Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     La nuit était noire. Quelques pâles étoiles diffusaient toute leur lumière pour tenter d’illuminer ce ciel opaque, mais rien n’y faisait. La lune était cachée par d’épais nuages. Pas une once ne vent ne venait effleurer la cime des hauts arbres de la forêt. Tout était tranquille, et même, contrairement à leurs habitudes, les loups n’entamaient pas leur lancinant concert.

     Soudain, un bébé qui, jusqu’alors, dormait paisiblement entre un solide matelas et quelques épaisseurs de draps, se réveilla en sursaut. Il avait rêvé qu’on le jetait dans une rivière. Il se mit à hurler, à pleurer. Sa tête rougit, il se mit à postillonner, et il hurlait. Ses pleurs étaient entrecoupés de quelques hoquets.

     La baronne ouvrit les yeux. Bon sang, quel vacarme insupportable ! Elle leva péniblement le dos, puis se fit un devoir de s’étirer convenablement. Sa bouche était pâteuse, et ses yeux encore endormis. Près d’elle, le baron commençait à s’éveiller également. Et le petit Gaston pleurait toujours. La femme mit un pied en dehors du lit à baldaquin. Son mari aurait dû l’écouter, et laisser cet enfant aux bons soins de Camille pendant la nuit... ah, elle rêvait d’une vie luxueuse, avec de nombreux laquais, beaucoup de serviteurs... elle n’aurait pas à se soucier de son propre enfant, mais pourrait l’admirer, ainsi que ceux de tout ses gens..

« Ce n’est rien, mon chéri, tu as fait un cauchemar... calme-toi... dors, dors... »

     Le baron se retourna dans les draps. Mais pourquoi ce gosse refusait-il de se taire ? Elever un enfant était si compliqué... mais il refusait le luxe superflu, et préférait élever lui-même son propre enfant... il entendait des bruits de pas, dans le couloir. Sans doute sa femme qui revenait. Et le petit hurlait toujours. Par la Dame, faudrait-il qu’il aille le calmer lui-même ?

« Monsieur... »

« Mmmh... »

« Notre enfant refuse de se calmer... alors, si vous pouviez... enfin, je pense que vous êtes plus apte que moi à... »

     D’Annecy se leva avec peine. Oh, morbleu ! Mais qu’avait-il fait pour mériter cela ? Refuser de confier l’enfant à Camille, sans doute... Il se mit à marcher en titubant à travers la pièce, puis tâtonna dans le couloir, et se reposant sur les murs. Un pas, deux pas... ses doigts rencontrèrent une partie en bois. Etait-ce la porte de son fils ? A en croire les cris qui émanaient derrière, il avait touché juste. Bon, la poignée, à présent...

     Les murs étaient gris, sous la faible lumière qui filtrait à travers les rideaux de la petite lucarne, dans le mur de fond. Dans cette pièce, point de meubles, seulement un petit lit tout au fond à droite, d’où partait une horrible cacophonie. Le baron fit quelques pas. Dès qu’il l’aperçut, Gaston changea de comportement. Il hoqueta un peu, puis se mit à murmurer, comme le font souvent les petits enfants, avant l’âge de parler. Il rit doucement. Son père s’approcha de lui, puis déposa un tendre baiser sur son front. L’enfant s’endormit, en bavant un peu.

     Raoul regagna sa chambre péniblement. Oh, dame ! Fallait-il vraiment ne plus passer de nuits paisibles, pour que son enfant le soit ?

     Une fois dans ses appartements, il ne retourna pas tout de suite se coucher. Il fit quelques pas en avant, puis ouvrit grand la fenêtre. Un courant d’air frais s’engouffra dans la pièce. D’Annecy respira à pleins poumons. Quelques furtifs mouvements lui indiquèrent que sa femme s’était levée.

« A quoi pensez-vous, Raoul ? »

« A cet enfant... à cet enfant que j’ai relâché... dans la nature... A cet enfant qui aurait pu être le nôtre, mais qui a été tué par des loups. »

     La main de la baronne effleura son épaule.

