file Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité

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il y a 11 ans 11 mois #18118 par Demosthene
Réponse de Demosthene sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Le grand décors mécanique commence à tomber. c'est très bon.

Les quelques remarques que j'ai noté au cours de la lecture des 3 derniers chapitres ont toutes été reprises par Vuld.
Je n'ai donc rien d'autre à ajouter d'autre que "Vivement la suite".
Certes, il y a des éléments sortis de nul part, des effets un peu trop directs, et d'autres choses liées au format feuilleton. Mais je me fais plaisir à la lecture, n'est-ce pas l'essentiel ?

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il y a 11 ans 11 mois #18132 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Bon... Dans cette partie, j'introduis des éléments d'intrigue sur lesquels j'aimerais avoir votre avis. Je vous laisse lire et je poste les questions à la fin.

**

La chute de vélo avait à peine mangé ses forces. Ses genoux s'étaient égratignés contre des pierres dures, sa cheville accusait une torsion trop brutale, mais ce n'était rien et trop peu en tout cas pour qu'Agratius s'arrête. Il lui fallut une seconde à peine pour vérifier qu'il put marcher, et déjà il courait vers ce qui lui importait le plus : Ophélia.
La remorque encore accrochée au vélo était vide, et cela signifiait que la petite fille avait été propulsée aux alentours. Ce n'était pas tant les dommages physiques qui inquiétaient Agratius – simples aléas faciles à recouvrir – mais la possibilité qu'elle ait pu se faire capturer par Johannes, qui ne devait être loin. Il monta sur une petite butte de terre pour inspecter les environs, mais la vue ne l'aidait en rien, car un brouillard était monté à leur rencontre, pour embrouiller encore les pistes et engloutir les environs du camp d'une brume intemporelle et mystique, qui masquait les sens concrets de l'homme. Il allait devoir utiliser la voie mentale qui le reliait à Ophélia. Le signal était timide, et ne coupait la brume que par endroits, là où l'air s'amincissait et qu'un peu d'espoir résidait.
Agratius se concentra du sommet de la butte à peine plus haute que lui. Il devait retrouver Ophélia. Il devait retrouver l'esprit d'Ophélia.
D'abord il n'y eut que l'épaisseur intense de la brume, lourde et plus terrible que tous les rideaux de théâtre, mouvant mais toujours si présent, jamais évanouie, toujours étouffante. L'épaisseur l'empêchait de voir clairement dans l'esprit d'Ophélia, à moins que ce ne fut l'esprit d'Ophélia qui, sous les coups du temps et de la peur, s'embrumait. Les figures étaient imprécises ; une herbe pouvait être un oiseau, un oiseau un homme et un rocher une falaise gigantesque. Tout se perdait dans la pâleur humide du brouillard d'une guerre qu'Agratius désespérait de ne pouvoir gagner jamais. La guerre contre l'illusion. La guerre contre le mensonge. Il devait retrouver l'esprit d'Ophélia.
Le signal s'éclaira par la douleur soudaine du réveil, et la sensation de perte, suffisamment forte pour éveiller même la complexité des circuits logiques d'Ophélia, et sa pensée globale. Heureusement pour Agratius, cela clarifia le temps et il perçut qu'Ophélia était toujours dans la lande, quelque part au milieu des marais, dans un recoin sombre comme une grotte ensevelie et puant l'eau depuis des siècles de dépôt et de stagnation. Quelque part dans la lande dans un recoin sombre. L'eau puante, presque sèche dans sa perpétuelle condensation jamais tarrie. Le son des os anciens et de douleurs passées, de cris, de morts, quelque part dans le recoin sombre de la lande.
Quelque part dans la lande au milieu du savoir englouti. Des squelettes s'assoupissaient dans le trou même qu'on avait creusé pour eux, pour y mettre leurs corps oubliés mais pas leur esprit qui émettait encore un écho perceptible par un semblable – et Ophélia était de leurs semblables. Des squelettes qui avaient été, aux temps où le spectacle ne regnait pas sur ce pays, les éminents scientifiques élevés contre l'affaiblissement du savoir et de l'intelligence. Les soldats de la Vérité, quelque part ici enfouis dans un recoin sombre de la lande. La lande qui avant d'être vide et froide et spongieuse et brumeuse abritait les plus belles usines du pays, les infrastructures les plus modernes où tous les jours les hommes avançaient sur le chemin de la Vérité, pendant que de l'autre côté, vers la cité le mensonge gagnait du terrain et retournait les pions de la porte étroite. Ils s'étaient bien battus mais étaient si peu qu'ils avaient dû s'exiler dans un pays voisin, plus accueillant pour le savoir et prêt à les aider dans leur combat. Sitôt avait été envoyé des ultimatums, mais sans réponse la guerre était devenu inévitable et infinie. Inévitable et infinie la guerre entre les deux pays duraient, de trèves en trèves, de traités en traités, sur la même frontière incertaine où tout se mélangeait et arrivait à ses extrémités. La même guerre qui reprenait aujourd'hui comme les scientifiques espéraient récupérer la moitié du pays qui leur avait échappé.
L'ennemi était toujours le même : c'était la rébellion, c'était la guerre civile, c'était l'autre moitié du pays décidée à dévoiler la vraie nature des nouveaux maîtres, et de leurs entreprises. Ici, dans la brume de la lande aux recoins sombres, les cartes s'équilibraient, les jeux se montraient l'un à l'autre, chacun fermés dans leur convictions propres et leurs tactiques, invisibles aux simples soldats mais évidents pourtant aux bruits des os qui claquent et flottent dans l'eau croupie. Ici était la limite entre la Vérité et le mensonge. Mais de ce côté là de la frontière, on ne pouvait dire qu'on luttait contre des proches, ou des voisins. Les extraterrestres étaient bien plus commodes : ils revenaient sans cesse pour envahir le pays, et sans cesse devaient être repoussés par l'enthousiasme des grands jeux de la guerre. Après tout ne sont-ils pas des extra-terrestres, ces scientifiques ennuyeux et graves, avec leur manière de rigidité caustique qui énervaient tout le monde, alors qu'il était si simple de bien vouloir s'amuser et de prendre la vie comme un jeu ? Ne nous sont-ils pas si étrangers ? Ils grimaçaient un sourire de cadavre, amer, désespéré de la folie humaine.
Alors quand les deux jumeaux d'outre-espace avaient surgi sur le plateau de jeu, Johannes y avait vu la si belle occasion qui se présentait de relancer la guerre en usant de leur seule figure. Ils étaient humains, et cela prevenait les questions qui pouvaient surgir si, par malheur, les soldats retiraient leurs masques pour voir la véritable image des ennemis. Les casques ne pouvaient durer ; il fallait penser au-delà. Il allait être facile de les accuser d'être des espions, de les capturer pour enfin les sacrifier devant tous, non sans qu'ils aient avoué à la foule, en pleine liesse de la grande parade qui ponctue chacune des phases des grands jeux de la guerre pour porter en triomphe les héros du jour, d'être bel et bien de ces extraterrestres fourbes – on avait déjà sélectionné pour ces aveux solennels deux autres enfants si semblables que personne n'y verrait rien, et qui endosserait sans mal le rôle des jumeaux d'outre-espace juste avant que les vrais ne soit exécutés. Il y aurait des ballons et des danses ; il y aurait des gradins immenses, pour que la foule soit la plus grande possible, et l'exécution des jumeaux d'outre-espace entrerait dans le répertoire classique des théâtres mécaniques, mais aussi des pièces improvisées auxquelles se livrent les soldats sur le front, quand il s'ennuie. Elle serait répétée partout avec joie. Les jumeaux d'outre-espace seraient la preuve vivante de la fourberie des extra-terrestres, et la justification de la destruction finale des rebelles scientifiques qui n'en finissaient plus de revenir. Johannes avait vu tout ça dans le petit jeu sur la scène de Saturne, à Minium, dans la foule, avant d'être lui-même démasqué. Il avait vu tout cela et n'avait plus eu qu'à amener les deux enfants jusqu'au camp militaire, où la capture deviendrait si facile, croyait-il.
Agratius retint son souffle. Comment avait-il eu accès à ces dernières pensées, si précises dans les intentions d'un homme ? Il ne pouvait y avoir qu'une seule réponse : Johannes était tout prêt d'Ophélia, et elle alertait Agratius en lisant dans les pensées de leur adversaire, en donnant d'un seul coup accès à tout le mal qu'il leur voulait.
Il n'était plus temps d'attendre. Agratius se leva et chercha un monticule un peu épais, qui pouvait faire office de tumulus collectif. Là : il vit la monture de Johannes, posée contre un rocher. Il n'était plus loin maintenant. La brume lui permettait d'avancer discrètement, et il sut que la première forme qu'il vit était Johannes. A ses pieds, il trouva une branche un peu solide qui pouvait servir de bâton.
Johannes avait trouvé la cachette d'Ophélia. Il s'apprêtait maintenant à s'en saisir. Agratius s'apprêta quant à lui à bondir.
Une pensée l'arrêta. Pas la sienne, mais une pensée d'Ophélia qui était bien plutôt une volonté. Elle allait activer ses pouvoirs, et révéler la Vérité à Johannes, comme elle l'avait fait à Donation et au garde. Agratius recula, presque effrayé par la violence de la décision d'Ophélia, par sa crudité brutale et son détournement du pouvoir. Pourtant il ne pouvait rien faire ; la volonté d'Ophélia le happait comme un trou noir, et l'esprit du garçon participait à l'intense déchaînement de forces qui visait à détruire l'esprit de Johannes. Jamais Agratius n'avait percé si profondément l'esprit d'Ophélia. Il se demandait s'il le voulait encore.

Les marais bourbeux bouillonnaient de la vie primordiale aux premiers temps du monde, aux premiers temps du monde où nulle forme de vie jamais encore n'avait été crée et que les molécules les unes les autres s'assemblaient, dansaient leur ballet les unes les autres et bouillonnaient de la première vie. La première étincelle la plus dérisoire qui soit au milieu d'un brouillard de non vie et de roche et d'eau et de fluor et de minéraux ignorants de ce que pouvait signifier cette première vie, si incomplète encore et si inutile surtout, car nulle part ailleurs a-t-il été jugé bon de donner naissance à cette première vie, qui allait avancer dans le temps qu'elle venait de créer – car le temps n'existe pas pour les minéraux qui passent entre les mailles de l'espace et ont le pouvoir de naviguer à des kilomètres et des kilomètres d'années-lumières sans jamais s'épuiser, jamais, alors que la première forme de vie est coincée sur cette planète, sur cette planète ridicule, ridicule. Ridicule, et que fait-elle pour croire à son destin : elle s'amuse, elle s'amuse en riant et croit posséder un peu de pouvoir parce qu'elle s'amuse des autres et manipule d'autres formes de vie. Mais elle-même, n'est-ce pas un jeu pour elle que cet immense maintien, que cette construction incessante de nouvelles histoires à transmettre, à déchaîner sur les autres que l'on croit faible mais qui ne sont finalement que des insectes de plus dans la caverne à regarder les jeux d'ombres que leur envoient d'autres insectes, plus ridicule encore de prendre au sérieux la première vie, la toute première vie qui croit que le temps est le sien. N'est-ce pas un jeu tout cette mise en scène du pouvoir à laquelle se prend Johannes depuis qu'il est entré au conseil d'administration de la firme, depuis qu'il a été nommé...
La communication s'interrompit. Johannes et Agratius s'effondrèrent en même temps. Le second, encore sous le choc de l'esprit d'Ophélia, se releva pourtant plus vite et la porta sur ses épaules, la pauvre chose fragile qui venait de libérer autant d'énergie d'un coup. Il chercha la direction. Au fond, il y avait les lumières satinées des premiers combats.
« Le chaos ? Oui Ophélia, allons vers le chaos. Mais après tout nous y sommes depuis si longtemps que nous savons y survivre comme les poissons aveugles et dorés qui vivent au fond des grottes. C'est là-bas que nous brillerons le mieux ! »

**

ATTENTION SPOILER : avez-vous bien lu le texte qui précède ?

Voilà le problème. Il ne vous aura pas échappé que, dans cette partie, j'introduis un élément d'intrigue qui explique le pourquoi de la guerre et l'identité réelle des ennemis. En l'occurence, l'idée est que les ennemis sont les partisans des scientifiques exilés, aidés par un pays voisin. En gros, on est en pleine guerre civile. Mais les autorités ont conçu des lunettes qui empêchent les soldats de se rendre compte qu'ils combattent d'autres humains compatriotes.

Je dois avouer que cette explication ne me convint guère moi-même, même si elle m'est venue naturellement. A posteriori, je m'interroge sur son bienfondé, et notamment le décalage qu'elle introduit avec l'ironie et le nihilisme voulus dans les Martyrs et l'absence globale d'explication claire, le minimalisme narratif en quelque sorte.
A l'origine, j'avais une toute autre idée, et je me dis que j'aurais du m'y tenir.
A l'origine, les ennemis n'existaient pas, et la guerre était une autre des multiples inventions des autorités pour maintenir son peuple dans le jeu, en introduisant une forme suprême de jeu où le gain et la perte est la vie. Dès lors, les casques spéciaux font apparaître devant les soldats des ennemis qui n'existent pas, et les autorités bombardent eux-mêmes leurs concitoyens.
Cette solution me semble plus adéquation avec le reste de l'histoire. Mais plutôt que de modifier, je profite de cette diffusion "informelle" pour recueillir votre avis sur la question.

Mr Petch

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il y a 11 ans 11 mois #18133 par Vuld Edone
Réponse de Vuld Edone sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
La question ne se pose même pas. L'explication peut convaincre, elle est vraisemblable et elle serait cohérente avec le professeur Sapiens - mais elle n'a aucune pertinence. Ce serait abattre la pierre d'assise de cet univers fondé sur le mensonge et le jeu.

Un très bref instant de philosophie. Le jeu, comme divertissement, est une activité à son extrême totalement inutile - dans les faits c'est nuancé mais l'idée est là. Tant que tu ne donnes pas de cause à ce jeu, autre que la volonté du jeu, l'idée du jeu comme divertissement philosophique perdure. Mais si tu donnes une cause, comme masquer cette guerre quand bien même la guerre a pour but de promouvoir le divertissement, le jeu devient utile et cette idée du divertissement est perdue.
Voilà pourquoi ce ne serait pas pertinent : tu anéantirais l'édifice de ton univers, et la grande majorité de sa tension reposant sur la curiosité. Ce qui, au niveau de la cohérence, revient à répondre trop tôt et trop peu. Je pourrais me contenter d'une simple guerre terre-à-terre mais mes attentes sont bien plus grandes et à bien plus long terme : j'attends le moment de vérité. Et je me dis que beaucoup de scènes précédentes, à partir du moment où on parle d'extraterrestres, sont affaiblies de la sorte.

Aussi, d'un point de vue d'amateur militaire l'idée d'une armée tirant dans le vide fascine. Le tir pour le tir, la frappe aveugle, la guerre comme spectacle, sont des questions méritoires. Cette explication les réduit à rien.
Une note aussi : en disant "circuits" pour les réseaux logiques d'Ophélia, tu la robotises. Ce qui, après V, serait un peu réducteur aussi.

Il y aurait des remarques de forme mais cela devra attendre un autre jour.

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il y a 11 ans 11 mois #18138 par Demosthene
Réponse de Demosthene sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Je ne peux qu'approuver. L'explication se tient, mais n'est pas nécessaire, et à mon sens dessert le récit.
J'approuve aussi les "Circuits d'Ophélia". Je n'attends plus qu'une chose, c'est que les prochains chapitres confirment qu'elle est bien un robot.

Johannes, si mes souvenirs sont bons, apparaît dans la foule lors de la première représentation des jumeaux d'outre-espace... Et pourtant dans sa tête, il a conçu tout un plan et relancé la guerre sur la base de ces jumeaux. Ça me parait incohérent, beaucoup trop rapide. Et puis, si c'est un des membres du conseil d'administration de la firme, qu'est-ce qu'il faisait dans un petit village miteux devant une troupe de théâtre illégal. Cette question est moins fondamentale que la première qui m'a elle immédiatement fait tiquer.

Niveau style, les répétitions de brume et de lande choquent au début, puis on s'y fait, mais le style est quand même très différent du reste du feuilleton. Indépendamment, le passage se tient, et tient plus du poème, mais dans un tout, il détonne.

Le passage sur la vie primordiale m'a perdu. Dommage, y'a de l'idée là dedans.

Et une petite typo/correction automatique transforme Donatien en Donation.

Je suis un peu violent sur ce commentaire. "Qui aime bien, châtie bien" et j'aime beaucoup cette histoire.

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il y a 11 ans 11 mois #18149 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Avec un léger retard, la suite... En fait pas tout à fait : vous trouverez d'abord une version retravaillée de l'épisode précédent. J'ai opté pour mon idée initiale, qu'il n'y avait pas d'ennemi, pas de guerre civile, juste un simulacre. Il faudra que je reprenne encore le texte pour résoudre la question de l'artificialité évoquée par Demosthène, qui me perturbe un peu plus. Mais j'y reviendrais. Et il faut que je rattrape mon retard de lecture, parce que ça ne peut plus durer !

