Roman feuilleton - les Martyrs de la Vérité
- Mr. Petch
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Agratius grogna un peu en sentant les brinquebalements de la carriole secouer son petit corps d'enfant. Des échardes s'étaient enfoncées dans sa peau et ce n'était pas tant la douleur que l'agacement de la démangeaison qui le mettait en rage. Le plan ne se passait pas exactement comme prévu. Les premiers adultes sur lesquels ils étaient tombés n'étaient pas exactement les modèles de savoir et de sagesse attendu par Agratius. Heureusement, Ophélia restait calme. Etendue sur le bois dur, non sans une grâce qui détonnait avec l'empilement hétéroclite qui composait l'intérieur de la carriole des forains, elle dormait sans sembler se soucier des aléas du monde extérieur. Au-dessus d'elle était penché un chimpanzé qui roulait des orbites en l'observant, en frôlant par chacun de ses longs doigts les contours adorables de la petite fille, enrobés dans une fine dentelle qui était restée parfaitement intacte depuis leur départ de l'orphelinat. Le singe mimait des gestes humains de protection et d'intérêt ; il se déplaçait avec précaution pour ne pas la réveiller, pour la garder intacte, comme si de son seul toucher il aurait corrompu la jolie Ophélia.
Les autres habitants de l'étrange cirque dont Agratius et Ophélia étaient les prisonniers appelaient le chimpanzé « professeur Sapiens ». Ils se comportaient avec lui comme avec un véritable humain. Avec l'immense Linus, il gardait les deux enfants entravés et baillonnés. Agratius n'était pas parvenu à leur expliquer que ce n'était pas la peine d'utiliser de tels procédés, qu'ils n'avaient pas l'intention de fuir mais bien plutôt d'affronter leur destin. Mais Saturne avait insisté. Enchaîner les deux enfants, séparément pour éviter qu'ils ne communiquent, et les baillonner pour éviter qu'ils ne se mettent à crier. Ne retirer leur baîllon que pour les nourrir, une fois par jour, car les marchandises de valeur doivent être traitées avec soin – tout en se tenant les plus tranquilles possible. Celui qui s'était chargé de la besogne de nouer les cordes autour des poignets et des chevilles était Maxi l'escamoteur. Un jeune gaillard à la barbe en pointe et aux cheveux batailleurs qui passait ses journées à raconter des plaisanteries auxquels personne ne riait, sauf, parfois, le grand Linus lorsqu'il comprenait certains mots qui possédaient des facultés comiques inespérés.
« Si vous réussissez à vous sortir de ces noeuds, les chiards, je vous engage tout de suite et je prends ma retraite ! Parce que les noeuds, moi, ça me connaît ! »
Agratius sentait en effet que, si le noeud imaginé par Maxi n'était pas très serré, il était fourbe, et menaçait à chaque poussée de se restreindre encore. Alors il fallait rester tranquille. Ophélia l'avait tout de suite compris, elle aussi, et Agratius n'eut alors rien à lui expliquer. Elle s'endormit presque aussitôt. Maxi disparut. Linus s'attendrit. Et le professeur Sapiens arriva pour mener la garde ou, bien plutôt, pour étudier la découverte que ses patrons avaient faite dans cette vieille ferme abandonnée. Dans quelques jours, ils auront atteint Aries et le théâtre mécanique, avait expliqué Saturne entre deux machônnements de cigare. Et là, les orphelins allaient leur rapporter bien plus qu'une année entière de tournée. Surtout par ces temps, avait-il ajouté. Agratius s'avoua péniblement à lui-même ne pas tout comprendre des insinuations de Saturne, mais sut en se tournant vers Ophélia qu'il n'allait pas tarder à deviner les secrets que dissimulaient les forains.
Ils s'arrêterent dans deux villes durant la première journée. Agratius entendait simplement les rires de la foule, peu compacte et ironiquement enthousiaste, et les annonces de Saturne pour « Maxi l'escamoteur », « la princesse sauvage », « l'incroyable professeur Sapiens » et « Linus l'homme le plus fort du monde connu ». Il y avait peu d'applaudissements, il y avait parfois des sifflets quand Rosa entrait sur la scène, entièrement nue à l'exception de la fourrure qui la recouvrait des pieds à la tête et masquait tout ; il y avait surtout des emballements soudains quand le professeur Sapiens s'agitait, allait secouer Saturne sur scène et que Maxi, Lucius et Linus s'affairaient précipitamment autour d'Agratius et Ophélia pour tout ranger pendant que Saturne saluait en hâte le public incrédule.
Un matin la carriole se mit en branle très tôt, et très tôt se trouva bloquée sur une piste de boue aux ornières fatiguées qui enferrèrent rapidement les roues de bois dans une gangue argileuse presque solidifiée. On appela Linus en renfort. Seul dans la carriole resta, avec les enfants, le curieux professeur Sapiens. Ophélia s'était reveillée par les chocs ce matin-là, et elle fixait le singe avec une intensité qu'Agratius n'avait jamais vu chez elle. Et puis il lut en elle et comprit la raison des départs précipités.
Le professeur Sapiens avait été accueilli par la troupe six années auparavant en tant que singe savant. Car le professeur Sapiens parlait à la perfection le langage des humains, même avec une pointe d'érudition et de pédanterie aristocratique, bien qu'économisant son don pour les représentations face au public et les cas d'extrêmes urgences. Au début, les affaires marchaient bien pour Saturne et sa petite famille, de traversée de ville en ville, de foire en foire, sur des places égayées de marchands et d'autres colporteurs. Ils jouaient devant des parterres bigarrés de grandes dames aristocratiques aux larrons plébéiens, en passant par des marchands intrigués qui, de temps à autre, leur proposaient, moyennant d'intéressants revenus, de séjourner un temps dans leur villa particulière pour y exercer leur invention (les séjours ne duraient pas, car le caractère volatile de Saturne était peu compatible avec la sédentarisation et l'inertie, mais aussi parce que l'étrangeté exotique de Rosa, qui était sa femme, attirait bien d'indécentes convoitises qui le rendaient fou de jalousie ; en revanche les séjours rapportaient gros et permettaient à la troupe de vivre confortablement). A ces temps, aux temps du « grand professeur Sapiens, le singe le plus intelligent du monde capable de réciter sans erreur les noms de l'ensemble des os du corps humain ou d'énumérer mieux que n'importe quel astrologue les étoiles du ciel », ils possédaient cinq carrioles, plusieurs animaux sauvages ramenés des colonies ultramarines, un couple de siamois acrobates et un chapiteau gigantesque qu'ils montaient pour étaler la prestance de leurs numéros, autant de richesses débordantes qu'ils perdirent de saison en saison à mesure que s'accumulaient les déboires, et les dettes : il y eut d'abord la désertion définitive des habitants des petites villes pour les grandes cités qui réduisit considérablement leur champ d'action, car entretemps le gouvernement avait décrété que tout divertissement dans les grandes cités devait faire l'objet d'une demande expresse que Saturne ne put jamais obtenir, à cause de son mauvais caractère, à moins que ce ne fut, comme le soupçonnait le professeur Sapiens, parce que leur petite troupe était jugée trop archaïque, bien trop archaïque face aux nouveaux spectacles imaginés par des savants payés par les grandes entreprises de divertissement, les théâtres mécaniques où des robots téléguidés réalisaient des tours que même le plus doué des singes serait incapable de produire, et les palais des ombres où s'émerveillaient des centaines de spectateurs devant des apparitions mirifiques, cosmiques, de palais enchantés et de royaumes stellaires brandis derrière des voiles interchangeables, sans compter les conteurs portatifs – avec casque intégré – vendus à prix d'or aux plus riches (ou aux plus chanceux) des citoyens pour leur permettre d'écouter des récits sensationnels à tout moment de la journée. Et il ne fallait pas oublier les engins de simulation de plus en plus perfectionnés, qui déployaient une variété de plaisirs à des années-lumières des pauvres tours de magie de la troupe de Saturne et Rosa : simulation de cuisine, simulation de travaux des champs, simulation d'agent de l'ordre, simulation de travail à la chaîne en usine, simulation d'actes sexuels, où tout était permis pour l'illusion de tout avoir, de tout pouvoir ; les habitants des grandes cités, et en particulier les plus pauvres d'entre eux, payaient chers pour y jouer, et Saturne ne pouvait pas leur faire concurrence. Le seul gain, bien ambigu, de cette période maigre fut l'apparition soudaine de Maxi l'escamoteur dans le lit de Rosa, que Saturne ne parvint jamais ni à tuer de ses mains comme il l'avait promis, ni à chasser de la troupe le bougre qui revenait toujours, et étonnait suffisamment la foule pour suggérer à Saturne de ne le chasser qu'à la prochaine fois. Il partirait quand bon lui semble, avait-on admis ; il ne faisait qu'à moitié parti de la troupe en voie décomposition. Enfin parût un décret qui confirma l'obsolescence d'une série de divertissements trop peu profitable et mal maîtrisé par les oligarques, dont le cirque faisait partie, et fut promulgué leur interdiction pure et simple dans les grandes cités comme à l'extérieur puisqu'ils n'intéressaient plus personne. Les quelques troupes courageuses qui résistaient étaient traquées en tant que contrebandiers, et les habitants les fuyaient généralement dans leur majorité (même si une minorité d'individus se risquaient encore, dans les villes les plus petites et les plus arrièrées, à rire devant les clowns, les géants, les prestidigitateurs et les femmes à barbe).
Quand il prit conscience de la masse d'informations qu'il venait de livrer à Ophélia, le professeur Sapiens poussa un cri strident et se gratta frénétiquement le haut du crâne. Ses yeux roulaient à toute vitesse, ses jambes tremblotaient, sa queue s'entortillait sur elle-même en spirale. Il fut pris d'une hésitation horrifique. Devait-il rester là pour surveiller les deux garnements qui venaient de forcer l'entrée de son esprit si élevé, ou devait-il avertir tout de suite Saturne qu'ils étaient trop dangereux et qu'il valait mieux les laisser là, à leur sort, au milieu des ornières d'argile ? La seconde solution l'emporta. Il s'échappa en hurlant par l'extrêmité de la carriole. Agratius jeta un coup d'oeil vers Ophélia. Il ne fallait pas bouger : le reste viendrait à temps, et à point.
De l'autre côté des planches discutaient Saturne et le professeur Sapiens.
« Qu'est-ce que vous nous voulez professeur ? Y a assez d'ennuis comme ça pour le moment pour que vous laissiez échapper nos prisonniers ! Alors filez les surveillez ! »
Le singe avait une voix à la fois aiguë et puissamment élaborée.
« Point, maître Saturne, point ! Point il ne nous faut poursuivre le chemin avec pour compagnie ces deux enfants ! Mieux vaut être seul que mal accompagné. A bien des égards vos proies sont éminemment plus dangereuse que le chasseur que vous êtes ! Je vous prie de croire mon intelligence, supérieure à toutes les vôtres additionnées, ils sont bien plus dangereux que Linus lorsque monte en lui la colère. »
« Qu'est-ce que c'est que ce charabia, professeur ? »
Le reste fut chuchoté. Alors Saturne, trônant au bord de la carriole, se plaça devant les deux enfants. Il alluma un cigare à la fumée épaisse. Son haut-de-forme était quelque peu déformé, et sa barbe en broussaille.
« Le professeur Sapiens me raconte que vous lisez dans les pensées. C'est vrai ? »
Agratius hocha la tête pour acquiescer. Saturne jeta son mégot par-dessus l'épaule, ronchonna, et arracha le baillon d'Agratius comme s'il allait lui tordre le cou.
« Allez-y, montrez-moi. Qu'est-ce que je pense, en ce moment ? »
Ophélia sourit et regarda Saturne de son air le plus doux. Agratius se leva habilement, plaça sa tête le plus haut possible pour que l'entende non seulement Saturne, mais aussi Lucius, Rosa et le professeur Sapiens assis silencieux derrière lui. Il cherchait son assemblée, râcla sa gorge encombrée par sa propre salive et annonça :
« Monsieur Saturne, vous êtes en train d'imaginer un numéro pour votre cirque dont Ophélia et moi serions les principaux acteurs, et qui exploiterait du mieux possible notre aptitude à lire dans les esprits. Il y aurait une gradation, car la mise en scène est la base de tout numéro de cirque, la condition sine qua non pour créer l'illusion. D'abord nous lirions dans l'esprit l'un de l'autre, par un système de cartes à jouer présentées à Ophélia et énoncées par moi ; puis les membres du public recevraient chacun une carte, et j'énoncerai, les yeux bandés le dos tourné, alors qu'Ophélia se tiendrait face à eux, les cartes de chacun ; enfin nous dévoilerions des pensées encore plus intimes, en ménageant à la fois le suspens et le rire, en ridiculisant certains souffre-douleurs et en flattant les belles dames. »
Saturne toussa. Un brin de tabac encore incandescent avait dû mal passer et lui avait brûlé la trachée. Agratius continuait, comme Lucius s'était penché vers eux, et que même Linus avait passé la tête par l'ouverture de la carriole.
« Enfin, il vous vient même l'idée de nous maquiller de telle sorte que nous passions pour des jumeaux venus des confins de l'espace, car le gouvernement est en train de mener une importante campagne de propagande pour expliquer à la population l'existence des extraterrestres. Ce serait une façon habile de les prendre de vitesse, et d'assouvir, certes à votre échelle ridicule, une vengeance malgré tout suffisante pour vous satisfaire. »
Lucius était sur le point d'applaudir. Rosa marmonna dans sa barbe l'idée qu'Agratius bluffait, que ce n'était qu'un garnement avec des idées stupides, qu'il fallait le vendre au plus vite au théâtre mécanique. Bien sûr, elle n'avait pas la moindre idée des pensées de son mari. Celui-ci prit la parole en tirant de sa poche un autre cigare.
« Linus, tu appelles Maxi pour les détacher. »
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- Mr. Petch
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Le problème de temporalité était récurrent dans le premier jet de ce chapitre dont une large partie était au présent/passé composé, avant que je me rende compte que c'était trop d'effet pour pas grand chose, et trop peu lisible. Mais j'ai laissé échapper quelques verbes, du coup.
Le problème du changement de style... En fait, j'avais essayé de me tenir à un style au départ mais le naturel est revenu au galop, contrairement aux Cimes où j'avais réussi à tenir jusqu'au bout. Là, c'est plus difficile : il n'y a pas la motivation de la première personne, du coup je reviens à un style un peu plus classique que je ne le voulais au départ. Dans les premiers passages, j'avais essayé d'introduire des interventions fortes du narrateur, pour aboutir à un peu d'oralité, mais je n'arrive vraiment pas à m'y tenir, ou alors marginalement.
On continue...
