Les pas de Thror résonnaient le long de l’obscur couloir qui menait à la Forge. Toute sa vie, il avait parcouru le dédale de tunnels creusés dans la montagne, et connaissait par cœur le plan de la forteresse comme tous les Nains de Karaz Lok. Depuis des temps immémoriaux les Nains apprenaient à connaître leur montagne et à s’y repérer les yeux fermés dès l’enfance. Cela permettait, en cas d’invasion ennemie, d’éteindre toutes les torches afin de pouvoir évacuer les femmes et les enfants en toute sécurité. Les jeunes Nains jouaient même à faire la course dans l’obscurité sans se cogner, tant leur connaissance des souterrains était grande malgré leur jeune âge. Thror, lui, avait passé l’âge des jeux. Sa barbe cachant maintenant entièrement son cou, il venait enfin d’être reconnu comme adulte, malgré ses soixante ans ! L’âge importait peu pour les Nains, et les soixante printemps de Thror étaient bien peu de chose en regard de la longévité exceptionnelle de cette race ; un Nain pouvait espérer vivre des centaines d’années, et la plupart d’entre eux mouraient à la guerre ou accidentellement : bien peu étaient ceux qui finissaient dans leur lit ! L’âge comme la sagesse étaient donc calculés selon la longueur de la barbe, ou celle des cheveux pour les femmes. Le plus vieux Nain de la forteresse (et par conséquent le plus sage !) pouvait s’enorgueillir d’une magnifique barbe de plus de trois mètres de long ; c’était le conseiller personnel du Roi de la Montagne et il totalisait pas moins de trois cent quarante-sept années d’existence . Bror, le père de Thror, était à cent soixante-quatorze ans un Nain "dans la force de l’âge". Il était maître forgeron de Karaz Lok et sa réputation s’étendait à toutes les forteresses avoisinantes.
Thror avait longtemps attendu le jour où il pourrait enfin devenir forgeron à part entière. Depuis de longues années, il n’était qu’apprenti et ne faisait que des corvées ou de petits travaux comme le forgeage de fers à cheval de basse qualité destinés aux Hommes de la vallée. Il rêvait depuis longtemps d’entrer à son tour dans la Guilde des Forgerons comme l’avaient fait avant lui son père, son grand-père et tous les fils aînés de sa famille depuis des générations. Le grade de Disciple Forgeron allait lui être attribué aujourd’hui après l’examen par le maître des runes de Karaz Lok de la hache de guerre qu’il venait de terminer, et qui représentait l’exercice ultime à accomplir pour entrer dans la Guilde. Ce grade lui permettrait enfin de forger des armes, des bijoux et des machines sophistiquées et de donner libre cours à son art. La préparation de la hache lui avait demandé six mois d’efforts et de soins, et tous ses amis s’accordaient à dire qu’elle était magnifique : aussi Thror ne ressentait aucun doute dans son esprit en se dirigeant ce matin-là vers la Forge de la Montagne.
Peu à peu le long souterrain qu’il suivait depuis dix bonnes minutes s’élargit tandis qu’un vent chaud montait des profondeurs : c’était la chaleur dégagée par le haut fourneau de la Forge qui parvenait loin en avant dans la forteresse. Bientôt Thror perçut le tintement des marteaux sur les enclumes, puis le chant des forgerons au travail. Ces chants étaient graves et solennels ; ils parlaient de trésors perdus, de vieilles rancunes jamais vengées et de gloire passée, choses qui passionnaient les Nains au plus haut point mais qui laissaient indifférentes les autres races. Les hommes et les elfes appréciaient peu les chants des Nains, et avaient d’ailleurs rarement l’occasion de les entendre. La plupart des chants étaient écrits et interprétés dans la langue secrète des Nains qu’ils ne parlaient qu’entre eux et n’apprenaient à personne hormis leurs enfants, c’est pourquoi ils ne les chantaient guère devant les autres. Les chants écrits en Langage Commun étaient les moins beaux, et la voix grave et sourde des Nains avait valu à leurs chants une réputation peu flatteuse auprès des hommes. Lorsque Thror pénétra enfin dans la Grande Salle où les forgerons étaient au travail, ceux-ci entonnaient la Chanson de la Forge, leur chanson. Le couloir qu’avait suivi Thror débouchait sur une plate-forme étroite qui surplombait toute la salle ; chaque fois qu’il arrivait là il prenait quelques secondes pour contempler le spectacle magnifique qui s’offrait à ses yeux : la lumière vacillante du grand feu entretenu de jour comme de nuit éclairait toute la pièce, lui donnant un aspect mystérieux renforcé par le son puissant de l’imposant soufflet de forge qui alimentait en air le brasier. Ce souffle semblait être celui de la montagne, comme celui de sa respiration lente, forte et régulière. Ce souffle donnait vie au cœur de la forteresse. Quinze forgerons Nains étaient au travail, et Thror leur trouvait une allure magnifique ; ils étaient semblables à leurs lointains ancêtres, ceux qui côtoyaient les Dieux et qui avaient forgé les plus beaux objets jamais créés. L’idée de devenir l’un d’entre eux était pour Thror la source d’une fierté sans bornes.