En attendant :

La chute de vélo avait à peine mangé ses forces. Ses genoux s'étaient égratignés contre des pierres dures, sa cheville accusait une torsion trop brutale, mais ce n'était rien et trop peu en tout cas pour qu'Agratius s'arrête. Il lui fallut une seconde à peine pour vérifier qu'il put marcher, et déjà il courait vers ce qui lui importait le plus : Ophélia.
La remorque encore accrochée au vélo était vide, et cela signifiait que la petite fille avait été propulsée aux alentours. Ce n'était pas tant les dommages physiques qui inquiétaient Agratius – simples aléas faciles à recouvrir – mais la possibilité qu'elle ait pu se faire capturer par Johannes, qui ne devait être loin. Il monta sur une petite butte de terre pour inspecter les environs, mais la vue ne l'aidait en rien, car un brouillard était monté à leur rencontre, pour embrouiller encore les pistes et engloutir les environs du camp d'une brume intemporelle et mystique, qui masquait les sens concrets de l'homme. Il allait devoir utiliser la voie mentale qui le reliait à Ophélia. Le signal était timide, et ne coupait la brume que par endroits, là où l'air s'amincissait et qu'un peu d'espoir résidait.
Agratius se concentra du sommet de la butte à peine plus haute que lui. Il devait retrouver Ophélia. Il devait retrouver l'esprit d'Ophélia.
D'abord il n'y eut que l'épaisseur intense de la brume, lourde et plus terrible que tous les rideaux de théâtre, mouvant mais toujours si présent, jamais évanouie, toujours étouffante. L'épaisseur l'empêchait de voir clairement dans l'esprit d'Ophélia, à moins que ce ne fut l'esprit d'Ophélia qui, sous les coups du temps et de la peur, s'embrumait. Les figures étaient imprécises ; une herbe pouvait être un oiseau, un oiseau un homme et un rocher une falaise gigantesque. Tout se perdait dans la pâleur humide du brouillard d'une guerre qu'Agratius désespérait de ne pouvoir gagner jamais. La guerre contre l'illusion. La guerre contre le mensonge. Il devait retrouver l'esprit d'Ophélia.
Le signal s'éclaira par la douleur soudaine du réveil, et la sensation de perte, suffisamment forte pour éveiller même la complexité des circuits logiques d'Ophélia, et sa pensée globale. Heureusement pour Agratius, cela clarifia le temps et il perçut qu'Ophélia était toujours dans la lande, quelque part au milieu des marais, dans un recoin sombre comme une grotte ensevelie et puant l'eau depuis des siècles de dépôt et de stagnation. Quelque part dans la lande dans un recoin sombre. L'eau puante, presque sèche dans sa perpétuelle condensation jamais tarrie. Le son des os anciens et de douleurs passées, de cris, de morts, quelque part dans le recoin sombre de la lande.
Quelque part dans la lande au milieu du savoir englouti. Des squelettes s'assoupissaient dans le trou même qu'on avait creusé pour eux, pour y mettre leurs corps oubliés mais pas leur esprit qui émettait encore un écho perceptible par un semblable – et Ophélia était de leurs semblables. Des squelettes qui avaient été, aux temps où le spectacle ne regnait pas sur ce pays, les éminents scientifiques élevés contre l'affaiblissement du savoir et de l'intelligence. Les soldats de la Vérité, quelque part ici enfouis dans un recoin sombre de la lande. La lande qui avant d'être vide et froide et spongieuse et brumeuse abritait les plus belles usines du pays, les infrastructures les plus modernes où tous les jours les hommes avançaient sur le chemin de la Vérité, pendant que de l'autre côté, vers la cité le mensonge gagnait du terrain et retournait les pions de la voie étroite et difficile. Et puis l'anéantissement avait été total et sans pitié : le combat ne pouvait se conclure sur la cohabitation des deux adversaires. Les soldats de la Vérité, dignes et prêts en leur esprit, avaient été traînés au milieu de leurs propres installations scientifiques, entre les anémomètres et les téléscopes, entre les centrales thermiques et les piles accumulatrices, et on les avait fait monter tout en haut du haut building de verre qui arborait la plus haute antenne, et le plus perfectionné des instruments, et un à un on les avait fait plonger dans le vide, et le vide était demeuré là, dans la lande, trou noir ne laissant survivre que quelques plantes mortes d'être nées, quelques brins indicibles et frêles, grillés par le froid, incapables de ne rien germer ; le vide était demeuré là pour toujours, comme une frontière incapable de ne capter rien d'autre que lui-même.
Seule la guerre y avait poussé, il y avait peu de temps de cela.
Mais c'était une guerre vide. Une guerre sans ennemi, une guerre permanente et sans victoire, ici dans la brume de la lande aux recoins sombres, qui ne se reformait que comme un voile illusoire, jamais solidifé. On avait installé en rang les batteries de canon. On les avait fait tonner pour faire croire à l'invasion. Ici était la limite entre la Vérité et le mensonge. On avait inventé les extraterrestres. On leur avait attribué la fourberie, la laideur, la barbarie. On en avait gravé l'image, en façon d'hologramme, projetée incessamment en mille sur la visière des casques distribués au front. On avait envoyé les soldats contre les batteries de canons installées en rang. Ils avaient couru. Sous la terre, les scientifiques ennuyeux et graves, avec leur manière de rigidité caustique qui énervaient tout le monde, alors qu'il était si simple de bien vouloir s'amuser et de prendre la vie comme un jeu grimaçaient un sourire de cadavre, amer, désespéré de la folie humaine qui battait la mesure à coups de pieds et d'obus au-dessus de leur os applaudissant. Les soldats avaient couru. Mais combien de temps courraient-ils ?
Alors quand les deux jumeaux d'outre-espace avaient surgi sur le plateau de jeu, Johannes y avait vu la si belle occasion qui se présentait de relancer la guerre en usant de leur seule figure. Ils étaient humains, et cela prevenait les questions qui pouvaient surgir si, par malheur, les soldats retiraient leurs masques pour voir la véritable image des ennemis. Les casques ne pouvaient durer ; il fallait penser au-delà. Il allait être facile de les accuser d'être des espions, de les capturer pour enfin les sacrifier devant tous, non sans qu'ils aient avoué à la foule, en pleine liesse de la grande parade qui ponctue chacune des phases des grands jeux de la guerre pour porter en triomphe les héros du jour, d'être bel et bien de ces extraterrestres fourbes – on avait déjà sélectionné pour ces aveux solennels deux autres enfants si semblables que personne n'y verrait rien, et qui endosserait sans mal le rôle des jumeaux d'outre-espace juste avant que les vrais ne soit exécutés. Il y aurait des ballons et des danses ; il y aurait des gradins immenses, pour que la foule soit la plus grande possible, et l'exécution des jumeaux d'outre-espace entrerait dans le répertoire classique des théâtres mécaniques, mais aussi des pièces improvisées auxquelles se livrent les soldats sur le front, quand il s'ennuie. Elle serait répétée partout avec joie. Les jumeaux d'outre-espace seraient la preuve vivante de la fourberie des extraterrestres, et la justification de la destruction finale des rebelles scientifiques qui n'en finissaient plus de revenir. Johannes avait vu tout ça dans le petit jeu sur la scène de Saturne, à Minium, dans la foule, avant d'être lui-même démasqué. Il avait vu tout cela et n'avait plus eu qu'à amener les deux enfants jusqu'au camp militaire, où la capture deviendrait si facile, croyait-il.
Agratius retint son souffle. Comment avait-il eu accès à ces dernières pensées, si précises dans les intentions d'un homme ? Il ne pouvait y avoir qu'une seule réponse : Johannes était tout prêt d'Ophélia, et elle alertait Agratius en lisant dans les pensées de leur adversaire, en donnant d'un seul coup accès à tout le mal qu'il leur voulait.
Il n'était plus temps d'attendre. Agratius se leva et chercha un monticule un peu épais, qui pouvait faire office de tumulus collectif. Là : il vit la monture de Johannes, posée contre un rocher. Il n'était plus loin maintenant. La brume lui permettait d'avancer discrètement, et il sut que la première forme qu'il vit était Johannes. A ses pieds, il trouva une branche un peu solide qui pouvait servir de bâton.
Johannes avait trouvé la cachette d'Ophélia. Il s'apprêtait maintenant à s'en saisir. Agratius s'apprêta quant à lui à bondir.
Une pensée l'arrêta. Pas la sienne, mais une pensée d'Ophélia qui était bien plutôt une volonté. Elle allait activer ses pouvoirs, et révéler la Vérité à Johannes, comme elle l'avait fait à Donatien et au garde. Agratius recula, presque effrayé par la violence de la décision d'Ophélia, par sa crudité brutale et son détournement du pouvoir. Pourtant il ne pouvait rien faire ; la volonté d'Ophélia le happait comme un trou noir, et l'esprit du garçon participait à l'intense déchaînement de forces qui visait à détruire l'esprit de Johannes. Jamais Agratius n'avait percé si profondément l'esprit d'Ophélia. Il se demandait s'il le voulait encore.

Les marais bourbeux bouillonnaient de la vie primordiale aux premiers temps du monde, aux premiers temps du monde où nulle forme de vie jamais encore n'avait été crée et que les molécules les unes les autres s'assemblaient, dansaient leur ballet les unes les autres et bouillonnaient de la première vie. La première étincelle la plus dérisoire qui soit au milieu d'un brouillard de non vie et de roche et d'eau et de fluor et de minéraux ignorants de ce que pouvait signifier cette première vie, si incomplète encore et si inutile surtout, car nulle part ailleurs a-t-il été jugé bon de donner naissance à cette première vie, qui allait avancer dans le temps qu'elle venait de créer – car le temps n'existe pas pour les minéraux qui passent entre les mailles de l'espace et ont le pouvoir de naviguer à des kilomètres et des kilomètres d'années-lumières sans jamais s'épuiser, jamais, alors que la première forme de vie est coincée sur cette planète, sur cette planète ridicule, ridicule. Ridicule, et que fait-elle pour croire à son destin : elle s'amuse, elle s'amuse en riant et croit posséder un peu de pouvoir parce qu'elle s'amuse des autres et manipule d'autres formes de vie. Mais elle-même, n'est-ce pas un jeu pour elle que cet immense maintien, que cette construction incessante de nouvelles histoires à transmettre, à déchaîner sur les autres que l'on croit faible mais qui ne sont finalement que des insectes de plus dans la caverne à regarder les jeux d'ombres que leur envoient d'autres insectes, plus ridicule encore de prendre au sérieux la première vie, la toute première vie qui croit que le temps est le sien. N'est-ce pas un jeu tout cette mise en scène du pouvoir à laquelle se prend Johannes depuis qu'il est entré au conseil d'administration de la firme, depuis qu'il a été nommé...
La communication s'interrompit. Johannes et Agratius s'effondrèrent en même temps. Le second, encore sous le choc de l'esprit d'Ophélia, se releva pourtant plus vite et la porta sur ses épaules, la pauvre chose fragile qui venait de libérer autant d'énergie d'un coup. Il chercha la direction. Au fond, il y avait les lumières satinées des premiers combats.
« Le chaos ? Oui Ophélia, allons vers le chaos. Mais après tout nous y sommes depuis si longtemps que nous savons y survivre comme les poissons aveugles et dorés qui vivent au fond des grottes. C'est là-bas que nous brillerons le mieux ! »

**

[17 avril] Le premier obus à l'horizon éclata en feu spectaculaire et resplendissant répercuté en myriade de petits éclats jolis et délicats sur les milliers de pointes aiguës du mica des rochers à l'avant-scène, devant la pente qui descendait en vagues, en vagues toujours croissantes en courbe de pierraille et de boue jamais plus éclairée que par cette nuit où les mortiers tenaient leur rôle de projecteurs et ne laissaient jamais le noir véritablement tomber. Agratius souleva Ophélia, de toute la force que pouvait posséder un enfant de douze ans aux bras courts et aux genoux écorchés et salis. Il la souleva le long des pentes, cherchant parmi les îlots aux allures de récifs submergés un plat ou poser le pied, un promontoire, une plateforme, un radeau quelque part sur ce bassin soulevé, et soulevé encore, et encore à nouveau au rythme qu'imposait les tonnerres des mortiers invisibles jamais interrompus et toujours attentifs à garder la cadence de l'orchestre, la cadence du temps et du feu qui s'étendait comme un seul et grand soleil levant sa gloire, signe du chemin, de la perte, et du chaos si blond et si puissant qu'il ne laissait voir rien d'autre que lui et ses visages multiples ; ses traces de brillure, ses petits flambeaux pâles et intermittents, ses enfants disséminés en étoiles.
Agratius souleva Ophélia du mieux qu'il put sur un pic d'où l'on pouvait voir l'ensemble. A cette place idéale il s'essoufla, posa la petite fille et se reprit en frottant des yeux qui n'en finissaient pas de s'éblouir. Il admira le chaos. Il admira le feu qui n'en était pas un mais qui n'était qu'un éclat gigantesque de lumière plus capable encore que la brume des marais d'envahir la vue de tous les spectateurs ; tous ceux qui, comme lui, regardaient l'ensemble depuis loin, ou ceux qui s'apprêtaient à l'action sans rien voir des contours de la grotte qu'on les invitait à pénétrer, sans voir le sang sur ses parois ni les pendus dessinés sur les murs. On en voyait quelques uns des ces vaillants soldats mais ils n'étaient que des insectes déformés par la distance, et des insectes lents, sans vie véritable, sans portée, comme les cafards quand ils traversent une pièce. Agratius en vit quelques uns et les compta tant qu'ils n'étaient qu'une dizaine. Quand arrivèrent les bataillons dociles et innombrables il entreprit de cesser ses calculs. Après tout savoir combien il pouvait en sauver n'avait que peu d'importance, comme lentement il abandonnait l'idée de vouloir leur laisser une chance. S'ils étaient là, à se brûler les ailes sur les projecteurs, c'est qu'ils le méritaient. C'était plus loin qu'il fallait aller. Au-delà.
Le feu ne parvenait jusqu'à lui que sous la forme d'éclairs rasants et d'incendies contenus aux herbes et aux ajoncs, qui dansaient à peine sous les souffles imposées et noyaient leur figure le temps de la bourrasque. Ce n'était que des reflets, et encore, pas les plus honnêtes. Ce n'était que les reflets que la distance consent à laisser traverser. Les paillettes de mica partout s'illuminaient par fierté, pour montrer la beauté de leur parure au soleil alternatif. Elles étaient nombreuses sur cette lande qui, plus avant, ne ressemblaient à une lande que parce qu'un peu de terre et d'herbe mêlées avaient poussé sur des ruines dont on ne voyait rien, mais qu'Agratius devinait ; et le mica était dans le ciment et non dans la roche. Déjà les ruines n'avaient plus leur orgueil de ruines ; elles étaient une attraction, piétinées par des reflets. Agratius caressa la chevelure d'Ophélia qui n'en finissait plus de s'enflammer chaque fois que le feu retentissait et se précipitait dans la lande. Il voulait la réveiller, et elle se réveilla. Le vacarme l'avait bercé ; ils restèrent un moment assis tous deux à profiter de la vue, à attendre que la voûte celeste viennent s'ajouter à la cérémonie pour allumer ses feux à elle. Ophélia fit signe à Agratius.
« Allons-y Ophélia. C'est à nous d'affronter le chaos, maintenant. »
Ils allèrent.

La lande devenait steppe, et la steppe désert. Les ruines n'existaient plus. Les trous se faisaient iréguliers. Les végétaux disparaissaient, les rochers prenaient le dessus et plus encore le feu pouvait se répéter, plus près, plus grandiose, plus assourdissant qu'au milieu des herbes. Agratius voyait maintenant distinctement le noyau d'impact, le centre d'où l'obus s'exaltait partout autour. Du doigt il le montra à Ophélia.
« Tu vois Ophélia, c'est là-bas. »
Ils marchaient main dans la main et ne s'arrêtaient pas, gardaient le silence au milieu du bruit, tremblaient à peine quand le sol tremblait. Et il tremblait souvent, ce sol. Il tremblait, à chaque secousse propulsée par l'horizon et dont l'origine ne se laissait voir qu'un dixième de seconde. Suffisamment pour qu'Agratius pointe son doigt.
« Là, encore un ! »
Le feu crachait maintenant des volutes en hauteur jusqu'aux étoiles qui répondaient par la stabilité inébranlable et hautaine de leur scintillement. Le feu éructait maintenant à tous poumons, en désordre, dans la mêlée des crachats en forme de fleur éclose et aussitôt, par l'effet soudain d'une chaleur, fanée. A peine nées elles étaient enlaidies et se détachaient en lambeaux pourris et puants. Car maintenant, maintenant qu'ils étaient prêts et que le sol n'était plus que la poussière infinement rebattue, maintenant venaient les odeurs en même temps que les sons et que les flammes braillantes intenables. Avec les odeurs venaient la pourriture enfin. Agratius se boucha le nez. Ophélia s'éloigna un instant de sa vue pour aller voir un des insectes qui ne trouvaient pas l'autre bout de la pièce. Il était maintenant aussi grand qu'un homme.
Agratius se méfia et écarta la petite fille. Elle se redressa, força sur ses jambes pour orienter son regard et enfin le garçon sut que l'homme n'était rien d'autre qu'un soldat ridicule perdu loin de l'action. Il s'approcha des deux enfants.
« Vous savez où est le front ? Je cherche le front ? Le front, c'est là où ça se bat ! »
Agratius tendit son doigt.
« Vous n'avez jamais vu de feu pour ne pas le reconnaître ? Je pensais qu'ils vous entraînaient. »
« Quels feux ? »
« Vous ne voyez pas ? »
Le soldat posa au sol son arme – un fusil au canon long en bois laqué propre et lisse pour l'instant – et la lumière d'un obus dévoila son casque, un énorme casque à visière qui lui recouvrait toute la tête, jusqu'au bout du menton où dépassait la mentonnière qui maintenait le tout. Le vitrage de la visière était teinté et noir, profondément noir, impossible à percer.
« Vous ne voyez pas le feu ? » demanda à nouveau Agratius ?
« J'ai voulu ruser, prendre l'ennemi par derrière, mais j'ai raté. »
S'il était perdu, c'est qu'il était tombé et avait failli perdre son fusil. Il avait mis longtemps à le retrouver, car la visière laissait peu de champ à la vue, et le sol était sombre comme du bois brûlé. Et il ne voyait pas une seule miette des lumières de la guerre. Agratius se sentit incapable d'indulgence. Il tendit de nouveau le bras en direction du feu.
« Courrez par là-bas rattraper les autres. Vous allez manquer le spectacle. Dépêchez-vous ! »
Le soldat reprit son canon maladroitement, par le canon et non par la crosse et s'emmêla en voulant le ranger entre ses deux bras. Puis il s'échappa.
« Très bien ! Merci capitaine ! »
Ophélia souriait mieux que jamais et cela rassura Agratius. Il avait désormais confiance. Il ne fallait pas la perdre.
« Au moins nous savons où aller. »
Ils s'élancèrent dans l'ombre entre deux lumières et tout était noir, et très vite, plus vite qu'il ne l'avait pensé, d'autres hommes arrivèrent, d'autres soldats à visière, d'autres insectes traversant la pièce avec le même fusil en bois ; un peloton, une compagnie, une brigade et tous masquaient les lumières devant lesquelles ils courraient sans distinguer les deux enfants en désordre au hasard en criant en braillant plus fort que les obus au-dessus d'eux plus forts que les tirs qui commençaient à jaillir de leur côté et de l'autre et reproduisaient en minuscules éclisses du feu la grandeur qu'ils ne pouvaient jamais atteindre mais qui atteignait les soldats sur la droite, sur la gauche, devant et dessus Agratius et Ophélia au milieu des voix désordonnées qui surgissaient dans l'esprit du garçon comme une projection ininterrompue d'idées de guerre et de maniement du fusil qui attirait plus qu'il ne repoussait, en avant plus qu'en arrière, et on avait appris à le manier ce fusil dans les simulations c'était exactement le même, avec la même crosse en bois et le même mécanisme déclenché en riant depuis le siège de la machine à simulation, sauf que là enfin l'adrénaline montait pour du vrai, pour des monstres véritables qu'on pouvait tuer infinement tant ils revenaient toujours sur l'écran de la visière, sur l'écran obscur de la visière comme on s'engouffrait dans un tunnel, sur l'écran qui affichait son arrière-plan vaporeux et avait le pouvoir miraculeux de révéler la forme des ennemis, aussi hideux soient-ils, plus hideux que tous les monstres de simulation disait-on depuis les discussions de l'arrière qui remontaient toujours le flux des soldats.
Alors arrivèrent les ennemis sur l'écran. Le tronc d'homme était coupé en deux et ce qu'on croyait être les viscères balbutiantes à la sortie du bassin était les tentacules dévoilées prêtes à happer les soldats, à les neutraliser d'un coup du canon à cristaux situé dans l'entrejambe de ces monstruosités dégoulinantes d'acides et de gargouillements, de visqueux yeux que l'on comptait, un, deux, trois, quatre ! Et les quatre yeux sous les tentacules regardaient les soldats, et dans les soldats comme dans un tunnel s'engloutissait Ophélia, et avec elle, sur fond du feu, Agratius.