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Dès le jour suivant, les répétitions commencèrent pour mettre au point le numéro dit des « jumeaux d'outre-espace ». Ils donneraient leur première représentation à Minium, un village tranquille de la périphérie. Tout avait été planifié par Saturne, comme rajeuni par l'appel d'une nouvelle création, comme si d'un seul coup, par le hasard d'une rencontre, son cirque ambulant allait pouvoir renaître et s'illuminer comme jamais. Il avait retrouvé dans une vieille malle le costume usé de trapézistes équestres anorexiques engagés deux saisons auparavant et laissés sur le bord de la route après que l'écuyère se soit cassé la jambe – et de toute façon, avait fait remarquer Rosa, ils n'avaient plus de chapiteau, donc plus de pistes, et le cheval ne tenait pas sur les tréteaux. Lucius avait pris un peu de son temps pour ajuster le costume à la petite taille d'Ophélia et y ajouter quelques accessoires pour améliorer la qualité du déguisement : des fermetures éclairs sur les genoux, une capuche ne laissant apparaître que l'ovale des visages et recouvrant jusqu'au menton, des talons démesurés et garnis de boutons. Le public ne devait pas douter un instant qu'Agratius et Ophélia, « les jumeaux d'outre-espace », étaient deux extraterrestres dont le vaisseau s'était échoué en pleine campagne, et que Saturne et sa troupe avait recueilli en signe d'amitié intergalactique. L'histoire écrite, répétée vingt fois par Lucius censé annoncer les jumeaux d'outre-espace à la foule lors des représentations, était sans cesse remaniée car Saturne hésitait sur la couleur du vaisseau, sur son système de propulsion, sur son état au moment où, au milieu de la nuit, sous les rayons froids de la Lune, Lucius avait aperçu des flashs succints mais nets provenant d'une vieille mare asséchée, ou d'un bois endormi, ou d'une cabane effondrée sur elle-même, et s'était approché vaillamment pour découvrir dans l'habitacle les deux corps étendus, blessés par la chute ou, plus sûrement (car une chute de cette hauteur laissait bien improbablement en vie) en train de se régénérer grâce au fluide guérisseur parcourant leurs veines. Tout devait être absolument crédible. Saturne avait ajouté en souriant malicieusement à l'intention du stoïque Agratius :
« D'ailleurs, je n'ai moi-même aucune preuve que vous n'êtes pas, effectivement, des extraterrestres ! »
Agratius n'avait pas relevé : l'humour de Saturne était idiot et déstabilisant, mais l'enfant savait bien qu'il n'avait pour but que de protéger les doutes d'un directeur de cirque au bord de la ruine et de la misère. Il se pliait à la mascarade qu'on lui imposait, en silence mais sans rire, et le calme de son regard porté sur le public (qui, lors des répétitions, ne se composait guère plus que de Lucius, Maxi et du professeur Sapiens) lui conférait assurément une prestance surnaturelle, comme si chacun des mots qui allaient sortir de sa bouche devenait une vérité révélée à toutes les réponses existentielles. Lucius détourna son regard, glapit d'inquiétude. Le visage du garçon d'outre-espace cerné par le caoutchouc souple de la capuche, posé à l'intérieur son esprit, se perchait en corbeau au-dessus de ses pensées. Lucius chercha sur scène la présence apaisante d'Ophélia ; elle était là, assise dans le fauteuil aluminé qu'il avait lui-même conçu pour elle comme une reproduction fidèle de son vaisseau spatial, comme un trône pour une princesse ; il y avait même quatre boutons sur l'accoudoir de droite qui permettaient d'allumer des spots lumineux, de part et d'autre des trétaux, et dans le dos d'Ophélia qui souriait sans rien dire, qui lui souriait juste amicalement, dans le blanc des yeux et au-delà, même, jusque dans ses rêves où se dessinaient la découverte tant de fois ressassée du vaisseau un soir de Lune, sous une pluie délicate qui cliquète sur la carlingue de la machine prise dans la boue d'un vieux marais tourbeux et herbeux, enclose au milieu du sommeil paisible de toute la nature qu'il aime à contempler les nuits où à lui-même le sommeil ne vient pas et qu'il consacre à la veille et à l'observation des étoiles, à l'insu de Saturne et de Rosa, lui si petit face au cosmos, lui si petit face à l'étendue recouverte du rideau de la bruine légère qui monte au ciel plus qu'elle n'en descend, lui soulagé de lire les flashs de lumière succints mais nets à l'orée du bois de hêtres – le seul à des années – lui indiquer une piste, un chemin, un naufragé à secourir venu du fin fond de cet autre désert bleu marine, parfois grisâtre quand la Lune, parfois noire quand les nuages ; Lucius rêve qu'il s'avance dans la boue, manque de se noyer car le visqueux lui arrive au milieu de la poitrine, mais se rattrape sur l'antenne du vaisseau, effilée, belle et lisse sous ses doigts.
« Lucius... Lucius... Vous pensez au désert bleu marine, au rideau de bruine et à l'antenne, effilée belle et lisse... »
La voix d'Agratius avait cité sans émotion ni poésie les mots. Saturne, qui ne quittait pas son cigare, avait lancé à Lucius :
« C'est vrai ce qu'il dit ? Tu as tout ce charabia dans la cervelle ? »
Lucius avait acquiescé, décidément terrorisé par la voix puissante du petit garçon, qui était tout sauf humain. Mais Saturne était satisfait, se frottait le ventre, se tournait les doigts, et tapotait sur l'épaule de Lucius qui ne comprenait rien.
Le soir ils dormaient sous les étoiles car les tentes manquaient, et le temps n'était pas encore trop froid, juste un peu humide. Dans la carriole principale se trouvaient Saturne et Rosa, tandis que le professeur Sapiens et Linus dormaient dehors, et que Lucius avait sa propre tente, à peine écartée du cercle tracé par les dormeurs. Maxi en somnanbule rôdait, ici ou là, jamais très loin, et toujours de retour au matin. Agratius se félicita : ils avaient trouvé un moyen de transport à peu près sûr, au moins jusqu'au prochain village où ils fausseraient compagnie à la troupe de Saturne après le tour de passe-passe ridicule. Eventuellement pensait-il dénoncer au premier agent venu la présence d'un moyen de divertissement interdit par les autorités, puisqu'ainsi avait-il compris que tous les cirques ambulants non-assermentés étaient officiellement hors-la-loi. Il avait pourtant le souvenir de quelques forains passant à l'orphelinat, les soirs de grande fête, mais encore cela lui semblait si loin, très loin, comme l'orphelinat s'éteignait peu à peu dans son esprit et que la véritable vie, celle libre et consciente et non celle contrôlée par la vigilance des maîtres, retrouvait son dû. Il fallait encore attendre une journée avant de connaître en détail le monde des adultes. Pouvait-il attendre ? Il avait bien attendu jusqu'ici...
Comme il pensait éveillé, il entendit un craquement dans son dos, puis une ligne de murmures, et le silence encore. Dans son dos était Ophélia, et Ophélia dormait de son sommeil sans rêve, il le savait, il pouvait lire en elle. Alors qui s'aventurait dans le campement au milieu de la nuit ? Qui menaçait l'innocente Ophélia, la seule personne à laquelle il tenait dans cette aventure ? Agratius se retourna lentement.
La silhouette trapue de Lucius était penchée au-dessus d'Ophélia et s'échinait à la reveiller en berçant son épaule et en chuchotant des paroles qu'Agratius ne pouvait entendre à cause des ronflements de Linus. Enfin, Ophélia se reveilla, à peine surprise par son visiteur nocturne. Craignant un danger pour la petite fille, Agratius voulut se lever pour chasser Lucius, mais dès l'instant où s'ouvrirent les yeux d'Ophélia il comprit l'innocence des intentions du nain. Le pauvre Lucius venait dire à sa petite princesse d'outre-espace les secrets qu'il cachait à tous – son amour de la nuit et de la solitude, ses rêves de cosmos, sa volonté de s'enfuir du cirque de Saturne pour aller vivre ailleurs, mais sans savoir où ; il parlait dans l'oreille d'Ophélia sans se douter qu'elle savait déjà tout, qu'elle l'avait lu à leur première rencontre dans la grange de la ferme inhabitée, avant qu'Agratius, puis Saturne, puis Linus et Rosa ne fassent leur apparition dans la lumière, quand ils ne se croyaient que tous les deux. Agratius se rassura de voir que la victime en danger n'était pas celle qu'il avait d'abord pensé, et qu'Ophélia maîtrisait la situation. De ce qu'il en avait vu jusque là, même si la troupe étrange n'était qu'un écho déformé du reste du monde, les adultes avaient plus que jamais besoin d'Ophélia : elle leur apporterait la Vérité. Pour tous elle déchirerait les voiles et ne mourront que ceux déjà atteints par la folie de l'illusion, comme Donatien, comme Lucius, comme Saturne et ses comparses faiseurs d'illusions. Les autres loueraient la petite fille qui leur avait apporté le savoir ultime, la capacité de lire la réalité sans efforts. Peut-être était-il temps, puisque Lucius était parti loin et que le grondement de moteur ne laissait que peu de doutes quant à la profondeur du sommeil de Linus, de prendre un peu d'avance sur sa connaissance du monde des adultes...
Il alla rendre visite au professeur Sapiens, qui somnolait entre deux couvertures posées contre le sol dur des collines. Le singe fut d'abord surpris, crut à une attaque surprise des agents de l'ordre, mais les autorités ne se risquent qu'exceptionnellement hors des villes, et il s'assit en tailleur pour écouter Agratius. L'enfant lui posait d'étranges questions, des questions évidentes et saugrenues à la fois. Il lui demandait comment pensaient les adultes. Il lui demandait ce qu'ils faisaient de leurs journées. Il lui demandait comment ils accumulaient le savoir du monde, car pour lui, le savoir menait nécessairement à la félicité et aiguisait les sens. Et s'il voulait que le plan fonctionne, qu'Ophélia soit révélée, il fallait qu'il sache comment accéder aux réseaux du savoir. Le professeur Sapiens lui répondit.
Il lui répondit que les adultes étaient bien trop occupés pour perdre leur temps à penser, car penser était une perte de temps qui n'amenait aucun plaisir, et que le plaisir restait la principale source de bonheur, qui était ce que tout le monde recherchait dans la vie.
« Alors s'ils ne pensent pas, à quoi occupent-ils leurs journées ? »
Il lui répondit que les adultes occupaient leurs journées à jouer, car jouer amenait le plaisir et que le plaisir entraînait le bonheur, etc. Ils jouaient à travailler : certains jouaient à travailler en usine et à monter des objets. D'autres jouaient à diriger ceux qui travaillaient en usine. D'autres encore jouaient à faire pousser des plantes dans les serres de la périphérie. Les instruments de simulation des jeux étaient de plus en plus perfectionnés et permettaient de croire réellement, de croire le plus sincèrement du monde, à toutes les activités amusantes du jour. Ils étaient si perfectionnés qu'ils prenaient en compte les besoins nutritionnels élémentaires, ainsi que la fatigue, et même tout la gamme des rapports humains.
Agratius restait silencieux et malhabile. Il revoyait ses camarades à l'orphelinat : il revoyait les petits poiriers et le sourire de Donatien, quand le maître lui remettait une belle médaille d'or plaqué sur du cuivre. Il sentit comme un bouillonnement et une gêne, presque un desespoir.
« Et le savoir du monde, alors ? »
Le professeur Sapiens se tortilla. Sa mâchoire inférieure hésita et il fit balancer sa queue. Agratius aurait aimé qu'Ophélia soit là pour lire dans l'esprit du singe. Mais il était seul, et il y avait la nuit, et il y avait le professeur Sapiens qui roulait des orbites, poussait des cris aigus de mécontentement, et ne répondait pas.
« Et le savoir du monde, alors ? Vous savez quelque chose sur le savoir du monde. Je le sais. »
« Mon petit, mon petit, sont bien peu conséquentes ces veilleités grossières à vouloir encrasser tes synapses à connaître le savoir du monde. Voilà une bien ridicule et peu licite activité, crois-moi bien... »
Ophélia se posa devant le professeur Sapiens, suivie par Lucius qui ne comprenait absolument rien. Elle perça ses yeux dans les roulements d'orbite du singe. Agratius, qui, à la lumière des révélations abruptes du singe ressentait pour la première fois de sa vie des émotions, lui posa la main sur l'épaule.
Le professeur Sapiens n'avait pas toujours été un singe. Il fut un temps où il avait été un savant très honoré, spécialisé dans la cosmographie. Mais un jour, le savoir était devenu, de l'avis de tous, profondément inutile, puisqu'il ralentissait l'esprit dans des tâches sans but et surtout sans plaisir. Avec les robots, l'homme était arrivé au point maximal et suffisant de connaissances, puisqu'il pouvait penser pour eux. Alors les savants n'avaient plus lieu d'être. Ils furent quelques uns à protester. Quelques uns seulement, car beaucoup se reconvertirent sans trop de difficultés au service des grandes entreprises du divertissement, qui appelaient des perfectionnements sans cesse, et appelaient les savants repentis à convertir leur intellect en créativité. Les protestaires étaient suffisamment peu nombreux pour que le gouvernement les réunisse tous dans une salle, les fasse arrêter par les agents de l'ordre et leur fasse subir une transmogrification – la transmogrification était un processus inventé par un savant quelques années plus tôt qui permettait de transformer quiconque en quoi que ce soit. On leur avait laissé le choix du quoi que ce soit, tant que ça ne pouvait pas nuire. Un singe, dans le fond ce n'était pas si mal, n'est-ce pas ? Tout le monde s'était accordé à dire que la fin des savants étaient une action d'éclat du gouvernement qui, ainsi, débarrassait les citoyens de gens assomants et moralisateurs, de surcroît mauvais joueurs.
Agratius retira sa main de l'épaule d'Ophélia. Il jeta à peine un regard vers le nain qui, toujours, ne comprenait absolument rien, et encore moins le profond silence du vent dans les arbres qui venait de s'étendre. Le jeune garçon produisit, en se forçant à peine, un très léger sourire, qui effraya Lucius, qui s'écarta un peu.
« Ophélia, dit calmement Agratius. Ma petite Ophélia, le monde des adultes a encore plus besoin de nous que je ne l'avais imaginé... »
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- Vuld Edone
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- la seule réplique de Sapiens est manquée. De façon générale le parler soutenu de Sapiens n'est pas crédible. Le meilleur exemple est le mot "synapse" qui n'est vraiment là que pour compliquer sa phrase.
- deux fautes frappantes : "velléité" dans la réplique de Sapiens, "protestaires" au lieu de "protestataires" un peu plus bas et "assomants" au lieu d'"assommants" presque en fin de partie.
- le sourire d'Agratius est déplacé. Je vois ce qu'il exprime mais il est simplement trop éloigné d'Agratius (ou trop générique) pour être significatif. Il faudrait une expression beaucoup plus personnalisée.
J'avais pensé commenter les deux parties en une fois mais celle-ci est déjà suffisamment riche. La petite remarque sur le directeur du cirque - de manière générale je n'arrive pas à retenir les noms des personnages secondaires, "Saturne" n'accroche pas - à propos de son désespoir donne soudainement de la profondeur qui n'était pas au départ si évidente, dû à l'étrangeté du monde. Ce petit détail rend soudain tous ses efforts très intéressants, et motive énormément la description qui suit.
Cette description, c'est la vision de Lucius qui est très vite prenante, qui accélère et passe d'une simple mise en scène à la découverte du vaisseau ; et c'est quelque part croire à la thèse des extra-terrestres, thèse qui à son tour donne une motivation, un repère et un intérêt à ce monde. Une sorte de fil rouge à suivre, en attendant le plan d'Agratius. J'ai pu vérifier, à la lecture, qu'il n'était pas possible de sauter des mots de cette description sans être complètement perdu. Et pour moi, c'est un gage de réussite.
Le rappel de l'orphelinat, étrangement, est inutile. Et de fait, comme dit, la rupture entre l'orphelinat et le cirque est tel qu'on a l'impression de deux histoires, aussi ce rappel n'apporte-t-il rien.
Mais le plus intéressant est qu'Agratius désormais réfléchit, et réfléchit beaucoup, et cela implique énormément le lecteur - ou à défaut cela permet de m'impliquer - qui en quelque sorte va pouvoir participer à l'activité d'Agratius, partager ses idées (pour ou contre) et estimer les événements à venir à l'aune de ces réflexions. En fait, il y a un certain plaisir à voir réfléchir Agratius. Rien ne se répète, même si le projet est toujours le même. La discussion avec Sapiens va dans le même sens, et donne enfin à ce monde sa consistance que la description des jeux et l'interdiction du cirque ne suffisait pas à unifier.
Un détail très dérangeant. Durant l'entretien avec Sapiens, Agratius regrette qu'Ophélia ne soit pas là pour lire les pensées. Trois répliques plus bas, Ophélia intervient. J'ai eu l'impression d'un contresens.
Pour revenir à la première partie, il y avait une bonne tension, dans la découverte du cirque - et Sapiens concentre tout l'intérêt, le directeur vient à peine d'émerger, les nains sont invisibles - et dans la résolution de la crise, au moment où Sapiens comprend. La solution d'Agratius est efficace, sa capacité de persuasion convaincante. En fait, à ce moment-là, il est ce qu'on attend d'Agratius, un dirigeant.
Agratius est en fait un personnage incroyablement difficile à mettre en scène, surtout parce qu'énormément de la tension repose sur lui. Tandis qu'Ophélia a le luxe de sourire et se taire, il concentre l'essentiel de l'action. Or il est difficile de dire comment il devrait agir, même si le lecteur a clairement ses attentes. À mes yeux c'est au moment où il "décide", où il clame une vérité, où il assène sa vision des choses, que le personnage est le plus vivant. Et peut-être qu'au lieu d'un sourire, j'aurais attendu une froide résolution - qui aurait été un sentiment.
Le problème d'Ophélia est qu'elle ne pourra pas toujours se contenter de sourire, sous peine que ce sourire lasse. Elle a pour le moment le statut d'un objet, il lui manque quelque chose pour en faire un personnage, pour la faire "entrer dans l'équation" ou simplement qu'elle exprime quelque chose.
