fourbe, L’apprentie ne voulait plus le quitter d’un pas. Il lui avait fallu rester dehors pourtant, à l’intérieur qu’aurait-elle pu faire ? La Garde Sombre s’y trouvait, mieux valait pour elle se faire discrète, et attendre. Elle avait toute confiance en Fadamar.
Ce chef de secte ressemblait aussi à un mendiant, un mendiant gras voilà tout. Elle les vit sortir, Fadamar, ce chef et son acolyte qui avait manié cette incompréhensible énergie. Elle comprenait moins ce que c’était que le moyen dont il avait usé pour la manier, quand plus personne d’autre n’arrivait même à rassembler les énergies. Son attention revint au chef, alors qu’elle les suivait cette fois par les rues puis à distance des douves, en direction du pont-levis abaissé des années durant de la Lumière de cendres. Ils les conduisaient à l’intérieur du château, non, il se faisait conduire à l’intérieur lui et son acolyte. L’apprentie assassine le devinait trop bien aux airs indifférents de ce personnage. La secte, la rumeur de l’invocation, la disparition des énergies, tout cela était lié en un seul homme et cet homme se promenait tranquille à peu de distance d’elle. Celui-ci dit :
- Tu sais les rats ça fait plutôt et il fit le bruit du rat.
Celui-là répondit :
- C’est bien, tu seras détendu même devant la mort.
Le premier :
- Oh, j’t’ai vexé ?
Le second allait répondre quand devant eux les portes de la Lumière de cendres grincèrent, leurs gonds jusqu’alors silencieux glissèrent en geignant, les deux battants coulissèrent en avant et s’ouvrirent tirés par les masses d’hommes, le bruit couvrait leurs voix, ils essayaient de se parler encore tandis que les portes se descellaient à grand bruit, elle se rapprocha encore, elle ne les entendait pas, elle se rapprocha et le devin la vit, le devin lui sourit alors que le bruit devenait assourdissant, le bruit cessa comme dans un claquement de couverture.
Vlad arrêta là sa lecture. Il renifla longuement, l’air bête sur ce manuscrit refermé dont les mots ne faisaient plus sens du tout.
Avachi dans un des sièges du petit salon devant lui son compagnon chroniqueur chassait une mouche imaginaire. Quirinal dut dire quelque chose pour plaindre l’être gras qu’était ce Quill, puis il chercha des yeux le Libra, le trouva, se demanda pourquoi ce livre aurait jamais pu disparaître.
« Même reconstituée cette histoire ne fait pas beaucoup de sens, tu ne trouves pas ? »
Le drogué secoua la tête de haut en bas, renifla encore plus fort plus longuement et puis la laissa retomber sans force avant de reprendre :
« T’as pas l’esprit ouvert, Quir’ ! »
« Il n’en demeure que mon souvenir était… différent. »
Quirinal se leva, s’étira comme après toutes les lectures qui l’absorbaient un tant soit peu, ou comme après une sieste. Il nota que ses lunettes avaient glissé par terre, il les ramassa et prit bien soin de les nettoyer. De son côté Vlad fouillait sa bourse l’air désolé.
Le petit salon des Chroniques avait à peine changé, le même désordre rangé en hâte, la porte toujours pendante même une fois remise en place, les armoires pleines de vaisselle et de verres, de bouteilles au fond. La lumière avait dérivé un peu, à force de temps, il n’en faisait pas moins clair.
« Eh, Quir’ ! La porte, elle s’est ouverte ! »
Le chroniqueur comprit et, un doigt hautain pour rehausser son visage, il pressa le pas suivi de Vlad dans les couloirs du château, en quête de la bibliothèque.
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En revanche, je me pose de plus en plus la question de savoir comment un lecteur étranger à l'univers de l'Echiquier appréhenderait cette partie. Je crains fort qu'il ne saisisse pas très bien les personnages ni les actions des chroniqueurs... M'enfin, peut-être que je me trompe.
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- Vuld Edone
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À mon avis c'est jouable mais j'avais le même avis pour Chimio'.
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>Bureau< Page 71
Les Chroniques ressemblaient aux Chroniques, quelques heures de lecture n’y avaient rien changé. Les torches continuaient de brûler là où ils en avaient rallumé et tous deux l’un derrière l’autre parcouraient nonchalamment les couloirs de pierre. Tout allait de soi, les portes du château étaient ouvertes, parce que c’était dit dans le texte.
C’était facile, en fait. Leurs habitudes rôdées bien avant qu’ils ne reviennent les guidaient à leur place au hasard des portes et des corridors, sans que l’un ou l’autre puisse dire exactement les pièces qui étaient accessibles avant et celles qui ne l’étaient pas. Il leur apparaissait simplement normal de s’y déplacer, comme ça.
« Nous devrions aller aux archives. Les intrigues et les drames attendront, ma curiosité me pique concernant le titre de ce texte. »
Quirinal faisait toujours référence à l’histoire qu’ils venaient de lire, les heures précédentes, et qui leur permettait désormais de se promener plus librement chez eux. La solitude leur pesait encore, un peu, mais ils se sentaient respirer à présent. Un courant d’air n’aurait pas fait meilleur effet.
Le docteur, ses lunettes ajustées au nez, voulait parler des gigantesques caves au plus profond des Chroniques, sous les fondations successives de l’ordre et qui contenaient les documents les plus anciens, toutes les copies et en termes plus récents, toutes les sauvegardes.
Plus loin, la prochaine porte lui résista.
Il força un peu, se rappela une mésaventure et au lieu de pousser la porte, il la tira. Elle s’ouvrit sur un corridor tout de blanc laqué, sans la moindre lampe ni la moindre bougie mais lumineux malgré cela. Leurs chaussures quand ils y entrèrent rendirent un bruit étourdissant. Un des chroniqueurs avait dû décorer ce coin, il ne se rappelait pas lequel.