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il y a 11 ans 11 mois #18150 par Demosthene
Réponse de Demosthene sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
J'applaudis des deux mains. Joli texte, qui flirte avec le "trop" mais en restant juste à la limite. Il ne s'y passe pas grand chose, et les descriptions sont bien menées.

En résumé, ça m'a beaucoup plus, et je ne trouve pas grand choses à redire.

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il y a 11 ans 11 mois #18158 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Une petite journée de retard pour le feuilleton... En fait je me rends compte que je comble de ce feuilleton c'est que je ne trouve plus de temps pour commenter les textes des autres. Il faudrait que je remédie à cela.

**

De part et d'autre d'Ophélia surgirent les cafards à visière, dont le fusil est l'excroissance inévitable, synthétique mais nécessaire pour s'y croire et tirer comme aux simulations, pour s'y croire et tirer vers l'ennemi, qui arrive, pour s'y croire et tirer encore le doigt sur la gachette la main sur le bois refroidi bientôt échauffé de la crosse en suspension, en suspension légère sous la main, souple, et on crie pour l'assouplir encore et pour s'y croire, encore, dans un seul et même élan partagé par son voisin de droite et son voisin de gauche et son voisin d'en face et – sans doute sait-on – son voisin de derrière dont seuls les cris nous parviennent, mais ce sont les mêmes cris que le nôtre et ce sont nos cris pour qui s'y croit et s'engouffre dans la grotte éclairée par le filtre de la visière qui est notre seule alliée face à la fourberie de l'ennemi, toujours prêt à se jouer de nous, à nous faire dévier du cri commun et à voir où il ne faudrait pas voir, à penser où il ne faudrait pas penser, à courir hors-scène, dans les ruines de la lande scintillante loin du front où on se bat, où nous nous battons contre l'ennemi qui croit nous tromper avec ces déguisements insensés d'hommes alors que nous savons bien et que la visière aide à savoir, et à voir les troupeaux de tentacules dégluties du tronc et agitées des spasmes sauvages des créatures extraterrestres, des cruelles créatures extraterrestres, des cruelles et déloyales créatures extraterrestres comme dans la dernière pièce du théâtre mécanique où les cruelles et déloyales créatures extraterrestres happent les femmes de la cité avec leur grand aspirateur à femmes pour implanter en elles les rejetons déformées de liaisons traîtresses et honteuses perpétrées dans le métal froid aux lumières électriques de grandes salles déformées par la perspective qui règnent sur Vénus et l'allongement des saisons, et le rideau tombe sur l'enlèvement horrifique dont nous ne saurons la fin qu'en revenant bientôt, à moins d'intervenir nous-mêmes pour que les extraterrestres ne soient plus que cette imagerie déplaisante des théâtres mécaniques, cette imagerie de robots tubulaires aux voix grésillantes de menace et brandissant leur pistolet à cristaux qui est l'arme favorite des vénusiens que nous combattons, et c'est une arme de traître car elle ne permet que l'attaque à distance alors que nous avons les couteaux de corps à corps sous les longs manteaux distribués à l'arrière par les officiers, à l'arrière dans la chaleur du grand réfectoire fait de quelques planches qui sert de cantine quand il ne sert pas de dortoir ou de vestiaire, à l'arrière dans les ruines de la lande que les extraterrestres ont bombardé, bombardent depuis plusieurs générations, juste pour nous conquérir et accomplir leurs liaisons traîtresses et honteuses sur nos femmes innocentes dans les cités qu'ils rêvent de contrôler depuis longtemps qu'ils bombardent l'ancien grand complexe scientifique qu'ils bombardent pour nous envahir et enfin pouvoir contre-attaquer, prendre l'assaut, faire partie du cri unique vers la victoire inévitable car ils ne pouvaient pas prévoir, les cruelles et déloyales créatures extraterrestres, que nous aurions des visières pour les reconnaître, que nous aurions inventé des visières pour les reconnaître et démasquer leur vraie nature – leur vraie nature – qui est celle des tentacules et des liaisons traîtresses et honteuses, et même s'ils sont nombreux à arriver et arriver encore et revenir encore et se relever encore et arriver nous les attendons avec nos fusils et nos couteaux de corps à corps, et c'est aussi drôle que les simulations avec en plus des sons les odeurs, les odeurs du sang pourri des vénusiens avant qu'ils ne se relèvent encore et arrivent sur la visière et que nous les attendons avec nos fusil et nos couteaux de corps à corps, ces cruelles et déloyales créatures extraterrestres dont les vaisseaux gravitent au-dessus de nos têtes comme les étoiles d'une grotte où l'eau se reflètent sur la voûte trempée de condensation et nous les attendons ces vaisseaux étoilés avec nos fusils et nos couteaux de corps à corps alors que les ennemis se replient devant nous, ils replient, ils se replient enfin et comprennent notre force comme nous les poursuivons en leur tirant dessus et comme nous tirons ils meurent, à chaque tir ils tombent au sol, et en criant le cri unique de la victoire qui nous avait été assurée par les officiers à l'arrière dans la chaleur de grand réfectoire plongé dans le noir – car c'était la nuit quand les officiers se sont présentés et nous ont donné les fusils, et nous ont donné les manteaux, et nous ont donné les couteaux, et nous ont donné le cri, et nous ont donné la raison de la guerre qui n'est pas le danger, qui n'est pas l'honneur, mais qui est la possibilité du cri unique une fois et une seule fois ici sur ce même front avec les mêmes fusils à crosse en bois dans les mains nous voyons tous le même champ de bataille sur la visière dévoilé en fractions quadrillées le long desquelles fuient les ennemis un instant et disparaissent de la visière les ennemis qui se trouble d'un brouillard la visière sur le champ de la lande des ruines des ennemis cruelles et déloyales créatures extraterrestres...

Le gaz déployé par des canons lointains fit tousser le soldat qui chuta sur Ophélia, sonnée un instant et perdue avant de recouvrer ses esprits désormais ses multiples esprits incontrôlés infligés à l'effarement d'Agratius.

Il n'arrive plus à respirer sous son casque à visière, il n'arrive plus à respirer le soldat et veut enlever le casque mais il a peur de se mettre à croire aux illusions des extraterrestres, des créatures extraterrestres, alors il garde son casque à visière le soldat et cherche au sol son fusil tombé et sa main à tâtons, fouillant comme dans une grotte immense d'obscurité éclairée par le feu, tâtonne sur un morceau de tentacules qui glisse dans le creux de sa main comme une viscère échappée et sanguinolente, qui glisse avec la même consistance huileuse d'une viscère d'homme, de ce qu'il imagine être la consistance huileuse d'une viscère d'homme car il n'en jamais eu entre les mains car les simulations ne prévoient pas qu'on puisse ressentir la fourberie des extraterrestres autrement que par la vue derrière la visière du casque, qu'il veut enlever car le gaz pénétré en son intérieur vient maintenant dans sa bouche déposer un goût amer qui n'est pas loin de celui du sang – du goût qu'il imagine être celui du sang – et qui l'écoeure, jusqu'à devoir se mettre à genoux et se baisser seul d'un coup sur le sol moite du champ de bataille, et il pense aux extraterrestres qui sont définitivement déloyaux avec leurs armes nouvelles, à moins que l'asphyxie ne soit qu'une illusion de plus, se dit-il, comme un piège de l'odorat et de tous les autres sens, se dit le soldat, et il faut se relever, il faut qu'il se relève et qu'il cesse de croire à l'asphyxie qui n'est pas sa vraie nature qui est la victoire contre les créatures extraterrestres, cruelles et déloyales, et il ne va pas mourir car la victoire leur a été assurée par les officiers dans le réfectoire, noir, dans le réfectoire noir de nuit dans une grotte gigantesque sans lumière sans autres lumières que les canons des fusils que les boutons des manteaux que les lames des couteaux que la communauté du cri, que les raisons de la guerre.
Le soldat finit par enlever son casque à visière, saisi par l'asphyxie qui le guettait depuis que les gaz avaient été déployés autour de lui, dense sous les mouvements qu'il tentait de réaliser sans comprendre – que comprenait-il ? – sans comprendre que le casque n'avait fait que rendre l'agonie plus douloureuse en concentrant l'assaut des bouffées de gaz en volûtes sans cesse métamorphosées en boules de nuages que l'on regarde passer, allongé sur l'herbe après une promenade le long du mail dans les galeries lustrées, et le soldat se mit à repenser à ces après-midi et à leur silence et aux formes que prennent les nuages avant de s'évanouir. Le casque n'avait fait que rendre l'agonie plus douloureuse.
Agratius demeura sonné d'abord par cette dernière pensée traversant son propre esprit après s'être échappée de celui du soldat mort sur le sol du champ de batailles, mort en pressant entre ses doigts une dernière fois ses propres viscères qui lui glissaient des mains, et qui lui faisaient comme l'impression de tentacules d'extraterrestres cruelles et déloyales. Agratius demeura sonné encore par le gaz qui commençait lentement à descendre jusqu'au sol après s'être laissé suspendre un long moment à hauteur d'homme, pour bien pénétrer les casques, et le garçon trébucha sur un autre corps, le corps d'un autre soldat qui n'avait pas enlevé son casque à visière et dont les doigts tremblaient encore de convulsions répétées vers son énorme crâne luisant garni d'antennes artificielles. Agratius regarda autour de lui et vit le nombre de cadavres, qui lui avait échappé, et la multiplicité des morts. Partout ils étaient étendus et leur sang luisait à la lumière des étoiles. Ils ne bougeaient plus, et le gaz ne tarderait plus à la recouvrir complètement comme ils les avaient tué d'abord. Il les masquerait, les avalerait, et personne ne saurait jamais plus qu'il y avait eu des soldats ici ; ils seraient entourés sous les volutes changeantes du gaz, et même Agratius, qui pourtant se débattait, ne se souviendrait plus de rien. Le garçon comprit qu'il fallait se baisser le plus possible, atteindre le ras du sol où la terre était gorgée de sang pour échapper à l'asphyxie ; en se baissant il chercha Ophélia. Il ne la voyait plus. Il ne l'avait plus vu depuis l'arrivée des soldats, il n'avait plus ressenti son esprit depuis l'agonie du soldat. Les brouillards de la guerre les avait perdu, et il se demandait presque si elle avait été un jour avec lui. Il rampa encore, vers l'avant car il n'y avait plus de directions.
Il devait écarter à chaque mouvement les membres inertes des soldats morts, et très vite il finit par se perdre dans les uniformes. Il finit par ne plus voir les casques à visière, les grands manteaux à boutons et les fusils à crosse de bois. Il finit par voir à la place les souffleries gluantes du gaz injectés dont ils étaient si proches, trop proches, mais qu'il voyait enfin comme les machineries de scène. Ainsi la vision d'Ophélia sous les talus de la lande leur avait montré une partie de la vérité, et les ennemis extraterrestres n'existaient pas, et n'étaient que machines d'illusions, engrenages hallucinées, mécanismes trompeurs. Du vide et des robots abattaient les hommes entre eux-mêmes. Agratius se mit à tousser plus fort ; le gaz ne se dissipait que très légèrement, et de toute façon Ophélia n'était plus. Jamais il n'aurait pensé finir ainsi, allongé sur un champ de bataille comme s'il était mort alors qu'il vivait. Un grondement venait de l'avant. Face à lui, depuis l'arrière des souffleries à gaz, surgirent d'énormes moissonneuses vaporisées à lames lancées sur le champ de bataille pour ne rien accomplir d'autres que le labour, fatal. Implacable.

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il y a 11 ans 11 mois #18160 par Vuld Edone
Réponse de Vuld Edone sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Alors, et même si c'est voulu, pour le feuilleton je me permettrai d'aérer le premier paragraphe - en deux, probablement à "leur vraie nature".

Pour être très franc, on est constamment détaché de l'action. Le soldat qui agonise agonise en abstraction, on ne compatit pas mais on ne s'intéresse même pas. C'est juste, justement, du spectacle. Et cela vaut aussi pour Agratius, je ne me suis pas vraiment préoccupé de ce qu'il faisait, ni de grand-chose.
Jusqu'à présent, à chaque fois le couple était menacé, soit à l'orphelinat dans leur fuite, soit à la ferme poursuivis ou dans le théâtre, et jusque parmi les militaires, mais maintenant qu'ils s'enfoncent dans le champ de bataille, ils ne vont "nulle part" et je n'attends rien. Dès lors, ce qui se passe me touche peu, à pas.
Au niveau de la forme, le résultat est surtout cette masse de commentaires qui, au final, ne disent pas grand-chose : rien que je ne savais pas déjà, que les soldats sont trompés et qu'ils vont à la mort. Le gaz ne peut pas suffire pour attiser l'intérêt, et même les moissonneuses me laissent relativement indifférent. Ca n'ajoute rien, puisque le gaz.

Aussi, les descriptions ne fonctionnent pas. "Moissonneuses vaporisées à lames lancées sur le champ de bataille" ne donnent chez moi que des moissonneuses classiques. J'ai en fait un décor assez "low-cost" de série de science-fiction à bas budget, pour donner une idée.
En somme, on a le cas où l'explication prend bien trop de place par rapport à la narration même. Un déséquilibre.

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il y a 11 ans 10 mois #18168 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Cet épisode vient achever la première partie...

**

Les laboureuses s'avançaient à vitesses, ses rouages se dévoilaient sous le brouillard vert sous les yeux d'Agratius étourdi ; étourdi par le gaz, étourdi par l'odeur des cadavres, étourdi par l'éblouissement chaotique des dernières pensées des morts, qui se repercutaient dans son propre crâne comme s'il ne pourrait jamais s'en débarrasser. Il pensait aux cruelles et déloyales créatures extraterrestres. Il pensait aux tentacules glissantes. Il pensait aux liaisons traîtresses et honteuses. Et toutes ces images formaient une couche plus épaisse encore le gaz, une couche de bêtise insolente dont il ne savait pas distinguer le vrai et du faux, et cela l'effrayait plus que tout. Alors précisément il se souvint qu'il avait perdu Ophélia. Dédaignant le labour belliqueux et la brûlure du gaz dans sa gorge et sur sa peau, il se leva d'un bond et partit à sa recherche.
Avec la manche d'un mort, il s'était fabriqué un foulard qu'il pressait contre sa bouche, tandis que son esprit se concentrait sur Ophélia. Jamais il n'avait perdu cette liaison précieuse, et même pendant le sommeil de la petite fille les rêves s'imprimaient par fragments, sans logique mais toujours merveilleusement lumineux. Alors qu'il ne puisse plus rien percevoir l'inquiétait plus que tout ; il n'avait que des indices, car parfois venaient des visages, qui étaient invariablement des visages morts, et parfois encore venaient des formes dessinées dans le brouillard. Des arbres. Des animaux. Des formes humaines, détachées et grandioses.
Comme il marchait il gardait son regard loin sur les laboureuses, pour guetter leur progression. Des machines il ne pouvait comprendre l'intellect, il ne pouvait pénétrer la carapace aussi facilement que des hommes. L'absence de contact était l'outil idéal pour une mort dépourvu d'autre sens que le spectacle, pour une mort reproduisant le vide. Il ne savait les arrêter, mais se persuadait – peut-être ahuri par les vapeurs – qu'Ophélia saurait, et que pour cet espoir il fallait la retrouver. Il n'était pas seulement question de sa vie. Il était question de la raison humaine, et de l'impossibilité de mourir comme un épi de blé mûr, comme la boue après la bêche et la pluie.
Ophélia était proche, il le sentait maintenant, et il sentait aussi qu'elle était faible et que ses visions perdaient toute cohérence, car on ne savait plus ce qui était solide et ce qui était gazeux, ce qui était vivant et ce qui était mort, ce qui était la vérité et ce qui était le mensonge. Les êtres tentaculaires revenaient parfois, remplacés parfois par d'autres cafards presque morts et fuyants. Il fallait faire vite et la retrouver sans attendre. Agratius prit au sol un couteau, pour se défendre si un danger quelconque arrivait, et il sentit que le gaz se dissipait réellement et ne bouchait plus la vue, et laissait émerger la mer de cadavres et de sang, ces ruines humaines que laisse derrière elle la guerre. Arrivé sur une butte, il compta. Il n'y avait que des humains, ici, pas un seul extraterrestre. Depuis l'esprit d'Ophélia lui parvint l'image d'un soldat encore en vie, qui avait agripé Ophélia au pied et que les cloques qui couvraient son corps, provoquées par l'acidité du gaz, rendait méconnaissable. La mort ne l'avait pas achevé mais il était devenu fou d'avoir cherché l'ennemi sans son casque à visière, et de ne voir que le vide des machines. Par la pensée, il demandait à Ophélia où étaient les extraterrestres, où étaient les cruelles et déloyales créatures extraterrestres. Soudain, il crut les voir, et il les désigna ; et depuis les dernières nappes de gaz, qui n'étaient plus que des lambeaux, arrivèrent les laboureuses pour achever les survivants.
Agratius se pressa encore plus, mais par chance cette dernière vision lui avait rendu plus facile la localisation d'Ophélia. Elle devait être là, derrière la pente.