Une dernière chose. J'ai à présent l'impression de voir le cirque, et surtout de voir le vaisseau spatial - j'aime vraiment cette idée d'extra-terrestres. Contrairement au Fort Locarnal, ici ils ne tombent pas de nulle part. C'est absurde, et c'est justifié. Mais dans la plupart des scènes j'ai néanmoins du mal à visualiser les lieux. Même la grange, que tu avais pourtant pris la peine de décrire, m'était restée vague. Il manque toujours cette patte magique qui donne leur vie aux décors.
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- Demosthene
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Quelques commentaires sur les deux précédentes parties.
Dans quelques jours, ils auront atteint Aries et le théâtre mécanique, avait expliqué Saturne entre deux machônnements de cigare. Et là, les orphelins allaient leur rapporter bien plus qu'une année entière de tournée. Surtout par ces temps, avait-il ajouté.
Problème de temps, ou de point de vue narratif. "Ils atteindraient Aries..." plutôt que "Auront atteint" non.
Au dessus, j'ai adoré le style, je me suis vraiment régalé.
Et il ne fallait pas oublier les engins de simulation de plus en plus perfectionnés, qui déployaient une variété de plaisirs à des années-lumières des pauvres tours de magie de la troupe de Saturne et Rosa.
Le terme "années-lumières" tient plus du champ lexical de la SF qu'à celui du Steampunk (auquel je raccroche beaucoup plus ton récit). Il me semble déplacé ici, mais peut être cherches-tu à introduire les fameux extra-terrestres. Auquel cas, peut être faudrait-il insister sur ce point avant. Sinon le terme est un peu sorti de nulle part.
Changement de partie
Pour tous elle déchirerait les voiles et ne mourront que ceux déjà atteints par la folie de l'illusion, comme Donatien, comme Lucius, comme Saturne et ses comparses faiseurs d'illusions.
Problème de temps ("mourront") et au delà, le passage juste avant semble un peu parachuté (comme a été parachuté la lecture dans les pensées d'Agratius et Ophélia, mais cela m'a moins dérangé). On a l'impression que tu t'es dis en écrivant "Ca serait pas mal qu'elle ai lu avant dans les pensées du nain et qu'elle sache déjà tout". Louable intention, mais j'ai l'impression de voir l'envers du décors. Il faudrait cacher un peu mieux la ficelle.
Le singe fut d'abord surpris, crut à une attaque surprise des agents de l'ordre, mais les autorités ne se risquent qu'exceptionnellement hors des villes, et il s'assit en tailleur pour écouter Agratius.
"Surpris... surprise".
Le professeur Sapiens se tortilla. Sa mâchoire inférieure hésita et il fit balancer sa queue. Agratius aurait aimé qu'Ophélia soit là pour lire dans l'esprit du singe. Mais il était seul, et il y avait la nuit, et il y avait le professeur Sapiens qui roulait des orbites, poussait des cris aigus de mécontentement, et ne répondait pas.
« Et le savoir du monde, alors ? Vous savez quelque chose sur le savoir du monde. Je le sais. »
« Mon petit, mon petit, sont bien peu conséquentes ces veilleités grossières à vouloir encrasser tes synapses à connaître le savoir du monde. Voilà une bien ridicule et peu licite activité, crois-moi bien... »
Ophélia se posa devant le professeur Sapiens, suivie par Lucius qui ne comprenait absolument rien. Elle perça ses yeux dans les roulements d'orbite du singe. Agratius, qui, à la lumière des révélations abruptes du singe ressentait pour la première fois de sa vie des émotions, lui posa la main sur l'épaule.
Ophelia n'est pas là, puis elle est là sans raison. Il y a une astuce que j'ai raté ?
Pour le reste, et après avoir lu son commentaire, je rejoins Vuld sur la prépondérance de Agratius, et le statut d'objet d'Ophelia (J'imagine vraiment une poupée de porcelaine). Si c'est ce que tu veux rendre, alors c'est très bien fait. Attention alors à la première phrase, ou la première expression d'Ophelia. Même si elle ne fait que cligner des yeux, on va être stupéfait.
Vivement demain.
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- Mr. Petch
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« Approchez ! Approchez ! Venez vous divertir au pied des trétaux du cirque Saturne ! Venez admirer les merveilles sans équivalents derrière nos rideaux de soie et de velours ! Venez rêver à d'autres mondes ! »
D'abord ce furent quelques curieux, des enfants et des vieillards assis sur le même banc de la même place de Minium depuis le matin. Puis les fenêtres s'entrouvrirent passèrent des têtes suspicieuses et des yeux intéressés tout à la fois, et la foule se regroupa petit à petit autour de la caravane postée sous le grand arbre, le seul arbre de Faubourg.
« Je me présente à vous tous, peuple incrédule et assoifée d'imaginaire : je suis le grand monsieur Saturne, et j'ai ramené des joyaux lointains de mes innombrables voyages, tous plus périlleux les uns que les autres. J'ai ramené ces joyaux, et je les ai transporté par-delà les mers et les cieux pour les conduire jusqu'ici, sur la place de Minium, sous l'arbre solitaire, noble gardien de votre bien beau village. Quels sont ces joyaux, me direz-vous ? Venez ! Joignez-vous à la foule, et contemplez Rosa la princesse des pays orientaux où la science fait pousser des barbes jusque sur les mentons des femmes, Linus l'androïde géant plus fort que trois éléphants, le professeur Sapiens le singe en qui fut transplanté un cerveau humain, et enfin, notre dernière attraction, plus incroyable encore que tout ce dont vous pourriez rêver : les jumeaux d'outre-espace, télépathe comme tous leurs congénères de la planète Alpha Prime ! »
Les regards s'élevèrent et les bouches s'ouvrirent pour filtrer un léger brouhaha qui montait doucement et satisfaisait Saturne qui poussait la réclame sur les trétaux, happé par le plaisir de sa propre voix. Les numéros défilèrent et à chaque prestation des cris retentissaient, à peine étouffés par les lourds tissus pendant du ciel métallique où se cachaient les moindes mécanismes. Il marmonnait en souriant, commentait la foule et applaudissait avec elle quand Linus tordait une barre d'acier cédée par un ferrailleur, ou que le professeur Sapiens récitaient l'alphabet à l'envers. A côté de lui, Agratius et Ophélia attendaient leur tour.
Tout allait pour le mieux, pensait Saturne. Les habitants de Minium n'étaient pas encore contaminés par les divertissements imposés par le gouvernement, et savaient apprécier un bon vieux spectacle de cirque, même s'il avait dû retoucher les origines de chacun pour les adapter à l'air du temps. Les jumeaux d'outre-espace seraient le clou : il avait entendu, en tendant l'oreille, des murmures sur les dernières nouvelles astronomiques, et l'existence des extraterrestres avaient bel et bien été confirmée par le gouvernement. Il s'en réjouit : pour une fois que les autorités soutenaient son petit commerce ! Ophélia était concentrée.
« Et maintenant, retenez votre souffle, peuple de Minium ! Vous n'ignorez pas que les informations les plus récentes suggèrent que des êtres venus des confins de l'espace seraient en route pour notre planète... Ce que personne ne vous dit, c'est qu'ils sont déjà parmi nous ! (il y eut des cris, comme un évanouissement, des exclamations crédules) Mon fils Lucius, par une nuit où luisaient les rayons de la Lune sur l'eau claire d'un vieux lac, à quelques jours de marche de Minium (oui, je le répète : cela s'est passé tout près d'ici, pendant votre sommeil !), a fait la plus étrange des découvertes. Rentrez en vous-mêmes et imaginez. Le vieux lac qui borde les côteaux des collines, là-bas, était troublé par la présence d'un vaisseau qu'on aurait dit échoué, dont les chromes blancs brillaient et se réfletaient dans l'eau comme si l'astre nocturne lui-même était tombé de son perchoir. Lucius s'approcha, le souffle court. Il en connaissait des merveilles, pour avoir écouté mes récits palpitants, et être le premier témoin de toutes mes aventures. Et pourtant cette nuit-là c'était son tour que de se nourri d'émotions. Que vit-il, alors, que vit-il ? Dans le vaisseau gisaient deux petits êtres, pas plus haut que moi, qu'il prit d'abord pour des enfants. Mais quel étrange jouet que ce vaisseau, se dit-il ! Sans hésiter, grisé par le souvenir de ma propre bravoure, il plongea, et les sauva d'une noyade assurée, car ils étaient inconscients. Il les soigna et les nourrit, et en quelques jours ils furent sur pied. Alors il leur posa la fatidique question : d'où venaient-ils, ces enfants au regard si franc et profond ? Il n'en crut pas ses oreilles : ils venaient d'outre-espace, de la planète Alpha Prime, qu'ils situèrent du bout des doigts, comme la nuit était revenue et qu'on voyait se dessiner dans le ciel des formes d'étoiles. En guise de remerciements, ils acceptèrent de se réveler aux humains, pour les divertir. Car vous pourrez bien croire qu'il ne s'agit que d'enfants... Leurs mystérieux pouvoirs vous inviteront à admettre la belle véracité de notre histoire ! »
Le rideau se leva au son grinçant d'une poulie mal huilée. Apparu le trône, et dessus Ophélia au regard de porcelaine. Par l'embrasure d'une entrée latérale sortit Agratius, qui prit la parole.
« Peuple de Minium ! Vous êtes les premiers humains à assister au formidable spectacle qui est si commun pour ma soeur et moi, natifs d'Alpha Prime. Notre nature nous a dôté d'un pouvoir que même aucun robot de chez vous ne peut encore posséder : lire dans l'esprit des hommes, et y voir aussi clair que vous me voyez là, debout devant vous. S'il est difficile pour vous tous de me croire, peut-être croirez-vous les faits. Tenez-vous prêts ! »
Lucius vint bander les yeux d'Agratius et le plaça dos à la foule, d'un côté des tretaux. De l'autre côté Ophélia exhibait un jeu de tarot à longues cartes, qui dépassaient de sa main, qu'elle mélangea habilement avant d'en sortir une, au hasard. Elle la montra à tous. On se la passa de main en main. On en déchiffra les signes, et la forme, et les mots. C'était le Chevalier.
« Vous avez tous vu la carte de tarot tirée par ma soeur. Je vais à présent vous dire de quelle carte il s'agit. Cette carte, c'est le Chevalier. »
Derrière les exclamations de surprise et les applaudissements encore légers, certains doutaient. La carte pouvaient très bien avoir été marquée d'une façon, décidée à l'avance entre le frère et la soeur. Les habitants de Minium n'étaient pas si idiots qu'ils ne connaissaient pas les multiples ruses que peuvent jouer les tours de cartes.
« Je comprends en vos âmes que vous pensez que ma soeur et moi avons triché, que nous avons marqué le Chevalier d'une façon, ou décidé à l'avance de la carte à montrer. Alors laissez-moi vous prouver le contraire. Laissez-moi vous prouver que nous lisons bien dans vos esprits. »
Cette fois Ophélia se leva, délicatement, et marcha à pas lents vers le bord des trétaux où la foule commençaient à s'agiter, car malgré leurs doutes ils voulaient être les premiers à connaître la suite du miracle, et ils étaient plus qu'impressionnés par la prestance de la petite fille. Elle les voyait tous à présent qu'elle s'était avancé. Elle pouvait saisir à vif leurs étonnements, leurs peurs aussi (car rien ne disait que ces extraterrestres n'étaient pas hostiles), mais surtout leur plaisir à s'illusionner eux-mêmes. Elle en désigna un du doigt : c'était un gros homme à l'air placide mais satisfait, qui s'appelait Quintus. Sans quitter les trétaux, Ophélia lui tendit le paquet en lui faisant comprendre qu'il devait mélanger le tarot et choisir une carte. Mais tous avaient compris autour de lui et le pressaient en chuchotant. Enfin, après que ses petits boudins de doigts un peu terreux se furent emmêlés à manipuler les cartes bien lisses et belles, il en montra une à la foule, qui s'exclama, puis à Ophélia. C'était la Mort.
« La carte qui a été choisi au hasard est la Mort ! Et je peux même vous en dire plus, s'il faut encore vous persuader. Je peux vous donner le nom de celui d'entre vous qui a tiré la carte. Il s'appelle Quintus. »
De nouveaux se furent des applaudissements, mais plus francs ceux-là, et des cris d'admiration et de félicitations. Ophélia se recula légèrement et fixa le gros Quintus, effaré par le pouvoir qu'il avait effleuré l'espace d'un instant, et par son nom même qui était l'acmé de ce pouvoir étrange, incertain, qui lui échappait tant mais l'envahissait. Il était conquis et participait à l'enthousiasme. Mais dans la foule, certains esprits forts croyaient encore à une tromperie, car rien ne se manipule aussi facilement que les cartes. Et Quintus, que pourtant tous connaissaient, pouvait être de mèche après tout.
« Difficile à croire est le miracle, même quand on l'a devant les yeux. Mais vous devez comprendre que ce qui est pour vous merveille est pour nous, venus d'Alpha Prime, rien de plus qu'un sixième sens, un acte aussi banal que d'entendre des oiseaux chanter, ou de sentir un plat qui mijote. Pourtant je sais – et cela déjà pourrait suffire à vous convaincre – que certains d'entre vous sont toujours sceptiques. Ils ont raison d'aiguiser ainsi leurs esprits à ne pas croire à tout. Mais aujourd'hui, ils ont tort, et parfois il leur faut abdiquer devant l'évidence. Nous allons vous le prouver. Que les sceptiques lèvent leur main droite vers le ciel. »
Ophélia scrutait la foule, plus encore et avec une douce intensité, comme une pression régulière mais puissante. Presque tous croyaient, à présent. Presque tous imaginaient le vaisseau, ses chromes et son scintillement dans le soir du lac calme. Il était aussi réel pour eux que les tâches de rousseur du gros Quintus, ou que la barbe du père Horacien. Il n'était presque pas utile d'entrer en eux pour savoir qu'ils croyaient, tant leurs expressions d'effarement trahissaient leurs émotions. Les femmes s'accrochaient aux bras de leur mari pour s'assurer qu'eux aussi voyaient ce qu'elles voyaient ; et les hommes interrogaient du regard leurs voisins, en pensant à ce qu'ils feraient avec un tel pouvoir. Un premier homme leva la main, mais il hésitait, ne sachant pas vraiment s'il le faisait par orgueil ou parce qu'il était vraiment sceptique. Sa femme était morte à la dernière saison, et depuis il vivait reclus dans une maison au nord de la ville, près des limites avec les premières serres, et venait peu s'amuser au village ; alors ces histoires de miracles lui paraissaient un peu grossières, malgré tout. Il s'appelait Arius, mais était connu à Minium sous le nom du veuf de la colline, car là où il vivait la pente était forte.
« L'homme qui vient de lever la main s'appelle Arius, mais vous le connaissez mieux ici sous le nom du veuf de la colline, car il vient de perdre sa femme, il y a une saison à peine. Sa maison est au nord de la ville, le long d'une pente, et vous tous aimeriez mieux le voir revenir au village pour s'amuser, car vous le trouvez triste, et les gens tristes effraient de ne pas se joindre à la liesse et à la célébration générale. »
Alors on éclata de stupeur, les rires devinrent presque hystériques. Sûr qu'on n'avait jamais vu ça : comment faisait-il, ce garçon, pour lire dans les têtes alors que sa soeur regardait sans rien dire ? Un bien joli regard qui les charmait tous, et qu'ils ne lâchaient pas. Une seconde main s'éleva, plus franche et plus vive, celle-ci.
Ophélia s'empêcha de sursauter, car elle devait garder l'allure. Agratius resta ferme.
« L'homme qui vient de lever la main s'appelle Johannes. Il n'est pas de Minium, mais il n'est pas ici par hasard. Il est un agent de l'ordre venu de la cité pour enquêter sur les divertissements illégaux, et particulièrement les forains. »
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- Demosthene
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Je n'ai qu'un seul tout petit point de blocage : Les parenthèses dans le discours introductif de Saturne, et particulièrement celle-ci :
(oui, je le répète : cela s'est passé tout près d'ici, pendant votre sommeil !)
Je n'ai pas compris pourquoi la parenthèse. C'est évident que tu le fais volontairement, mais pourquoi ? Alors qu'au dessus la parenthèse sert l'action, ici elle s'insère dans le discours.
Vivement la suite.
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- Vuld Edone
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Donc un rapide commentaire sur ce dernier, où les explications données semblent être le savoir d'Agratius, ce qui dans une vie de jeu ne semble pas très vraisemblable. De la même manière l'activation des machines semble étrange de sa part, même par envie, et dès lors l'explication pour l'arrivée du groupe d'adultes semble d'autant plus étrange qu'ils ont selon toute vraisemblance été attirés par le vacarme des machines.