« Eh, Quir’ ! » lui lança Vlad. « Ce s’rait pas chez toi ? »
« Non. »
Répondit sèchement Quirinal. Peut-être cet endroit ne correspondait-il à personne, tout simplement. Pour que tout soit si propre, si sobre, il fallait manquer désespérément de personnalité. Comme l’effet d’une gomme.
Ils continuèrent tous deux, le drogué dans le dos du docteur, à s’écouter marcher jusqu’à un grand hall ouvert sur trois balcons d’étages et rempli de bureaux. La lumière perçait ici et là, non plus celle artificielle d’une flamme ou d’un néon mais les rayons du soleil. Des fenêtres donnaient sur les étages au-dessus du hall.
« Tiens, nous ne sommes pas loin des presses. Je me demande si les machines y sont toujours. »
« Déjà oublié les archives ? Le p’tit Quir’ ‘sait pas c’qu’y veut ! »
« Ici ou ailleurs, de toute manière… »
Le docteur suspendit sa phrase indéfiniment. Il se rappela vite pourquoi les airs moqueurs, en général indifférents de Vlad l’exaspéraient. Et puis quoi ? Il n’y avait rien de plus à dire, tous deux se remirent en route sans attention pour le gigantesque plan du château exposé au centre du hall sur un mur de cristal. C’était chez eux. Même sans mémoire exacte, et même après tout ce temps, ces lieux ils les connaissaient.
Quelques enjambées et coins de couloirs les emmenèrent jusque devant la salle des presses, l’une des imprimeries des Chroniques. Un chariot sur roulettes, tout de fer, avait été abandonné devant les portes à double battant. Il reconnut ces portes pour les avoir ouvertes un nombre incalculable de fois. Ses gestes furent naturels, jusqu’à ce que la porte lui résiste. En avant en arrière, un battant ou l’autre, ils lui résistaient.
« Encore un de ces verrous magiques, » remarqua Quirinal.
« Pas sûr, pas sûr ! »
Tandis que Quirinal insistait, Vlad avait appuyé la tête contre le battant le plus près. Il s’était mal appuyé et son corps avait repoussé le chariot mais malgré cela le drogué entendait parfaitement, dans la fente, le loquet. Quelqu’un l’avait verrouillée à l’ancienne.
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Difficile d’y croire, et pourtant : un chroniqueur avait utilisé la serrure d’une des portes au château des Chroniques. De mémoire, ce n’était plus arrivé depuis… était-ce seulement arrivé ? Les occupants avaient fini par se demander si elles servaient vraiment à quelque chose, ces serrures, la partie la plus rouillée du château.
Ils n’avaient plus accès à la salle des presses. Quirinal haussa les épaules, les clés se trouvaient régie, à l’administration et à dire vrai il ne tenait pas plus que tant à retrouver cette pièce. Lui-même ne s’y rendait presque jamais, autrefois. Près de lui Vlad paraissait également indifférent. Il aurait traîné ses haillons n’importe du même pas égal.
« Assez perdu de temps. Les archives nous attendent. »
Un bruit désagréable détrompa le docteur.
« Eh eh eh ! » Fit Vlad, « la cuisine d’abord ! »
« Je suis un homme de lettres, les contingences ne me touchent pas. Je me nourris de livres. »
« Ben v’là où y sont tous passés ! »
Il allait rétorquer quand, et si c’était vrai, après tout ils étaient aux Chroniques. Mais il lui semblait qu’avoir ouvert les portes leur permettrait d’avoir très vite le fin mot de l’histoire. La faim attendrait.
Le drogué sur ses talons, Quirinal repartit en direction du hall, avec l’intention de prendre les escaliers vers les sous-sols. Invention bénie des escaliers qui n’avaient pas de porte. Derrière eux la large porte des presses trembla, la poignée tourna bloquée par son verrou, puis il y eut un déclic et la porte s’ouvrit.
Tous deux retrouvèrent le hall tel qu’ils l’avaient toujours trouvé au fil des ans. Ce n’était pas la partie du château que le docteur fréquentait le plus, les lieux lui semblaient trop neufs, trop espacés. Il n’aurait plus manqué que le parquet ciré au lieu du dallage. La carte verticale se livrait à leurs yeux, gigantesque. Vlad s’en approcha et, bave à la lèvre, se mit à la parcourir du doigt. Il n’arrivait guère plus qu’à désigner les lieux de loin.
« Nous on est là ! »
« Non. »
« Mais ici c’est là ! »
« Non Vlad » lança son compagnon chroniqueur le soupir au visage. Il était déjà aux escaliers, ouverts dans un coin, et qui descendaient en colimaçon. Ils auraient dû garder leurs torches, le passage était sombre. Puisqu’il fallait y aller, Vlad se décrocha de sa contemplation, traîna son air bête jusqu’aux premières marches.
Un étage plus bas, ils trouvèrent l’accès muré, avec une note accrochée sur la brique fraîche. « Je vais me courroucer » fit remarquer Quirinal en arrachant la note sur feuille large. Le drogué dans son dos se tendit pour voir par-dessus son épaule, ce qui était impossible dû à leurs tailles respectives. L’odeur du loqueteux était abominable, il l’aurait volontiers jeté bas les marches s’ils n’étaient pas déjà au fond du passage.
Le chroniqueur eut beau coller son nez contre la feuille et ajuster plusieurs fois ses lunettes, il n’arrivait pas à lire dans la pénombre des escaliers. Le papier était neuf, encore rigide. Il n’avait pas souffert de l’humidité, récent donc. Une étincelle de réactions passa sur la face du drogué. « Eh Quir’ ! » lança-t-il en agitant les bras, sans que son compagnon daigne se retourner. Cela le frustra. Il fit la moue, puis d’ennui, lui écrasa le pied.