En lieu et place d'Ophélia, Agratius tomba nez à nez avec le robot V. Les muscles luisant du robot jaillirent à une vitesse inimaginable, et se tendirent d'un coup pour atteindre la scène où arrivaient les laboureuses. Il possédait le même regard mauvais que lorsqu'il avait quitté l'orphelinat, sous les gravats, sauf que cette fois le regard était rivé sur Ophélia, minuscule et prisonnière de la poigne ultime du soldat qui mourrait. Le robot V souleva implacablement son bras métallique, braquant le poing vers Ophélia ; au coin de ses orbites creuses on aurait pu voir la silhouette de Donatien penché sur le vide.
Soudain Agratius entendit des tirs, et le robot V se retourna d'un seul coup pour faire face aux laboureuses qui vrombissaient comme si, entres machines, le contact s'était établi, et les cris fusaient d'intimidation entre l'incompréhensible apparition et les vétérans des travaux agricoles. Le garçon en profita pour se faufiler jusqu'à Ophélia qu'on aurait pu croire morte, tant ses yeux et ses pensées ensemble s'étaient fermées, et Agratius aurait craint le pire s'il ne connaissait pas les pouvoirs de la petite fille. Il s'efforça de desserrer la poigne. A côté d'eux hurlaient les rouages du robot V, immense figure maternelle qui détruisait une à une les laboureuses, les écrasants sans jamais craindre leur faux et passant sa colère sur ceux-là mêmes de sa race. Il sembla que les deux ou trois machines survivantes parmi les troupes paniquaient, leurs crissements perçant derrière les cabines vides, et elles rebroussaient chemin dans la panique. Le robot V demeura immobile pendant un long moment, regardant courir de toutes leurs forces ses soeurs effrayées. Elles s'éloignaient et la nuit qui était tombée les masquait à la vue, dans les tranchées profondes qui constituaient à ce niveau le champ de bataille. Alors Agratius vit le robot s'accroupir dans la direction des fuyardes, gardant une cuisse fuselée en rampe de lancement, et placer avec adresse son bras droit le long de la jambe pour maintenir la paume à angle aigu vers le ciel. Le garçon savait précisément ce qu'elle allait faire : le robot V était son invention, du moins les circuits et les boulons, et il en connaissait tous les rouages. Il ne fit rien pour empêcher l'inévitable de se produire. Il sentait qu'Ophélia s'était endormi dans ses bras et c'était là tout ce qui comptait désormais ; le reste était inscrit dans l'explosion qui allait se produire dans quelques minutes.
L'avant-bras droit du robot V s'enclencha dans les rainures du dessus de la cuisse prévues à cet effet, et le claquement résonna dans le silence de la bataille d'où plus rien ne parvenait comme les mortiers, d'un côté comme de l'autre, s'étaient tûs, préférant laisser la place à la vedette imprévue. Les doigts s'étendirent en éventail et sous le poignet apparut une embouchure discrète, comme la manche dissimulatoire d'un prestidigitateur, et l'embouchure s'agrandit en tournant sur elle-même, lentement, dans un grincement de tonnerre. Quand le grincement se fût arrêté, on entendit des ajustements mécaniques qui percutaient depuis l'intérieur du corps du robot. Son visage était impassible. Agratius y lisait la justice et la libération pour le robot V, qu'il avait construit pour protéger et qui détruisait, inlassablement, depuis son échappée de l'orphelinat. La conclusion était intacte et nécessaire. Le garçon serra Ophélia contre lui et s'abrita sous un mort. Dans son ultime acte de gloire, le robot puiserait dans ses dernières sources d'énergies et se démantelerait aussitôt l'obus parti. On entendit une gigantesque détonation, un flamboiement miraculeux, un arc d'énergie rouge dans le ciel noir qui dépassait la course des étoiles et se propulsait en une courbe parfaite jusqu'au sol, qu'il atteignit précisément ; la déflagration vint au bout de quelques secondes, suivie de près par le roulement effrené de l'énergie libérée à l'impact. C'était toute la terre qui se soulevait, c'était toute la bataille qui se retournait et s'animait d'une vie propre, provoquée par la puissance d'un être froid et mécanique.
La dernière chose qu'Agratius entendit fut le frottement du métal contre le métal au moment où le robot se désarticulait comme un pantin.

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il y a 11 ans 10 mois #18180 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
De bon matin, voilà que reprennent les Martyrs de la Vérité pour une deuxième partie qui va leur permettre de quitter la guerre et toute cette sorte de chose. Certains éléments d'informations des épisodes qui vont suivre auraient dû figurer dès la partie précédente, notamment en ce qui concerne la cohérence de l'univers qui, vous l'avouerez, n'est guère cohérent. Du coup il sera fait allusion à "la Firme", qui n'est autre que l'entreprise qui conçoit tous les divertissements et qui, d'une certaine manière, dirige ce monde.
Je ferais un bilan de la première partie dès que possible.

Bonne lecture

**

En se réveillant, il tenta sans y parvenir d'ouvrir les yeux ; il demeura longuement dans un demi-sommeil enrobé d'attente et de visions ; un demi-sommeil enrobé et doux, toilé d'une lumière diffuse qui n'éblouissait pas mais pénétrait, lentement, à l'intérieur, dans les entrailles, dans le profond. Il se sentait vivre la première minute du monde. Telle fût la première pensée d'Agratius quand il tenta sans y parvenir d'ouvrir les yeux.
Il avait chuté sur une peau duveteuse, ou peut-être sur de la paille, mais de la paille fine et légère, un brin de blé sous le vent caressé, une prairie verte après la pluie. Une prairie où rien ne pousse qui ne soit d'abord accepté par les éléments réunis, par la terre le vent l'eau et le feu ensemble ; une prairie où l'homme n'avait pas existé et dans laquelle il ressentait plus que jamais la même solitude, et en même temps la félicité. Il avait chuté sur un fêtu à peine courbé par le poids de son corps et refusait de s'en extirper, malgré la solitude qui l'attendait après. La solitude mais la sérénité, et l'accomplissement. Il y avait également l'harmonie dans le chant du vent sur les herbes, et tel était l'indice précieux qui lui confirma, une seconde fois, qu'il vivait la première minute du monde. Le soleil était bien présent mais son éclat nimbait sans privilège le couvert de la prairie, sans violence ni excès. Au bout des doigts d'Agratius germinaient les fleurs qui s'ouvraient en corolle, et le sol entier tremblait, mais d'un tremblement si régulier qu'il n'était pas celui du tonnerre, ni du feu du ciel, mais les frémissements d'une vie secrète qui imbibait le sol. Agratius hésitait à chercher ailleurs tant ce refuge le transcendait. Mais où était-il ? Et avait-il seulement ouvert les yeux, et ce flot d'impressions traduisait-il la Vérité de sa condition ?
Il n'arrivait pas à ouvrir les yeux, et alors sut qu'il n'était pas absolument réveillé. Quelque chose le retenait dans la prairie déserte et ouatée du rêve, quelque chose ou quelqu'un lui imposait de demeurer ici-même et de se contenter de ressentir, sans jamais connaître formellement. Quelqu'un lui demandait d'avoir confiance, et il comprit immédiatement de qui il s'agissait. Il s'agissait d'Ophélia, la petite poupée de porcelaine, le trésor qu'il protégeait et chérissait comme l'unique chemin vers la Vérité, comme l'unique moyen de lutter contre tous les mensonges du monde et des hommes, autant de mensonges qu'ils avaient dû affronter durant leur longue aventure depuis l'orphelinat jusqu'aux tranchées. Agratius se retrouvait, pour la première fois, dans le monde d'Ophélia, où nul n'entend ni ne voit, mais où tout est compris d'emblée.
Il évacua son premier sentiment instinctif, qui était la peur, pour s'honorer de l'invitation d'Ophélia. Qu'il fut mort ou vivant n'avait pas d'importance ici. Il cessa de se débattre contre l'inconnu, accepta de se fondre dans l'herbe douce et de s'y s'enfoncer. Dans la prairie la terre se mit à bouillonner, le vent et le ciel s'éloignèrent tous deux, et il se rappela les beautés du feu de la guerre dans la nuit, qu'il avait admiré depuis les landes sèches, aux cris des hommes idiots entretués. Les séquences défilèrent, le bruit et les visions revinrent un moment sans qu'il ne puisse les contrôler, mais de la terre trempée du sang naissaient de nouvelles flammes souterraines qu'il ne vit d'abord pas mais qui imposèrent non seulement leurs miroitements et leur chaleur, leurs crépitements et leur odeur souffrée, mais aussi leur puissance. Elles formaient un mur qui était comme un reflet, car on y lisait des figures, et parmi elles celle d'Ophélia qui le regardait et dont il comprit qu'elle s'adressait à lui.
« Agratius ! »
Il voulut passer la main dans la flamme mais l'instinct l'en empêcha – la peur ancestrale, la quiétude ténébreuse – il voulut passer la main dans la flamme une seconde fois et y parvint et ses doigts frémirent en s'engouffrant dans la chevelure blonde d'Ophélia qui descendait jusqu'à la base du feu. Ophélia se matérialisait et s'échappait en un seul geste, comme si le toucher du garçon conditionnait son existence et la modelait, délicatement, avec une minutie savante.
« Agratius ! »
Ophélia était là lui parlait, il ne pouvait plus en douter et devait lui obéir. Toute sensation abolie hors des échos de plus en plus sourds des combats en surface, le feu ne le consuma pas, mais son coeur battait car sur les parois l'extrêmité des flammes peignait des traces de poudre et de suie noire, des symboles grossiers et inquiétants surplombaient le visage de la petite Ophélia. Il y avait l'éclat et il y avait les ombres ; il y avait les braises dans le feu, et les sauts de brandons qui laissaient sur son bras de brûlantes égratignures ; il y avait le sourire angélique de la petite Ophélia qui perlait en ses extrêmités de stigmates muets, indéchiffrables. S'afficha le visage de Donatien dont la bouche était une grimace, et les yeux les phares vides d'une côte fantomatique.
« Agratius ! »
La voix n'était plus la même, se dit-il, et ce n'était pas celle d'Ophélia. Il dut se retourner du côté des ténèbres uniformes et en sortit l'ombre gigantesque d'un homme, de l'homme qui avait prononcé son nom. L'homme était Johannes, comprit-il avant même de le voir arriver, quand il n'était qu'un découpage incertain. L'homme était Johannes.
« Agratius ! »
Donatien voulait jouer et l'invitait à le rejoindre complètement dans le feu se perdre. Ophélia les avait conduits tous deux dans les ravages d'une guerre et dans les ruines du monde, loin des temps du jeu.
Un souffle froid venant des tréfonds de la caverne, des couloirs les plus sombres et les plus vénérables à l'odeur lancinante de marais originel, vint éteindre l'image de Donatien. Un peu plus de suie sur les murs, de suite effacée par la morsure des flammes à la crinière d'or. Ophélia encercla Agratius d'un mur de feu. Johannes sembla l'avoir perdu de vue, pour un instant.
Vois cet homme, Agratius.
Agratius dégagea ses esprits des suffocations. Il pensa au professeur Sapiens et crut distinguer derrière le feu le visage d'un homme dont la barbe se disputait les tempes aux cheveux. Il comprit aussitôt qu'il se trouvait face à la figure véritable et humaine du singe savant, qu'il reconnut des profondeurs et par la seule clé de la perception. Son air était faussement grave. Puis il s'en alla lui aussi comme Ophélia parvenait à mieux contrôler les pensées d'Agratius, et à les diriger vers Johannes, Johannes soulevait les pierres et grattait les parois et fouillait les eaux stagnées du sol. L'odeur l'incommodait. Pas Agratius.
Vois cet homme, Agratius, qui cherche vainement. Vois-le racler la terre molle en pensant nous y trouver, comme si nous n'étions que des poupées d'argile.
Comme Agratius ne pouvait se détacher des mots d'encouragements, ni voir ailleurs que l'homme qui racle la terre, que l'ombre dans la grotte gigantesque, il voulut fermer les yeux ; mais ils n'étaient pas ouverts, et la voix continuait, d'Ophélia sous les flammes.
Vois cet homme, Agratius. S'il nous cherche avec tant d'ardeur, c'est que nous lui sommes liés. Il fut le premier à apprendre notre évasion de l'orphelinat, d'un coursier qui vint l'avertir dans la grande cité. Il sait qui nous sommes, Agratius, il sait exactement qui nous sommes.
Alors il connaît nos pouvoirs, se dit Agratius qui suivait les errements de Johannes, qui s'éloignait à mesure des flammes et déjà disparaissait.
Il sait exactement qui nous sommes, Agratius, cela veut dire même qu'il détient un secret plus grand. Cela veut dire qu'il sait mieux que nous qui sommes.
La prase n'avait pas de sens, se dit Agratius en cherchant à retrouver l'ancien visage du professeur Sapiens dans sa mémoire abandonnée pour d'autres échos. La phrase n'avait pas de sens, cet inconnu ne peut savoir mieux que nous qui nous sommes, et quel est notre but.
Il sait qui nous sommes et a besoin de nous, au moins autant que nous avons besoin de lui selon un principe qui s'équilibre au point que la balance ne peut plus pencher et qu'il sera maintenu ainsi tant que les besoins réciproques resteront et s'annuleront.
Que peut-il savoir que j'ignore ?
A cet instant Ophélia l'envahit, abruptement.
Les visions s'enchaînèrent aux sons des sons anciens et à venir noyés dans les flammes brûlant la dernière mémoire du garçon, ravivant sous les braises des charbons sombres encore ardents. Il comprit. Il comprit que par Johannes ils pourraient savoir d'où ils venaient, à défaut de savoir où aller.
Alors Agratius ouvrit les yeux pour de bon.

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il y a 11 ans 10 mois #18185 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Et on continue...