Comparé au retournement actuel, celui du début du chapitre deux est très faible. On a quelques figures adultes qui approchent, et on ne sait pas bien à quoi s'attendre - on ne savait pas, alors. Il manque tout simplement le moyen de les caractériser, soit comme une menace soit comme des alliés, mais il faudrait ajouter de la tension d'une manière ou d'une autre.
Je trouve aussi, et paradoxalement, trop expédié le réveil des machines. On n'en entendra plus jamais parler - comme pour V, d'ailleurs - alors que la moitié de ce début de chapitre passe à les expliquer. Au final un peu de bruit, un ascenseur mais même les adultes qui approchent ne les remarqueront pas. Elles ne sont même pas présentées comme la cause de la venue adulte.
Enfin, à certains moments dans les descriptions il y a simplement trop de compléments.
"toxique" et "nauséabonds" va déjà loin, mais nous avons ensuite "mortels" puis "purin/foin" "séché" et "le plus fort". Avec une structure vulpienne où le purin caractérise plus la mort que le dégagement, avec les répétitions cela fait simplement trop.Elles détournèrent l'usage des machines agricoles pour en faire de furieux monstres de guerre qui crachaient des vapeurs toxiques et dégageaient des souffles nauséabonds et mortels de purin mêlé de foin sèché trop longtemps au soleil le plus fort.
Il y avait aussi "sans sens" au lieu d'un "insensé" pour lequel je n'ai pas trouvé de raison dans les sons ou le rythme.
Pour revenir à la partie actuelle, il n'y a presque rien à dire. J'ai eu un peu tendance à m'ennuyer parce que tout ce qui y a été dit avait déjà été annoncé - ce qui rend sans doute le retournement plus fort par contraste, mais enfin... - et je m'attendais à ce qu'Agratius dévie de son rôle et s'adresse à la foule plus directement. Quelque part je n'ai juste pas pu partager l'émerveillement de la foule, je suis donc resté très passif.
Ce n'est pas plus mal, en y repensant, car beaucoup de manières de rendre la situation tendue auraient été des facilités. Public difficile, menaces de Saturne... il n'y aurait eu que des artifices.
En fait je suis en train de me dire que, pour le moment, les deux moments forts des Martyrs sont le robot V et le singe Sapiens, tout le reste n'ayant que peu ou pas de force, et finalement trop peu d'incidence sur la trame pour importer.
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- Mr. Petch
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Edit : à la relecture, je me rends compte que dans ma précipitation j'ai gardé l'ancien nom du village dans mon brouillon (Faubourg), qui s'appelle maintenant Minium. C'est corrigé.
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Quand Agratius releva l'identité de l'agent de l'ordre, l'ébranlement fut général. Il fut du côté du cirque et des tretaux, sur lesquels surgit le professeur Sapiens pour tirer le rideau recouvrant pour le jour le numéro miraculeux, tandis que Saturne hurlait à tous et que Linus se saisissait d'une main de la carriole, de l'autre du cheval. Il fut du côté de la foule qui multiplia les cris de stupeur, répétés en direction de celui qui s'appelait Johannes, ou évaporés de tout côté, quand ce n'était pas les enfants qui couraient comme si l'on avait crié au loup. Les bancs qui servaient d'estrade s'effondrèrent au rythme des pas et des piétinéments désordonnés. Les caisses posés par les passants pour voir au-dessus lâchèrent leur cargaison, de fruits ou de légumes, sur le sol poussiéreux de la place. L'arbre, le seul arbre de Minium, fut dépouillé de ses feuilles basses et de ses jeunes branches comme on s'y aggripait rageusement pour chasser un ennemi imaginaire.
Il n'y eut pas d'ébranlement du côté d'Agratius et Ophélia, qui s'étaient dépêché de sauter des trétaux avant que le professeur Sapiens n'arrive et ne les voit. Agratius dénoua son bandeau pour ramener vers lui Ophélia. Il était fier du stratagème qui allait leur permettre de s'enfuir, mais il interrogeait avec plus d'insistance la petite fille sur ce qu'elle avait vu, précisément, chez cet homme qu'elle appelait Johannes. Agratius se doutait qu'il n'était pas policier, car tel était le plan qu'ils avaient conçu que de tromper tout le monde pour mieux semer la pagaille. Mais il ne comprenait pas bien l'hésitation légère d'Ophélia au moment de déchiffrer les pensées de l'homme mystérieux. Légère, oui, comme hésiterait une plume avant de briser son penne et de préparer sans dommage sa propre chute au sol. Légère, oui, comme hésiterait un brin du vent avant de souffler sur une région naguère aride. C'était le surgissement de l'inconnu qui était la cause du sursautement d'Ophélia. Quel inconnu ? Agratius chercha du regard un abri loin des cris et du bruit, et surtout loin des forains qui repliaient les trétaux et s'agitaient les uns dans un sens, les autres à l'opposé, comme un essaim d'oiseaux. Là : un recoin sombre de mur au pied d'un vieux colombage encore intact malgré le temps. Il s'y engouffra, tira Ophélia à sa suite.
Quand ils furent assis tous deux, Agratius prit la main d'Ophélia. Elle était plus pâle encore qu'il ne la connaissait d'habitude, et il eut besoin de la lui caresser avant que de pouvoir pénétrer les pensées de la petite fille. Il retrouva la même hésitation, et la confiance se formula d'elle-même comme il lui comptait les doigts avec les siens.
Au milieu de la foule, quand fut la main levée, elle avait vu comme un miroir : un reflet d'eux-mêmes dans l'esprit de l'homme qu'elle appelait Johannes (mais s'appelait-il vraiment comme ça, Agratius ne put le savoir), comme s'il les connaissait, et même comme s'il les cherchait et que ses pas l'avait mené, depuis la lointaine cité, sur les routes peu empruntées qui menaient à la périphérie, à Minium comme dans l'un des multiples villages dont on ne tenait plus vraiment compte maintenant que la cité avait fait le plein d'habitants avides d'amusements nouveaux, pas comme ces cirques où des hommes s'usent encore là où des robots rendraient, bien mieux et bien plus forts, l'illusion d'effets spéciaux ; ses pas l'avait mené à Minium non par hasard, car personne ne fait par hasard ce parcours du futur vers l'avenir, mais pour chercher précisément Agratius et Ophélia.
Pourquoi ?
Agratius ne put en savoir plus, soit qu'Ophélia lui refermait la porte sur d'autres secrets, soit qu'elle-même n'avait pas voulu s'attarder dans un esprit trop inquiétant, trop révélateur de leur nature à tous les deux. Il n'insista pas. Il connaissait la marche. Maintenant, il fallait simplement lui faire confiance, se laisser guider par les pas délicats de la petite fille de porcelaine. Cela, il savait parfaitement le faire.
Linus arrivait dans la rue d'à-côté. Il avait déposé la carriole, le cheval, les trétaux, le professeur Sapiens dans un bois du côté de la route qui menait aux campagnes vides. Il revenait à présent chercher le reste de la troupe, et n'avait qu'un but en tête : trouver les jumeaux de l'espace. Ils virent jaillir une main depuis l'extrêmité de la ruelle écrasée où ils s'abritaient, mais purent l'anticiper et courir vers la sortie.
Agratius déboucha dans une artère encore encombrée par quelques habitants qui fermaient leurs maisons à clef. Très vite, il n'y eut plus que le vent. Et quand il se retourna pour tendre la main à Ophélia, il vit que cette dernière était enserrée dans la main épaisse du géant Linus.
« Venez ! Vous venez, vous ! »
En voulant suivre Agratius elle avait trébuché à cause de ces talons démesurément hauts que Lucius avait modelé pour elle, mais qui ne l'avait pas aidé à courir dans la ruelle étroite, par de trop petits pas vite dépassés par la main énorme du danger.
« Toi aussi viens ! »
Agratius attendit un signal d'Ophélia, un seul signal pour lui dire quoi faire. Enfin il sut qu'il devait s'avancer dans la ruelle et se laisser saisir par la pogne puissante. Ophélia ne se débattait plus, déjà.
Les grands pas de Linus se hâtèrent quand il croisa la course au ralenti de Saturne et Lucius, tout affolés encore de leur aventure si soudaine. N'aurait-elle pas pu les prévenir avant, cette petite sotte ? Au moins la carriole était en sécurité, et ils avaient semé l'agent de l'ordre à travers les bifurcations de Minium.
« Tu n'aurais pas pu nous prévenir avant, qu'il y avait un condé ? » cria-t-il à l'adresse d'Ophélia, à présent perchée sur l'épaule de Linus.
Comme Agratius voulait rétorquer, la parole lui fut coupée par Lucius.
« P'têt qu'elle savait pas, avant... »
« Elle savait pas, elle savait pas... Moi j'crois plutôt qu'elle en sait plus qu'on ne le pense... Hein, ma jolie ? »
A la carriole étaient déjà rassemblés le professeur Sapiens et Maxi qui jouaient aux cartes dans un arbre. L'escamoteur accueillit la petite troupe en riant :
« Une évasion en beauté, les amis ! Vous vous améliorez de jour en jour. »
« Où est Rosa, Maxi ? »
Saturne agita son cigare vers la branche. Maxi jugea qu'il était plus prudent d'y rester, et il avait raison car intérieurement Saturne accumulait la colère. C'était au tour de Maxi de surveiller la foule et il n'avait rien vu.
« Elle n'est pas encore revenue. Je propose qu'on parte sans elle. »
Le cigare vola mais retomba sur le nez renfrogné de Saturne qui trépignait.
« Je blague, patron. On l'attend, bien sûr qu'on l'attend. Full. »
Ils attendirent jusqu'à la tombée de la nuit, et Saturne n'en pouvait plus d'aller et venir autour de la carriole. Ophélia suivait ses mouvements depuis les bras de Linus qui n'avait pas voulu lacher les deux enfants. Parfois Saturne se décidait à prendre le cheval pour retourner à Minium. Mais aussitôt renonçait car lui venait le souvenir d'un prestidigitateur de la troupe qui avait pris le risque de revenir dans une ville après un raid des agents de l'ordre, pour une fille à laquelle il avait donné rendez-vous. On ne le vit jamais revenir et sans regret ils repartirent au matin, car de toute façon ce prestidigitateur se faisait trop remarquer à une époque où ils commençaient à devoir faire profil bas. Mais Rosa, pensait-il en lui-même chaque fois qu'il sellait le cheval, il n'était pas question de l'abandonner. Pour autant, le risque était trop grand. Et Rosa pouvait se débrouiller. Enfin, comme le froid venait jusqu'à eux, il reconnut la démarche peu gracieuse de la princesse de l'autre monde. Elle était revenue !
On lui demanda ce qui s'était passé, mais elle se tut. Saturne voulut la prendre dans ses bras mais elle le repoussa sans délicatesse, comme l'esprit ailleurs, encore à Minium, peut-être. Ophélia fit glisser son regard le long de la tente où dormait Rosa. Agratius guetta ses mouvements. Lui aussi voulait savoir.
Rosa ne voulait rien dire, absolument rien, pas même à Saturne, même si elle l'aurait bien voulu car elle se sentait mal de porter un secret, mal de ne pas pouvoir s'exposer et exposer. En fuyant dans Minium, elle était partie par la rue la plus sombre, pensant retrouver son chemin sans problème, mais les travées lui étaient trop peu familières et elle se perdit, erra, tomba nez à nez avec un homme qu'elle reconnût tout de suite comme étant l'agent de l'ordre identifié par Ophélia – elle avait gardé en mémoire son air passe-partout, sa barbe légère, ses vêtements juste un peu propres mais qui donnaient le change dans un village comme Minium. Il lui demanda si elle était du cirque qui venait de se produire. Elle nia. Il ignora sa réponse et affirma qu'il ne lui voulait pas de mal. Elle finit par acquiescer, sachant bien que sa condition capillaire laissait peu de doute quant à ses liens avec la troupe de Saturne. Alors elle aurait maudit Saturne car elle se voyait déjà dans les prisons glacées de la cité, humiliée par tous les co-détenues. Mais l'homme confirma qu'il ne lui voulait pas de mal. Il n'était pas de la police. Il ne cherchait pas les forains. Il n'avait aucune autorité pour les arrêter. Ce qu'il cherchait, en revanche, c'était deux enfants. Deux enfants ? s'était-elle écrié, sentant venir auprès d'elle une porte de sortie, et se refermer les portes de la prison sans qu'elle n'y soit. L'homme poursuivit son explication. Deux enfants qui étaient reponsables de la destruction d'un orphelinat au moyen d'un robot géant qu'ils avaient construit. Un robot géant ? Il continua. En réalité, ils ne sont pas des enfants mais deux extraterrestres envoyés, sous les traits de l'innocence, en éclaireur. En éclaireurs ? Tout s'éclaira des doutes qu'elle avait toujours eu à propos des deux enfants. Il n'était pas humain, cela était sûr. Alors ils ne pouvaient qu'être extraterrestres, évidemment, puisque les extraterrestres existaient ! Elle voulut livrer de suite les deux enfants à l'homme, mais il lui dit que non. Qu'il avait besoin de faire venir des renforts car ils étaient bien trop dangereux. Qu'il fallait simplement qu'elle s'arrange pour que le cirque fasse route vers le nord comme si de rien n'était. Il s'arrangerait du reste. Et elle serait récompensée. En entrées gratuites dans toutes les attractions du pays. Des entrées gratuites ! De l'actrice, devenir spectatrice ! Pouvoir se moquer de la scène, la retourner et ne plus en être esclave. Mais pour cela, ajouta l'homme qui en plus n'était pas vilain, elle devait se tenir tranquille jusqu'à ce qu'il intervienne. Quand la situation serait propice. Propice, oui. Propice. Evidemment qu'ils sont des extraterrestres. Elle le savait depuis le début !
Agratius s'assura auprès de sa soeur que c'était bien tout et que cela concordait avec ce qu'elle savait, elle de l'homme appelé Johannes. Il lui fit signe qu'ils allaient dormir et réfléchir au matin à la suite des évènements. Sans s'en rendre compte, ensommeillé dans la nuit silencieuse, il murmura pour lui-même et pour sa soeur aussi :
« Au moins, ma petite Ophélia, nous savons à quoi nous en tenir...
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- Mr. Petch
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Pour la parenthèse, c'est en effet une erreur : normalement dans ces cas-là j'opte pour le tiret - bla bla bla - qui, à mes yeux, glisse mieux avec le discours.
Je trouve aussi, et paradoxalement, trop expédié le réveil des machines. On n'en entendra plus jamais parler - comme pour V, d'ailleurs - alors que la moitié de ce début de chapitre passe à les expliquer.
Le jour où je reprends le texte pour le publier dans la bibliothèque (si, si, promis !), je pense mieux réintroduire le robot V, notamment dans le bout de partie que je viens de publier, pour signaler que V continue d'errer dans les villages et de tout détruire, et qu'il est vu comme une machine des extraterrestres. Bref.
Enfin, à certains moments dans les descriptions il y a simplement trop de compléments. "toxique" et "nauséabonds" va déjà loin, mais nous avons ensuite "mortels" puis "purin/foin" "séché" et "le plus fort". Avec une structure vulpienne où le purin caractérise plus la mort que le dégagement, avec les répétitions cela fait simplement trop.
Là, c'est un numéro d'équilibriste auquel je m'attelle depuis le début : je veux des descriptions très denses avec beaucoup d'adjectifs, comme dans les romans mal écrits, mais que ça reste agréable à lire et pas trop artificiel (en fait, juste à la limite de l'artificiel). Ce n'est pas facile de tenir l'équilibre tout le temps.
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Sur l'histoire en général... Bon, globalement, je ne suis pas complètement satisfait du résultat de ces Martyrs, mais c'est aussi le défi que de continuer chaque semaine, un peu comme un marathon. Niveau écriture, je viens de terminer la première "partie", soit les six premiers chapitres, ce qui me laisse une bonne marge.
Pour la publication, je devie de ce que j'avais dit au départ : je prends bonne note de toutes vos remarques et dès que j'en trouve le temps, je reprends le texte chapitre par chapitre pour harmoniser les choses à avoir un texte cohérent à publier dans la bibliothèque. Vos remarques au fur et à mesure m'aident beaucoup à voir les points forts et les points faibles, et j'espère que la version "définitive" après le feuilleton me satisfera davantage...
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- Mr. Petch
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« Vers le nord ? Pourquoi on irait vers le nord ? Qu'est-ce qu'il y a vers le nord ? »
Agratius quittait le sommeil à l'entendre des bribes de la dispute entre Saturne et Rosa. Naturellement Ophélia était réveillée, à ses côtés, aux aguets, yeux ouverts.