Il obtint l’attention de son ami, le temps au moins de lui dire que ce papier devait venir de la salle des presses. « Et c’est pourquoi tu m’as écrasé le pied ? » demanda ce dernier avant de se rendre compte qu’il avait ironisé. Cela le fatiguait, aussi, que le drogué ait toujours raison. Il avait ce défaut d’une perception aiguë qui ridiculisait souvent le docte Quirinal.
Cette question réglée, il était vain de rester. Le mur n’allait pas s’écraser dû à leur présence. Ils remontèrent tous deux lire la note à la lumière de la lumière. Revoir le hall pour la troisième fois d’affilée avait quelque chose de lassant mais le docteur passa outre. Il était intéressé surtout de lire un mot d’un autre chroniqueur.
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C’était Naïa. En lisant la signature au bas de la note, dans le hall, les deux chroniqueurs s’échangèrent un regard. Ce nom ne leur revenait pas. Pourtant l’écriture leur était familière, le ton aussi, ce ton mi-agressif et mi-hautain. Mais ils ne se souvenaient pas d’une chroniqueuse nommée Naïa.
Heureusement leur compagne, bien qu’absente, avait le don de dire les choses franchement. Aussi avait-elle pris une page entière pour expliquer le pourquoi du comment elle avait trouvé bon de murer cet escalier. Le comment surtout était intéressant. Elle avait utilisé le Libra. Aussitôt Quirinal tourna sur son compagnon un regard inquisiteur et ce dernier, dans ses loques, mit quelques secondes avant de comprendre ce qu’il voulait.
Il fouilla dans ses haillons et en tira l’ouvrage à la reliure sans titre qu’ils connaissaient encore si mal. Tout devait tourner autour de cet ouvrage, comme dans ces intrigues de livres qu’ils passaient leur temps à inventer – à écrire aussi, parfois. À tout hasard Vlad l’ouvrit et fouilla parmi les pages, des fois qu’il y aurait une trace de la chroniqueuse dedans. En vain.
Le pourquoi ne manquait pas non plus d’intérêt.
« Alors ! Alors ! » le pressa le drogué. Face à lui, docte, Quirinal rajusta ses lunettes : « Permets-moi de la citer. » Il cita : « Ne touchez pas aux archives avant mon retour. » Ce qui constituait la première phrase de la note. De son air bonhomme le docteur continua. Il parcourait la feuille du regard et résumait de temps à autres.
La chroniqueuse avait dû revenir bien avant eux au château. Si la note expliquait assez bien tout ce qu’elle avait fait, le fin mot de tout ce qui se passait aux Chroniques lui semblait une évidence, puisque nulle part cela n’était expliqué, seulement sous-entendu. Ainsi disait-elle être venue chercher le Libra, puis sur le même ton, elle avait protégé les archives en attendant d’autres chroniqueurs.
Mais sans carte pour la guider et attaquée sur tous les fronts, elle avait dû prendre une initiative. De quels fronts elle parlait, cela dépassait les deux chroniqueurs. Ils ne cessaient de se regarder l’air confus, un peu bêtes tous les deux à essayer de démêler cette histoire. Au final, la chroniqueuse était allée récupérer quelques livres dans un livre, comme ils l’avaient fait eux-mêmes ou du moins, comme ils avaient tenté de le faire.
Quirinal soupira. En post-scriptum, cette Naïa avait abrégé que le pouvoir du Libra dépendait du nombre de livres dans les archives.
« Ce qui explique, cela va de soi, la nécessité d’en murer l’accès. »
« C’d’un bête ! Des accès, y en a des tas. »
Cette remarque laissa ce bonhomme de Quirinal muet. Il soupira encore agacé mais n’en montrant rien que le loqueteux ait une fois de plus remarqué quelque chose qui lui échappait. Parmi les innombrables passages menant aux archives, elle avait choisi de n’en murer qu’un. Ou bien ils trouveraient d’autres murs avec d’autres notes mais le bonhomme s’attendait plutôt à ce que bloquée comme eux dans un espace réduit des Chroniques, elle n’ait eu que cet accès-là.
Il fallait donc envisager que ces sceaux sur les portes, qui empêchaient de les ouvrir, étaient bien l’œuvre des chroniqueurs et qu’elle n’avait fait que les compléter. Le chroniqueur chassa toutes ces pensées qui ne menaient pas bien loin. Les réponses arriveraient en temps voulu. « Retrouvons-la » dit-il simplement à l’adresse de Vlad. Le gargouillis de son estomac lui proposa une autre course d’action.
Le loqueteux un doigt aux lèvres tendit le cou en direction de la note, puis la chipant à son compagnon il alla jusqu’aux bureaux du hall, qui formaient un cercle au centre, et la plaqua dessus avant de tirer un crayon de sa bourse. Il se mit à écrire au verso.
Son ami n’arrivait pas à sa hauteur que le drogué repartait d’un petit rire en direction des escaliers, pour y plonger, il sembla à Quirinal que son ami tombait le long des marches jusqu’au mur où il devait reposer la note, et il l’attendit bras croisés sans le suivre. Mais un détail l’avait frappé. Il revint sans attendre Vlad aux bureaux.
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Jamais à sa connaissance les bureaux du hall n’avaient servi, à plus forte raison parce que personne ne s’y était jamais tenu. Tout comme la salle des presses, seuls deux ou trois chroniqueurs passionnés s’y étaient arrêtés quelquefois, à de rares occasions et pour des raisons obscures. Le bonhomme n’appartenait pas à ceux-là et à l’occasion la curiosité le piquait quant à ce que de tels lieux devenaient.