**

« Agratius ! »
Autour du lit l'agitation des draps, des ressorts sous le bois de lit dans le vestibule froid et bondé. Les cris, quelques cris inconnus et l'appel à nouveau.
« Agratius ! »
Johannes posa sa main sur l'épaule agitée du garçon. Agratius se calma avant d'ouvrir les yeux, puis retrouva sa contenance grave, ses traits d'adultes déjà tirés à l'extrême.
« Agratius, vous êtes enfin parmi nous. Cessez de vous agiter. Tout va bien. »
Johannes retira sa main.
« Vous lui apporterez un habit neuf avec un veston et des chaussures en cuir. Qu'il vienne à mon bureau dès qu'il est prêt. »
Le regard d'Agratius s'était déjà déporté sur la foule des infirmiers peureux qui murmuraient entre leurs dents et maniaient les serviettes humides de coton comme s'il s'était s'agit de scalpels. L'un d'entre eux répétait toujours le même geste incompréhensible, de boutonner et reboutonner sa manche. L'ivoire crissait contre la kératine des ongles. Le bruit sembla tonner dans le crâne d'Agratius. Revenait amplifiée l'hyperperception, sans contrôle pourtant. Mais il se rendit compte qu'un mal de crâne l'empêchait d'agir avec l'ensemble de ses facultés mentales. Au bout de quelques minutes il allait mieux. Tous les infirmiers, sauf un, étaient partis. La pièce était vaste, bordée de lits sur toute sa largeur, et s'y agitaient un nombreux personnel déguisé en vastes blouses de toiles blanches, passant comme des fantômes peureux d'un lit à l'autre. Tous les lits étaient vides, mais défaits. Le bois crissait des pas parlaient les talons contre les planches, en dansant d'un bout à l'autre, en fermant des fenêtres, en ouvrant des portes, en parlant pour ne rien dire. Parfois des chaises ralentissaient les courses mais elles étaient aussitôt transportées dans le coin opposé, jusqu'à leur nouvelle translation. Les fenêtres étaient très hautes, et longues, car le plafond s'étendait sur plusieurs mètres inhabités, sinon par les poussières invisibles à l'oeil nu révélées par les rais du soleil la fenêtre ouverte. Agratius fut rassuré de la perception retrouvée.
Quand on vint lui apporter l'habit et les chaussures, il s'assit sur le rebord du lit, s'assura qu'il touchait terre, et posa minutieusement chacune des pièces d'habillement qu'on lui confiait à sa droite, contre les draps. Il en tâtait la texture un peu rèche par endroits, en testa les coutures avec l'habileté d'un tailleur. Les infirmiers d'abord oisifs l'observaient et commentaient à voix basse ses gestes, et la perfection de son visage marmoréen, qui leur rappelait vaguement des héros antiques entraperçus sur les façades des vieux théâtres. Puis leurs discussions se firent plus enthousiastes et comme fascinées. La tension revenait petit à petit, et avec elle la confiance et la puissance. Agratius laissa tourner plusieurs minutes avant de s'habiller complètement.
« Je suis prêt. »
Ce ne fut qu'à prononcer cette phrase qu'il réalisa son oubli.
Ophélia n'était pas dans la pièce. Il savait où elle était. Il était inutile de demander aux infirmiers.
« Emmenez-moi dans le bureau de monsieur Johannes. »
On lui dit qu'il l'attendait, et ils furent plusieurs à le précéder à tour de rôle lors de la traversée de la pièce. La semelle travaillée de ses nouveaux souliers et son pas ne laissaient rien résonner d'autres que son regard. On ouvrait les fenêtres à mesure qu'il passait, on lui indiquait le chemin de quelques signes du doigt, de quelques mots, on hésitait à s'engager avant lui dans le couloir qui devait mener au bureau attendu. Il apprit au passage que Johannes n'était qu'un prénom, et que son nom complet était Johannes Virilii. Enfin il fut au bureau, décidé à demander ce que leur ennemi, qui les retenait désormais prisonniers, avait fait d'Ophélia.
Le bureau de Johannes était vaste et décoré d'alcôves secrètes d'où semblaient s'échapper des processions de livres emmanchés les uns dans les autres, page contre reliure, debout sur le tapis. Il n'y avait pas de boiseries, du cabinet au secrétaire, de l'armoire de laque au guéridon sous la dentelle, qui ne furent gravées. Les motifs géométriques masquaient des têtes d'animaux, et tantôt d'hommes.
« Asseyez-vous, Agratius. »
Le garçon peina à monter dans le fauteuil qui le réduisait de deux fois sa taille tant il était confortable. Agratius se redressa dans une posture délicate qui l'obligea à appuyer ses coudes contre le large bureau pour être à hauteur d'yeux de Johannes. Il admira le métal ouvragé qui servait de pattes au meuble, du coin de l'oeil, puis s'annonça.
« Je ne suis pas venu répondre à vos questions mais entendre votre explication. Dites-moi où est Ophélia. »
« Je vais vous la montrer, même. »
Johannes avança de sa main un long et large tuyau de cuivre qui coulissait de droite à gauche et supportait une surface vitrée. Il approcha une bougie. Le visage d'Ophélia apparut à l'intérieur.
« Un habile jeu de miroirs. Ophélia est dans une autre pièce, juste à côté de ce bureau, n'est-ce pas ? »
« Regardez, elle s'en va. »
Et le visage disparut. Agratius en fut troublé.
« Ophélia est aussi libre que vous de circuler où elle en a l'envie. »
« Voulez-vous dire que nous pouvons partir ? »
« Oui. »
Agratius avisa. Il lui vint qu'ils avaient besoin de Johannes. D'abord pour infecter le mensonge érigé en système depuis l'intérieur même. Ensuite pour retrouver leurs origines, s'il fallait en croire le rêve étrange qui avait précédé son réveil, rêve par laquelle Ophélia avait cherché à communiquer avec lui. Johannes ne regardait déjà plus Agratius comme il s'était tourné dans un livre dont il détachait les cahiers. Des duvets de page s'amoncelaient, de part et d'autre.
« Ophélia et moi savons très exactement ce que vous voulez de nous. Vous voulez nous utiliser comme pantins pour attiser la colère de votre peuple, et justifier la guerre. Nous savons tout cela. »
Le sourire inattendu, franc et honnête de Johannes surprit Agratius, et le perturba plus que toute autre réaction. Il en fut de même pour la tonalité douce avec laquelle il énonça sa réplique :
« Je connais vos pouvoirs, à votre soeur et à vous. Elle possède le don de lire dans les esprits et, mieux encore, d'y pénétrer pour provoquer de formidables hallucinations. Je le sais pour en avoir été victime, dans la lande, près du jeu de la guerre, il y a quelques jours de cela. Il m'a fallu du temps pour m'en remettre. Quant à vous, vous ne savez que lire de son esprit à elle, ce qui est bien limité, finalement, à son bon vouloir. »
Et ajoutant :
« Ophélia me l'a déjà raconté. Enfin... Elle me l'a montré. »
Il avait placé ses deux mains en auréole autour de son crâne en prononçant les derniers mots. Comme Agratius se taisait, pour temporiser et préparer la prochaine offensive, il continua :
« Vous devez déjà savoir que je suis le chef du service des Instances Narratives de la Firme qui produit les spectacles du pays, et c'est bien malgré moi que je me suis retrouvé sur le champ de bataille. Je n'appartiens pas au service des Jeux de Guerres, et je n'aime pas bien les méthodes directes et bien peu poétiques que ces rustres ont de divertir le peuple à coup de sang et de larmes. Mon arme est plutôt la plume, et mon terrain de jeu le papier. Tout cela est plus subtile que quelques balles et des explosions. Même je répugne un peu à ces machines à écrire qui me font perdre tout le plaisir du crissement. Si j'ai donné aux quelques infirmiers la mission de vous sauver et de vous soigner, c'est que j'ai une mission à vous confier. »
« Et quelle mission ! Vous ne voulez rien d'autre que de faire de nous des ennemis publics, des suppôts de vos soi-disants extraterrestres, alors même qu'il n'y a pas d'ennemis, et que vous faites combattre les soldats contre vos propres machines de guerre. Notre exécution publique sera le clou du spectacle, et qui sait si vous n'avez pas l'intention de manipuler vous-même la guillotine ! Mais les mensonges ne durent pas, il n'est rien de plus friable que les fabulations, et c'est finalement en héros que l'histoire retiendra notre nom. Vous n'y serez pour rien. Vous n'y serez qu'un pion.
Et en guise d'envoi :
« Enfin je tiens à vous rappeler que le pouvoir d'Ophélia ne propose pas de vulgaires hallucinations, mais des émanations de la Vérité. »
Agratius se souvint qu'il avait besoin d'infiltrer les hautes sphères du pouvoir, et que sa diatribe offensive n'était peut-être pas la bonne tactique. Mais il ne supportait pas l'attente et voulait s'empresser d'agir, destabiliser son adversaire. Johannes eut un mouvement raide, de se toucher les cheveux de l'index, puis reprit son même visage souriant qui parut à Agratius de la dernière condescendance.
« Vous ne croyez pas si bien dire, Agratius, quand vous vous rêvez en héros. Mes plans ont changé. Désormais je veux faire de vous deux les sauveurs du pays, rien de moins. Je l'ai déjà fait, pour tout vous dire. Ils vous acclament, au-dehors. »

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il y a 11 ans 10 mois #18188 par Zarathoustra
Réponse de Zarathoustra sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Petite remarque: j'essaie de lire le feuilleon, mais sa publication est trop rapide pour mon rythme. Et je n'arrive pas à prendre le train en route car quand je le fait, je reste étranger à ce qui se passe comme s'il memanquait trop de choses (un peu normal, mais assez souvent, on y arrive).
Du coup quand il m'rrive de lire, j'ai pas le temps posté uncommentaire qu'il y a déjà une ou deux livraisons! :(

Donc petite suggestion: faire des résumés ponctuellement pour ceux qui loupent quelques wagons.

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il y a 11 ans 10 mois #18189 par Vuld Edone
Réponse de Vuld Edone sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Une remarque un peu plus brève pour ma part, parce que je ne sais pas trop quoi dire. En fait, quelques brèves remarques. Je n'ai pas eu ce réflexe de me demander où était Ophélia, alors qu'avec Agratius ce devrait être un réflexe. Mais plus dérangeant, si je ne m'attendais pas au retournement, il ne m'a pas provoqué d'effet. Je ne sais pas si c'est moi ou la lassitude à force qu'il y en ait.
C'est curieux, j'avais lu le passage d'avant mais je ne suis pas sûr de m'en souvenir. Du coup une dernière remarque était que la transition entre V et ce réveil était trop brusque...

Difficile de faire quelque chose de ces remarques, en l'état...

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il y a 11 ans 10 mois #18190 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
OK pour les résumés, c'est une idée judicieuse. Je les glisserai à chaque changement de chapitre.

Quand le courage me viendra, je reprendrai les chapitres pour les poster de façon plus traditionnelle, en tenant compte des divers commentaires. La première partie, qui s'est achevé avec l'rrivée du robot V sur le champ de la bataille, doit déjà être largement reprise.

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il y a 11 ans 10 mois #18193 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Avec un jour de retard, la suite. Il y aura un résumé à la prochaine livraison.

**

Johannes rassembla des feuillets autour de lui, autour d'Agratius, sur la surface cirée du large bureau de chêne. Il rangea quelques livres qui gênait sa recherche. Il chaussa une paire de lorgnons sans branches.
« Laissez-moi vous raconter une histoire, jeune Agratius. »
Le garçon se méfia, mais la curiosité l'emportait. Il y a un temps pour l'action, et il y a un temps pour l'écoute, se dit-il. Il se cala dans les profondeurs moelleuse du fauteuil, ce qui eut pour effet de réduire sa taille, mais aussi de lui mettre à portée d'oreille le feu qui crépitait dans une des alcôves, dans une cheminée pleine et vivace.
« Cette histoire, vous la connaissez en partie, car vous en êtes l'origine, l'incipit, en quelque sorte. Elle se déroule sur un champ de bataille, où de courageux soldats armés de fusils se battent contre d'ignobles extraterrestres. Les extraterrestres ont le dessus : leur technologie est bien plus avancée, l'effet de surprise accélère leur barbarie et leur laideur corrompt le coeur des hommes engagés dans la lutte. A l'état-major, on envisage d'organiser la retraite, pour sauver le plus d'hommes possible avant que le massacre ne soit général. Les flambeaux du ciel sont de sombres messagers pour le commandement qui s'affole.
Soudain une ordonnance pénètre dans la tente. Il soutient sur son épaule un soldat, épuisé, les vêtements en lambeaux, désarmé. Un peu de son sang dégouline sur les tapis déroulés à même le sol, dans la tente du commandement. Tous les officiers scrutent les deux soldats, les uns avec effarement, les autres avec colère, d'autres encore comme les messagers définitifs de la défaite. Quelle funeste nouvelle vont-ils annoncer ? Quel régiment a été, une fois de plus, entièrement annihilé ? Mais le général Pompius connaît bien l'ordonnance, et il lui accorde tout crédit, car l'homme lui a un jour sauvé la vie, lorsqu'il n'était que caporal. Alors il lui ordonne de parler. Le soldat presque mort lève la tête, et dévoile des yeux écarquillés, mais exaltés. L'ordonnance se fait son interprète. Il explique à tous les officiers réunis que le soldat a un message d'espoir à leur transmettre. De quoi s'agit-il ?, demandent-ils tous en coeur. Le soldat, sa voix rauque contenue de passion et de verve, se met à parler.
Il dit avoir croisé, à deux ou trois kilomètres du front, deux enfants : un garçon plus âgé au front droit et une fille aux cheveux d'une blondeur parfaite, angélique. Lui-même avait perdu son arme après le choc d'un obus tombé à quelques mètres. Il voulait prendre l'ennemi à revers, mais le brouillard l'a perdu. Il croit d'abord à une hallucination, car il n'a pas eu connaissance d'un bataillon d'enfants, et leurs habits n'en font pas des soldats, mais plutôt d'humbles écoliers. Puis résonne une voix dans sa tête, et il comprend que la petite fille lui parle, et lui indique la direction du front. Le garçon lui rend son fusil. Son regard suffit à lui redonner toute vigueur. Le soldat, dans la tente d'état-major, crie au miracle, retrouve une force qu'on n'aurait pu soupçonner, au regard de son état désastreux, et il n'a plus besoin du soutien de l'ordonnance pour marcher et parler, pour poursuivre la surprenante conversation qu'il eut avec les deux enfants. Ils lui affirment qu'ils viennent aider les hommes contre la barbarie des extraterrestres, qu'ils viennent les aider à gagner la guerre, et à contenir l'invasion, aujourd'hui même, sur ce premier champ de bataille qui sera la tombeau des envahisseurs. Leurs visages sont deux joies pleines et pures, à tel point que le soldat les croit. Ils lui parlent d'une arme secrète, d'un allié invincible qui scellera la destinée des extraterrestres. Leurs mots sont doux, rassurants, pleins de l'émotion nécessaire, et de toute l'assurance dont lui même manquait, en partant à la guerre. Il reprend son fusil et va pour s'élancer quand il lui vient de les remercier. Mais il se retourne ils ont disparu. Qui sont-ils ? Des fantômes ? Des apparitions ? Des prophètes ?
Au récit du soldat, les officiers débattent. Les uns crient à l'affabulation, et encouragent au repli plutôt qu'au fol espoir qui détruit les nations. Les autres s'enthousiasment et, pendant qu'ils apportent au courageux soldats une couche, des fruits et du vin, ils lui demandent milles précisions sur les deux enfants, et sur l'arme secrète. Le trouble des officiers vient moins du récit du soldat que de la mémoire, qui leur rappelle à tous, sans qu'ils n'osent le révéler, un fait qui circule depuis le début du conflit. Plusieurs gardiens de l'ordre un peu partout dans le pays ont parlé de deux mystérieux enfants, embarqués dans une carriole de saltimbanque et prêchant sur les places, par leur pouvoir immense, la victoire militaire. L'état-major avait conclu à de simples manifestations spontanées de joie à l'idée de combattre pour la nation, comme il y en a tant dans les campagnes chaque fois qu'est mis en jeu l'honneur de tout un peuple, et il n'y avait accordé que peu d'intérêt. Mais pourtant les officiers du camp sud n'ont-ils pas rapporté, il y a peu de jours, la présence de deux enfants au milieu des soldats, présentés comme des mendiants mais pourtant maintes fois décrits selon des termes remarquables, car de petits mendiants seraient bien davantage passés inaperçus ? Enfin on se souvient de la destruction d'un orphelinat, quelques jours avant l'invasion, que tous avait compris être la première attaque, la première tentative, déjà déjouée, disait-on, par deux enfants et une arme secrète. Le lien est fait. Ces enfants seraient-ils les prophètes d'une victoire pourtant improbable, et qui ne pourrait être que miraculeuse ? Il y croit peu d'abord, car son esprit rationnel n'y est pas enclin... Néanmoins, le témoignage de ce soldat, et la concordance des faits... Au milieu du tumulte seul le général Pompius est calme et sourit.
Et puis vient la rumeur. Elle n'est d'abord que trop diffuse, murmurée sur quelques lèvres. Le général Pompius est sorti au-dehors, pour éclairer ses idées, il l'entend, la rumeur. Il l'entend prononcée par les infirmiers qui portent leur civière. Il l'entend prononcée par quelques soldats cyclistes de retour du front. Quand il en voit l'effet, quand il voit les soldats reprendre leurs armes et crier la victoire, enfourcher leurs montures en chantant, quand il voit que les paroles prennent corps en actes, et que la volonté ranime les plus craintifs, il sait que ce n'est plus une rumeur. Il s'en réjouit.
Digne dans sa posture, mais fébrile en lui-même, lui est le seul ici à savoir ce qu'il se passe, à savoir que la rumeur n'a pas pris corps par un effet du hasard. Deux enfants peuvent renforcer le cours d'une bataille. Tout particulièrement ces deux enfants, sait-il. Les Enfants de la Dernière Chance. Même s'il attendait leur venue, sa joie éclate. »
Agratius ne dit rien. Il laissa infuser l'histoire qu'il venait entendre, en comblait les vides, en relevait les erreurs et les approximations, mais sans pouvoir les exprimer pleinement au milieu de tous ces livres, et de tous ces papiers.
« Mon histoire ne vous a pas plus, jeune Agratius ? »
« C'est une belle histoire. Mais une belle histoire ne sauve pas une guerre. »
« Dans ce cas précis, elle la sauve. Les extraterrestres se sont repliés vers leur vaisseau, et les premières célébrations de la victoire ont commencé. Vous les verrez si vous vous penchez à la fenêtre. On parle du rovot géant des Enfants de la Dernière Chance. La population s'abreuve et se félicite. Dans quelques jours, elle reprendra ses activités habituelles, mais nous pouvons leur laisser cette licence momentanée. »
« Et la mission, en quoi consiste-t-elle ? »
« Très simple. La victoire repose presque entièrement sur vos épaules. Vous êtes les nouveaux héros. Vous allez devenir les personnages de chansons, de comptines, de romans, de pièces du théâtre mécanique. Cela ne suffit pas si nous voulons profiter au maximum de l'élan donné par la guerre, et rentabiliser vos hauts faits. J'ai en charge la coordination de toutes ces nouvelles festivités, de l'exploitation par la Firme de la franchise des « deux Enfants de la Dernière Chance ». J'ai besoin de vous avoir en chair et en os, de vous montrer au balcon et aux parades. Je pourrais très bien prendre mes deux sosies, mais cela durerait moins longtemps que si je possède... les originaux. »
Agratius sentit son esprit vaciller, non pas de sommeil mais d'hyperaction. Il sentait comme une seconde présence au fond de ses pensées, comme une force brutale. Il se concentra sur le crépitement formidable du feu qui engloutissait les dernières bûches. Johannes se leva et fit le tour de son bureau jusqu'à la porte.
« Agratius, je crois que quelqu'un nous écoute depuis le début... »
Ophélia était derrière la porte, Agratius le sut immédiatement, sans même que Johannes eut à ouvrir elle était parmi eux, discrète mais influente, consumant les pensées et avec elles les paroles. Ses paroles à lui, plus précisément. Mais son plan n'était-il pas de pénétrer les hauteurs du pouvoir, par tous les moyens possibles ?
« Alors, Agratius, que pensez-vous de ma proposition ? »

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il y a 11 ans 9 mois #18198 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Résumé des épisodes précédents :
Dans un monde dominé par le spectacle et le mensonge, Agratius et Ophélia, deux enfants aux pouvoirs télépathiques surnaturels tentent de faire advenir la Vérité.
Johannes, un haut responsable de l'oligarchie au pouvoir, après les avoir capturé sur un champ de bataille, décide de faire d'eux des héros nationaux dans la guerre contre les extraterrestres, une des illusions imaginées pour l'amusement de la population.