« Mais réfléchis, mon lapin ! On ne va pas retourner à Minium, on se ferait arrêter tout de suite. Et puis on ne va pas non plus retourner en arrière, il n'y a rien. Si on continue par la route de l'est, on va tomber sur la grande cité, et là, ce n'est même pas la peine, on se ferait arrêter im-mé-dia-te-ment. »
Rosa se forçait pour ne pas dire à Saturne ce qu'elle savait des enfants, qu'ils n'étaient que d'infâmes extraterrestres destructeurs d'orphelinat, qu'ils contrôlaient un robot géant à distance, qu'ils menaçaient de les tuer dans leur sommeil à chaque instant. Elle se souvenait de ce que lui avait dit l'homme : attendre, et aller vers le nord.
« Mais vers le nord, il n'y a personne, que je sache. Pas un seul village ! »
« Crois-moi, Saturne, crois-moi ! Je te jure qu'on va rencontrer quelqu'un si on va vers le nord. Et ce sera pour notre bien. Pour notre bien à nous, mon lapin ! »
Vers le nord, c'était d'immenses steppes qui, déjà du temps des campagnes, étaient bien peu habitées – ou par quelques nomades qui n'y venaient qu'à la saison chaude, pour y chasser les bêtes qui vivaient là. Vers le nord, c'était une part d'inconnu même pour le grand voyageur qu'était Saturne, et tout ce qu'il savait était que le gouvernement avait là des installations, vagues, imprécises, qui lui venaient en image d'usines comme il en connaissait des périphéries de la cité, mais sans en être certain exactement. Peut-être y avait-il encore un village ou deux, dans cette direction, et encore. Rosa devenait folle, pensa-t-il. Mais il savait peu lui résister. Et plus que tout, il savait lui faire confiance, comme on suit une étoile. Elle ne se trompait que rarement. Si elle disait qu'il y avait des hommes par ici, c'est qu'il devait y en avoir. Et tout homme était un spectateur potentiel pour le cirque.
Agratius fronçait les sourcils en direction d'Ophélia. Sa plus grande inquiétude était qu'il lui manquait des informations : pourquoi vers le nord ? Personne ici ne semblait le savoir, et pourtant, quand Saturne se leva et parla à tous, personne ne contesta sa décision de poursuivre au pays des steppes inhabitées et des imprécises installations gouvernementales. Le professeur Sapiens s'en étonna sans le dire. Dès qu'ils repartirent leur arriva un vent froid et des murmures.
« Il est là, Ophélia, n'est-ce pas ? Il est derrière nous et nous suit, l'homme qui nous recherche. L'homme que tu as appelé Johannes ? »
La petite fille ne répondit pas, mais son regard fixait bien le lent détachement brumeux de l'horizon depuis l'arrière de la carriole, cette ligne qui n'arrêtait pas de reculer à mesure que se raréfiaient les arbres et les points d'eau, les marques d'animaux dans le sol et dans les airs, les ornières de passage sur la voie resserrée. Parfois Agratius devinait la présence d'une ombre, probablement lointaine, quoiqu'en en puisse voir, ou le grincement d'un véhicule léger en arrière, qui rompait la régularité placide des roues. Il n'osait rien croire car Ophélia attendait sa confiance avant tout, ne laissant plus de porte ouverte comme si elle s'était plongée dans un sommeil conscient jusqu'à ce que survienne... que survienne quoi ? Simplement laissait-elle Agratius déchiffrer les pensées de Rosa, qui parfois tenait les rênes, mais celles-ci n'étaient rien que les ressassements burlesques des multiples horreurs que les enfants pouvaient lui faire subir : elle se voyait enlevée par les extraterrestres et emmenée dans les profondeurs de l'espace, là où tout est glacé et rien ne se voit ; elle se voyait exhibée de cités en cités, non de son plein gré dans les atours coquets de la princesse de l'autre monde, mais dans des haillons honteux et vulgaires ; elle se voyait devenir l'esclave sexuelle d'une race uniquement composée d'enfants au regard clair et sadique, tous semblables aux jumeaux d'outre-espace !
Agratius détestait les pensées mièvres de la femme à barbe, tirées d'une imagination frivole et bien peu rationnelle, car sans qu'il n'eut de grandes connaissances dans le sujet, l'existence réelle d'extraterrestres lui paraissait peu probable, et même s'ils existaient ils auraient peu à gagner à attaquer des humains aussi fondamentalement arriérés. Plus il visitait, par l'intermédiaire d'Ophélia, l'esprit de Rosa, plus il comprenait les mots murmurés par le professeur Sapiens, cette nuit de révélations où il sut enfin que dans ce monde à l'envers les adultes n'étaient pas mieux traités que les enfants, si ce n'est par la subtilité des tromperies. Il hésita alors entre la volonté initiale de les libérer tous d'une emprise illusoire, ou les mépriser dans leur malheur. A mesure qu'il lisait dans Rosa, son inspiration penchait du second côté de la balance. Ophélia dormait à peine, blotti contre les rideaux repliés.
Ils avancèrent vers le nord quelques jours jusqu'à ce que, en plein milieu d'une journée où pas l'un d'eux n'avait parlé, si ce n'était Maxi pour se moquer des peurs silencieuses de ses compagnons, Saturne arrête la carriole d'un coup de rênes. Agratius se réveilla comme il n'entendait plus le grincement des roues qui d'ordinaire le berçait. Rosa paniquait un peu, s'apprêtait à pleurer. Comme Saturne ne disait absolument rien, elle lui demanda :
« Pourquoi tu t'arrêtes, mon lapin ? »
« Il n'y paersonne ici, absolument personne. »
A l'arrière, Lucius s'agitait un peu, dodelinant et furetant. Rosa rougit. Elle jeta un oeil du côté des jumeaux d'outre-espace pour se rendre compte qu'Agratius l'épiait ; mais celui-ci repéré se détourna ostensiblement et elle se crut alors à l'abri de sa surveillance. Elle se disait qu'enfin il fallait mettre Saturne au secret à propos du danger des deux extraterrestres. Juste Saturne. Il comprendrait, il comprendrait, n'est-ce pas ?
Lucius se leva brusquement sur ses deux petites jambes. La brume n'était plus pareil ; elle n'était plus seule. Il secoua Agratius, fâché de perdre le fil, mais lui aussi curieux quand il distingua sous la brume des formes se former, des silhouettes différentes de celles qu'il croyait voir jusque là : elles étaient hautes et fines, et rapides, comme de maigres autruches en cavale. Assurément, ils n'étaient plus seuls. Derrière eux arrivaient un groupe. Lucius avertit le professeur Sapiens et Maxi. Le bruit des bottes était de plus en plus sensible.
« Saturne ! Y a des gens qu'y z'arrivent de derrière ! Saturne ! »
Le temps que mit Saturne à se retourner, la brume était recouverte par une dizaine d'hommes rieurs qui les saluaient du chapeau, tous chevauchant de hautes bicyclettes. Les premiers s'arrêtèrent au son niveau tandis que d'autres filaient plus loin. L'homme était joyeux, bien trop joyeux pour le fond gris qui l'entourait, mais si joyeux que Saturne se prit à espérer aussi que Rosa ne lui avait, en fin de compte, pas menti.
« Les premiers arrivés, les premiers servis ! A cette vitesse, vous allez arriver en retard pour la partie. »
Agratius se pencha subitement pour mieux écouter. Il ne pensait plus avoir à entendre de telles phrases depuis qu'il avait laissé l'orphelinat en ruines.
« Quelle partie ? » demanda Rosa.
« Hé bien, ma mignonne, la bataille ! Ils ont besoin de joueurs, vers le nord, à cause des extraterrestres qui ont débarqué. On va les renvoyer chez eux, ces faces de Lune ! En quelques tours, ils seront repartis. »
« Les extraterrestres ! » Rosa s'affolait, manqua de faire tomber le cycliste. « Ce sont des enfants, n'est-ce pas ? D'ignobles enfants comme ceux-ci ! »
« Des enfants ? Vous n'y êtes pas ! Ce sont de lâches octopodes qui combattent dans des exo-armures anthropomorphes pourvu d'un champ d'invisibilité pour nous leurrer. Mais on n'est pas nés de la dernière pluie ! Ça fait trop longtemps qu'on s'entraîne, et les meilleurs scientifiques ont mis au point des casques très spéciaux ! Hardi ! »
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- Demosthene
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Le style a changé sur les deux derniers chapitres, il devient plus rapide, avec moins de description et une part plus grande laissée au lecture, ce qui permet de passer beaucoup plus d'action et de mouvement dans des textes plus court. C'est en tout cas mon sentiment, et ce serait un problème si on était hors du genre "feuilleton". Dans le cas présent, je trouve que ça passe finalement très bien.
La scène dans le village est un peu confuse (volontairement) ? On se demande comment ils peuvent plier la scène, tirer la carriole, puis revenir alors que les enfants ont à peine traversé 2 rues.
La scène finale dans la brume est géniale, je m'y suis complètement retrouvé.
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- Mr. Petch
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Les carrioles de Saturne et de sa troupe suivirent la troupe enfiévrée de citoyens en marche pour le grand jeu de la guerre. Le groupe de cyclistes n'était qu'une avant-garde particulièrement hâtive, de grands amateurs des simulations de guerre devenues à la mode depuis quelques années. Bientôt il y en eut d'autres sur leurs talons qui réservèrent au cirque ambulant le même accueil chaleureux, le même enthousiasme amusé à l'idée d'atteindre prochainement leur but. La rumeur se répandit, rapidement et sans que personne ne puisse la maîtriser, qu'on avait envoyé aux futurs soldats quelque antique attraction pour leur tenir compagnie sur le chemin du front : tout ce temps passé sans jeux risquait d'être long, et seuls les plus riches pouvaient posséder des théâtres portatifs ou des kinoscopes pliables. Certes ils s'amusaient bien à dormir sous les tentes, à planter des piquets et à former un feu de quelques brindilles, mais ce n'était là que de menus amusements, de ceux que l'on apprend dans les internats à l'âge de l'enfance, lors des parties d'orientation. Il leur fallait plus. La foule qui grossissait d'heure en heure autour des deux carrioles et de leurs occupants ébahis n'était là que pour jouer, et rien de plus, et rien d'autre ; alors les drapeaux colorés pendus de-ci de-là des roues, ou les fanions portés haut en pointe au sommet des tentures, n'annonçaient que leur propre désir. Ils y lisaient l'attendu, l'habituel.
D'abord Saturne se renfrogna. Il marmonnait que c'était le cirque qui se devait d'ambuler, pas ses spectateurs. Mais Rosa insistait. L'ensemble du pays était d'un coup parti sur les routes et les avait rejoints comme par un enchantement : n'avait-elle pas eu raison d'aller vers le nord ? Les villes et les villages se vidaient, à grandes eaux, pour se déverser en flots ardents tout autour du cirque de Saturne. On aurait suivi ses conseils qu'on aurait diverti des places vides et des bourgs fantômatiques gardés par des vieillards et des enfants. Alors voilà, il devait l'admettre : elle avait su prédire l'avenir ! L'avenir. Il ne restait plus qu'à attendre la nuit, quand les soldats choisissent un bout de plaine pour s'allonger, et d'appeler à la ronde pour une formidable représentation aux étoiles. Ils avaient tout pour cela et ce n'en serait que plus miraculeux. Rosa se rengorgeait chaque fois que quelqu'un les saluait en demandant quand et où avait lieu le prochain spectacle. Bientôt, elle se mit à croire que c'était eux qu'on suivait, et non le chemin du front, puisqu'il n'y avait qu'une seule route. Elle ne se souciait plus guère des paroles de Johannes ni des deux enfants, comme des rêves de fortune et de pouvoir lui occupaient l'esprit. Ils deviendraient la troupe la plus populaire du pays, et le gouvernement n'aurait plus qu'à lever l'interdiction de représentation. Ou non, mieux encore ! On leur accorderait une dérogation spéciale, ce qui leur donnerait un monopole considérable. Un monopole et des acclamations, de tous les coins du pays. Voilà ce qui se formait dans la tête de Rosa, remplaçant les tortures sadiques d'enfants sauvages.
Ce changement d'humeur n'échappait pas à Agratius qui savait bien d'où pouvait venir le danger et qui guettait, à l'arrivée de chaque nouveau convoi, le mystérieux Johannes qu'ils avaient identifié dans la foule de Faubourg. Mais il n'était pas là, et devenait rapidement un simple souvenir capté depuis les fantaisies de Rosa, elle-même rêvant à des années-lumières.
« Ce n'est pas une raison pour baisser notre garde. Cet homme nous veut du mal, et il ne faut surtout pas qu'il nous trouve, ma petite Ophélia ! »
Mais Agratius déjà pensait à bien autre chose, lui aussi, et divertissait ses pensées vers cette guerre si étrange qui ne lui disait rien de bon. Il voulait en savoir plus sur ces octopodes improbables et ces exo-armures anthropomorphes à champ d'invisibilité. Pour lui, les extraterrestres n'existaient qu'en couleurs criardes, dans les illustrés de ses petits camarades, et ils n'avaient rien d'anthropomorphes mais se contentaient plutôt de lâcher sur les hommes des rayons dévastateurs depuis leurs soucoupes. Alors il devait y avoir autre chose pour que les plans aient ainsi changé. Il alla se renseigner à sa source favorite ; la seule qu'il estimait fiable ici comme par une fraternité d'intellect.
Le professeur Sapiens sommeillait à l'arrière en grinçant des dents. Même endormi il possédait les attitudes fausses qui lui donnait l'air du singe imitant l'homme, ou du contraire selon l'angle sous lequel on le connaissait le mieux. Il profitait de ses longs bras pour se gratter au milieu du dos, et de ses doigts précis pour retirer les parasites qui infestaient ses poils touffeux. Le jeune Agratius vint vers lui par confiance et son regard posait comme indéniable le fait qu'il voyait dans ce singe un homme, et non l'apparence.
« Que savez-vous sur cette guerre, professeur Sapiens ? »
Le singe se tortilla sur son derrière comme si ses fesses le démangeaient atrocement, et perclu de grimaces il répondit :
« Par quel effet miraculeux du ciel sacré en connaîtrai-je plus que toi ? »
« Votre connaissance du monde est grande, professseur Sapiens, vous me l'avez prouvé, volontairement ou non. Et même si ma soeur n'est pas avec moi pour lire en vous, je pense que vous pouvez me révéler ce que vous savez. A qui le direz-vous autrement ? »
Riait-il ou se forçait-il à ne pas éviter une moue de dégoût, entre ses lèvres ridées et molles ? Il était difficile de le savoir tant la bouche du singe variait comme Agratius posait ses questions impertinentes.
« La guerre, c'est la guerre. S'ils baragouinent que guerre il y a, c'est que guerre il y a, et n'allons pas débusquer plus loin quelque hasardeuse hypothèse. En outre, n'ont-ils pas le contentement sur leurs faces d'hommes, ces braves gens ? Quel est le pourquoi d'une telle question, mon petit... ? »
« Croyez-vous comme eux que les extraterrestres sont des octopodes grimés dans des exo-armures invisibles ? L'idée que l'on puisse bâtir des robots anthropomorphes me paraît tout à fait fallacieuse. Et je doute même que les extraterrestres existent vraiment. De plus, l'invisibilité totale est une chimère qui supposerait de pouvoir agir sur plusieurs rétines à la fois. Vous qui savez à quelle science est arrivée le monde, vous devez bien avoir une opinion sur ces affirmations fantaisistes ? N'est-il pas possible que certains hommes se servent de tels mensonges pour obliger d'autres hommes à mourir sous leurs ordres ? »
Derrière eux, au-dehors de la carriole en marche, les cris des soldats devinrent plus aigus dans le silence du professeur Sapiens, brusquement dépourvu d'expression. Ils criaient sans rien dire, les soldats du dehors, et Agratius ne les écoutait pas brailler. Le professeur Sapiens, pour la première fois dans la conversation, pris l'air sérieux d'un homme. Quand il ouvrit la bouche ses sourcils ne bougèrent pas d'un pouce, si ce n'est pour ponctuer les yeux mi-clos, et intimer à Agratius de s'adjoindre au silence qui suivit ses paroles.