Ce qui avait frappé Quirinal était une plume à bec de cuivre abandonnée de travers sur un dossier au centre de l’alignement, près de trois cartouches d’encre. La poussière était commune à toutes les Chroniques, y compris là où les chroniqueurs passaient et repassaient constamment. Aussi ne fut-il pas surpris d’en trouver sur la plume comme autour.
Néanmoins à présent qu’il y prêtait attention, rien n’était plus incongru que cette plume de travers parmi l’ordre parfait des affaires sur les bureaux du hall. Il ouvrit à tout hasard le premier tiroir à sa portée, heureux de constater que tout aux Chroniques n’était pas verrouillé. De mémoire, il aurait dû y avoir des enveloppes de différentes tailles. Elles n’y étaient pas. Le tiroir suivant était vide aussi, de même que le prochain, et ainsi de suite.
Il eut tôt fait d’en ouvrir la plupart pour se rendre compte de la même absence. Les fournitures étaient là, trombones, gommes, ruban adhésif, il manquait seulement les supports. Même les timbres avaient disparu.
« Tu fais ‘mumuse, Quir’ ? »
Le docteur se retourna, sans s’émouvoir, face au loqueteux revenu de son escapade dans les escaliers. Il lui montra d’un geste théâtral les tiroirs vidés, avec aux lèvres un sarcasme qu’il ne voyait pas de raison de lancer, et une de le retenir, qui était de ne pas nourrir Vlad.
« Je peux comprendre que quelqu’un s’attaque aux livres. Que quelqu’un fasse disparaître du matériel de bureau est quelque peu différent. »
« Oh, faut s’plaindre ! C’pas bien ça ! »
Soit. Quirinal voulait bien reconnaître qu’il s’interrogeait trop sur du matériel de bureau. Il essayait de placer cette nouvelle pièce du puzzle parmi toutes celles dont ils disposaient déjà. Ce faisant il entraîna avec lui Vlad et partit en direction de la cuisine. Dans son dos le drogué triomphait, persuadé qu’ils allaient prendre un bon repas. Le chroniqueur ne cessait de le détromper, ils cherchaient des traces d’activité de Naïa, la fameuse chroniqueuse dont aucun d’eux ne se rappelait.
Elle avait été là avant eux, elle avait forcément dû avoir faim. S’ils avaient accès aux cuisines, elle avait dû avoir accès aux cuisines. Aussi abandonnaient-ils le hall et ses tiroirs sans se sentir plus avancé qu’auparavant, avec la même frustration qui chez eux deux renaissait de n’avoir aucune direction sûre à prendre. Du moins chez le docteur, il n’était pas sûr que son compagnon drogué s’en soucie réellement.
Bientôt il fallut que le plus jeune des deux prenne les devants. Vlad connaissait mieux la direction que le bonhomme qui désormais en arrière les avait presque perdus dans les couloirs. Il s’enfonçait dans ses habits propres et maniait entre ses mains ses lunettes, le regard enfoncé dans la nuque du loqueteux. L’odeur le dérangeait au point que son nez ne cessait de frétiller.
L’entrée de la cuisine, l’une des entrées du moins, apparut très vite au bout d’un long corridor rustique. Une autre note avait été placée sur le loquet, en équilibre. Quirinal s’en empara, constata que c’était la même écriture. Il se permit de se gratter la gorge avant d’en commencer la lecture. Son ton trahissait de l’humeur.
« Plaisant. Elle utilise la cuisine pour mener une expérience, et prie tout chroniqueur de ne pas l’utiliser en attendant. »
Ils se regardèrent, le docteur les yeux mi-clos, le drogué ses yeux brillants. Vlad s’appuya sur le battant pour écouter, puis poussa. La porte n’était ni verrouillée ni fermée vraiment, elle s’ouvrit devant eux. Il y eut l’odeur de la nourriture. Après un haussement d’épaules, tous deux s’invitèrent à l’intérieur.
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La littérature le disait : nul lieu n’était plus occulte qu’une cuisine. Le sol, les murs, le plafond, tout avait été dallé avec de la pierre polie. Au fond étaient alignés les plans de travail, en chêne, en if, en hêtre, avec le même aspect que les bancs d’écriture dans les diverses bibliothèques des Chroniques. Les plans étaient inclinables. Devant au centre de la pièce deux énormes cheminées en évent et de maçonnerie grossière surplombaient les foyers remplis de charbon. Les armoires de condiments s’alignaient sur la droite entre les portes des placards et des caves. Enfin, plus important que tout, à gauche sur son pupitre se trouvait le livre de cuisine ouvert à la page des pains.
Tous deux s’en approchèrent en premier, naturellement. Ils n’avaient ni l’un ni l’autre l’habitude de cuisiner, encore moins de venir là. Ce lieu leur semblait même étranger aux Chroniques où tout devait être consacré avant tout à l’écriture. Voilà pourquoi le tome de cuisine était mis en évidence et consulté avant tout.
Un marque-page de fonte retenait la page contre l’aspiration des hottes. Ce devait être l’œuvre de la chroniqueuse. Sur les plans se trouvaient pêle-mêle bols et planches, sacs de farine, sel, levures diverses – leur nombre était déroutant – et outillage de couteaux, de fouets et de rouleaux. Elle avait dû tenter de faire du pain.
« Je devine l’expérience, » commença Quirinal, « elle a dû vouloir tester le Libra sur la cuisine, pour voir si le pain se ferait de lui-même. Mais- »
Il fut interrompu par un bruit de sac déchiré, se retourna : Vlad avait le visage et le capuchon couverts de farine dans le nuage encore gros qui lui tombait dessus jusqu’aux épaules tandis que l’aspiration tirait ce nuage sur le charbon. Il avait ouvert un des sacs, un peu maladroitement, et restait bête le nez dans la poudre blanche. Il renifla, laissa retomber le sac. Le loqueteux n’eut pas à se secouer, un spasme fit tomber toute la farine par terre.