Il fut subitement tiré de sa rêverie par la voix de Gimbur, le Maître des Runes en personne, qui l’interpella du bas de l’escalier où menait la plate-forme.
_" Viens ici, rêveur ! Nous avons à parler !"
Sa voix était rude, et il passait pour un Nain bourru, ce qui lui avait valu un surnom qu’on aurait pu traduire par "regard sévère" en Langage Commun. Le fait est qu’il ne se montrait jamais aimable, tout juste poli, et qu’il ne parlait que très brièvement, fuyant les longues conversations. Thror savait cependant que Gimbur sous des dehors peu engageants pouvait témoigner d’une réelle amitié et ne se donnait cet air renfrogné que pour être à la hauteur de la réputation de sévérité qu’on prêtait à tous les Maîtres des Runes. En descendant les quelques marches qui le séparaient encore du vieux Nain, Thror remarqua la hache qu’il avait forgée pendant à la ceinture de Gimbur. Le Maître des Runes, voyant sur quoi se tournaient ses regards eut alors un léger sourire qui disparut bien vite.
_"C’est une bonne arme ! dit-il. Je l’ai examinée longtemps et vraiment tu as fait là du beau travail. Ton père peut être fier de toi. Disant cela il tourna les yeux vers Bror qui martelait distraitement un vieux fer à cheval pour avoir l’air occupé, mais qui ne perdait rien de la conversation entre le Maître des Runes et son fils. Je me suis permis, reprit Gimbur, de prendre un peu d’avance sur ce qui était prévu ; les vents de magie étaient très favorables la nuit dernière et je ne pouvais pas laisser passer l’occasion de graver une si belle hache. J’ai pu lui faire porter trois runes très puissantes et elle les a bien supportées. C’est une bonne arme ! répéta-t-il.
_Trois runes ! murmura Thror.
_L’une d’elle est même une Rune Jalouse". En prononçant ces paroles il put lire la stupéfaction sur le visage de l’apprenti : les Runes Majeures ou Runes Jalouses comme les nommaient les Maîtres des Runes étaient les plus puissantes et l’on ne pouvait les graver que sur des objets d’une grande qualité de fabrication. Le travail des postulants au titre de forgeron était habituellement gravé d’une ou deux runes mineures, et souvent ces objets cassaient sous la puissance magique qui leur était insufflée. Le test était alors raté et l’apprenti n’avait plus qu’à recommencer. En prenant le risque de graver d’une rune si puissante la hache de Thror, et en lui en faisant porter encore deux autres avec, Gimbur avait voulu mettre à l’épreuve son travail mais aussi montrer la confiance qu’il avait en lui. Il était impossible de lui faire subir examen plus dur à passer : un objet ne pouvait en effet recevoir plus de trois runes et il ne pouvait y avoir deux runes majeures sur un même objet. Thror était donc désormais en possession d’une arme très puissante, et il venait d’entrer dans la Guilde de façon extrêmement brillante.
_"C’est un grand honneur pour….commença-t-il, mais il fut interrompu par Gimbur qui tenait à rester distant :
_Trêve de bavardages ! Prépare-toi plutôt pour la cérémonie de ce soir. Bienvenue dans la Guilde. J’ai à faire maintenant," ajouta-t-il en tournant les talons. Il disparut bientôt dans un petit couloir qui menait à ses appartements.