« Mon petit ami. Conçois bien que je demeure un singe, et rien d'autre qu'un singe. Un singe possède-t-il de tels savoirs ? Non, un singe ne possède rien de cela. Du temps qui me vit homme, le savoir qui était mien fut mon péché, la cause originelle de ma persécution, et du mal qu'on me faisait subir je me mis à le maudire, plus que jamais à le maudire. Or, en étant singe, personne ne me reproche de connaître par coeur le nom de toutes les constellations, ou de tous les os du corps. Au contraire, mon petit, bien au contraire ! Ils m'admirent pour cela ! Ils m'applaudissent de toutes leurs forces d'imbéciles ! Qu'attendent-ils d'un singe, sinon qu'il soit idiot ? Devenu singe, je peux enfin tirer une gloire de ce savoir. Je le rends précieux parce qu'il reflète leur propre bêtise. Mais j'ai compris aussi que jamais plus il ne me servirait à penser : son seul emploi serait de les faire s'émerveiller devant un singe qui en sait plus qu'eux. Devenu singe, je peux enfin les mépriser sans qu'ils me le reprochent nullement ! »
Au-dehors, Agratius entendit un homme crier quelque chose sur la guerre. Cette fois il entendit distinctement, comme il parlait fort, et parce qu'il écoutait : « C'est fou, hein : on joue à la guerre depuis nos années sur nos machines, et voilà qu'une vraie arrive ! ».
Ils s'étaient arrêtés sur un peu d'herbe et de terre ramollie par une pluie fine qu'ils n'avaient pas vu. Les soldats leur avaient laissé cet espace comme une propriété conditionnelle qu'ils pouvaient occuper, avec leurs carrioles et leurs monstres, s'il en sortait du rire avant le coucher. Saturne avait fini par céder à Rosa et par se persuader de sa clairvoyance : il y aurait bien une représentation ce soir, devant l'armée gigantesque qui n'en finissait plus d'arriver de la route du sud. Quelques ajustements étaient nécessaires, assurément : pas d'allusion à l'espace, et les jumeaux extraterrestres devenaient des automates surdoués, des robots perfectionnés capables de lire dans les pensées. On fit sortir Maxi, cette fois, car quelques démonstrations physiques plairaient à de futurs soldats. Et Rosa, bien sûr, serait de la partie, puisqu'elle insistait. Rapidement, il y eut plus de soldats que le petit cirque de Saturne n'eut jamais de spectateurs. Ils se montaient les uns sur la tête des autres pour assister au numéro du professeur Sapiens, assis sur son tabouret miniscule, vếtu d'un redingote trop petite pour lui qui lui donnait l'allure d'un écolier studieux, et d'un chapeau de paille qu'il ne cessait de remettre et d'enlever. Il commença par désigner le ciel, et aboya le nom d'une constellation que personne ne connaissait, mais il le fit avec la voix qu'aurait un singe essayant d'articuler de vraies syllabes, alors tous applaudirent à la prouesse. Il recommença une seconde fois, puis une troisième, puis une cabriole. Tous applaudirent.
Agratius n'avait pas besoin de se serrer pour voir le singe. Il passait un doigt et un oeil à travers le rideau tendu et suivait le balancement de la queue de l'animal savant, régulier comme s'il réfléchissait seulement par cet appendice métronomique. Parfois il risquait un regard vers le public, mais il faisait trop noir, et les bougies qui éclairaient les trétaux l'éblouissaient lui. Il n'entendait alors que des hurlements stupides, des insultes, des délires dépourvus du moindre sens de ceux qui disaient que le professeur Sapiens avait un micro dans la bouche, ou qu'il manipulait le ciel pour faire apparaître les bonnes étoiles au bon moment. Rebroussant chemin, il trouva Ophélia auprès de Lucius qui se maquillait car ce soir il jouait les clowns blancs pour des soldats surexcités qui demandaient à rire, à voir le Pierrot se ridiculiser sous les assauts de son Auguste, sous les tartes à la crème et les détonations en série. Agratius se demanda si leur mission valait vraiment la peine : les adultes de ce monde méritaient-ils de connaître la Vérité, de bousculer les voiles pour se saisir du réel avec avidité et l'explorer en pleine conscience, au lieu de se complaire dans leur monde d'illusions, qu'ils aimaient après tout jusqu'à mourir ? Ophélia ne lui répondit pas. Elle conversait avec Lucius qui, sembla-t-il, souriait, bien qu'il fut difficile d'en juger par le trait noir descendant qui recouvrait sa bouche blanchie à la poussière de craie. N'avait-elle pas honte d'encourager ce vice de l'âme, cette métamorphose hideuse, elle qui n'était que pureté ? Il prit la petite fille par le bras et la tira brutalement vers lui. A haute voix, parce qu'il voulait que Lucius aussi l'entende, il lui dit :
« Viens Ophélia. Nous aussi nous devons nous préparer pour notre spectacle. »
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- Vuld Edone
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Il y a également le personnage de Sapiens qui, entré sur scène et grâce à son discours auprès d'Agratius, a gagné toute la force d'un vrai personnage. Je pense qu'il est actuellement le plus mémorable. Mon secret regret est qu'il n'ait pas été possible de lui donner la même force sans lui faire dire ce qu'il est.
Étrangement aussi, aucune des trames actuelles n'a d'importance au dernier point de l'histoire : ni Johannes ni les extraterrestres, ni même le spectacle n'offrent une tension suffisante pour inquiéter. La guerre est lointaine, Johannes introuvable et il y a déjà eu un spectacle. La dernière tension est entre Agratius et Ophélia, et au final, ne s'attendant pas à grand-chose, on est néanmoins sûr qu'il y aura quelque chose - et que ce quelque chose ne tombera pas du ciel.
En somme il y a comme ce point d'équilibre où le lecteur est prêt à suivre, alors qu'à la partie d'avant ce "hardi" ne convainquait pas. Il y a juste que soudain l'histoire a une direction générale, et cette direction suffit.
Quant à ce qui pourrait être amélioré, dans la forme je continue à penser que les descriptions manquent. Un seul mot ressort, "métronomique", à part quoi les descriptions bien que vivantes contribuent assez peu.
Dans le fond Rosa est inconstante, changeant d'idée presque du tout au tout, et ce n'est pas un mal mais toute la tension qu'elle représente s'évapore avec.
Enfin, je ne m'inquiète pas pour la guerre. Tout le monde sait qu'il n'y a rien au nord.
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- Demosthene
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Un passage m'a dérangé :
Ce changement d'humeur n'échappait pas à Agratius qui savait bien d'où pouvait venir le danger et qui guettait [...]
Mais Agratius déjà pensait à bien autre chose, lui aussi, et divertissait ses pensées vers cette guerre si étrange qui ne lui disait rien de bon.
Il sait, il est attentif, mais déjà il pensait à autre chose... Non, pas lui, pas Agratius . Le "déjà" introduit comme un oubli complet.
C'est la seule chose qui m'a gêné sur ce chapitre.
Et le professeur Sapiens me plait beaucoup.
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- Mr. Petch
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Après la représentation sur l'herbe mouillée au bord du chemin il y en eut d'autres, sur d'autres terre-pleins plus ou moins secs, mais jonchés par des foules toujours aussi nombreuses et rieuses. Ils s'étaient passés le mot, de l'avant-garde jusqu'à l'arrière, et il arriva même que des hommes déjà tout vếtus de leur soldatesque combinaison viennent depuis le front, avant d'affronter le feu. Eux étaient acclamés aussi, et ils galvanisaient la foule en racontant, entre deux numéros du cirque, de mémorables combats auxquels ils avaient assisté. Eux-mêmes n'avaient jamais tiré avec le pistolet à propulsion confié par l'armée professionnelle, mais ils avaient pu voir les effets des canons sur les écrans géants retransmettant les nouvelles du front jusqu'à l'orée des campements. Leurs bras moulinaient pour signer les explosions, et leur bouche n'en pouvait plus de s'empêtrer dans de bruyantes éjaculations. Tous étaient conquis, et le spectacle reprenait sur les trétaux.
La succession des jours souriait à Saturne qui n'en pouvait plus de féliciter Rosa, qui elle-même voyait l'amorce de son rêve se réaliser doucement, à mesure que les soldats leur donnaient de l'argent chaque soir qu'elle passait dans leur rang, manquant par malice d'éviter les claques et les sifflets à ses oreilles excitées par la nuit, qui tombait, sur la folie du cirque s'abattait les résonances des cris sous les tentes comme les hommes continuaient de jouer à la bataille, au whist, aux dés, ou même aux devinettes chuchotées. Parfois Maxi se glissait parmi eux quand de l'argent était en jeu, mais jamais les autres occupants du cirque ne se risquaient à sortir en-dehors des représentations. Peut-être craignaient-ils qu'on leur enlevât le masque pour ne dévoiler que ce qu'ils étaient vraiment, des nains, des monstres et des animaux de foire, alors que le déguisement de la chaleur vaporeuse des applaudissements leur convenaient parfaitement comme substrat de satisfaction. Agratius, en revanche, sortait de plus en plus par les soirs et naviguait d'un bout à l'autre du campement en donnant l'air de réfléchir. Il laissait dormir Ophélia dans la carriole, contre le ventre énorme de Linus qui aspirait, et inspirait, et berçait la petite fille sans le savoir, elle dont les pensées étaient de plus en plus imperméables à Agratius qui devait maintenant errer pour penser par lui-même.
Il retournait le plan, mais ne voyait aucun espoir. Les hommes étaient condamnés. Le savoir était enterré trop profondément dans la terre pour qu'on puisse l'en sortir. Ophélia et lui n'arriveraient à rien, à rien d'autre qu'à rester cloîtré dans cette maison de fous, entourés de chimères dansantes, parlantes et savantes. Et Ophélia était trop faible pour être confrontée à autant de tromperie à la fois.
A moins... A moins de toucher au centre nerveux. A moins de toucher ceux qui, sans parler, instillaient la confiance et l'insouciance du réel chez les hommes, les berçant dans leurs jeux de guerre et de malheur. Il ne restait plus qu'à les trouver, ces marionnetistes rusés tapis dans les coulisses d'un monde, quelque part, en tréfonds.
Il vit luire lointains les éclats d'obus serrés en rang, enclenchés sur le noir du ciel. Là-bas, c'était l'exhibition de la guerre, le but de tous ces hommes sans idées propres. Comme il se hissait sur une grosse pierre obtuse plantées au milieu de la plaine, les feux d'artifices éclatèrent à nouveau. Par ici du sol se propulsa un rayon gigantesque fendant l'espace presque jusqu'en son sommet, avant de s'évanouir par enchantement en fumée pâle d'ether. Par là le pépitement d'un dernier missile déposa sur la tranchée presque indistincte des terres une fine pellicule de neige lumineuse, des étoiles qui retombaient du ciel sur les hommes. On aurait dit parfois que le feu venait d'en haut, directement d'en haut comme l'aurait fait la foudre, tant la puissance des armes les élevaient au-dessus de l'horizon. On aurait dit qu'on lâchait des bougies pour qu'elles tracent leurs flammes et s'embrasent une fois au sol, lâchant les couleurs moirés de leurs dégats vertigineux sur le contraste du bleu de la nuit.
Le lendemain, le front était en vue et le chemin s'achevait, boueux, poudreux et ramassé d'ornières plus profondes les unes que les autres au passage de tant de véhicules variés. Saturne fit stopper la carriole quelques mètres avant la guérite immobile qui marquait l'entrée du camp. Quelques soldats voulurent les pousser à avancer, mais voyant les premiers uniformes ils oubliaient déjà les merveilles par la nuit révélées sur les trétaux du cirque, et se hâtaient de rejoindre un spectacle plus baroque encore, plus vibrant de basses puissantes et délicieusement mortelles, d'enjeu acide. Ophélia leva la tête depuis les bras de Linus pour fixer le directeur du cirque. Comme Agratius la regardait, il sut que Saturne se méfiait de l'armée, maintenant que la vraie pointait son nez, et non plus les seuls plaisantins à la recherche de sensations fortes. La véritable armée. Il examinait les uniformes, reniflait les sourires accueillants, tâtait l'ambiance dans les quelques aperçus des lignes, à quelques centaines de mètres apparentes derrière des lignes de rochers plantés là comme par la main habile d'un planteur de champ de bataille. Saturne se méfiait et Agratius s'en satisfaisait, y voyant comme un dernier espoir que tout n'était pas perdu quant aux adultes. Mais sans doute s'illusionnait-il sur les raisons réelles de la méfiance de Saturne, moins enclin à déchiffrer les fausses allures de la véritable armée que de repenser aux années passées en prison pour exercice illégal du divertissement, ou à l'incroyable concurrence des pyrotechnies cuivrées des spécialistes du spectacle à grande échelle qu'était l'armée officielle, sur les lignes là-bas. Prudemment il rebroussa chemin, frayant parmi de futurs et pressés soldats.
Rosa s'en émut. La fin brutale du chemin la ramena à Minium, lors de sa rencontre avec Johannes où elle avait eu si peur, elle aussi, d'être arrêtée pour toujours, avant de s'apercevoir que la chance lui tendait les bras enfin. Vers le nord. Il fallait aller vers le nord et attendre. Son mystérieux interlocuteur n'était pas venu, les deux enfants d'outre-espace étaient encore là à la regarder intensément – elle sentait leurs yeux dans son dos mais n'osait rien dire car, ça y est, de nouveau ils l'effrayaient, par leurs manières silencieuses et solennelles, et l'absence totale de sentiments qu'elle ne pouvait lire en eux. Ophélia se frotta les yeux. Agratius la tira vers lui pour la blottir entre ses bras. Saturne et Rosa parlaient maintenant à voix haute.
« Pourquoi tu t'arrêtes, Saturne ? Pourquoi ? »
« On arrive devant l'armée, ma Rosa. A la guerre ! Tu ne crois pas que c'est notre place, quand même ? »
« Et pourquoi pas ? Ces soldats, c'était notre meilleur public depuis longtemps ! »
« C'est que derrière ces palissades, ils ont des meilleurs moyens que nous. Et ils sont légaux, eux ! »
« Alors tu ne me fais plus confiance ? »
Si, il lui faisait toujours confiance. Mais cette confiance se balançait à égale mesure avec sa raison, qui l'incitait à repartir.
« Si tu vas vers le sud, Saturne, tu nous conduis vers des villages abandonnés. Alors que là : imagine ce qu'on pourrait apprendre d'eux ! »
Elle se pencha à son oreille pour chuchoter maladroitement ce qui n'était même pas un mystère pour ceux qui pouvait écouter :
« Je suis sûr que les gentils soldats qui nous ont applaudi jusqu'ici sur les routes ont fait passer le mot, et que nous sommes célèbres jusque dans l'état-major ! Je mettrais ma main au feu que le petit soldat, là, dans sa guérite, c'est l'un de ceux qui, le premier soir de spectacle, m'a mis la main aux fesses ! »
Ses souvenirs étaient justes. Ils entrèrent dans le camp, plus près de la guerre encore, plus près des concerts d'obus, et s'installèrent en marge pour annoncer une représentation exceptionnelle devant la troupe.
Du monde était venu les regarder. Des habitués des soirs du chemin, mais aussi des nouveaux. Saturne avait choisi son moment avec exactitude, car la nuit, on ne combattait pas : les machines se rechargeaient et, disait-on parmi la troupe, les extraterrestres dormaient après leur copieuse défaite. Car chaque jour était une nouvelle défaite pour les envahisseurs de l'espace qui débarquaient en nombre le lendemain matin pour perdre infatigablement.
« Approchez ! Approchez ! Le spectacle n'est pas fini ! Le spectacle n'est pas seulement vers le front, il est aussi parmi vous. Vous attendent d'incroyables merveilles pour vous reposer après le jeu de la guerre, et vous émerveiller plus encore de ce dont les hommes sont capables. »
Ophélia suivait le spectacle dans les bras d'Agratius qui s'inquiétait à l'idée qu'ils allaient devoir se montrer à tous, dans cette foule au milieu de laquelle peut-être se trouvait Johannes. En même temps il se disait qu'ils allaient enfin atteindre l'état-major. Mais cette situation d'attente l'agaçait profondément, et le silence d'Ophélia encore davantage, comme si elle savait quoi et quand attendre sans rien lui dire. Sur les trétaux Maxi s'échappa par un rideau ouvert et ce fut au tour du professeur Sapiens, traîné par une laisse de la main de Saturne qui ensuite laissa seul sur scène le singe savant, aux yeux inquiets, plus que jamais inquiets, pensait Agratius, comme si la conversation qu'ils avaient eu quelques jours plus tôt portait enfin ses fruits. Le garçon s'accroupit pour se placer à proximité des oreilles d'Ophélia.