« Donc, » reprit Quirinal, « cela a probablement échoué. Le pouvoir du Libra ne fonctionne probablement que sur les livres, aussi n’a-t-elle au mieux qu’affecté une recette de cet ouvrage de cuisine. »
Son doigt se posa sur la recette, dont il ne remarquait pas à quel point elle était étrange. Vlad passa devant, bouscula son bonhomme de compagnon et se mit à la lire en léchant ses lèvres. Rabougri comme il était, le drogué paraissait un tas de linge sale jeté sur le pupitre. Il lisait la recette déroutante du pain de blé.
« C’doit être bon ! Faut qu’on essaie, pour tester, pour voir, comme ça ! »
« Entendu, » acheva Quirinal, « les huches doivent en être remplies mais si tu y tiens, allons cuisiner du pain. »
À peine le docteur donnait-il son accord que son compagnon avait ouvert le Libra et y griffonnait. Lui aussi, après tout, voulait faire l’expérience. Il passa la tête par-dessus son épaule, non sans retenir son capuchon, ce qui fit tomber des restes de farine ; le regard vague sur Quirinal, il souriait de toutes ses rares dents. Son ami recula d’un pas.
Faire du pain de blé était simple, il suffirait d’ajouter des grains de blé à la pâte finie avant de chauffer. Mais la recette en avait changé les proportions au point qu’il n’y avait presque plus de farine et presque que du grain. Eux qui auraient déjà eu du mal à faire la pâte, Vlad ne les voyais pas accomplir cette prouesse qu’exigeait la recette.
Cette idée en tête, au lieu de s’amuser avec les ustensiles, il vivait la préparation du pain en l’écrivant dans le Libra. Le drogué prenait soin de décrire pas à pas, avec une sorte de jubilation, chaque étape de la préparation, en passant de la recette à son écriture, de son écriture à la recette, et il imaginait leurs échecs et leurs tentatives avec assez de précision pour justifier qu’en fin de route ils y parviennent.
Malgré l’odeur, Quirinal s’était convaincu de suivre cette écriture rapide. Il avait dû comprendre aussi mais son visage fermé, surtout par la proximité du puant, montrait qu’il n’y croyait pas. Pour lui, le Libra ne devait avoir aucun effet dans les Chroniques mêmes. Il se permettait donc d’attendre que Vlad échoue.
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D’après ce qu’écrivait le drogué, leur première tentative de faire du pain s’était révélée être un échec cuisant. Au second le grain avait pris feu et il était devenu clair pour Quirinal que son compagnon drogué s’amusait. Il hésitait à lui prendre son crayon, fatigué de ces essais lorsqu’au troisième pain celui-ci devait éclater dans toute la pièce.
« Ton texte parle-t-il bien toujours de nourriture ? »
« Des œufs, tiens ! Ce s’rait bien des œufs ! »
Si ce n’était pas encore assez clair, le loqueteux inventait au fur et à mesure selon ce qui l’amusait, sans réelle idée du résultat, avec pour seule conduite une recette de cuisine peu concevable. Il acheva son historiette sur la réussite des deux compagnons avec un pain gonflé et granuleux qui collait aux doigts. Fermant le Libra, le chroniqueur se retourna. Avec lui se retourna Quirinal et tous deux constatèrent que la cuisine n’avait pas changé d’une once.
« Quelle surprise. » Le docteur se pressa de sortir. « Et quelle perte de temps. »
Il ouvrit la porte, il ne réussit pas à ouvrir la porte mais pressa de toute sa force sur le loquet pour se rendre compte que la porte était fermée. Les yeux du loqueteux derrière lui brillaient. Il voyait le sceau, le symbole sur la porte. Et il commençait à comprendre.
Un étrange sifflement envahit la pièce, qui venait des hottes. L’air qui y passait, freinée, frottait le long des cheminées au travers des grilles en rendant un son strident. C’était supportable, juste désagréable. Ils s’approchèrent tous deux des foyers mais à cet instant l’aspiration fit se détacher le marque-page et le livre de cuisine laissa défiler toute sa numérotation en toute liberté.
Quand le sifflement se calma, les feuilles reliées du tome cessèrent de battre et parmi les recettes se trouvait un passage d’une écriture différente, distinct même à cette distance, beaucoup plus compact et linéaire. Quirinal plus rapide s’empara de l’ouvrage et après l’avoir feuilleté, tira pour une énième fois ses précieuses lunettes afin de lire ce passage.
Il s’agissait du début d’un texte, comme d’une ébauche, qui débutait par : « Voici comment tout commence… » Mais comme tous les textes qu’il avait lus jusque-là, celui-ci ne faisait pas plus de sens. Le fait qu’il soit présenté comme une recette le surprenait.
« Eh Quir’ ! »
La voix de Vlad était étouffée. Il avait la tête dans une des hottes, par-dessus le charbon des foyers. Quand il la montra, le capuchon était noir de suie.
« T’es ramoneur ? » Le docteur avoua que non. « Alors évite de tousser ! »
À son tour, bonhomme, le chroniqueur reposa le tome et alla contempler l’intérieur des cheminées. Il n’y avait aucune lumière, seulement le noir le plus complet. La bouche des cheminées était recouverte. Décidément ses sens étaient moins aiguisés que le drogué. Il alla donc puiser sous le foyer un paquet d’allumettes et, sous la face amusée de son compagnon, en frotta une. La lumière se fit dans la hotte.
Des années de négligence avaient accumulé tellement de suie qu’elle formait des voûtes et des toiles le long du boyau, contre les grilles qui ne tenaient plus que par elle, au point de boucher presque complètement les cheminées. Des taches blanches par-dessus étaient la farine que Vlad avait tantôt renversée, et qui avait été aspirée. Or à l’instant où il l’observait, la chaleur de l’allumette fit comme goutter la suie et l’ensemble se mit à trembler.
