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Le poney avait galopé à vive allure jusqu’à l’aurore sans sembler se fatiguer malgré ses deux passagers et avait parcouru une distance considérable avant d’arriver à destination. Thror s’était tu pendant tout le trajet et son mystérieux sauveur ne s’était même pas retourné pour voir si son passager était toujours en selle. Les Nains ne sont pas des spécialistes de l’équitation -c’est le moins qu’on puisse dire- et Thror crut tomber dix fois pendant le voyage, parvenant tout de même tant bien que mal à retrouver son équilibre ; cependant, il eut mal au cœur jusqu’à leur arrivée. Son étrange compagnon, qui était pourtant lui aussi un Nain, ne paraissait pas être affecté par la nausée et semblait tout à fait à son aise sur un poney, ce qui étonna un peu Thror : si ses semblables chevauchaient parfois les poneys, ils n’aimaient pas rester dessus trop longtemps et les utilisaient la plupart du temps pour transporter du matériel en les guidant à pied par la bride. Le fait de chevaucher une monture en plein galop leur paraissait plutôt dangereux et seuls quelques jeunes Nains intrépides se risquaient à le faire le plus souvent après avoir un peu trop bu ; ces aventures mouvementées se terminaient d’ailleurs pour la plupart en accidents et les buveurs juraient en général de ne plus jamais tenter à nouveau pareille bêtise. Mais le compagnon de Thror n’avait visiblement pas bu et menait sa monture avec beaucoup d’aisance.

 

Ils arrivèrent au petit matin à une ferme perdue au milieu de la lande. Le bâtiment était construit entièrement en pierre d’ardoise, et était adossé à un gros rocher qui faisait partie intégrante de la maison. De l’extérieur on pouvait apercevoir des marches taillées dans le roc menant jusqu’au sommet du rocher, qui servait de tour de guet. Thror s’aperçut que le paysage avait changé : il ne voyait plus les buissons d’ajoncs qui bordaient le Pas des Gobelins et la plaine était à présent couverte d’herbe. Autour de la ferme il vit de nombreux champs, ainsi qu’un enclos où étaient regroupés quelques poneys semblables à celui qui les avaient amenés ici. Les bêtes reconnurent leur maître et s’avancèrent à sa rencontre.

 

Leur poney s’arrêta sur le seuil de la porte et les deux Nains en descendirent d’un bond. Le compagnon de Thror s’approcha de lui et lui tendit la main en disant avec un sourire :

 

_"Bienvenue chez moi, mon ami ! Je m’excuse de ne pas avoir fait les présentations plus tôt mais l’endroit où nous nous sommes rencontrés ne s’y prêtait guère ! Borri, fils de Norri pour vous servir et vous venir en aide lorsque vous en avez besoin.

 

_Thror, fils de Bror, à votre service et à celui de votre famille pour dix générations. répondit-il en s’inclinant respectueusement.

 

_Je crains que vous n’ayez pas de famille à servir, Thror, je n’ai ni parents ni descendants ni compagne ; en outre il est naturel de s’aider entre Nains, qui plus est lorsque ces Nains appartiennent à la même confrérie.

 

_Vous êtes vous aussi un Tueur ? s’exclama Thror stupéfait.

 

_Oui, bien que cela ne se voie guère. Les années et les soucis m’ont enlevé la belle crête de cheveux que je portais dans les premières années qui suivirent mon entrée dans l’Ordre , mais ma barbe est restée, grâce à Valaya !"

 

Borri était en effet entièrement chauve, mais possédait une magnifique barbe qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Tout comme Thror, il ne portait aucune armure et n’avait comme seule arme qu’une hache à double tranchant qui pendait à sa ceinture. Son visage était marqué par une profonde cicatrice qui lui traversait la joue droite depuis le menton jusqu’à la tempe, et passait juste sous l’œil. Malgré cela il paraissait tout à fait sympathique et possédait un regard joyeux et malicieux. Il invita son hôte à entrer dans sa demeure et bientôt les deux Nains se retrouvèrent attablés devant une chope de bière.

 

"_Alors, mon ami, avez-vous fait bonne chasse sur le Pas des Gobelins ? Car je suppose que vous vous y êtes engagé pour cela, tuer des Peaux Vertes, n’est-ce pas ? Mais votre méthode me paraît quelque peu risquée, et vous étiez à deux doigts d’y laisser votre vie lorsque je vous ai secouru.