« J’y pense souvent, moi aussi... Je... je ne sais pas quoi retenir de tout cela... »

« Vous souvenez-vous, il y a deux ans, après votre accouchement ? Je regardais le paysage, et n’en détournais pas le regard. C’est vers la forêt que je regardais... je pensais à cet enfant qui aurait pu être notre fils... mais pourquoi avoir voulu le renier ? »

« Sauf votre respect, monsieur, c’est vous qui.. »

     Le baron se dégagea vivement, et commença à marcher à travers la pièce.

« C’est moi... oui, c’est moi ! Bien sûr ! Mais pourquoi l’ai-je remis à sa place ? Je pensais que je n’avais pas le droit d’être le père d’un bâtard... Je pensais que l’honneur était plus important que tout ! »

     Il commençait à se mettre en colère, et à gesticuler. Parfois, il ployait, comme sous une charge imposante qui lui pèserait sous les épaules. Il se mettait à crier.

« Tu comprends cela ? J’ai cru que l’honneur d’un seigneur bretonnien valait la vie d’un enfant ! J’ai joué avec la vie d’un être humain, seulement pour pouvoir dire : « regardez, j’ai un héritier ! Il est de moi ! » Mais à quoi cela sert-il ? Cet enfant, cet enfant qui est mort, je l’aurai chéri, adoré ! »

« Calmez-vous ! »

     La baronne posa sa main sur l’épaule de son mari mais celui-ci se dégagea vivement.

« Non ! Ne me touche pas ! Je suis un assassin ! Un assassin, entends-tu ? J’ai tué ! J’ai tué ! »

     Le baron restait là, au beau milieu de la pièce, le dos voûté, ses mains crispées tournées vers lui. Il se dégageait de cette espèce de gargouille une impression de terreur de tristesse.

« C’est deux ans plus tôt qu’il eût fallu faire ces réflexions, mon ami. Allons dormir. »

     Et la femme fit brusquement volte-face pour se recoucher.

*

     Le doux et sourd murmure des sabots qui se posaient sur le sol meuble du chemin qui traversait la forêt d’Andrésy retentissaient agréablement au milieu de la forêt. L’heure était avancée, minuit devait déjà être passé, mais Raoul d’Annecy ne parvenait pas à trouver le sommeil. Gaston s’était réveillé par trois fois déjà, et ses parents avaient suivi. Après ce troisième éveil intempestif, la baronne avait trouvé le sommeil, mais lui était définitivement réveillé. Il se sentait le besoin de se changer les idées, l’idée d’une balade en forêt s’était imposée naturellement. La nuit, les arbres avaient un autre air, menaçant et traître. Qu’est-ce qui pouvait bien se tapir dans l’ombre, entre ces deux rochers ? Ces ombres, projetées par la lune, à présent haute dans le ciel, qui griffent le sol de leurs pattes tordues, étaient-ce bien celles des arbres ? Ce caillou qui dégringole, a-t-il été poussé par le souffle du vent, ou par une créature maléfique ? Autant que questions que l’on serait en droit de se poser.

     Raoul d’Annecy pensait à autre chose. Il réfléchissait à la réaction de sa femme, quelques heures plus tôt. Pourquoi avoir adopté ce ton glacial, elle qui d’habitude était serviable, aimante et gentille comme tout ? Il s’était un peu emporté, certes, mais de là à se désintéresser de ses états d’âme... car c’est ce qu’elle avait fait : en réagissant de la sorte, elle avait montré qu’elle se moquait de tous ses doutes et ses remords, elle se moquait de la position que lui-même prenait vis-à-vis de son ego... ou alors non, elle lui reprochait tout simplement de s’être détourné d’elle, de s’être emporté sans l’écouter... mais une femme se bornerait-elle à de pareilles futilités ? Il n’en était pas sûr, il ne savait pas, il ne croyait pas... Mais pourquoi ? Pourquoi ?

     Soudain, il aperçut, au détour du chemin, l’endroit même où il avait abandonné l’enfant, deux ans plus tôt. Cruel jeu du destin, sans doute... mais il fallait en finir, avec toute cette histoire, ces remords... oh ! Que n’avait-il pas fait ? Il avait tué ! C’était un assassin de la pire espèce !

     D’Annecy mit pied à terre, puis se coucha entre les fougères, à l’endroit où il avait déposé ce qui aurait pu devenir son fils.

     Il s’endormit.

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