Quirinal se retira d’un coup et quelques secondes après ayant contourné les foyers il tirait en arrière son ami tandis qu’un tremblement assourdissant secouait la cuisine. Les casseroles, les poêles, tous les ustensiles battaient dans les armoires et les condiments tombaient un à un des étagères. Soudain une grille se descella, entraînant toute la suie avec elle.
Ils nageaient à présent dans un nuage de poussière étouffant. Le docteur cherchait son compagnon au rire qui secouait ce dernier et qui le faisait tousser. Mais déjà la ventilation libérée aspirait à nouveau la poussière presque sans bruit et la cuisine redevint propre. Quirinal ne s’en rendit pas compte tout de suite, avec ses lunettes sales. Quand il les enleva, il retrouva Vlad, la cuisine et sur le plan de travail, un pain de blé.
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Du pain en question il ne restait que quelques tranches qu’ils se partageaient encore. Accompagné d’œufs, de crème, de lard et de beurre, un pain fait de blé cru n’était pas si mauvais. Il avait juste tendance à coller aux doigts.
Un mot l’avait accompagné et la mine sérieuse, le docteur le relisait. Il était pensif. Face à lui assis sur sa chaise comme un ours de cirque sur un tabouret, le chroniqueur drogué avalait son œuf cru recouvert de tant de poivre – si c’était du poivre – qu’il faisait tousser à la vue. Les manières du jeune homme flasque, engoncé dans ses haillons, valaient son apparence. Il avait plus sali la cuisine que ne l’avait fait toute la suie des hottes.
Ce mot joint au pain de blé était de Naïa. Elle ne revenait décidément pas à Quirinal, qui se disait qu’à présent le nom lui était familier mais que c’était bien tout. Elle expliquait son expérience. Celle-ci consistait à comprendre la relation entre le verrouillage des portes et le Libra.
« D’après elle » expliqua le chroniqueur à son compagnon qui ne l’écoutait que d’une oreille, « c’est le Libra qui tient les portes fermées. Je crois comprendre. Ne pouvant agir sur les Chroniques, le Libra crée un calque sur lequel il agit, et qui est limité dans l’espace. Il s’agissait moins de protéger les Chroniques que de permettre l’emploi du Libra. »
Tout cela n’intéressait plus du tout le drogué qui après sa dernière bouchée s’était mis à respirer une petite poudre orange tirée de sa bourse. Il la laissait sur son doigt et se contentait de la tenir sous ses narines, la tête penchée au point que le capuchon couvrait ce qu’il faisait. Au fond, ce qui tenait les portes fermées, ça ne les avançait pas à grand-chose.
Leur priorité était de retrouver Naïa, le reste n’était que du détail. Ils le savaient tous deux et malgré cela Quirinal, si désireux d’agir en intellectuel, perdait son temps à décortiquer une note.
Mais quant à retrouver la chroniqueuse, c’était un défi certain. Il ne restait d’elle aucune trace à part cette note, la note laissée sur la porte devant et la note qu’ils avaient remise en place sur le mur bloquant l’accès aux archives. Or son écriture ne leur rappelait pas quelqu’un prêté aux jeux de pistes, mais pragmatique et qui aurait dit tout de suite où la trouver si elle avait voulu être suivie. Elle se promenait dans un livre, restait à savoir lequel.
« Eh ben, perdu ? T’sais plus quoi faire ? »
« Je n’ai pas abandonné l’espoir de comprendre tout ce cirque. Les Chroniques sont désertées, les portes verrouillées, un Libra fait son apparition et pour ne rien soustraire au tableau, les textes sont devenus incohérents. »
« Suffit d’trouver c’te Naïa ! »
Quirinal se referma sur lui-même. Il supportait mal le détachement de son compagnon, lequel passait à présent son temps à lécher le bout de ses doigts. Il reposa la note de la chroniqueuse là où était apparu le pain de blé, sur le plan de travail, puis se leva. Au fond, tout ce qu’elle avait fait n’était pas plus incompréhensible au visiteur que ne l’était la destruction engendrée durant son sommeil, vers l’entrée des Chroniques. Les circonstances expliqueraient tout et hélas, il détestait se l’avouer, Vlad avait raison.
« À mon avis, nous ferions mieux de chercher le second Libra. »
Il était à présent persuadé qu’il y avait deux de ces livres et que Naïa avait été en possession du second. Elle avait pu l’emporter avec elle mais le livre lui-même appartenait aux Chroniques. Ils le trouveraient certainement au dernier endroit où elle s’était trouvée avant son départ. Si elle n’était pas passée par la porte, sans doute se trouvait-elle dans une aire de lecture. Il y en avait plusieurs de ce côté du château.
La porte n’était plus verrouillée. Le docteur l’ouvrit sans peine, il retrouva le couloir familier des Chroniques et sortit avec un soulagement certain de cette pièce si atypique, si insensée des Chroniques qu’étaient les cuisines. Si Vlad n’en montrait aucun signe, un tel lieu pour sa part l’avait ébranlé. Il savait pour avoir vécu en ces lieux longtemps qu’il existait des cuisines, mais comme un mythe ou un concept, pas comme une réalité à part entière.
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De retour dans le hall les deux chroniqueurs n’avaient plus que l’embarras du choix. Le plus bonhomme des deux observait au-dessus les balcons d’étages qui offraient autant de possibilités de trouver où cette Naïa avait ouvert son livre. Les fiches étaient normalement là pour le dire, si elle l’avait emprunté d’une bibliothèque mais eux-mêmes n’en avaient pas fait usage. La perspective d’errer au hasard déplaisait à Quirinal.
