Le vent glacé qui soufflait sur les collines désertiques traversait facilement le léger manteau de lin de Thror, et rendait sa marche encore plus pénible. Il décida de s’arrêter au bord du sentier contre le tronc d’un vieil arbre mort, à l’abri de la morsure du froid. Depuis son départ de Karaz Lok trois jours auparavant il n’avait fait que cinq pauses très courtes et n’avait pas dormi. Il suivait volontairement ce sentier désert qui menait vers des contrées désolées afin de s’éloigner des routes commerciales très fréquentées et totalement sûres. Il n’avait pas rencontré âme qui vive sur son chemin depuis deux jours, et les dernières personnes à l’avoir vu ne lui avaient pas adressé la parole, avaient baissé les yeux et s’étaient éloignées sans se retourner. Il était désormais un solitaire, un exclu volontaire et sa vie ne lui appartenait plus : il était devenu un Tueur.
La mort de son père avait détruit sa vie à jamais. Après l’accident on avait remonté les corps du puits de mine et Thror avait veillé la dépouille de Bror toute la nuit. Le soir qui devait être celui de son entrée dans la Guilde et par conséquent l’instant le plus important de sa vie s’était transformé en un cauchemar qui le hanterait jusqu’à la fin de ses jours. Il n’avait pas versé une larme, n’avait pas proféré un son pendant la longue veillée funèbre et les pensées s’étaient bousculées sans répit dans son esprit. Personne n’était responsable de l’usure du treuil qui avait déclenché la catastrophe, et tous les témoins avaient vu Thror tenter de sauver son père à tout prix ; tous avaient vu ses mains ensanglantées et horriblement brûlées par le frottement de l’acier ; tous reconnaissaient qu’il eût été impossible à n’importe qui de retenir le câble et pourtant…Pourtant Thror avait choisi de porter seul le poids de cette tragédie. Il était le dernier espoir de son père , il avait pu lire sa détresse dans le regard qu’il lui avait jeté, et aurait dû le sauver ou mourir avec lui en tentant de le faire. Au lieu de cela, la douleur lui avait fait lâcher prise et Bror était mort par sa faute. Ce raisonnement aurait pu paraître absurde à un humain mais pour un Nain, il était tout à fait plausible. L’honneur de Thror était entaché à jamais à ses propres yeux, et il n’avait aucun ennemi contre qui exercer sa vengeance. L’Ordre des Tueurs lui avait fourni la dernière porte de sortie possible en l’acceptant dans ses rangs.
Ses mains avaient été soignées et même s’il garderait toute sa vie de profondes cicatrices il pouvait s’en servir normalement. Sitôt après sa guérison il était aller trouver Frerïn , qu’il savait être membre de L’Ordre des Tueurs et lui avait demandé de le faire entrer dans la secte. Ce dernier ne lui avait posé aucune question, ne lui avait jeté aucun regard de pitié ou de compassion, et s’était contenté de marmonner quelques réflexions personnelles dans sa barbe sans sembler prêter attention à la requête de Thror. Frerïn Sans-Regrets (c’était là son surnom) était un Nain important, bien plus encore que ne l’imaginaient les habitants de Karaz Lok qui connaissaient son appartenance à la secte des Tueurs sans pour autant savoir quel rôle exact il jouait dans cette organisation secrète. Son visage était très pâle, presque blanc, ce qui est très rare chez les Nains, et une flamme brûlait sans trêve au fond de ses yeux. Les autres Nains ne l’aimaient pas beaucoup et il était toujours seul. On ne savait pas grand-chose sur lui sinon qu’il venait de la région de Karaz a Karak où il avait une fille unique pour toute famille, et qu’il allait et venait entre les forteresses Naines sans qu’on sache trop pourquoi ni comment. Il séjournait depuis trois semaines à Karaz Lok et n’allait pas tarder à partir selon toute vraisemblance : son sac était déjà fait et sa chambre était entièrement rangée et nettoyée lorsque Thror était allé le trouver. Après quelques minutes de pesant silence il avait lâché brusquement quelques mots, disant qu’il attendrait le jeune Nain dans la Salle du Temple le soir même, et l’avait congédié sans plus d’explications.