**

On les avait installé dans une chambre dont la porte dérobée donnait directement sur le bureau de Johannes. Il ne l'ouvrait que le matin, au lever du soleil, et la fermait le soir à l'aide d'un verrou en trompe-l'oeil : il avait la forme d'un chandelier, mais la bougie qui le surmontait n'était qu'en bois. Le porte principale donnait sur le couloir et, comme Johannes l'avait promis, Agratius et Ophélia étaient absolument libres de se déplacer où ils le souhaitaient. Seulement Ophélia passait beaucoup de temps dans le bureau de Johannes, sur son invitation. Et Agratius, à la fois troublé par la docilité de la petite fille et atteint par le respect qu'il lui vouait naturellement, n'osait pas interrompre leurs rendez-vous. Il était évident qu'elle enquêtait de son côté sur les possibilités de révolte par la Vérité, et que tant qu'elle tenait dans sa toile une proie aussi importante que le chef du service des Instances Narratives, elle voulait en extraire l'essentiel, la moelle, pour retourner contre eux l'étendue de leur ruse. Lui-même attendait le signal qui percerait son esprit d'un coup et lui indiquerait la marche à suivre. Ils se trouvaient au coeur du mensonge, là où le mensonge était fabriqué, exhaucé d'alambics en éprouvettes, et il leur fallait taper juste pour révéler la Vérité au moyen des armes de l'ennemi. A peine doutait-il de la stratégie d'Ophélia. Elle ne savait qu'avoir raison.
Il devina rapidement que leur logement se trouvait dans la cité, cette cité qu'ils avaient toujours voulu atteindre avant que la guerre ne s'interpose. C'était maintenant la guerre qui était loin et la cité qui s'était rapprochée par le jeu d'un curieux mécanisme dont il ne comprenait pas tous les rouages. Ils étaient passés de la fureur à un calme inquiétant. Pour tous la guerre était loin : la nuit les actualités du téléphonoscope projetées sur les immeubles alentours informaient les habitants que le conflit s'était soldé par la victoire ferme et définitive des humains sur les extraterrestres, et qu'on avait pourchassé ces derniers jusque dans le ciel, pour anéantir entièrement toute leur flotte. On parlait de canons anti-aériens et de rayons atomiques capables de trouver la cible au travers des nuages jusqu'à la voûte celeste. Les mensonges continuaient, se disait Agratius, mais il s'en souciait peu tant il savait lire en leur travers. Il voyait derrière les ombres à l'assaut des murs des fenêtres éclairées s'éteindre comme des clignements d'immeubles. Rien ici ne ressemblait à ce qu'il connaissait, et il n'en avait pas la clé de déchiffrement.
Un jour le prit d'aller à la bibliothèque. Il avait appris que le bâtiment abritait une bibliothèque, un espace clos où se trouvaient des milliers d'histoires toutes écrites, disait-on, par Johannes, qui tapissaient les murs comme en décoration de leur reliure en carton fort et blanchi et peint aux couleurs variées. Les allées aussi étaient faites de livres, et dans des pots des livres poussaient leurs pages. Partout des adultes lisaient, assis aux tables, crayons en main, griffonant de temps à autres de mystérieuses inscriptions concentrées. Une femme lui parla.
« Etes-vous venu tester les histoires ? »
L'idée lui parut absurde mais il se souvint de sa promesse de mimétisme. Il devait comprendre ce monde avant de le détruire pour de bon. Et il le comprendrait. Et il le détruirait par la force de la Vérité.
Il répondit qu'il était venu tester les histoires.
« Par ici. Suivez-moi. »
C'était une petite table abaissée à hauteur d'enfant. Ils étaient deux autour de lui dont un lui fit penser à Donatien ; par ses joues rondes, par ses mains pataudes, par son air idiot. L'enfant lui sourit, et Agratius se retint. La femme lui présenta deux livres colorés et frustes, où les mots étaient rares ; elle l'avait prit pour un enfant. Le premier livre s'appelait Les aventures de Remus, roi des cannibales. Il était entièrement composé d'images. Agratius n'en comprit pas le thème, ni les personnages. La réalité l'intriguait bien plus que la fiction qu'on lui proposait, et cette réalité était celle de ses deux voisins profondément entrés dans leurs illustrés. La femme prit un des petits lecteurs à part et commença à le questionner sur ce qu'il venait de lire. Elle ne lui demandait pas ce que l'histoire racontait. Ses questions impliquaient une clause de croyance qui impliquait la vérité de l'histoire.
Agratius commençait à comprendre où il se trouvait. Cette bibliothèque immense n'avait pas d'autre but que de tester les histoires qui allaient partir tromper les milliers d'habitants, et les divertir dans leur vie morne et sans intérêt ; leur apporter une couche supplémentaire de tromperie dans les profondeurs de leur cerveau. Il était difficile de savoir si les testeurs, à cause de leur rôle originel, étaient suffisamment conscients de lire autant de mensonges, ou si, comme la plupart de leurs concitoyens, ils croyaient à la réalité des mots et des images. A cet instant Agratius regretta Ophélia et son pouvoir. Il aurait donné cher pour lire en leur esprit ouvert. Mais il savait pouvoir se débrouiller de lui-même. Et il se tourna vers l'enfant Donatien.
« Qu'est-ce que ton histoire raconte ? »
« Pendant la guerre il y a eut des tas d'extraterrestres qui ont tout détruit les laboratoires des scientifiques et... »
Le petit s'était interrompu dès sa première phrase comme ému et agité à la fois. Ses doigts lâchèrent le livre qui tomba sur la table basse. Il ne me regarde plus comme un autre enfant, se dit Agratius, il me regarde comme il regardait son livre il y a quelques minutes.
« C'est toi le Garçon de la Dernière Chance ? »
« Non. Je suis celui qui a servi d'inspiration au personnage connu sous le nom de Garçon de la Dernière Chance. Mais je n'ai accompli aucun miracle. La fabrication du robot V. a certes pris beaucoup de temps mais ma science explique facilement sa vitesse de construction. Certes, j'ai cru moi aussi que le destin était intervenu pour que le robot arrive sur le champ de bataille en même temps que nous. Ce curieux hasard m'a trompé, et j'ai bien failli, dans mon délire, crier au miracle. Mais j'y ai réfléchi depuis. Et il n'y a rien là de si extraordinaire. C'est moi qui ait construit le robot V., et ses engrenages cérébraux sont censés répondre à ma voix – et à celle de Donatien qui est mort depuis. Le capteur auditif que lui ai greffé est très puissant. Il a du m'entendre et me suivre et, une fois arrivé en plein milieu du champ de bataille, la mélodie de la guerre a réveillé ses circuits de commandes programmés pour me protéger, moi et Ophélia, de tous dangers. Dès lors, il a accompli la mission pour laquelle il avait été designé. Il ne faut rien voir de très étonnant dans ce comportement, surtout si l'on compte sur le choc qu'il a subi à l'orphelinat. »
« Raconte-moi comment tu t'es échappé de l'orphelinat des extraterrestres ! »
Tout autour d'eux les livres criaient. Ils lui criaient qu'ils étaient vivants de la seule foi de cet enfant qui reprit l'illustré l'ouvrit à une page prise au hasard posa son doigt gros sur une image, une seule image qui contenait à elle seule tous les mensonges, d'Agratius se battant contre un extraterrestre à coup de barre en fer.
Il n'avait suffit que de quelques traits pour esquisser des tentacules.
« Je sais ce qu'est un extraterrestre... (Agratius voulut corriger son erreur)... ce qu'est ce que vous imaginez être des extraterrestres. Mais je n'en ai jamais affronté. Ils n'existent pas. »
Le doigt pointé les traits des tentacules.
« Moi, je sais comment tu t'es échappé de l'orphelinat des extraterrestres. Tu avais un plan. Et il y a plusieurs plans. Il y a le plan où tu tues tous les extraterrestres en mettant du poison dans leur soupe. Il y a le plan où tu provoques un alignement des autres planètes pour soulever la terre et pour tuer les extraterrestres dans un tremblement de terre. Il y a le plan où tu hypnotises tous les animaux de la forêt pour qu'ils attaquent les extraterrestres et qu'ils les tuent. Il y a le plan où tu as le pouvoir de contrôler les esprits et tu obliges les extraterrestres à se tuer entre eux Il y a le plan où tu utilises la maîtresse d'acier pour tous les tuer ! »
La maîtresse d'acier était le robot V., comprit Agratius, qui tentait de raccrocher les hypothèses de l'enfant à ce qu'il pouvait sans comprendre tout cela était du charabia.
« Mais laquelle de ces histoires a eu lieu ? Laquelle est la Vérité ? »
L'enfant haussa les épaules. Derrière Agratius la femme qui l'avait accueilli à l'entrée répondit :
« Elles sont toutes vraies, évidemment. »
« Vous avez tort. Les extraterrestres n'existent pas. D'abord parce qu'ils ne peuvent pas exister : des pieuvres de cette taille n'auraient jamais un cerveau suffisamment gros pour réaliser des actions aussi complexes que celles qu'impliquent une guerre. Sans compter la part de stratégie militaire. Ensuite les voyages spatiaux sont rendus impossible par l'absence d'oxygène dans l'espace. Enfin les extraterrestres sont une invention des dirigeants de la Firme pour faire croire à la population qu'une guerre a eu lieu, alors qu'il ne s'agit que d'un spectacle. »
« Si les extraterrestres n'existent pas, comment peut savoir à quoi ils ressemblent pour les dessiner ? »
Et le doigt de la femme pointait encore les dessins de tentacules.
C'est alors qu'Agratius remarqua une signature au bas des pages. Une petite signature qui passait inaperçue, et quand il la fit remarquer à la femme elle lui répondit :
« C'est la signature de monsieur Johannes Virilii. C'est lui qui écrit toutes les histoires ! Il est en train d'écrire la vôtre en ce moment. Nous allons bientôt savoir comment vous vous êtes échappé de l'orphelinat ! »
Les tapisseries de livres au cuir lourd fatiguèrent Agratius. Il n'eut qu'une seule pensée qui était de rejoindre Ophélia, mais elle n'était pas dans la chambre. Alors, comme interrompant le silence de sa pensée, il entendit des voix, des voix si basses qu'il crut qu'Ophélia lui parlait – mais ce n'était pas sa voix, même si une certaine douceur accentuée laissait couler les mots. La voix souple perçait le mur, et l'attirait. Il porta son oreille indiscrète à la porte ; la porte qui séparait leur chambre du bureau de Johannes.
« Voici l'histoire d'Agratius et Ophélia, les Enfants de la Dernière Chance, contre les envahisseurs extraterrestres. »

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il y a 11 ans 9 mois #18202 par Vuld Edone
Réponse de Vuld Edone sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Je vais dire quelque chose de très étrange, et qui me vient de ces lectures de débutants.

C'est qu'ici nous entrons de plein pied dans le '84 du récit, et plus qu'un simple soldat fanatique ou que des foules ignorantes, il y a ce phénomène de l'endoctrinement. Je pense bien sûr aux enfants qui testent les livres.
Or si on comprend la logique, elle n'est pas mise en scène - et on va pour ainsi dire à l'encontre de toutes mes idées sur l'écriture - au sens où les gens se contentent de "parroter" autour d'Agratius le contenu des livres et une logique clairement circulaire. Ce qui manque, face à la logique d'Agratius, ce sont les passions des gens.
Je veux en venir à cet enfant qui, à la réplique d'Agratius, se contente de pointer une image du doigt. Il manque tous les détails de sa physionomie qui marqueraient son aveuglement, son incompréhension voire son effort d'incompréhension - j'aime bien cette idée, que les gens "font l'effort de ne pas comprendre". C'est souvent le rire nerveux de mes personnages, ou leurs petits gestes d'apparence désintéressés, en peu expressif. Il manque cette dimension immersive où on peut constater l'effet des paroles d'Agratius sur un enfant et une libraire qui respirent et réagissent, même si c'est pour ne pas réagir.

Il manque donc l'intonation, les regards, plus que les gestes les propriétés de ces gestes, la manière, la sudation, les milles petits détails qui sont autant d'alarmes sur ce qui se passe - quand bien même ce qui se passe est assez flagrant.

J'ai aussi remarqué qu'Agratius se permettait d'être un peu plus vivant, un peu moins absolu - déjà en étant curieux, mais surtout quand il admet avoir presque cru au miracle, avant de se reprendre. Qu'Agratius ne soit qu'un enfant, oui, mais c'est Agratius. Je ne sais pas s'il a bien le droit de douter - l'ambivalence d'Ophélia s'en charge déjà pour lui.
Enfin, quant à l'histoire même, il ne se passe "plus rien". On se contente d'attendre dans une situation stable où il n'y a pas, à court terme, de problème à résoudre. Il n'y a même pas, chez Agratius, d'impatience, ou de plan - tout de même, il pourrait prendre la peine de déclencher des séismes de temps en temps. D'autant qu'absolument tout ce qui précédait, la première partie, est comme effacé, surtout depuis la destruction de V.
Comme une seconde histoire, un nouvel orphelinat et un nouveau Donatien.

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il y a 11 ans 9 mois #18203 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Un retard dû à un problème de connexion Internet en ce moment... Le mois de juin risque d'être un peu bouleversé à cause de cela, du coup je publie aujourd'hui les épisodes de mardi dernier et de mardi prochain.