 

_Ma vie ? répondit Thror un peu surpris. Je vous croyais Tueur vous aussi, vous devez donc savoir qu’elle n’a plus aucun prix à mes yeux ! Peu m’importe de la perdre, et pour tout vous dire je songeais fermement à mourir en prenant ce chemin qu’un de mes amis m’avait pourtant déconseillé. Les Gobelins ou le feu, le tout est de trouver un moyen de quitter l’existence honorablement et votre intervention n’a fait que retarder cette échéance. Je suis désolé de vous le dire mais votre sauvetage n’a servi à rien ; vous auriez mieux fait de me laisser griller près de l’Orque que je venais d’abattre !

 

_Vraiment, vous pensez cela ? reprit Borri en fronçant les sourcils. Sachez que l’Ordre n’admet pas de candidats au suicide, et que vous n’avez pas le droit de vous laisser mourir, de même que vous n’avez pas le droit de reculer devant un adversaire ! Si vous considérez que votre but est simplement de trouver une fin plus "honorable" que celle qui vous était proposée dans votre vie passée alors vous n’avez rien compris à notre confrérie et vous n’avez rien à y faire ! Vous n’êtes pas en mesure de juger le prix de votre existence, c’est une insulte aux Dieux qui vous l’ont donnée !"

 

Thror baissa les yeux et ne répondit rien. Son orgueil lui imposait de trouver une mort rédemptrice le plus rapidement possible, mais tout au fond de son être il avait conservé une envie de vivre qui ne s’était jamais éteinte. C’était cette envie qui l’avait poussé à donner un ultime coup de hache dans son combat contre l’Orque au lieu de céder et de se résigner enfin à mourir ; c’était elle aussi qui l’avait fait bondir sur le poney de Borri pour échapper aux flammes ; cette envie de vivre était toujours aussi présente dans son cœur et les paroles du vieux Nain l’avaient enfin révélée à ses yeux. Même s’il n’osait pas encore se l’avouer, Thror désirait ardemment rester vivant le plus longtemps possible.

 

Borri lut son hésitation dans ses yeux et comprit que Thror était partagé entre la recherche de son honneur perdu et son désir de ne pas mourir. Il retrouva le sourire et dit :

 

"_Allons, je vois malgré tout que vous n’êtes pas encore totalement irresponsable ! Mais il faut vous laisser le temps d’apprendre, vous n’êtes qu’un jeune Nain sans expérience. Je vous enseignerai quels sont vos devoirs en temps voulu et si vous voulez bien rester chez moi quelques temps je vous montrerai quelques petites astuces qui font la différence au combat entre un bon guerrier et un guerrier exceptionnel. Je suis persuadé que vous avez de très bonnes dispositions pour devenir un membre important de l’Ordre des Tueurs, et ce serait dommage de tout gâcher par une fin prématurée ! Et puis, comme vous l’avez si bien dit vous avez tout de même une petite dette envers moi, et je serais heureux que vous vous en acquittiez en restant ici pour terminer votre formation !

 

_Vous êtes un Nain remarquable, maître Borri, et j’accepte avec joie, dit-il en levant sa chope.

 

_Fort bien ; que diriez-vous de me raconter un peu votre périple ? Vous avez dû voyager quelque peu avant d’arriver ici ; donnez-moi des nouvelles du Vieux Monde, cela fait longtemps que je n’en ai pas eu : les visites sont plutôt rares par ici, et le dernier voyageur à être passé me voir n’était pas très loquace- c’était un elfe sylvain d’ailleurs ! Mais je vous raconterai cela plus tard, commencez donc votre histoire."

 

Pendant plusieurs heures Thror rapporta donc tout ce qu’il savait sur les royaumes des Nains, des Hommes et des Elfes, ainsi que tout ce qu’il avait entendu dire au sujet des Gobelins récemment. Ganyal lui avait appris que des troubles avaient eu lieu dans les régions du Sud et que plusieurs hordes avaient déferlé sur les petits villages en bordure de l’Empire. Quelques troupes d’Orques s’étaient même aventurées en forêt de Loren et avaient payé très cher cette audace : attaquées par d’invisibles ennemis elles avaient été décimées aux trois quarts sans avoir une chance de riposter. Les survivants s’étaient enfuis bien vite et s’étaient vengés sur les villages en bordure de la forêt, faisant fuir les populations du sud de l’Empire. L’Empereur lui-même, disait-on, prenait l’affaire très au sérieux et avait dépêché une grande partie de son armée sur les lieux pour contenir toute tentative d’invasion Orque.

 

"_Les Peaux-Vertes doivent avoir d’excellentes motivations pour oser ainsi pénétrer en Loren ! remarqua Borri. Je me demande ce qu’il se passe depuis quelque temps, ils semblent en effet très agités. Peut-être ont-ils trouvé un nouveau chef de guerre assez charismatique pour les décider à s’engager dans une guerre contre l’Empire humain. Si c’est le cas, Barak Varr est fortement menacée car elle est la clef du passage vers le Nord et l’Ouest."