Thror devait garder longtemps les images de la cérémonie en mémoire. Lorsqu’il était entré le soir dans la Salle du Temple ce n’était pas un Nain qui l’attendait mais dix. Tous avaient la tête recouverte d’une cagoule orange vif, la couleur de l’Ordre, et étaient assis en cercle au centre de la salle. Ces Nains devaient être des habitants de Karaz Lok car Thror n’avait vu aucun étranger arriver à la forteresse ce jour-là et Frerïn était le seul hôte hébergé à ce moment-là dans la Montagne. La secte avait des membres un peu partout, et tous n’avaient pas fait le Serment des Tueurs : ils continuaient à mener une vie normale tout en faisant partie de l’Ordre et en participant à ses activités secrètes. Toutes ces choses restaient ignorées du reste de la population, et Thror en découvrant cette petite assemblée qui l’attendait avait été, comme on l’imagine, bien surpris de découvrir que la puissante organisation secrète avait des ramifications jusque dans sa paisible montagne natale.
_"Approche ! avait dit une voix que Thror avait aussitôt reconnue comme étant celle de Frerïn. Il s’était avancé au milieu du cercle sans dire un mot, et avait attendu tandis que chacun des membres de l’assemblée semblait le juger du regard.
_"Tu as exprimé le souhait d’entrer dans l’Ordre, Thror fils de Bror" avait continué Frerïn. "Nous connaissons tous tes raisons, et nous nous associons à ta peine. Tu connais nos lois. Si tu acceptes de devenir l’un d’entre nous, tu renonceras à protéger ta vie, tu renonceras à céder à la peur de la mort, tu n’auras plus le droit de porter d’armure ni de bouclier au combat, et tu ne pourras plus reculer devant aucun danger. En contrepartie nous t’offrons la possibilité d’exercer ta vengeance. Ta haine n’a pas de corps, tu n’as aucun ennemi à tuer pour venger la mort de ton père ; rejoins nos rangs et tu retrouveras ton honneur dans une mort glorieuse au combat. Sache aussi que si tu fais le serment d’appartenir à notre Ordre tu ne pourras plus jamais le briser, et si tu ne trouves pas la mort au combat ton fils devra à son tour tenter de regagner ton honneur en faisant lui aussi ce serment. Tu ne seras délivré de ta parole que par ta propre mort ou par celle de l’un de tes descendants. Acceptes-tu ces conditions et fais-tu le serment d’obéir à nos lois ?
_J’en fais le serment. répondit Thror d’une voix monocorde.
_Bienvenue parmi nous, Thror aux Mains de Sang."
Chaque Tueur avait en effet un surnom qui lui était donné à son entrée dans l’Ordre par le Maître de cérémonie. Il faisait en général référence à un trait particulier du nouveau venu, et devait être porté avec fierté jusqu’à la mort au même titre que le nom réel. Mais ces détails n’avaient aucune importance aux yeux de Thror. Il n’avait pas non plus manifesté la moindre émotion lorsqu’on lui avait rasé presque entièrement le crâne, en ne laissant qu’une crête de cheveux qu’on avait teinte en orange pour montrer sa condition de Tueur aux yeux de tous. Cette coiffure était à la fois le symbole de la recherche de l’honneur perdu et un terrible avertissement lancé à l’ennemi pour lui signifier que son adversaire ne reculerait pas et préférerait mourir sur place.
Enfin, Thror avait pris la hache qu’il avait forgée de ses propres mains et après avoir juré dessus qu’il ne faillirait jamais à sa quête (ç’eût été un déshonneur impensable pour lui et pour tous les Membres de l’Ordre) il avait quitté l’assemblée et était allé faire son bagage. La nuit venue, sans avoir fait d’adieux à personne il était sorti de sa forteresse natale et avait pris le chemin du Sud, celui qui menait vers les contrées désolées où vivaient les tribus d’Orques et de Gobelins. Il devait à présent affronter tous les êtres maléfiques qu’il rencontrerait et en tuer le plus grand nombre possible avant de mourir à son tour.