**

« C'est durant le dernier hiver, non loin de la petite bourgade de Minium, que les premiers signes de l'invasion extraterrestre apparurent en même temps que les flocons des premières neiges. Les rustauds habitants de ces contrées les plus éloignées de toute civilisation, encore fanatisées par l'adoration des campagnes et le culte des sciences, ne s'étaient pas étonnés d'étranges disparitions d'enfants. Ils avaient d'abord invoqué leurs vieilles légendes locales qui rivalisaient en diableries et aux châtiments celestes. Puis il arriva que les évènements se répétèrent et que le vénérable bon sens ne pouvait plus suffire à tout justifier. Le poison de la peur s'étaient instillé lentement sans que les nombreux divertissements dont jouissaient les habitants ne pussent les calmer. La saison était propice à ces émotions campagnardes, les champs en dormance et les rivières gelées interdisaient les jeux des labours et des grandes pêches printanières dont raffolent les peuplades rurales. Ils n'avaient pour s'amuser que les serres de culture automatique importées des villes. Qu'il est vrai que les territoirs reculées rechignent à s'adapter aux amusements modernes ! C'était à peine s'ils se rendaient encore dans les cabarets à vapeur ! En quelques jours, la panique avait investi des esprits détournés des plaisirs et les conversations ne tournaient plus qu'autour des funestes disparitions. La tension monta jusqu'au lynchage d'un citadin, employé modèle de la Firme, qui avait la malchance de choisir Minium comme lieu de villégiature. On l'avait accusé d'être un voleur d'enfants, et dans les esprits avait germé l'idée absurde d'un complot fomenté par la Firme pour transformer les enfants en robot mécanique. Les responsables provinciaux furent informés du décès de l'infortuné employé et l'administrateur fut sommé d'agir pour rétablir le calme et la joie dans les foyers.
L'administrateur s'appelait Cirus. Il connaissait Minium pour y être né et en cela les habitants lui faisaient confiance, au moins autant qu'un campagnard pouvait faire confiance à un citadin. En urgence il fit dépêcher une arène ambulante de gladiateurs-robots, parmi les dernières inventions de la Firme, un immense coliseum pouvant accueillir une centaine de spectateurs. Par miracle, le lancement de l'arène fut un grand succès et les sourires revinrent sur les visages. On organisa un grand carnaval masqué, comme aux anciens temps, et tout le monde s'égailla déguisé en automates. On ne pensa plus au complot et au lynchage. Mais, Cirus le savait, cela n'éclaircissait en rien le mystère des enfants disparus...
Jour après jour, l'enquête qu'il menait lui-même dans la discrétion la plus totale pour n'alarmer personne ne fit que le préoccuper davantage. Les disparitions avaient lieu la nuit, sans que personne n'entendît aucun bruit, ni cris d'enfants ni râles de kidnappeurs. Les enfants disparaissaient à même leur chambre : quand leurs parents voulaient les réveiller le lendemain, ils ne trouvaient que draps froissés et fenêtres béantes. Ceux qui avaient d'abord pensé à des fugues attendaient depuis trop longtemps pour que ce fut réellement le cas. Pourtant, les chambres ne portaient aucune trace de luttes, et c'était comme si les enfants avaient volontairement suivis leurs ravisseurs. Une découverte qui glaça le sang de Cirus. Qui était derrière les disparitions d'enfants ? Qui avait appris à contrôler leurs esprits ? Et surtout, pouvait-il agir sur des adultes ? Le danger était plus grand qu'on ne l'avait d'abord imaginé, réalisa Cirus.
Une découverte miraculeuse lui permit pourtant d'en savoir plus. Les premières neiges avaient habillé toutes les campagnes désertes et hostiles d'une ample couverture blanche qui les rendait presque belles. Or, une nouvelle disparition avait ranimé la panique. Il fallait ajouter à cela que de vieilles superstitions de l'ère agricole poussaient les campagnards à craindre la neige, symbole de mort, de famine et de désolation. Cirus entreprit d'organiser tous les soirs des combats à l'arène pour ramener le monde à la raison, mais il comprit qu'il devait rapidement élucider le mystère des disparitions d'enfants s'il ne voulait pas que reviennent les lynchages ou, pire, les révoltes terroristes. Il devait justement enquêter sur l'évènement le plus récent et examinait comme à chaque fois les alentours de la maison, sans trop d'espoir cependant car les ravisseurs ne semblaient laisser aucune trace... C'est alors qu'il découvrit, légères sur la neige épaisse mais suffisamment visibles, de petites traces de pas qui ne pouvaient appartenir qu'à des enfants. La piste était fraîche et prometteuse.
Comme on pouvait le deviner, il lui fut impossible d'organiser une chasse, car personne ne voulait s'aventurer dans les campagnes enneigées depuis longtemps abandonnées après la révolte des machines. Il ne pouvait compter que sur son adjoint, tout aussi citadin que lui et peu habitué aux émotions fortes. Cirus se doutait bien qu'à eux deux ils ne sauraient faire face à une menace qu'il pressentait comme gigantesque. Il avait pourtant besoin de preuves pour résoudre l'énigme qui lui avait été posée, et il savait pouvoir les trouver en suivant les pas dans la neige. Il fallait faire vite : dans deux semaines la Firme devait récupérer l'arène ambulante, et la panique pouvait revenir assombrir les pensées de Minium.
La piste des pas dessinait un parcours chaotique, glissant entre les arbres, s'arrêtant sans raison, entrant à l'improviste dans les vieux domaines fermiers solitaires et délaissant les chemins plus aisés à découvert ou dans les hauteurs. Cirus s'étonnait qu'un enfant seul eut pu parcourir autant de distance dans la neige et le froid ; et pourtant les seules traces étaient celles de petits pieds, et à aucun moment ils ne croisaient une autre piste, même temporaire. Ils marchaient depuis plusieurs heures quand la nuit tomba. Cirus proposa à son adjoint d'établir leur campement sous une frondaison épaisse, dans la forêt qu'ils traversaient, et de dormir à tour de rôle au cas où quelque évènement extraordinaire vint perturber leur sommeil. L'adjoint accepta sans bien comprendre tant les précautions de Cirus lui paraissaient fantasques. Mais il respectait fort son supérieur qui lui avait tout appris, et prit la première garde dans le silence le plus parfait. Quand Cirus vint le relever au milieu de la nuit, il se félicita d'avoir accompli sa mission, et s'endormit plein de fierté.
Le lendemain, au rêveil, sous les arbres morts aux longs doigts griffus dégoulinant de neige froide, il constata avec stupeur que Cirus avait disparu. Où pouvait bien être son supérieur, et que lui était-il arrivé ?
Il lui fallut rassembler son courage, mais c'était comme si la mission confiée à l'administrateur s'était déposé en douceur sur ses propres épaules. C'était à lui de poursuivre la tâche de Cirus, et d'employer ses méthodes. Immédiatement il se mit en quête de traces dans la neige, et fut bien récompensé. Depuis le poste de garde qu'ils avaient désigné partaient des traces qui ne pouvaient être que celles de Cirus. Et ce qui rassura tout de suite l'adjoint fut qu'à les lire, elles n'avaient rien de traces d'un fuyard épouvanté, pas plus que d'un homme aux prises avec une force ennemie. Si Cirus avait quitté sa garde, c'était de son plein gré. Il avait dû entendre ou voir un indice. Les traces s'éloignaient vers la lisière du bois et débouchaient au bord d'une immense clairière en contrebas. Le matin enluminait la cuvette de neige, et c'était un immense chaudron palpitant mais muet, une trouée spectaculaire vers les nuages. L'adjoint rêva un instant comme il se dit qu'il n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Il fut pris d'une étrange nostalgie exotique, d'un monde qu'il n'avait jamais connu. Mais le devoir lui revint, et avec lui sa mission principale : retrouver Cirus. A voir les traces, Cirus s'était posté un long moment derrière un immense sapin. L'adjoint prit sa place. De ce poste de garde on apercevait l'immensité de la clairière. Qu'avait pu bien voir Cirus ?
L'adjoint entrepris alors de descendre examiner les lieux. Il marchait dans les pas de son supérieur qui, de toute évidence, avait dévalé la pente, même si sa station derrière le sapin avait été plus longue. Une fois en bas l'adjoint comprit que ce qu'il avait pris pour les palpitations de la neige étaient en réalité des milliers et des milliers de petits piétinements qui ne pouvaient s'expliquer que par la présence de centaines d'enfants. Un tapis de traces effacées les unes sur les autres. Une armée d'enfants, pensa l'adjoint en se souvenant des jeux virtuels de la guerre.
La traque reprit à partir de l'extraordinaire découverte. D'abord désordonnés, les pas dans la neige semblaient se mettre en rang. Le cortège était d'abord parti du fond de la clairière, où les enfants devaient se rassembler ; puis un ordre quelconque leur avait été donné car ils se mirent en rang d'oignons, sagement, avant de marcher d'un pas unique dans la trouée à travers les arbres qui donnait ensuite sur une immense prairie blanche. Au bout de cette prairie, éloignée mais visible grâce à l'absence de tout autre obstacle à la vue, se tenait une bâtisse d'où sortait de la fumée. Elle était habitée. Qui pouvait habiter dans des confins aussi incertains, sans le moindre divertissement à moins d'une journée de marche ? A cette vue l'adjoint sentit monter depuis son estomac une peur qu'il n'avait jamais vécu avant. Il était seul, au milieu de nulle part, suivant la trace d'une armée d'enfants kidnappés – à moins qu'ils ne se soient échappés par leur propre volonté. N'était-il pas entré dans une dimension parallèle ? Il n'avait fait que suivre Cirus, puis des traces de Cirus, et plus que jamais il ressentait une détresse immense, et la solitude l'accabla. Lui qui vivait en ville n'avait jamais été touché par l'immensité, ni par l'absurde. Il tomba à genoux dans la neige, avec toujours en vue la fumée grise s'évanouissant dans les airs depuis le lugubre bâtiment dont il ne savait lire les contours, mais qu'il devinait garni de tourelles défensives tordues comme des clochers après la foudre.
Ses pensées s'affolèrent. S'il n'était pas entré physiquement dans une dimension parallèle, son esprit franchissait le seuil d'une folie grotesques pleine d'images nouvelles et absurdes. En acceptant de quitter Minium avec Cirus, il avait pénétré dans un univers inversé où les enfants regnaient en maîtres des terres que les adultes avaient délaissées. Les disparitions n'étaient pas des disparitions, mais un complot puéril pour s'échapper de la tutelle des parents et rassembler les forces de tous les enfants en une immense armada dont le quartier général n'était autre que le fort aux tourelles tordues. Cela expliquait bien pourquoi personne n'entendait le moindre bruit lors des échappées enfantines : les « kidnappés » prenaient toutes leurs précautions pour tromper les adultes. Peut-être même versaient-ils dans la tisane du soir un mélange sopirifique pour assurer une sortie subreptice. Là-bas, dans le fort au loin dans la trouée, ils s'armaient et s'entraînaient pour défaire une bonne fois pour toutes les adultes. Et lui, l'adjoint de Cirus, était seule face à toute une armée. Il se rendit compte qu'il ne savait même pas le chemin pour revenir à Minium.
Il entendit derrière lui deux cris aigus sauvages. Il se retourna. Deux enfants armés de fusils couraient dans sa direction en soulevant un tumulte de neige. »

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il y a 11 ans 9 mois #18204 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
« Grâce ! Grâce !, cria l'adjoint. Ne me tuez pas ! »
Les deux enfants arrêtèrent leur cavalcade à quelques mètres de lui, le surmontant légèrement grâce à un escarpement rocheux sur lequel dominait encore l'ombre de la forêt.
« Tu as raison Ophélia, ce n'est pas un extraterrestre. »
Le garçon aux cheveux bruns et courts, aux yeux clairs luisant dans la lumière lourde d'un matin, rangea son fusil dans un carquois de cuir improvisé. Il devait avoir une douzaine d'année, estima l'adjoint, tandis que sa compagne, une petite blonde dont le teint se confondait presque sur la neige parfaitement immaculée, n'avouait pas plus de dix ans. C'était du moins telle qu'était leur apparence. Car en sus, ils possédaient un même regard puissant, captivant par son assurance, destabilisant par son jugement. Même s'ils avaient rangé leurs armes et qu'ils n'étaient visiblement pas hostiles, l'adjoint ne pouvait s'empêcher de les craindre, comme on craint un animal glorieux assis sur ses deux pattes. Il s'étonna de ne pas avoir entendu la petite fille parler, alors que le garçon lui avait clairement répondu. Et pourquoi avait-il parlé d'extraterrestres ? Peu à peu la conscience de l'adjoint se ranimait, et son premier réflexe fut de demander :
« Qu'avez-vous fait de l'administrateur Cirus ? »
Il vit en lui l'image de Cirus aux prises avec une créature ignoble dont le tronc était un cube flasque et opaque tandis que une demi-douzaine de tentacules grouillaient en son sommet ; comme douées d'une vie propre elles entravaient les gestes de l'administrateur désamparé. L'adjoint comprit de suite que ces images lui avaient été envoyées par la petite fille, qui le regardait aussi fixement qu'elle le pouvait. Ainsi était-elle télépathe ! Voilà qui expliquait l'étrangeté de son regard...
« L'administrateur Cirus a été tué par une de ses déloyales créatures extraterrestres. Nous sommes intervenus trop tard : nous avons eu le temps de blesser l'ennemi, mais il s'est enfui. »
« Vous... Mais qui êtes-vous ? »
Le garçon se hissa encore davantage. Ce n'était pas seulement la hauteur, mais il n'avait plus l'air d'un simple enfant. Ses gestes étaient trop précis, son ton trop péremptoire.
« Je m'appelle Agratius et voici ma soeur Ophélia. La Firme fait appel à nous pour les missions délicates, et celle-ci l'est particulièrement. Avant de se lancer sur la piste des enfants perdus, l'administrateur Cirus a envoyé un télégramme à la cité pour demander des renforts. Il a insisté pour que nous venions expressément. »
Les personnes qui connaissent l'existence des Enfants de la Dernière Chance sont bien peu, se dit l'adjoint, avant de se rendre compte qu'il s'agissait une fois de plus d'une pensée envoyée par Ophélia. Mais cette fois, il était comme rassuré de l'incursion délicate de la fillette, et presque fier de partager un secret si peu connu. Le mystère des enfants perdus était entre de bonnes mains.
« Nous avons besoin de vous pour une dernière chose. »
« De quoi s'agit-il ? »
« Avant que le jour se lève, nous sommes allés explorer les alentours du bâtiment que vous voyez là-bas. Il ressemble à un orphelinat, mais c'est en réalité la forteresse où les extraterrestres gardent prisonniers les enfants kidnappés. Nous allons tenter de nous infiltrer à l'intérieur pour les libérer, mais je crains que nous ayons besoin d'un petit coup de pouce. »
Agratius sauta du monticule de neige.
« Rendez-vous à la cité et avertissez le général Pompius que les Enfants de la Dernière Chance lui demande des renforts. Il fera le nécessaire. »
« A vos ordres. »
Les deux enfants regardèrent sans pensées l'adulte s'échapper à travers les arbres, puis disparaître au milieu des troncs et des branches de sapin. Ils se retournèrent pour faire face à l'étendue blanche et à leur cible, l'inquiétant orphelinat où les enfants de Minium, et peut-être d'autres encore, demeuraient prisonniers.
« Ne t'en fais pas, Ophélia. J'ai un plan pour délivrer les enfants, même si la lettre ne parvient pas à temps chez le général. »

L'orphelinat était entouré d'une muraille haute de cinq mètres, conçue dans une pierre météoritique, pleine de cavités et de bulles, comme de la lave qu'on aurait poli et renforcé milles fois, mais plus brillante et noire, encore, que la pierre volcanique. Chaque coin était flanqué d'une tourelle en colimaçon, en haut de laquelle était juché le guet. Une arme terrifiante, sorte de long tube cuivré actionné par une turbine sans cesse en train de cracher sa vapeur, trônait comme le trésor impérieux des étranges habitants de l'orphelinat fortifié. Une attaque frontale était insensée, même soutenu par une solide armée. Agratius et Ophélia allaient pouvoir profiter de leur apparence enfantine pour pénétrer secrètement la place.
Justement, voilà qu'approchait un nouveau cortège d'enfants kidnappés ! Agratius masqua sa présence derrière une rangée de buissons épineux, seuls survivants miraculeux de l'hiver. Il calcula mentalement le temps de répit qu'ils avaient pour se glisser dans la file discrètement. Mais pour l'instant, se dit-il, ils n'avaient vu aucun extraterrestre, à l'exception du monstre qui avait attaqué Cirus. Les enfants semblaient avancer de leur plein gré, aucun cornac ne les forçait à marcher. Certains mêmes avaient les pieds nus, mais n'en ressentaient aucune douleur, à en croire leur face impassible et leurs yeux vitreux. Les extraterrestres avaient dû inventer une machine hypnotique qui leur permettait de contrôler à distance les êtres humains. Possiblement, cette machine n'était pas assez perfectionnée et ne pouvait encore interférer avec l'esprit des adultes, et seuls les enfants se laissaient prendre. Lui et Ophélia n'avait rien à craindre, tant leurs esprits étaient milles fois plus complexes que celui d'un adulte même, et par conséquent d'un enfant. Mais une question restait en suspens : que faisaient-ils des enfants, ces ignobles extraterrestres ?
La large porte s'ouvrit au moment où la foule enfantine fit halte devant l'orphelinat. C'était le moment ou jamais. A regrets, Agratius et Ophélia cachèrent leurs armes dans les buissons, et à toute allure se faufilèrent dans les rangs de leurs congénères hypnotisés. Une fois la porte ouverte la marche se renclencha, aussi mécaniquement que le jacquemart d'une horloge, d'un pas de l'oie qu'Agratius eut du mal à contrefaire. Mais nulle trace encore d'extraterrestres.
Là ! A droite ! Au pied de la tourelle !
Agratius fut prévenu par une pensée d'Ophélia. C'était à première vue un homme tout ce qu'il y avait de plus humain, si ce n'était un embonpoint un peu marqué qui déséquilibrait sa silhouette vers l'avant. Il portait une arme étrange, sorte de fusil tubulaire orné d'un manche couleur du bronze, d'où s'échappait parfois d'étranges lueurs verdâtres. Ces lueurs s'affolait et dessinait des traits de foudre dont l'homme ne semblait se soucier. Que pouvait bien faire un humain avec les extraterrestres ? Avaient-ils asservi également des adultes ?
Ils cessèrent leur marche au milieu d'une grande cour absolument dépourvue de neige. Au contraire, il faisait chaud. Une chaleur qui montait du sol, terriblement humide, presque tropicale. Parfois de minces geysers jaillissaient du sol, et on sentait l'eau ébouillanter les pieds dans une nuage contradictoire de vapeur et de goutelettes. Voilà pourquoi la neige ne tombait pas : les extraterrestres avaient trafiqué le sol de leur avant-poste. Peut-être ne pouvaient-ils pas survivre dans la neige, ce qui expliquait pourquoi ils usaient d'un stratagème pour capturer des enfants humains. Restait à les trouver, pour les identifier mieux qu'ils n'avaient pu le faire lors du trop bref et vain combat pour sauver Cirus. Où pouvait se cacher ces extraterrestres manipulateurs de cervelle ? Agratius suggéra à Ophélia, pour en savoir plus, de fouiller dans l'esprit du traître à la race humaine qu'ils avaient vu en entrant. La petite fille s'exécuta.
La surprise cloua sur place les deux Enfants de la Dernière Chance. Car le traître ignoble n'en était pas un... C'était un extraterrestre ! Par quel terrible sortilège, par quelle science maléfique les envahisseurs étaient-ils parvenus à prendre apparence humaine ? Dès qu'Agratius reçut en lui la révélation, l'image du gardien commença à vaciller, de plus en plus d'éclairs verts zébraient la silhouette curieuse et, derrière l'embonpoint incongru grouillaient les tentacules. Savoir suffisait donc à rompre l'illusion. Il y avait encore une chance.
Malheureusement, une fatalité advint. Ophélia avait dû réaliser un effort considérable pour pénétrer une intelligence non-humaine, et elle en revenait perclue d'une fatigue mentale telle qu'elle s'évanouit, et tomba d'un coup sur le sol chaud de l'orphelinat. Agratius voulut d'abord la retenir, mais il savait qu'il ne fallait pas rompre sa couverture. Déjà le gardien extraterrestre, dont les tentacules jaillissaient maintenant clairement d'un tronc coupé en deux munis de pattes épaisses comme celles des éléphants, quitta son poste pour aller vers la petite fille. Il la saisit entre deux tentacules. Elle ouvrait encore les yeux ! Agratius n'en pouvait plus : il allait se précipiter pour la sauver. Mais une pensée émue et faible lui parvint, entre deux soupirs mentaux. Ne bouge pas, Agratius ! Ne te trahis pas ! Tu dois encore sauver le monde de l'invasion extraterrestre ! Je saurais m'en sortir par moi-même ! Et le garçon se recula et reprit la posture forcée des autres enfants. L'extraterrestre emmenait Ophélia à bout de tentacules.