 

"Et Ganyal qui pensait y trouver un refuge sûr !" songea Thror. Il se remémorait avec tristesse les instants passés avec son ami quand Borri le pria de continuer son histoire.

 

_"Quant à nos chères montagnes, elles n’ont pas changé. Il y a moins de commerce qu’auparavant entre les forteresses et c’est regrettable, car notre peuple devrait garder davantage de contact entre ses différentes colonies ; mais à part cela aucun bouleversement majeur ne s’est produit depuis longtemps dans nos royaumes. Les Skavens nous laissent en paix et aucun Orque ne s’est aventuré sur nos terres depuis des décennies. Mais nous restons vigilants malgré tout, car une invasion est toujours possible.

 

_Les temps qui arrivent seront sombres pour les forces du Bien, ajouta Borri. Mais vous ne m’avez encore pas parlé de vous, Thror : racontez-moi vos aventures depuis votre entrée dans l’Ordre - je ne vous demanderai pas ce qui vous a poussé à y entrer, car il vaut mieux garder ces choses pour soi. Mais que cela ne vous empêche pas de me conter votre histoire ; je vous écoute !"

 

Durant toute la fin de la matinée , Thror fit le récit des événements qui l’avaient conduit jusqu’au Pas des Gobelins. Borri écoutait attentivement et silencieusement en tirant de grandes bouffées de sa pipe en bois de bruyère, et n’interrompit son hôte qu’une seule fois au moment où Thror racontait la fin de son combat avec l’Orque.

 

_"Et vous me dites qu’un seul coup de votre hache a suffi à terrasser un Grand chef Orque Noir ? C’est une hache runique, n’est-ce pas ? Me permettez-vous de l’examiner ?

 

Thror lui tendit la hache qui était toujours enchaînée à son poignet. Borri la regarda longuement, la tournant, la retournant et la soupesant dans sa main, et finit par lui la rendre au bout de quelques minutes.

 

_"C’est une arme très étonnante. Où vous l’êtes vous procurée ?

 

_Je l’ai forgée moi-même.

 

_Félicitations, c’est un travail remarquable ! Je comprends mieux à présent comment vous avez pu si facilement terrasser votre adversaire, et éviter les plus dangereux de ses coups. Vos trois runes sont terriblement puissantes, et particulièrement contre des adversaires redoutables. Le Maître des runes qui vous l’a gravée connaissait son travail."

 

Thror avait encore à l’esprit les événements de la sombre matinée qui avait décidé de son destin. Il revoyait le visage de Gimbur et se remémorait ses paroles lorsqu’il lui avait tendu la hache, après l’accident : "Elle sera ta meilleure chance au moment critique" lui avait-il dit avant de le quitter définitivement. Thror n’avait en effet plus que son arme comme seul bien, et sa valeur ne cessait de grandir à ses yeux.

 

Après leur longue conversation, les deux Nains passèrent à table et Borri se mit à parler de lui. Il ne révéla pas les raisons de son entrée dans l’Ordre des Tueurs mais semblait être animé d’un désir de vengeance contre un ennemi que Thror devinait puissant, et la colère brillait dans ses yeux lorsqu’il parlait des Orques. Il possédait lui aussi une magnifique hache runique, ("différente de la vôtre par sa nature" avait-il précisé), et désirait voir la hache de Thror à l’œuvre ; aussi après le repas les deux compagnons sortirent dans un champ proche de la ferme, où Borri avait installé tout son matériel d’entraînement au combat. De nombreux mannequins servaient en particulier aux exercices de frappe, et Thror s’entraîna toute l’après-midi sous le regard et les conseils du vieux maître. Le soir venu, Borri proposa une petite excursion à dos de poney à la recherche de quelques ennemis à affronter ; Thror accepta de mauvaise grâce car monter à nouveau un poney ne l’enchantait guère, mais il eut moins mal au cœur que la première fois.

 

_"Souvenez-vous que vous n’avez pas le droit de vous laisser mourir, lui dit le vieux Nain avant leur départ. Il vous faut acquérir une grande maîtrise de l’art de combattre, et vous donner la chance de pouvoir terrasser n’importe quel ennemi aussi puissant soit-il. Votre but ne doit pas être de mourir au combat après avoir tué un maximum d’adversaires, mais de tuer un maximum d’adversaires avant de mourir ! Et pour cela, il faut être en vie le plus longtemps possible..."

 

Thror acquiesça, et éperonna sa monture à la suite de Borri.

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