Thror était au comble du bonheur et son père qui ne cachait plus sa fierté lui fit de loin un grand sourire. Le père et le fils n’échangèrent aucune parole mais Thror savait que ce soir, après la cérémonie, une grande fête de famille allait être organisée où il recevrait enfin les chaleureuses félicitations de Bror. Pour patienter jusqu’au soir il alla aider son ami Dwaïn à polir quelques pièces de métal, tâche ingrate qui avait cependant le mérite de ne réclamer aucune attention particulière, ce qui convenait tout à fait à Thror, bien trop joyeux pour l’instant pour exécuter correctement un travail un peu sérieux. Bror, tout à sa fierté de voir son fils entrer dans la Guilde, martelait depuis cinq bonnes minutes le même fer à cheval à présent difforme et tout aplati. Il ne s’en rendit compte que lorsque son cousin Fâli, passant auprès de lui, lui fit remarquer en riant le peu d’utilité de son travail. Un peu confus, il alla se joindre à une équipe de forgerons qui descendait dans les mines des profondeurs de la Montagne afin d’y installer un système d’évacuation de l’eau.
La journée passa lentement. Thror rêvait à ses créations futures tout en polissant le métal , et écoutait d’une oreille distraite la conversation de Dwaïn. Son ami était rempli d’admiration pour lui, et l’enviait secrètement car lui aussi devait bientôt passer l’examen d’entrée dans la Guilde. Il avait choisi de préparer comme œuvre à présenter au Maître des Runes une arquebuse, et se creusait la tête depuis des semaines pour empêcher le canon de l’engin d’exploser dès la première utilisation. Cet incident était fréquent avec toutes les armes à feu et Dwaïn appréhendait le moment où il testerait son arme pour la première fois. Pour se rassurer, il refaisait sans cesse ses calculs de résistance de l’acier par rapport à la puissance de la poudre, et prenait à tout moment l’avis de ses aînés. Thror qui venait de passer son examen constituait pour lui un interlocuteur de choix, et il le submergeait de questions. Cependant, à force de n’obtenir de sa part que des réponses évasives et des conseils inutiles, il finit par se lasser et reprit son polissage.
La fin de l’après-midi approchait, et les Nains s’apprêtaient à abandonner leur travail pour passer à table lorsque l’on entendit dans la salle un terrible craquement, suivi d’appels au secours qui provenaient du couloir du puits de mine. Immédiatement tous les Nains se ruèrent en direction de l’origine du bruit. Thror courait en tête, de toutes ses jambes, car il avait reconnu dans la voix qui appelait à l’aide celle de son propre père. Après un temps qui lui parut une éternité, il arriva enfin devant le puits de mine d’où provenait les cris, et fut horrifié du spectacle qui s’offrit à sa vue : le treuil auquel était suspendue la nacelle dans laquelle avaient pris place les ouvriers Nains qui remontaient de la mine avait cédé sous le poids, et les malheureux avaient fait une chute mortelle de plus de trente mètres. Seul son père avait pu s’agripper à un câble et se balançait dans le vide juste au-dessous de lui. Il gémissait de douleur, et jetait vers son fils des regards désespérés. Thror s’empara immédiatement du câble et tira de toutes ses forces pour le remonter. Il entendait les autres Nains qu’il avait largement distancés arriver derrière lui, et criait à son père de tenir bon tout en le tirant à lui ; mais malgré toute sa volonté, il ne parvenait pas à le hisser d’un pouce. Les autres forgerons arrivèrent enfin dans la salle. Ils n’eurent cependant pas le temps de lui venir en aide : derrière lui le câble qui était coincé par les débris du treuil se libéra brusquement et se mit à lui filer entre les doigts. L’acier lui brûla les chairs et ses mains s’ensanglantèrent alors qu’il faisait des efforts désespérés pour retenir le filin. Il criait tandis que la douleur s’intensifiait inexorablement, et atteignait un point que nul être vivant n’aurait pu supporter plus longtemps. Dans un hurlement de souffrance et de rage, Thror lâcha le câble.