Il se retourna vers son loqueteux de compagnon. Vlad tenait replié contre lui, avec le Libra, le livre de cuisine.
« T’l’avais oublié, hein ? Pas malin ça ! »
Dans ce livre se trouvait l’extrait de texte, hélas incohérent, presque à coup sûr celui que visitait à présent la chroniqueuse. Une recette de texte, voilà qui lui était décidément familier. Il fallait un esprit particulièrement analytique ou dément pour imaginer trouver la recette de la littérature et puisque le chroniqueur drogué était déjà des siens, le docteur crut deviner qui était l’inconnue. Il s’était disputé avec elle, autrefois, à de nombreuses reprises sur le sujet.
Auquel cas cette personne ne se contenterait jamais de visiter une histoire. Cette attitude passive ne lui correspondait simplement pas, elle aurait le besoin de réécrire les événements, d’en changer le cours, de plier l’histoire à sa volonté. Il ne la voyait pas s’asseoir à une table ou se contenter d’ouvrir une porte.
« Elle est en salle des presses, à écrire l’histoire qu’elle explore. Je propose de nous rendre à l’administration récupérer la clé. »
C’était elle qui avait verrouillé la salle des presses de l’intérieur. Cette prudence un peu ridicule tournait presque à la paranoïa mais enfin une longue solitude excusait ce genre de comportement. Le problème était, si elle avait pris la clé de l’administration, ils n’étaient pas sûrs d’en trouver d’autres. Au besoin, défoncer la porte serait une option.
« C’est qu’c’t’utile un bouquin d’cuisine ! »
« Hein ? »
« Tu l’regardes et paf ! T’as tout d’viné ! »
Quirinal se permit de lever les yeux au plafond. Ce n’était pas faux. Son seul indice avait été des souvenirs épars, activés par un ouvrage de recettes. Mais il était à peu près sûr de lui pour une fois, et il commençait à entrevoir un début d’explication quant à ce qui se passait aux Chroniques.
Aussi pressa-t-il le pas mi-traînant derrière lui Vlad et mi-poussé par ce dernier qui continuait sur le même ton à lui louer l’ouvrage, et derrière ces louanges à un livre sa propre bonne idée de l’avoir emporté avec lui. Encore une fois le drogué avait vu plus loin que lui : il avait certainement fait ce raisonnement bien avant le docteur.
La seule administration qu’ils trouvèrent était au côté d’un petit corridor au fond de l’aile et qui elle-même n’était qu’une étroite pièce encombrée de meubles au point qu’il était presque impossible d’y entrer. Quelques bougies allumées brûlaient sur des assiettes en cuivre, à côté des paquets de feuilles éparpillés qui jonchaient le sol, les meubles et couvraient les murs de notes diverses. Il s’agissait d’un antre comme aucune autre à l’image de la désorganisation dont souffrait l’architecture du château. Une unique chaise avait été rangée au fond et au-dessus un petit boîtier mural, aussi épais et sombre que le reste du mobilier, contenait toutes les clés à disposition.
Il leur fallut nager jusqu’à elle pour la distinguer vraiment, ouverte sur ses alignements de clés de métal froides et épaisses. La plupart étaient rouillées. Celle des presses, cela ne surprit ni l’un ni l’autre des deux chroniqueurs, manquait à son crochet.
« Oh, quelle surprise ! Et t’vas faire quoi maint’nant Quir’ ? Hein Quir’ ? »
Rien de ce que disait le drogué n’atteignait Quirinal, se disait Quirinal et il n’y croyait pas une seconde. Un rapide examen de la pièce lui fit remarquer deux choses, la première qu’elle avait été occupée récemment et la seconde qu’il y avait bien trop de papiers volants. Naïa l’avait occupée et détail amusant, tout ce papier devait venir des tiroirs du hall.
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>Bureau< Page 79
Tout était expliqué dans la dernière note qu’avait laissée Naïa avant qu’elle n’aille en quête de nouveaux textes pour alimenter le Libra. Ils avaient trouvé cette note en évidence parmi les papiers du bureau d’administration, ces papiers qui ne servaient pas tant à administrer qu’à la chroniqueuse.
« Impossible de lire le texte : il est éclaté. Je vais donc éclater le texte pour pouvoir y accéder. Ne touchez à rien, je reviendrai vite. P.S. : Vlad, prends une douche. »
Même s’il ne parvenait pas à mettre un visage à leur compagne, Quirinal commençait déjà à l’apprécier. Le drogué près de lui s’était mis à fouiller parmi toutes les feuilles, les enveloppes, les timbres, tout ce qu’elle avait réuni dans cette petite salle qui devait lui servir de repère. Tout cela avait dû lui servir, d’une manière ou d’une autre, à disloquer le livre dans lequel elle voulait s’immerger. Il comprit soudain ce que Vlad cherchait : le livre avait été délié là, donc, le Libra aurait dû y être aussi.
Outre la paperasse administrative, outre également tout le matériel de bureau, il y avait donc deux livres dont les pages étaient inextricablement mélangées. Or toutes les pages ou presque étaient blanches. Le drogué cherchait une différence qui lui aurait permis de recomposer les deux ouvrages.
« Ce n’est peut-être pas une bonne idée » fit remarquer le docteur, sans obtenir d’attention. « Si nous recomposons le livre, nous risquons d’y enfermer Naïa. »
« Et t’vas rester là à t’tourner les pouces ? »
Ils étaient maintenant deux à essayer de reconstituer le puzzle. Ils auraient mis des jours simplement à réunir toutes les pages tant elles étaient épars. Quirinal n’arrivait pas à voir quelle chroniqueuse était prête à délier un livre, à le transformer en tas de feuilles volantes pour atteindre son but. Cela revenait à détruire le livre. Il était même difficile d’envisager que quelqu’un aux Chroniques agisse de la sorte. Le docteur n’en doutait plus, il connaissait Naïa, ils étaient deux adversaires de longue date mais malgré cela le visage pas plus que le nom ne lui revenaient.