« Tu devrais aller le voir après le spectacle. Je pense qu'il peut être pour nous un allié de poids. »
Ophélia prit l'air de réfléchir sans le montrer. Puis sa petite main pâle se leva mécaniquement en même temps que son regard se tournait, et qu'elle répondait non de la tête. Agratius la vit désigner un projectile lointain encore, mais se rapprochant à grande vitesse ; un obus de petite taille, de forme ovale et pointue venu des lignes ennemies qu'on devinait à peine à quelques flambeaux portés sur l'horizon, dans l'ensemble invisibles à la fête. L'obus suivit le doigt d'Ophélia qui s'approchait lentement d'eux, et des trétaux. Agratius sursauta. Il eut juste le temps de plaquer Ophélia au sol avant l'explosion qui propulsa en milles morceaux indifférents des planches de la scène et des organes du singe savant, éparpillés devant la foule.
On applaudit à rompre les coeurs, à taper du pied en rythme devant l'effrayant spectacle du cratère noir formé à l'emplacement même où se trouvait le professeur Sapiens. On sifflait en direction de la ligne de front des cris qui devaient s'entendre, comme une réponse au lancer qui venait de faire mouche. On se tut à peine quand deux officiers arrivèrent sur leurs bicyclettes et désignèrent les survivants du cirque, tous en réalité car seul le professeur Sapiens n'avait rien vu venir, et Maxi qui n'était jamais parmi eux dans les moments les plus cruciaux.
« Vous êtes en état d'arrestation pour exercice illégal du divertissement, à moins que vous ne me montriez immédiatement votre autorisation. »
Saturne se leva avec peine de quelques os cassés et chercha sa pipe. Rosa avait été plus prompte.
« L'explosion, mon amiral ! C'est l'explosion qui a détruit nos papiers. »
Mais elle ne fut pas plus convaincante, et on les emmena au milieu des acclamations des soldats, décidément satisfaits de ce formidable spectacle plein de rebondissements. Les officiers souriaient à leur public, marchant la tête haute et posant presque les mains sur la taille. Johannes se tenait en arrière, derrière l'officier principal. Ophélia le sentit s'éloigner derrière sans lâcher le regard, aviser la présence des deux enfants, s'en satisfaire à demi pour s'inquiéter un peu de ce qui les attendait, et s'éclipser enfin pour s'interroger sur la façon dont il allait pouvoir les récupérer.
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- Vuld Edone
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Cela dit, j'interviens surtout pour ceci:
J'ai trébuché ici, je rattachais encore "sur la folie" à "la nuit" sous forme "la nuit qui tombait sur la folie" et à partir de "cirque" j'ai senti le décrochage.... manquant par malice d'éviter les claques et les sifflets à ses oreilles excitées par la nuit, qui tombait, sur la folie du cirque s'abattai[en]t les résonances des cris sous les tentes comme...
À mon avis il faudrait essayer "par la nuit tombant sur la folie du cirque s'abattaient les résonances des cris"... avec le problème de "excitées" avant, qui me ferait simplement abandonner "tombant" : "excitées par la nuit sur la folie du cirque s'abattaient les résonances des cris"... je tenterais même "excitées par la nuit dessus la folie du cirque s'abattaient..."
Sinon, si tu veux la coupure - et éviter toute confusion - il faudrait plutôt essayer un articulateur, de type : "par la nuit, alors qu'elle tombait, sur la folie du cirque s'abattaient..." ce qui est au fond le plus conventionnel.
Je suis étrangement plus fasciné par ce combat d'artifices que par l'arrestation de la troupe.
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- Mr. Petch
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Sur l'humidité moite d'un simple lit de paille dormait la petite Ophélia loin du vacarme tonitruant hors des murs de la prison de briques à peine sèches aux jointures, à peine dégoulinantes de tracés de mortier de ciment gris en longues échelles sans cesse interrompues dans leurs barreaux sur le fond rouge. Agratius en étudiait la structure, qui était grossière et malhabile, comme un travail mal terminé la veille au soir. Il voyait, en dégageant la poussière, les cercles concentriques des empreintes digitales des adultes qui avaient construit la prison. La pluie qui tombait depuis la semaine avait dû ralentir encore la prise du ciment. Il en déduisit qu'elle devait dater d'il y a cinq, ou six jours, et qu'elle n'était qu'à peine achevée car son toit de tôle laissait entrer des fentes de jour et d'air mếlés. Si lui et Ophélia avaient été plus grands ils auraient pu dégager la toiture, et s'échapper peut-être au prix de quelques efforts. Quelle fatalité que de ne pouvoir riposter à une aussi grossière punition, qui avait tout l'air d'une mise en scène de prison monté sans précautions ! Il y avait même, dans le coin droit, le bol d'eau et le quignon de pain à même le sol, et le pot sous la banquette en bois pour la selle. La scène était complète. Quels effets n'avaient-on pas aménagé pour eux ! Le garçon se heurta au silence contraint des murs et du sommeil.
Quelle perte de temps stupide et inopportune ! Quel retournement dépourvu de sens, alors qu'ils pensaient être tranquilles et s'être joué de leurs géôliers momentanés... Pourtant ne faut-il pas suivre les faiseurs d'illusion : on risque d'être pris à leur jeu, et à leur piège, et de se retrouver entre quatre murs qui, même de carton, ne laissent plus guère d'issues. Agratius s'en voulait, et ce sentiment étrange et obsessionnel lui était singulièrement désagréable, ou plus exactement le demangeait. Il s'en voulait de n'avoir vu dans l'illégalité des forains qu'un atout. Il s'en voulait de ne pas avoir anticipé une fuite quand ils en avaient encore l'occasion, dans la nuée des soldats venant au front à laquelle il aurait été bien facile de se mêler, même à contre-courant, pour arriver dans des villages peu hostiles car vidés de leurs forces vives. Il s'en voulait, pour ainsi dire mais sans se l'avouer, d'avoir laissé Ophélia prendre la main et de ne pas l'avoir protégée d'elle ; de son innocence ; de sa naïveté ; de sa confiance illimité en tout homme qu'elle croisait et qu'elle voyait à livre ouvert, comme une pureté incapable de mensonges. Elle ne connaissait pas la tromperie. Elle ne se doutait pas du détournement de la Vérité, et ne faisait que refléter sans certitude et sans jugement moral. Et le monde dans lequel ils avaient été jeté d'un coup, par leur propre voeu, n'était pas celui qu'il avait imaginé : le spectacle y avait triomphé, et, comme sur un champ de ruines où dansent les dernières braises, tout était à construire. Seule elle ne pourrait rien. Non, l'innocence d'Ophélia les avait mené à ce désastre et il lui fallait à tout prix saisir l'initiative pour de bon et ne plus se laisser guider, au moins pour l'instant, et malgré toute l'admiration qu'il ne saurait jamais perdre pour elle.
Il la borda en posant sur ses épaules un manteau qu'il avait. Elle frémit, sourit. Elle savait s'échapper par des façons détournées de sa pensée, lui en était incapable autrement qu'ici, dans le dur et le froid des briques, et l'odeur entêtante du mortier à peine posé. Pour les temps à venir il allait veiller et réféchir. Ils n'allaient pas se laisser abattre par de simples cabanes prêtes à s'écrouler d'un seul souffle. Tout ce qu'il lui fallait était un plan. Avec un plan Agratius était capable d'absolument tout, il le savait, il s'en rassura immédiatement en entendant les rires gutturaux de leur gardien qui passait la relève, derrière la porte en chêne. Leurs voix portaient, très fortes, et il y avait à peine besoin d'écouter. Si bien qu'Agratius n'eut qu'à cesser de penser et tendre l'oreille sans faire plus attention pour comprendre ce qui se passait, du fait de simples sons. L'autre garde amenait dans sa remorque chancelante un jeu de dés et quelques pions pour passer le temps. Il riait nerveusement, à rien, à peine, à la démarche de son collègue, à l'idée de deux enfants prisonniers, au jeu de l'ivrogne qui consistait à tenir, parfaitement debout en équilibre sur une bicyclette le plus longtemps possible. Agratius entendit la chute lourde et sans grâce, la roue tournant à vide sur son moyeu d'un cliquetement régulier, et d'autres rires vides qui conclurent la séquence et l'échange par un silence. Les deux lourdauds se relevèrent, car l'un avait dû faire tomber l'autre en voulant se retenir, mais les deux poids combinés n'avaient fait qu'accélérer la poussée et l'attraction du sol. Sans doute ignoraient-ils tout de cela, des principes fondamentaux de la gravité universelle comme de la raison mécanique de la chaîne à pignons, se dit Agratius, soudainement rattrapé par un sentiment de maîtrise. Evidemment qu'on ne pouvait rester debout indéfiniment, et cela ne conduisait qu'à la chute. Il pensa aux petits poiriers de l'orphelinat, désormais bien lointain et pourtant si présent comme si partout autour ce n'était qu'un même monde, qu'il ne l'avait pas vraiment quitté, qu'ils étaient resté dans les ruines en penchant s'en échapper et que des trombes de fumées rejaillissaient parfois et obscurcissaient la vue. Il abandonna l'écoute et se leva lui à son tour, avisa le sommeil profond d'Ophélia déjà ailleurs et attendit l'occasion d'un plan qui ne devrait savoir tarder, car la chance tournait avec la régularité des roues de bicyclette.
Des petits échos de voix lui parvinrent depuis une fenêtre haute, mais qu'il put atteindre en montant sur la banquette en bois. Derrière les barreaux il reconnut le visage balourd de Lucius qui hochait comme gravement, mais sans y parvenir, et sans parvenir non plus à réveiller par ses cris inaudibles la petite Ophélia. En revanche, Agratius était là, devant lui, rigoureux et appelant une réaction.
« J'viens voir Ophélia... »
Le nain tremblait. Sans doute était-il monté en équilibre instable sur un tabouret dérobé ici ou là, ou sur un caillou mal placé et tangent. Il se raccrochait avec peine aux barreaux, trop hauts pour lui, et cette posture malaisée l'obligeait à sauter pour parler, au risque de se faire repérer, car s'il chuchotait au point qu'on ne l'entendait qu'à portée d'oreille, il ne savait faire autrement que remuer les genoux, les pieds, les mains sur les barreaux de fer, et ainsi produire toute sorte de petits bruits. Agratius le regarda sans le voir vraiment.
« Ophélia dort. Mais moi je suis là. Que se passe-t-il ? Et ne devrais-tu pas être en prison avec les autres ? Les agents de l'ordre ne vous ont-ils pas arrêtés pour vos désobéissances à la loi, et pour réparer la justice ? »
Les hésitations de Lucius étaient par trop visibles, et grossièrement masquées sous des yeux agités.
« C'est qu'ils nous ont relâché... »
Agratius échaffauda plusieurs hypothèses, et aucune ne lui inspira confiance ; pas plus que Lucius et ses mimiques de singe savant. Toutes révèlaient une nouvelle tromperie, et il n'était plus question de s'y faire prendre et de faire confiance au premier venu. Ophélia dormait, profondément, rassurée dans son propre monde de pureté. Agratius fixait cette fois profondément Lucius, de ce même regard que le nain n'aimait pas, même derrière des barreaux.
« Je ne comprends pas. Ils me semblaient pourtant si intransigeants sur les questions de divertissements... »
Il eut à peine à insinuer pour avoir sa réponse et confirmer ses craintes les plus grandes :
« Oui. Mais il y a Rose qu'a dit que vous étiez les fameux extraterrestres dont on parle partout, à ce qu'on dit, et qui ont détruit l'orphelinat. Que vous aviez détruit tout et tué beaucoup de gens avec votre robot magique. »
Agratius savait déjà cela. Il savait aussi que c'était faux, mais que certains s'arrangeaient bien à le penser vrai.
« Et alors ils ont cru. Et alors ils nous ont remercié de vous avoir gardé tout c'temps, et ils nous ont r'lâché. »
« Pourtant, Lucius, tu savais que cette histoire d'orphelinat détruit est une invention. Tu n'as rien fait. Tu n'as pas osé ouvrir la bouche pour dire la Vérité. Pourquoi reviens-tu contempler les victimes de ta trahison, comme un bourreau en proie de remords ? »
Lucius suait et baissait les yeux devant Agratius derrière les barreaux de fer, et c'est la peur et l'incompréhension autant que le courage qui le forcèrent à dire, d'une voix presque haute qui risquait d'interpeler le gardien s'il n'était pas occupé à faire résonner les dès sur son plateau :
« Mais non ! Mais non ! C'est qu'je viens vous aider pour vous évader ! »
Il était amusant de voir ce petit être aux traits d'adulte mal fini s'étourdir à rassembler les mémoires de l'évasion qu'il avait conçue pour les restituer à Agratius qui y voyait autant de témérité que d'inconscience, mais aussi l'occasion qui lui manquait depuis peu. Tout était confus, sans but, incertain. C'était à Agratius de reconstituer un plan, non celui du nain mais son propre plan, par bribes captées et réinterprétées par la logique implacable de son intellect. Il lui venait des étapes, dans le désordre mais patiemment agencées et claires à présent que Lucius concluait :
« J'aurais pas pensé à tout ça si c'était pas Maxi qui m'aidait ! Mais voilà, on vient dès qu'on peut ! »
Comme il s'écartait des barreaux Lucius fit entrer la lumière d'un matin encore timide dans la prison de briques des deux enfants. Loin dans la boue des environs riaient des soldats sales et maladroits, effondrés les uns sur les autres après une manoeuvre ratée. Ils s'appliquèrent à recommencer, et encore, et encore, en reprenant sans cesse des chemins identiques et des voies sans issues qui, dans leur pas de l'oie branlant, ne conduisait qu'à la chute. Dans la boue leur empreinte s'incrustait, et plus encore comme le soleil sèchait la terre rendue humide par les journées de pluie. Ils étaient littéralement à terre.
Agratius sortit de sa poche un morceau de miroir brisé, trésor surpris dans l'arsenal de feu le professeur Sapiens juste après l'explosion fatale. Il le polit de sa manche. Il en frotta un peu les résidus de terre. Enfin il le posa en équilibre contre un des barreaux qui produisit un son froid de métal sec et plein. Exactement là où il l'avait posé les rayons du soleil prompts à se gonfler de puissance se réverbérèrent sur la surface plane. Depuis l'éclat moins gros qu'une main d'enfant se projeta la lumière, glorieuse dans sa fierté propre, et elle vint frapper les faces des soldats maladroits. Leurs yeux crièrent. Ils tombèrent à nouveau. Ils se mirent à genoux sans comprendre. Agratius déplaçait l'éclat du miroir en fonction de leurs mouvements. Pas un ne songea à chercher d'où venait l'éblouissement.
Agratius était satisfait sans sourire. Du haut de la banquette en bois, il s'adressa à Ophélia qui ne l'entendait pas mais n'en avait pas besoin pour savoir ce que pensait le garçon. Sans doute parlait-il autant à elle qu'à lui-même.
« J'ai le plan, Ophélia. Nous nous sommes évadés une première fois. C'est un comble si nous n'y parvenons pas une seconde fois... »
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- Vuld Edone
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"Hors des murs" coupe brutalement avec la description précédente. Tu as tendance, pour permettre l'allongement de la phrase, à inverser sujet et verbe, et cela passe bien même si j'y reviendrai. Par contre, tu as utilisé deux fois une structure "loin de x", "hors de x", donc une répétition. Et tu passes du vacarme aux murs sans que la relation entre les deux soit accessible.Sur l'humidité moite d'un simple lit de paille dormait la petite Ophélia loin du vacarme tonitruant hors des murs de la prison de briques à peine sèches aux jointures, à peine dégoulinantes de tracés de mortier de ciment gris en longues échelles sans cesse interrompues dans leurs barreaux sur le fond rouge.
Pour le début de la phrase, "moite" et "de paille" font déjà beaucoup de précisions, il faudrait éliminer l'un ou l'autre. À partir de là, "vacarme" est trop lié à "dormir" pour pouvoir le changer, je conseille donc de modifier par "... tonitruant dont la prison avait l'écho..." ou "... dont la prison rendait l'écho par ses murs de briques..." et ainsi de suite.
Ici je propose simplement de varier la structure et de chercher à lier plus fortement les objets du discours entre eux.
Une dernière remarque. Le "fond rouge" m'a également détaché du texte. Je me suis fait la réflexion que "rouge" pouvait être trop générique, par rapport au long détail qui a précédé. Il suffirait de mettre "... sur le fond d'aurore / de crépuscule / d'ocre / de rouge vif / de rougeoiements / ..." pour l'intégrer formellement.
