Des rires. Des rires et des pleurs. Quand Gaston pense à son enfance, ce sont les deux premières sensations qui lui reviennent. Deux sensations contrastées, deux émotions contraires et pourtant si ressemblantes. Des cris nous échappent, nous sommes tout rouges. Seul le sentiment diffère.
Ses premières années s’écoulèrent paisiblement. Sa mère lui donnait à manger un bouillon préparé par Camille, qu’il acceptait d’avaler sans broncher. Il y prêtait tellement peu d’attention qu’il était incapable de dire s’il avait aimé ou non. C’était une soupe de légumes, parfois accompagnée d’un petit bout de viande.
L’après-midi, il jouait avec son père. Le vieil homme était empli de tendresse, et acceptait volontiers de faire une partie de saute-mouton, imitant parfois le bêlement de l’animal. Les murs délabrés du château d’Annecy se souviennent encore des rires qui hantèrent les grands couloirs à cette époque.
De temps en temps, le baron faisait des cadeaux à son fils, comme de petits pantins de bois, représentant des chevaliers, que l’on devait faire combattre en levant ou baissant le bras.
Le père se prêtait avec plaisir à ces jeux enfantins, et, à genoux, au beau milieu d’un couloir éclairé par des torches et quelques vitraux, il riait autant que son fils.
« Papa ? »
« Oui, Gaston ? »
« J’ai un petit frère ? »
Les rires cessaient, parfois. Un lourd silence s’imposait. On n’entendait alors que les piaillements étouffés des oiseaux à l’extérieur, et le crépitement des torches. Les ombres dansaient, poussées par le mouvement des flammes et des nuages.
« Pourquoi me demandes-tu ça ? »
« Je ne sais pas... je me suis dit, tu n’es pas toujours là pour jouer avec moi, alors, je me suis dit, un petit frère, lui, pourrait jouer avec moi. »
« Oui, Gaston... tu as sans doute raison. »
« Pourquoi tu ris, papa ? »
« Ce n’est pas un rire. »
« Mais tu ris, je t’assure ! »
« Alors c’est un rire triste. »
« Oui, on dirait que tu pleures. Tu es triste parce que je n’ai pas de petit frère ? »
« Oui... oui, c’est cela, Gaston. Je suis triste parce que tu n’as pas de petit frère. »
« Allez, on continue ? »
« Non, Gaston. Il faut... que je parle à ta mère. »
Et l’enfant continuait seul ses jeux, sans se douter que, loin de discuter avec sa mère, D’Annecy se lamentait auprès d’elle.
Le méchant chevalier noir arrivait. C’était le plus fort, le chevalier noir ! Et le plus méchant ! Il dévastait la région, avec son épée, il tuait tous les paysans. Mais le gentil chevalier Raoul arrivait !
*
« Un frère ! Un frère... Vous rendez-vous compte ? Je n’en pourrais guère supporter plus ! Le souvenir de cet enfant banni, non, de cet enfant assassiné, me revient sans cesse en mémoire ! Que faire, ma Dame, que faire ? »
« Calmez vous... séchez vos larmes... Calmez-vous... chuut.... »
*
« Argh ! Je suis blessé »
« Bwahahaha ! Tu vas mourir ! »
« Jamais ! Pour la Dame ! »
« AAAAaaaaargh ! Tu... tu m’as eu.... Je vais mourir... Adieu... »
Quelques incidents se produisaient ainsi : le fils faisait revenir au père la mémoire de cet enfant, tué avant même d’être innocent. Souvent, au matin, on ne retrouvait pas le baron dans sa couche, et il fallait alors le chercher en pleine forêt, endormi sur le lit d’humus qui abritait sans doute quelques os, si petits qu’on les aurait volontiers pris pour des os de poulets.
« Un jour, les loups vous mangeront, Raoul, à vous trouver ainsi, assoupi, sans défense. »
« C’est bien ce que je mérite. »
« Mais non, mon ami, cessez de vous en faire. Il nous fallait un héritier de sang pur ! Et puis, le bébé n’a pas souffert, vous avez dit vous-même qu’il est mort avant même d’avoir conscience de la vie ! »
« Vous défendiez cet enfant, auparavant. Vous en souvenez-vous ? »
« Oui. »
Et les années s’écoulaient ainsi, de plus en plus longues, avec un rythme qui s’essoufflait un peu plus à chaque fois. Le père jouait de moins en moins avec son enfant. L’été passait, chaud et terne. Tout le monde restait cloîtré dans le château, à l’abri du soleil. Gaston passait ses journées à courir seul dans les couloirs, et à feuilleter des parchemins, rédigés de la main de son père. Parfois, celui-ci lui rendait visite dans sa chambre, et tous deux jouaient avec les pantins de chevaliers. La tête de l’un d’eux s’était cassée.
Puis venait l’automne. Les fenêtres étaient fermées, il faisait froid. Le garçon partait chercher du bois, parfois, à la lisière de la forêt, afin d’être loin des loups. Au beau milieu d’un tapis de feuilles à la couleur de feu et de fruits écrasés, il était là, sa hache à la main. Elle était lourde, ses bras étaient frêles. Chaque coup porté assaillait les muscles et tiraillait la chair, arrachant parfois quelques larmes fugitives aux paupières lourdes. Il fallait parfois une dizaine de coups pour venir à bout d’une bûche, et une fois qu’il y avait suffisamment de fagots, il fallait encore rentrer à la maison, avec un énorme poids sur le dos. Il fallait souvent s’arrêter, le dos en feu, puis reprendre le long et douloureux chemin jusqu’à la demeure familiale.
L’hiver mordait toujours, et, une fois encore, personne ne quittait le château. Malgré les toiles huilées qui recouvraient les meurtrières, un froid tiraillait les entrailles, et se déplacer, transi, à travers les couloirs était épuisant. Les jours s’écoulaient, mornes, froids, sans couleur. Les servantes apportaient le repas, les gardes faisaient des rondes de garde, Gaston apprenait à parler impérial, la vie s’arrêtait là. Parfois, une toile se brisait, un courant entrait. Il fallait recouvrir le trou avec un tapis en attendant que les gardes viennent réparer les dégâts.
Le printemps enfin venait. On courait, on riait, on jouait. On cueillait des fleurs pour les offrir aux filles, ces jolies enfants des villages voisins, dont les nattes dorées semblaient brodées sur les petites robes bleues, de ces filles qui respirent à pleins poumons de petites pâquerettes, de ces amoureuses timides et indécises qui sont prêtes vous aimer juste parce que vous le leur dites ; on partait se rafraîchir dans la grande fontaine en granit, au milieu du potager, qui représentait la Dame du lac, tenant entre ses mains une coupe d’où une eau claire et fraîche jaillissait.
C’est pendant ces printemps fous, ces printemps qui durent toute une année, que Gaston trouva un remplaçant pour son petit frère.