Leurs tentatives aboutirent rapidement à l’échec. Il leur manquait la reliure, la numérotation, la première page, il leur manquait jusqu’au matériel pour relier les pages. Tandis que Vlad continuait à agiter les papiers en l’air, le docteur se laissa aller sur la chaise au fond. Il tenait lui-même une liasse entièrement vierge qu’il lança devant lui et vit retomber au hasard. Ils faisaient peut-être fausse piste, tout simplement.
« La carte nous aurait été bien utile. »
« Fallait pas échouer, mon p’tit Quir’ ! »
Restait la solution de facilité. Alors que le loqueteux se plongeait dans un nouveau tas tout aussi indistinct de feuilles blanches, son compagnon se releva de sa chaise et en quelques pas avait mis la main sur le Libra. Il l’ouvrit à la page où Vlad avait écrit son histoire de la cuisine, seulement pour noter qu’il n’y avait plus rien. Il ne retrouvait peut-être plus la page. Laissant loin ces considérations, Quirinal saisit une plume et réfléchit un instant à ce qu’il allait faire avant d’écrire.
Sitôt qu’il l’eut en main, une nouvelle idée avait vu le jour dans l’esprit du bonhomme. Il y avait plus simple, beaucoup plus simple que d’écrire longuement une historiette qui était tout sauf certaine de fonctionner. Ils avaient déjà reconstitué un livre, celui-ci n’était guère différent. En fait de première page, ils avaient dans le livre de cuisine tout ce qu’il fallait. Il ne leur manquait donc qu’un seul outil.
« Vlad… » Le loqueteux regarda son ami. « Avais-tu remarqué le chariot à l’entrée des presses ? »
Peu de temps après, le loqueteux à l’intérieur, le docteur derrière soufflant de toute sa sueur, ils traversaient les couloirs à toute allure sur le gros chariot de fer dont les roulettes patinaient. Ils se rendaient au petit salon près de l’entrée avec un plan en tête et la nécessité de transporter l’ustensile le plus encombrant des Chroniques.
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>Bureau< Page 80
Le chariot se renversa devant l’entrée du bureau administratif, presque contre la porte laissée grande ouverte, soit autant que le permettait l’encombrement de meubles. Les deux chroniqueurs après une forte inspiration se baissèrent en même temps pour saisir ce monstre qu’était la machine à écrire. Ils la firent entrer dans l’étroite pièce, non sans efforts, et l’installèrent dans un coin dégagé de toute feuille. Le meuble grinça en recevant cette charge de métal et de ressorts.
« Le livre de cuisine. » Demanda Quirinal d’un ton docte, d’autant plus qu’il était fier d’avoir résolu leur problème. Vlad lui ouvrit le livre à la page où était l’extrait de texte. Il attrapa au hasard une feuille volante, l’inséra dans la machine, retira vivement ses doigts et après un soupir de soulagement, avec prudence, il pressa une touche. La suite de grincements atroces le fit bondir en arrière.
Enfin le travail commença. Le Libra ouvert, l’autre tome par-dessus, il se mit à rédiger ce début de texte. La porte derrière eux se referma, du fait d’un courant d’air qui battit en même temps l’ensemble du papier entassé dans la pièce. Ils sursautèrent mais brave, le docteur continua à taper sur les touches mécaniques de la machine. Le texte baveux d’abord, à mesure qu’il séchait, prenait de plus en plus forme.
Avant qu’il ne comprenne, Quirinal avait couvert la page entière, il tirait la feuille pour la remettre à l’envers et taper le verso. Et ainsi pour la seconde page, pour la troisième, il les alignait à présent sans peine de plus en plus vite, à mesure que les pages s’accumulaient à côté d’eux. Mais aucun d’eux ne prêtait plus attention au tas cohérent qui se formait. Ils étaient pris l’un sur l’épaule de l’autre dans le mouvement de frappe de la machine, dans la succession de lettres qui apparaissait.
Trop tard pour faire machine arrière : cette option n’était pas dans les possibilités d’une machine à écrire. Les deux chroniqueurs se regardèrent une fois encore, d’un air victorieux. Puis ils se plongèrent dans le cliquetis de la machine qui alignait les mots et les phrases, qui vibrait et grondait à chaque retour de ligne.
Aïo
Au point final le capitaine Kyrena de la CITL (Confédération Internationale des Territoires Libres) retira son rapport de l’imprimante. Il regarda sa montre puis par la fenêtre l’espace noir et profond. À ce stade de la rotation la Lune apparaîtrait bientôt.
La porte de son bureau coulissa, laissant entrer le général Oïc.
- Vous êtes prêt, Kyrena ?
Le général ne prononçait pas le prénom correctement.
- Prêt, général.
- Vous serez trois. Le professeur Jean Valdes a travaillé autrefois au site B. C’est un expert biochimique, il vous sera utile.
- C’est lié au site B ?
- Bien sûr que c’est lié au site B.
Le capitaine soupira. Tout le monde était mort au site B. Le moins il en saurait, le mieux il se porterait. Ce scientifique était une gêne. Oïc s’était emparé de son rapport.
- Inutile de vous rappeler qu’en cas d’échec, nous nierons toute implication. Une fois en mission, vous serez coupé du monde. Ne faites confiance à personne.
Le général se retourna le dossier en mains pour partir. Kyrena l’interpella depuis la fenêtre. La Lune venait d’apparaître.
- Et le troisième membre ?
- On ne nous a pas communiqué son nom. Il devait être affecté à une autre mission mais son affectation a été changée en dernière minute.
Une fois Oïc parti, Kyrenal comprit qu’il voyait Aïo pour la dernière fois.
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