On les conduisit dans un immense réfectoire où se trouvaient des lits de bois. On les fit asseoir. Aucun extraterrestre ne s'était encore fait connaître. Les enfants étaient toujours hypnotisés. Ils s'engouffrèrent dans les couvertures et, de toute évidence, s'endormirent. Ici s'acheva le chemin des enfants kidnappés. Mais parmi les petits ensommeillés, l'un d'eux se découvrit lentement et avisa la pièce avant de se lever pour de bon. Agratius était convaincu qu'il fallait tou explorer, et si possible retrouver Ophélia.
Les couloirs étaient aussi vides que le reste de l'orphelinat. Où se cachaient donc les extraterrestres ? C'est alors qu'Agratius se souvint des vapeurs venues du sol. S'ils vivaient quelque part, ce ne pouvait être que dans les caves, probablement surchauffées pour leur permettre de survivre plus longtemps. Il trouva rapidement une trappe qui descendait d'un escalier d'un bloc de marches en grès grisâtre, vers des ténèbres moites. Dépourvu d'yeux, les extraterrestres n'avaient pas besoin de lumière. Agratius si. Il se confectionna une torche avec quelques débris de cire trouvés dans une fausse cuisine, s'arma d'une barre métallique, et commença à descendre l'escalier, silencieusement...
Sous l'orphelinat rampaient un dédale de couloirs obscurs et constamment suintant d'une eau lourde, brûlante au toucher, comme les murs transpiraient face à la chaleur imposée. Agratius devait respirer avec force, et craignit plusieurs fois que ses expirations n'alertassent les extraterrestres. Mais il put marcher pendant quelques minutes sans se faire repérer. Il s'orientait d'après la forme des cavités, qui comportaient autant de rotondités décalées, comme si une immense foreuse à la tête tordue avait creusé ces tunnels.
Enfin il entendit des bruits. Des grouillements. Des grouillements sourds et visqueux. Des grouillements de tentacules, couverts par des bruits de flammes, ceux-ci plus tragiquement identifiables ! Derrière une lourde porte tout en métal, une assemblée d'extraterrestres étaient en train de faire fonctionner une immense chaudière, ronde comme un poêle en cuivre, garnie de multiples tuyauteries dont plusieurs ne débouchaient sur rien. On aurait dit l'infernale laboratoire d'un chimiste fou. Mais la chaudière ne servait à rien d'autre qu'à faire monter la température. Agratius transpirait à son tour, et respirait de plus en plus fort – heureusement le grondement animal du poêle couvrait ses efforts. Subitement, il ne put retenir son cri face à la vision d'horreur : les extraterrestres nourrissaient la chaudière avec des enfants ! Il s'enfuit en lâchant sa torche, pour la première fois de sa vie paniqué et vulnérable.
Agratius n'était plus guidé que par l'instinct et par les vagues formes des murs qu'il captait parfois à la lisière de son champ de vision sans y penser vraiment tant la terreur l'avait envahi. A un croisement il se reprit. Sans doute n'avait-il jamais vu pire que ce four à enfants, certains encore conscients hurlant sous leur baillon et implorant des yeux, cherchant l'impossible regard des tentacules huileux. Mais tout cela était bien incongru. Les extraterrestres captureraient des enfants pour faire fonctionner, au milieu de nulle part, la chaudière de leur avant-poste ? Non, cet endroit devait avoir une autre fonction, et il lui fallait la découvrir. Ses yeux s'étaient un peu habitués à l'obscurité. Il reconnut l'ondulation irrégulière de cette partie du souterrain et, après s'être avisé qu'aucun extraterrestre ne l'avait suivi, il pénétra de nouveau dans le noir. Il vit alors, s'échappant d'une alcôve, des lumières vertes intermittentes, le signe de la technologie extraterrestre. A tâtons il se cacha derrière la porte et observa.
La pièce était gigantesque et, attenante à l'espace du four infernal, surchauffée. Une dizaine d'extraterrestres s'y agitaient en émettant de curieux cris qu'ils produisaient par frottement de leurs tentacules. Partout autour d'eux d'étranges machineries faites de conduits transparents trop épais pour être du verre. Un extraterrestre entra dans une grande cloche conçue dans cet étrange matériau. Des éclairs verts s'agitèrent, l'entourèrent, le déformèrent... Quand ils se furent calmés, l'extraterrestre avait désormais une apparence humaine, et ses confrères enthousiasmés tapaient des tentacules et le palpait pour vérifier la solidité du déguisement. Puis ils se tournèrent vers un placard où étaient suspendu une dizaine d'enfants : voilà pourquoi les extraterrestres avaient besoin des enfants humains. Si une partie servait effectivement de combustible, l'autre partie n'était rien d'autre que les modèles vivants à partir desquels était copiée l'apparence humaine. Parmi les enfants, Agratius avisa Ophélia. »
« Je crois que nous avons un petit espion ! »
Johannes avait changé de ton et s'était levé de sa chaise. Agratius recula instinctivement comprit sa méprise et la porte s'ouvrit.
« Si mon histoire vous captive tant, plutôt que d'écouter au porte, hâtez-vous de nous rejoindre. Vous ne voudriez pas manquer la fin de votre propre histoire ! »

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il y a 11 ans 9 mois #18205 par Mr. Petch
Réponse de Mr. Petch sur le sujet Re:Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
Pour les raisons évoquées précédemment, voilà la suite qui devrait être publiée mardi prochain !

Et un résumé en prime :

Agratius et Ophélia sont désormais chez Johannes, un des plus actifs membres des réseaux de propagande qui répandent dans le pays les fables les plus énivrantes.
Agratius surprend Ophélia en train d'écouter une histoire que lui raconte Johannes... Une histoire dont ils sont les deux principaux protagonistes !

**

Dans le vaste bureau dont Agratius avisait mal les contours hexagonaux, sombre sous les rideaux lourds fermés devant la baie vitrée qui ne se devinait pas, Johannes le fit asseoir aux côtés d'Ophélia, sur les coussins épais posés au sol. La petite fille lui prit la main, en souriant, d'un sourire dont il se souvenait dans les méandres du rêve à son réveil dans l'hôpital – ou ce qui en tenait lieu. Il eut peur. Pour la première fois, percevant la connivence entre Ophélia et Johannes, Agratius s'effraya de ce que sa compagne de toujours put manigancer contre lui, contre le plan. Les pensées de la petite fille s'effaçaient. Il avait besoin d'être rassuré sur la pertinence de leur duo. Johannes reprit l'histoire.
« Dans la pièce sordide, pleine de cadavres à demi-mort d'enfants kidnappés, Agratius voyait Ophélia et ne savait que faire pour sauver sa chère soeur. A tout moment, un des cruels extraterrestres pouvait le voir, et dénoncer sa présence... Il avait peu de cartes en main, et l'une d'elles n'arriveraient pas avant la tombée de la nuit. Pour l'attendre, que faire ?
Agratius réfléchissait sans répit quand une pensée vint s'introduire dans son esprit. C'était Ophélia qui communiquait avec lui. Elle avait dû se rendre compte de la présence de son frère, et il était clair qu'elle avait un plan pour s'échapper de la cave infernale, voire, si la chance était avec eux, de sauver l'ensemble des enfants voire de mettre définitivement ces éclaireurs extraterrestres hors d'état de nuire. Elle disait à Agratius qu'elle avait elle aussi compris le plan des extraterrestres, et il s'accordèrent sur la nécessité d'empêcher ce plan d'arriver à son terme : si les extraterrestres parvenaient à prendre l'apparence d'humains, leur invasion allait en être grandement facilitée ! Mais que faire ?, demanda Agratius incrédule, se surprenant à agiter les mains comme dans une réelle conversation. Ophélia lui répondit, toujours télépathiquement, et, pendant que les extraterrestres brûlaient sans remords des enfants tantôt suppliants, tantôt affolés, tantôt résignés, les deux Enfants de la Dernière Chance assemblaient mentalement les pièces d'un puzzle complexe mais infaillible, comme s'assemble l'une en l'autre les pièces d'un mécano.
Le plan était simple ; cependant Agratius regretta de ne pas en savoir toutes les subtilités. Ophélia ne lui en avait révélé que celles dont il avait expressément besoin. N'était-il pas, lui aussi, une simple pièce du puzzle ? Mais le raisonnement d'Ophélia était tellement limpide pour lui qu'il ne doutait de rien. Il sortit de l'embrasure de la porte de la gigantesque fournaise et de son triste combustible pour commencer ses recherches. Il devait trouver l'appareil grâce auquel les extraterrestres contrôlaient à distance l'esprit faible des enfants humains pour les forcer à gagner le faux orphelinat. Aux dires d'Ophélia, se devait être une vaste pièce, car un engin d'une telle puissance ne pouvait être que colossal. Les deux enfants devaient impérativement rester en contact télépathique, car une fois accomplie la mission d'Agratius, Ophélia remplirait sa part. En quoi consistait-elle ? Voilà ce qu'Agratius ignorait, et il le regrettait bien. Pourtant l'imminence d'une revanche face aux extraterrestres l'enthousiasmait suffisamment pour le galvaniser dans sa propre mission.
Les souterrains de l'orphelinat fortifié devaient s'étendre bien au-delà des quatre murailles du bâtiment principal. Agratius courrait depuis plusieurs minutes, se dissimulant chaque fois qu'un bataillon d'extraterrestres pointait le bout de ses tentacules. Un savant système de canalisation et de condensation permettait de maintenir en sous-sol une température acceptable pour cette population frileuse. Agratius ne sentait presque plus ses muscles, comme atrophiés par la chaleur, comme assomés par les vapeurs diffusées ici et là, entre deux croisements, laissant moisir les parois d'humus qui étaient comme couvertes d'innombrables champignons. Cela devait faire un long moment que cette installation se trouvait là, perdue dans la campagne. Un très long moment, même, se dit Agratius, avant de manquer de s'évanouir. Ophélia l'éveilla par quelques pensées. La distance se faisait longue, mais les deux enfants concentraient leurs forces sur la mission. C'est alors qu'Agratius entendit un vrombissement puissant qui fit trembler le sol. Tu y es presque !, lui souffla Ophélia. Le vrombissement reprit, puis se tut. L'enfant ouvrit la première porte face à lui d'où sortait un peu de lumière artificielle.
La lumière était crue, elle envahissait le champ de vision sans le moindre ménagement. Et ce n'était pas les quelques lampes pendues au plafond métallique qui produisaient toute cette lumière, c'était l'incroyable puissance de leur réverbation sur l'ensemble de la pièce, qui n'était qu'un gigantesque oeuf de métal dont seule la pointe, discrète, perçait la surface. Mais aucune autre lumière ne venait que celle amplifiée par le jeu de miroirs des particules de lumière sur la sècheresse mate et froide du monde métallique. On se serait cru au coeur du Soleil. Et au coeur du Soleil se trouvait le noyau en fusion, la cause première des troubles qui touchaient la région : l'onde Mega. Mais n'allons pas trop vite : ni Agratius, ni même Ophélia, ne savaient encore le nom de la machine surnaturelle qu'ils contemplaient, l'un de ses yeux, l'autre de sa pensée. Si Ophélia ne laissait rien paraître de ses émotions, Agratius fut profondément troublé. L'objet était parabolique, comme un cocon à peine éclos dont on aurait poli la surface jusqu'à ce qu'il rende ce teint oscillant sans cesse entre le gris et le vert, entre l'absence de lumière et sa saturation. Du centre exact du cocon partait un long tube d'acier – supposait-on à son apparence plus franchement grise – qui s'affinait progressivement jusqu'à n'être qu'une épingle à couture au moment où le tube atteignait la pointe de l'oeuf. A moins que la distance ne réduisent par un cruel effet d'optique l'épaisseur de ce qui devait être une antenne géante, car du centre du cocon à la pointe de l'oeuf, il devait bien y avoir une cinquantaine de mètres. Comment les extraterrestres avaient-ils pu amener sur Terre une machine aussi incroyable ? Ce n'était pas le moment d'y penser, il fallait agir.
Oui, oublions maintenant la machine. Il me faut également vous parler des nombreux extraterrestres qui gravitaient autour, car Agratius n'avait pas manqué de les remarquer aussi. Il faut s'imaginer autant de tentacules visqueux glissant sur des cadrans et des tableaux de bords, d'un bouton à l'autre, d'un levier à l'autre, tout cela dans un vacarme étrange car uniquement composé de suscions à la fois sourdes et sonores, à peine perceptibles, et pourtant toujours en bruit de fond, en grouillement d'insectes. Agratius analysa la situation. Il devait y avoir là plus d'une centaine d'extraterrestres, tous affairés, tous pressés et pensant, tous occupés à des tâches incompréhensibles.
La mission d'Agratius était de trouver l'instrument qui permettait aux extraterrestres de localiser les concentrations humaines et, plus spécifiquement, les enfants, qui étaient leur cible principale. Cela devait ressembler à un radar à infra-ondes. Il fallait le détraquer, mais pas n'importe comment. C'est là que les incroyables compétences mécaniques d'Agratius rentraient en jeu. Le garçon repéra, sur une mezzanine un peu isolée, le radar récepteur. Il s'en approcha à tâtons, entre les caisses et les tuyaux, mais compris vite qu'il ne parviendrait pas sans se faire lui-même repérer jusqu'à la mezzanine. C'est alors qu'une pensée lui traversa l'esprit : « Agratius ! Regarde juste derrière le radar ! ». Juste derrière le radar se trouvait un conduit de ventilation. Il devait servir à propulser de la vapeur chaude lorsque la température baissait. Mais c'était aussi l'endroit idéal pour arriver en douce sur la mezzanine. Agratius trouva une autre grille de ventilation et commença à ramper, matérialisant dans sa tête le chemin à suivre pour retrouver la mezzanine.
Le conduit était brûlant, et chaque pas était comme une souffrance pour ses membres déjà bien engourdis, tandis qu'il savourait les instants où il soulevait la paume de sa main. Aller trop vite ne servait à rien : cela ne faisait qu'accélérer les brûlures, et il valait mieux ralentir, comme font les lézards sur les pierres brûlantes. C'était un savant calcul, un jeu dangereux entre la vitesse idéale et le temps qui, inexorablement, menaçait Ophélia d'être réduite à l'état de carburant. Soudainement, la communication avec sa soeur fut coupée ; mais il devait accomplir sa mission coûte que coûte. La transpiration l'empêchait de penser. Le soulagement fut grand quand il arriva à la grille de la mezzanine.
Il retrouvait ses esprits, il reprenait ses forces et son intellect, dont il allait avoir bientôt besoin. L'arrière du radar était un enchevêtrement de tuyaux d'où s'échappaient parfois un peu de vapeur. Curieusement, il s'agissait de principes élémentaires de mécaniques terrestres et Agratius n'eut aucun mal, comme il l'avait craint d'abord, à comprendre le principe de fonctionnement du radar. Les ordres d'Ophélia avaient été suffisamment clairs : il devait modifier les circuits du radar de telle façon à le forcer à pointer sur l'orphelinat, où la concentration d'enfants était, naturellement, gigantesque. Le reste appartenait à Ophélia, et Agratius allait bientôt découvrir la seconde étape du plan...

Quelques secondes suffirent pour que l'interception du radar produisent les effets escomptés. La flèche de l'écran s'affola, les extraterrestres postés devant le moniteur suivirent le mouvement et transmirent la nouvelle à leurs congénères. Ce fut un vacarme de tentacules glapissant, de cris souterrains et de cliquetis mécaniques à mesure que la pièce prenait la mesure de la découverte, aussi fausse fût-elle : le radar avait mis au jour un gisement de combustible incroyable, une centaine d'enfants qui allaient pouvoir alimenter l'horrible machinerie. Les ingénieurs donnèrent des ordres, et Agratius, qui suivait la scène depuis l'arrière du radar, vit trois extraterrestres sortir de leur exosquelettes mécaniques pour s'installer dans un globe en plexiglas qui servait à commander l'énorme cocon d'où devait jaillir le rayon qui allait attirer la source nouvellement découverte. Déjà des militaires, reconnaissables à leurs armes, sortaient de la salle pour accueillir le futur carburant. Agratius vit jaillir de l'extrêmité lointaine mais clairement visible sur le fond de la tâche de ciel bleu un éclair vert radiant, d'abord éparpillé puis concentré en un seul trait, qui partit vers sa destination. Il dessinait un prolongement net qui se courbait puis disparaissait là où il n'était plus possible de le voir.
Brutalement, le rayon vacilla. Lui qui était parti si droit, si sûr de lui, il se mit à danser et produire de curieuses vibrations qui se propageait jusqu'au plancher de la mezzanine, et qu'Agratius lui-même ressentait. Les extraterrestres, quant à eux, étaient plus affolés que jamais. Ils étudiaient tous leurs réglages, et sans comprendre leur langage barbare fait d'une suite de glapissements et de suintements, Agratius sut qu'ils hésitaient entre augmenter la puissance du rayon et tout arrêter. Mais les ingénieurs voulaient à tout prix récupérer le combustible, et enjoignaient les mécaniciens terrorisés de passer en pleine puissance. Dans les globes en plexiglas, les malheureuses créatures extraterrestres, comme trahies par leur propre race, se tordaient en d'atroces convulsions tandis que la paroi des globes se tâchaient d'une buée grasse, bouillie, sale, qui présagaient mal pour la survie des trois « pilotes ». Quelque chose avait interrompu le bon déroulement du processus de captation des esprits, et les extraterrestres subissaient un violent retour de flamme.
Un instant, un dixième de seconde, Agratius vit s'imprimer sur sa rétine les contours doux du visage d'Ophélia, comme une explosion de lumière, un artifice photonique par lequel la noble face de sa soeur fut la seule source à illuminer la pièce, et la grotte souterrain devint une immense salle de projection pour le dernier acte d'un grand théâtre d'ombres destiné à berner les extraterrestres ; et le coupable signait aux yeux de tous, même si, dans la salle, seul Agratius était capable de le reconnaître, et de reconnaître tout son mérite. En opposant sa volonté psychique à la puissante onde Mega, Ophélia avait neutralisé la machine infernale.
L'instant d'après, le cocon s'éteignit et le noir se fit. On ne voyait que les traces du liquide fluorescent qui coulait des tentacules blessées par l'effondrement de la structure. Agratius se dit qu'il était temps de partir. Le conduit de ventilation commençait déjà à refroidir et il s'y engagea sans perdre une minute. Une force inverse le retint.
On le tirait. Mais ce « on » n'avait rien de gluant, ni de visqueux. Ce « on » était une main, une main humaine avec cinq doigts. Elle tirait de toutes ses forces, et l'enfant n'avait pas assez de prise dans le conduit lisse pour s'échapper. Elle le traîna sur la mezzanine. Au-dessus de lui, dans l'obscurité, il ne distinguait que deux yeux monstrueux et devinait une silhouette grise, qui n'avait rien d'extraterrestre...

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