Comme je le disais, tu as tendance à inverser sujet et verbe ici sans doute pour "soldats" - "maladroits". Par contre ici cette inversion est notable et ne semble plus suffisamment motivée. Je me dis que "ces soldats" ou "les soldats" passerait déjà mieux, ce qui peut indiquer qu'un sujet après le verbe devrait être défini.Loin dans la boue des environs riaient des soldats sales et maladroits (...)
Mon dernier passage concernait aussi ce passage dans la boue, que je mettais en lien avec la première phrase citée pour proposer l'idée qu'il faudrait "mailler" la description, c'est-à-dire alterner la description et l'activité, la boue et la chute ou, dans le premier passage, le sommeil et les murs. Mais j'ai vu qu'il s'agissait d'une mauvaise lecture de ma part, je n'ai pas lu le point avant "dans la boue". Dommage. J'aimais bien cette réflexion sur le "maillage".
Pour le fond je me reporterai surtout à la fin, sur deux choses. L'apparition du miroir n'est pas convaincante, tu l'introduis par défaut. C'est un défaut du feuilleton qui empêche de revenir et de préparer ses effets, ici d'autant plus sensible que la scène après l'explosion nous avait été décrite. Et c'est également intéressant parce que, introduit à ce stade, l'élément aurait manqué d'importance - introduit trop tard pour être justifié.
La seconde chose est cette description de la lumière et des adultes fascinés. Je l'ai opposée à la description mécaniste du jeu de la bicyclette, et j'ai l'impression que la comparaison n'est pas suffisante. Il faudrait soit rendre le reflet également mécanique, par angle et réfraction, soit au contraire en montrer le côté merveilleux, quitte à l'attribuer aux adultes, et donc unique de cet éclat parmi les jeux.
Ce qui me fait penser aussi qu'à ce stade l'exercice du feuilleton commence vraiment à te poser ses problèmes, de ne pas pouvoir revenir sur ce qui précède et donc, finalement, de ne rien pouvoir préparer.
Si je pouvais me permettre une pensée, un feuilleton veut surprendre le public mais, au final, du fait même qu'il ouvre des pistes dont il ne sait jamais quand elles vont revenir, ni même aboutir, le feuilleton repose grandement sur la surprise.
Finalement, le feuilleton pourrait reposer sur une structure d'éclatement, de possibles...
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- Mr. Petch
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Pour vous expliquer la méthode à la base, l'idéal : chaque chapitre est découpé en trois épisodes. La fin du premier épisode est un sorte de "teaser" sur l'enjeu du chapitre, la fin du second épisode est un retournement de situation brutale et la fin du chapitre résout le tout en préparant le chapitre suivant.
Ça c'est l'idéal, et vous constaterez en relisant les épisodes que je n'ai pas réussi à m'y suivre. Les Martyrs a été trop mal préparé par rapport à son ambition, et j'essaye de réparer ça pour la deuxième partie à venir.
Je retiens une phrase de Feurnard :
Ce qui me fait penser aussi qu'à ce stade l'exercice du feuilleton commence vraiment à te poser ses problèmes, de ne pas pouvoir revenir sur ce qui précède et donc, finalement, de ne rien pouvoir préparer.
Si je pouvais me permettre une pensée, un feuilleton veut surprendre le public mais, au final, du fait même qu'il ouvre des pistes dont il ne sait jamais quand elles vont revenir, ni même aboutir, le feuilleton repose grandement sur la surprise.
Finalement, le feuilleton pourrait reposer sur une structure d'éclatement, de possibles...
En écrivant, je me suis rendu compte de la difficulté réelle de l'écriture feuilletonnesque, qui est la tension entre l'épisode et la totalité, entre l'unité et la structure. Or, il faut que dans ce schéma chaque épisode trouve une place par rapport à la totalité du récit, et que cette place soit clairement défini et pas juste jeté comme un rebondissement comme je le fais à tort dans les Martyrs.
J'entends par là que le feuilleton doit se concevoir largement en amont pour pallier les difficultés, avec une structure narrative extrêmement définie. L'un des moyens les plus simples me semble ma fameuse "pelure d'oignon", que Feurnard avait théorisé en un temps sur le Warfo et que je retiens ici. Pour résumer, il faut plusieurs intrigues hiérarchisées, de moins en moins superficielle, et qui s'efface au fur et à mesure. Un feuilleton doit pouvoir obéir à cette structure, de la façon suivante, si je reprends ma structure en trois : la fonction de l'épisode est de développer les intrigues tertiaires, celle du chapitre de développer les intrigues secondaires, celle de la partie l'intrigue primaire. D'où l'idée que la fin d'un épisode noue, puis résout le suspens d'une intrigue tertiaire qui devient une cause de l'intrigue secondaire, etc., etc.
Ça a l'air un peu compliqué et pour cause je n'ai pas réussi à m'y tenir dans les Martyrs, mais je pense que c'est comme ça qu'il faut penser le feuilleton : un enchevêtrement d'intrigues hiérarchisées les unes par rapport aux autres, et non une suite de rebondissements désorganisés.
Mr Petch
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Une main parut. Minuscule, ridiculement boudinée et salie de la terre qu'elle avait remuée. Agratius la reconnue immédiatement, hésitante pour elle-même mais déterminante pour lui. La main enclenchait le plan. Subitement Agratius bourra du poing la porte de coups et appela « Au secours ». Après la main vint un bras, puis une épaule et un front immense où l'on ne savait plus ce qui était cheveux et ce qui était racine.
« On vient vous sauver, avec Maxi ! On a creusé un tunnel ! » dit Lucius.
Mais en souriant il mâcha de la terre et commença à tousser.
Aux cris d'Agratius, la porte s'était ouverte sur le garde, qui prit l'air de la surprise :
« Hé quoi ! Qu'est-ce qui se passe ici ? »
Lucius ne voyait plus ni Ophélia ni Agratius, masqués par l'ombre de la porte ouverte contre le mur, et il ne pouvait s'arrêter de suffoquer. Il comprenait peu ; voyant le garde il dut rebrousser chemin. Ses mains s'empètrèrent dans le sol insuffisamment solide pour l'aider dans sa poussée contraire, et tout ce qu'il put faire fut d'aveugler le garde en lui lançant du sable au visage.
« Alerte ! Alerte ! Les prisonniers s'évadent ! Alerte ! Alerte ! »
Le garde tituba un long moment en criant l'alerte.
« Alerte ! Alerte ! Ils ont creusé un tunnel ! Alerte ! Alerte ! »
Dans la prison ce fut le désordre de main sans corps et de corps sans yeux, de chute éplorée et de fuite sans but ; le chaos espéré par Agratius comme une partie du plan dont tous les pions agissaient selon leurs justes prédispositions. Pas une n'avait dévié du chemin. Lucius s'était affolé sans comprendre rien, et les gardiens avaient fait de même en croyant tout comprendre. Le suite du spectacle était si contingent qu'il intéressait peu Agratius, mais il en sut les faits par la petite Ophélia qui s'attarda à le regarder. Tant bien que mal le nain avait réussi à se retourner à l'intérieur même du tunel pour repartir dans l'autre sens, et le second garde arrivé sur les lieux avait voulu le suivre sans pouvoir glisser dans un conduit trop petit pour lui. Il avait condamné le trou en voulant l'agrandir. Il fut quelques instants à penser du mieux qu'il pouvait, puis il sauta à pieds joints sur tout le sol de la prison. Pour son collègue il chuchota :
« On va faire effondrer leur tunnel, et après il n'y aura plus qu'à creuser pour les récupérer ! »
Comme les deux gardes se congratulaient et continuaient leur danse de bonds en bonds, secoués d'élans qui étaient presque des rires, mais en plus primitifs et bien trop exutoires, Agratius se glissa de l'ombre à la porte, puis au-dehors. Il tirait par la main Ophélia. La bicyclette se trouvait à son endroit, contre un vieux canon rouillé. Il fit signe à la petite fille de monter dans la remorque et lui-même enfourcha la selle. Les pédales étaient presque trop courtes, mais il put les atteindre. La terre humide ne l'empêcha pas de démarrer car il prit un bon élan à partir d'un caillou suffisamment solide, et ils s'éloignèrent de la prison et son drame improbable.
Il se souvenait du chemin parcouru depuis leur arrestation, puis jusqu'à l'entrée du camp militaire. Il se souvenait des chemins tracés par le gré des pas des soldats enthousiastes et par les essieux des chars et les roues des vélos arrivant en pleine vitesse depuis la route. L'échappée n'était pas suffisamment loin qu'il ne put se croire sauvé. L'enthousiasme des premiers jours, de quand ils quittaient l'orphelinat en feu, revenait à Agratius. Devoir agir seul, enfin, lui plaisait plus que tout.
Ils arrivèrent face au portique qui marquait la sortie du camp. Un garde y était posté, et son air sérieux surpris d'abord Agratius, avant qu'Ophélia ne lui révèle qu'il n'était qu'un de plus enfermé dans le temps du rêve, et prenant l'illusion de la guerre avec la pesanteur outrée destinées à de tels moments.
« Comment allons-nous faire pour passer, Ophélia ? Il va nous voir, c'est certain ! Il va nous falloir ruser pour sortir... »
Ophélia avait toujours en elle sa dernière carte si la ruse d'Agratius échouait, mais celui-ci était si sûr de lui qu'il n'y fit pas attention. Il s'avança vers le garde qui leur barra naturellement le passage.
« Halte ! Qui êtes-vous ? Quel est le motif de votre sortie ? »
Ni Agratius ni Ophélia ne se cachaient, et la petite fille fixa même le garde. Il ne reconnut d'abord pas les deux enfants, pris qu'il était dans son rôle de garde qui demandait de la rigueur et de la patience, et non s'évader ici et là à écouter des ordres qui ne le concernait pas. Il s'appelait Remus, et avait reçu de l'état-major une mission précise, une mission de niveau deux qui devait lui rapporter beaucoup s'il l'accomplissait, au moins de se voir confier des missions de niveau supérieur, comme commander aux exercices ou se servir des mortiers si amusants. Sa présente mission consistait à garder le camp. La première règle était de s'assurer que pas un intrus n'y penêtre. Il ne savait rien des intrus qui sortaient, et ce flottement dans les règles l'interpella brièvement, mais sans tout de même l'amener à réfléchir. Juste assez pour le troubler un peu. Agratius prit sa voix la plus théâtrale et la plus grandiose, sa voix la plus soldatesquement pénétrante.
« Garde Remus ! Nous sommes mandatés par vos supérieurs pour faire passer un important message à l'état-major de la cité. Il s'agit d'informations confidentielles qui vont servir à élaborer une arme secrète pour détruire définitivement les extraterrestres. Vous comprendrez, je pense, que je ne peux vous en dire plus ! La mission qui m'a été confié est une mission de niveau dix, et la vôtre n'est qu'une mission de niveau deux. Vous connaissez les priorités du camp. Vos chefs vous ont suffisamment expliqué les règles lorsque vous avez brillamment atteint le grade supérieur. »
Remus regarda les deux enfants. Quoi de mieux que des enfants à vélo, en effet, pour faire passer un important message : même si l'ennemi les capturait, il se ne se douteraient jamais qu'ils sont porteurs d'une mission cruciale ! Le soldat se réjouit de l'intelligence de son état-major qui avait abandonné le bien trop fragile pigeon voyageur, et le trop visible coursier à cheval. Le vélo était parfait. Qui soupçonnerait deux enfants à vélo de mentir ? Il leur fit un clin d'oeil malin, comme on fait à des enfants avec qui l'on veut être complice.
« Je vois... Allez-y. »
Ils passèrent.
Puis le garde leur fit signe de s'arrêter à nouveau.
« Méfiez-vous, surtout ! Il y a deux espions extraterrestres qui viennent de s'évader. Et ils utilisent la même ruse que vous : ce sont deux enfants, un petit garçon brun, l'aîné, et une petite fille blonde avec une robe blanche. ».
A cet instant, Remus comprit. Encore chancelant comme il cherchait à panser la contradiction des règles, il courut vers les enfants qui démarraient de plus belle sur le vélo. Il donna l'alerte.
« Nous allons le semer rapidement, il est à pied, nous sommes à vélo. »
Mais Ophélia avait d'autres intentions, révéla-t-elle à Agratius. Après tout, Remus le garde qui avait compris et percé l'apparence de la parole d'Agratius était peut-être prêt à devenir l'un des leurs, un des élus susceptibles de les aider dans leur mission, prêts à accueillir la force de la Vérité. Il fallait essayer. Il fallait essayer de le confronter à la Vérité. Ce serait non seulement un ennemi en moi, mais aussi un allié de plus. Agratius, hésitant, accepta. Il stoppa le vélo et Ophélia capta le regard du garde en pleine course.
Remus avait été parmi les premiers à partir avec enthousiasme vers cette guerre. Il était arrivé tôt, et avait dû accomplir un grand nombre de mission de niveau un avant de se distinguer aux yeux de l'état-major et de passer au grade supérieur. Comme tous les soldats, il avait reçu son arme et un casque à visière qui seul permettait de voir les fourbes extraterrestres qui étaient des octopodes combattant dans des exo-armures anthropomorphes à champ d'invisibilité. Comme tous les soldats, ils s'étaient rejouis de manipuler enfin de vrais armes. Mais la guerre n'était qu'une illusion spectaculaire à grands moyens car les extraterrestres n'étaient pas des extra-terrestres, et lui-même n'était pas vraiment un soldat, qui n'avait jamais manié d'armes autrement que dans les salles d'arcade où les machines de simulation leur permettaient de s'entraîner à tirer sur des extraterrestres qui n'existaient pas. Cela serait pareil ici : une salle de simulation géante, et les extraterrestres qu'on leur disait vrai pour cette fois n'existaient pas plus que dans les simulateurs. Derrière les casques qu'on leur distribuait pour transformer la véritable forme des ennemis en horribles faces inhumaines, il y avait une vraie guerre, et du vrai sang, et la vraie mort qui l'attendait alors qu'il aurait pu continuer à s'amuser avec sa femme et ses deux enfants qu'il emmenait toutes les semaines au grand théâtre mécanique qu'ils adoraient tellement, tellement, et lui aussi adorait ce théâtre qui employait en réalité des enfants comme les siens qui étaient décapités pour en extraire le cerveau qui servait de mémoire temporaire aux robots sur la scène. Et parmi les enfants, les théâtres mécaniques emploient souvent des orphelins.
Le garde s'effondra net. Agratius posa la main sur son coeur.
« Il est mort, Ophélia. Il n'était pas des nôtres, je le crains fort... Tu te seras trompé. Il te faut apprendre à mieux discerner la nature humaine, je crois. Au moins aura-t-il connu la Vérité avant de mourir. Peut-être était-ce aussi ce que tu voulais, dans le fond. »
Ils repartirent. Derrière eux le camp s'agitait, à peine, de la dernière évasion. Le chemin se dégagea pendant quelques instants.
Soudain il y eut dans l'esprit d'Agratius comme un scintillement rouge d'alerte. Puis une voix et un fait. Ophélia s'était demi assise dans la remorque et elle voyait qu'ils étaient suivis, depuis quelques minutes, depuis qu'ils avaient quitté le camp. Ils étaient suivis par Johannes ; l'homme qui les poursuivait depuis Minium pédalait derrière eux et sa monture allait bien plus vite que la leur, ralentie par la remorque.
Agratius avisa une issue par la gauche. Il y avait une descente grâce à laquelle il pourrait gagner en vitesse, et ensuite une lande plate, garnie de bosquets d'ajoncs piquants capables de perforer les pneus. Lui saurait les éviter ; ce n'était pas difficile : il suffisait de voir et comprendre. Leur poursuivant chuterait dès les premières mètres, et enfin ils seraient seuls.
Le garçon avait raison. La lande d'ajoncs arrêta Johannes. Il freina brutalement avant d'y pénétrer et mit le pied à terre. De loin, Ophélia le voyait agiter ses bras pour leur faire signe de revenir, mais Agratius pédalait de plus en plus vite, grisé par son entrée dans une plaine intacte mise en jachère. Ophélia lui répondit, et Agratius ne vit plus rien à compter de cet instant. Que la vitesse de sa bicyclette, et les odeurs de sang brûlé.
Le garçon avait raison : la lande d'ajoncs avait arrêté Johannes. Mais elle avait levé au milieu de leur quête des obstacles inattendus. Un rocher surgit derrière une bosse de terre. La roue se froissa à son contact, et expulsa les deux enfants. Ils décrivirent une courbe parfaite dans le ciel gagné par la brume.
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