Tous ces événements lui revenaient en mémoire alors qu’il se reposait de sa longue marche sur le bord du sentier. Il se demandait combien de temps il lui faudrait encore marcher avant d’atteindre le pays des Gobelins, et ce qu’il faudrait faire pour les trouver une fois sur place. Les Gobelins vivent en effet reclus dans leurs terriers dont les entrées sont soigneusement dissimulées et impossible à découvrir pour un étranger à leur clan, et ils ne sortent la plupart du temps que la nuit pour s’attaquer à des proies faciles comme les petits convois ou les voyageurs égarés. En aucun cas ils ne se risqueraient à affronter un Tueur, et toutes les chances de les approcher de près pour Thror se résumeraient à se faire égorger pendant son sommeil. Il savait tout cela, mais était décidé à aller là où le danger était le plus grand, quitte à mourir sans avoir pu tuer le moindre ennemi. Thror était plongé dans ces macabres pensées lorsqu’il crut entendre au loin un chant, à peine perceptible à cause du vent violent qui soufflait sur les collines. Il se redressa immédiatement et tira sa hache de sa ceinture, puis jeta un œil derrière l’arbre mort en direction du chemin. Le chanteur se rapprochait. Thror ne pouvait pas encore le voir mais sa chanson se faisait de plus en plus audible et l’on pouvait à présent en comprendre les paroles. C’était un chant en Langage Commun, et la voix semblait être celle d’un humain. Cependant Thror restait sur ses gardes car les rares humains à s’aventurer sur ces terres étaient pour la plupart des brigands, et de manière générale les braves gens ne se rendaient jamais aussi loin des routes commerciales. L’homme semblait être seul car Thror ne distinguait qu’une voix, et ne percevait pas de bruits de conversations. Mais tout à coup la chanson cessa net et il n’entendit à nouveau que le hurlement du vent. Il ne voyait toujours personne sur le sentier et commençait à s’interroger sur ce mystère quand une voix derrière lui le fit sursauter :
_"Les Gobelins ne chantent jamais lorsqu’ils vous suivent ! Ils se contentent de vous rejoindre silencieusement, de vous bondir dessus et de vous trancher la gorge par-derrière."
Thror fit volte-face. Un humain se tenait devant lui, les bras croisés, et le regardait en souriant.
_"Vous n’en rencontrerez d’ailleurs aucun par ici, maître Tueur. Ces collines n’intéressent personne à part les voyageurs comme vous et moi, fit-il en s’asseyant sur une grosse pierre.
_Qui êtes-vous ? demanda Thror d’une voix menaçante, furieux d’avoir été surpris.
_Je vous l’ai dit, un voyageur. Mais il vaut mieux en effet que je me présente : mon nom est Ganyal, fils de Paryan. Je viens de Talabheim et je me rends dans le Sud.
Thror aux Mains de Sang, fils de Bror, pour vous servir" répondit-il un peu surpris. Il s’attendait en effet à avoir à combattre l’étranger une minute auparavant et voilà qu’il devait maintenant lui faire des politesses ! "Pourquoi me suiviez-vous donc, et comment, si je puis me permettre, m’avez vous contourné sans que je m’en aperçoive ?
_Eh mon Dieu ! Je n’ai jamais dit que je vous suivais, et c’est par pur hasard que nous nous sommes rencontrés je vous le jure ! Et pour répondre à votre seconde question , Thror aux Mains de Sang, sachez seulement que ma prudence naturelle me conseille toujours d’approcher discrètement une personne qui m’attend dissimulée derrière un arbre avec une hache à la main ! Pouvez-vous à propos la remettre à votre ceinture ; je crois que vous pouvez juger à présent que je ne représente pas un danger pour votre vie.
_Sachez que je ne crains jamais pour ma vie, répondit Thror en s’exécutant.
_Oh je sais tout cela, j’ai déjà eu l’occasion de rencontrer des Tueurs dans le passé. Mais je vois que le soir commence à tomber : que diriez-vous de poursuivre cette discussion autour d’un bon repas ? Je suppose que vous n’en avez plus pris depuis assez longtemps à voir votre air abattu, et de toute façon les Nains ne refusent jamais de s’asseoir à une bonne table, pour autant que l’on puisse trouver quelque chose qui nous serve de table dans les environs !
_Je vois que vous connaissez bien mon peuple, Ganyal ! J’accepte de grand cœur car je dois dire que je suis tellement affamé que je pourrais manger des cailloux ! fit-il, ravi.
_J’ai heureusement autre chose à vous proposer." dit Ganyal en riant, et il sortit de sa musette un pâté, du fromage et une outre de bière.
La soirée se passa joyeusement, et les deux compères mangèrent beaucoup et parlèrent longuement. Ganyal ne posa aucune question sur les raisons qui avaient poussé le Nain à entrer dans l’Ordre, sachant que les Tueurs ne parlent quasiment jamais de ce sujet pénible. Il semblait bien connaître les Nains et se montra très amical avec son invité. Ils décidèrent de faire route ensemble à partir du lendemain et Thror s’endormit en toute confiance aux côtés de son nouveau compagnon, n’ayant de toute façon pas d’or ni quoi que ce soit de précieux sur lui, et sa vie, comme on le sait, ayant à présent une valeur tout à fait dérisoire à ses yeux. Quant à sa hache, l’homme n’aurait pu la lui prendre qu’en le tuant, car elle était attachée par une chaîne à son poignet. Ses appréhensions se révélèrent finalement injustifiées et le lendemain il fut tiré de son sommeil par Ganyal qui lui proposait une tasse de tisane en guise de petit déjeuner.