Dix ans avaient passé, d’un rude entraînement ponctué de sorties régulières dans la lande à la recherche d’ennemis toujours plus puissants et plus difficiles à affronter. Bien des victoires avaient été gagnées contre des Orques ou des Trolls, et Thror ne comptait plus le nombre de Peaux-Vertes qu’il avait tués avec sa hache runique ; Borri lui avait appris tout ce qu’il savait sur l’art de combattre et avait fait de lui un Tueur redoutable. Les expéditions à dos de poney se faisaient toujours plus longues car les Orques étaient devenus rares dans la région à cause de la véritable hécatombe qu’en avaient faite les deux Nains en quelques années, et il fallait parcourir des lieues avant de trouver un adversaire quelconque. Quant au Pas des Gobelins, il avait cessé d’être un endroit sûr pour les convois de Peaux-Vertes : les ajoncs l’avaient envahi presque entièrement et plus personne ne l’empruntait désormais. Borri pensait que les Orques avaient dû créer un autre passage plus à l’ouest aux pieds des montagnes pour remplacer le Pas, mais les deux amis avaient souvent cherché ce nouveau chemin sans jamais le trouver. Ils ignoraient en effet que leurs ennemis avaient réouvert un ancien tunnel Nain depuis longtemps oublié et s’en servaient désormais comme route commerciale entre leurs forteresses ; ils perdaient cependant beaucoup de temps par ce nouveau moyen car le tunnel était très long et très sinueux sans compter que les Skavens s’attaquaient parfois aux convois. Mais les deux Nains trouvaient tout de même quelques adversaires sur la lande, dont certains redoutables comme des bandes de pillards Ogres ; Thror affronta même un jour un Géant et parvint à le vaincre après un combat titanesque au cours duquel il faillit bien être broyé par la main puissante de son ennemi qui était parvenu à s’emparer de lui. Il ne dût son salut qu’à sa fidèle hache dont les coups parvinrent à faire lâcher prise au Géant et réussit finalement à le terrasser. A présent, Thror recherchait de nouveaux adversaires capables de lui opposer une résistance supérieure à tout ce qu’il avait combattu jusqu’à présent : les dragons. Hélas ces derniers ne couraient pas la lande et Thror n’en avait encore jamais vu de sa vie ; Borri lui avait raconté qu’autrefois ils étaient pourtant assez nombreux dans la région mais qu’il n’y en avait désormais plus aucun à des milles à la ronde : il fallait aller jusque au cœur des Terres sombres pour avoir la chance -si l’on peut dire- d’en rencontrer un. Mais lorsque Thror lui avait demandé si il en avait vu dans sa jeunesse, le vieux maître n’avait rien répondu et avait détourné le regard. Thror pensait souvent qu’il lui faudrait un jour quitter Borri pour aller au-delà des montagnes du Bord du Monde continuer sa quête de combats, mais il n’arrivait pas à se décider à partir.
Un matin d’automne, alors qu’il rentrait de la chasse, Thror aperçut devant la ferme un étalon attaché par la bride à un poteau. L’animal était richement paré, et avait une allure splendide ; il dépassait de haut tous les poneys de Borri qui l’entouraient avec curiosité, n’ayant jamais vu de leur vie un de leurs semblables si grand et si beau. Thror s’approcha avec précaution et lui caressa doucement le poitrail. C’était un magnifique alezan, appartenant sans doute à quelqu’un venu de très loin car personne dans les montagnes ou les principautés frontalières n’en possédait un pareil.
"Eh bien, j’en saurai plus en entrant voir qui est notre visiteur" pensa Thror en poussant la porte.
Borri était effectivement attablé avec un étranger et tous deux conversaient joyeusement. Le vieux Nain aperçut son disciple dans l’entrée et l’appela.
_"Viens donc faire la connaissance de mon vieil ami ! Il ne m’a pas rendu visite depuis des décennies, et tu ne le connais pas encore."
Le visiteur se leva de son siège et se retourna vers Thror, qui fut tout étonné de se retrouver devant un Elfe qui lui souriait amicalement. Il est inutile de rappeler que les Elfes et les Nains ne se sont jamais tellement appréciés - c’est le moins qu’on puisse dire - et il était plutôt bizarre de rencontrer pareil invité dans la demeure d’un Nain respectable. Borri devina la stupéfaction de Thror et lui fit comprendre du regard qu’il tenait à ce que son élève se montre amical envers son hôte, aussi le jeune Nain s’inclina t il profondément devant l’étranger en se présentant.
_"Enchanté de vous connaître, maître Thror, répondit celui-ci. Mon nom est Eowelyn et je viens d’Athel Loren.
_Athel Loren ! Je comprends à présent pourquoi votre cheval est aussi splendide : c’est un coursier Elfique. Je n’en avais jamais vu de ma vie et je dois dire qu’ils sont à la hauteur de leur réputation de majesté.
_Merci pour lui, répondit l’Elfe en souriant. C’est en effet un très bon cheval et un compagnon fidèle dont je ne me sépare jamais. Mais je serai honoré de vous le laisser monter tout à l’heure, vous vous rendrez alors compte de ses possibilités."
Thror le remercia en s’inclinant à nouveau ; il s’était peu à peu habitué à monter les Poneys de Borri et avait désormais enterré toutes ses réticences naturelles à l’égard des montures en devenant un cavalier émérite. Il fut donc ravi de la proposition d’Eowelyn et attendit avec impatience le moment où il pourrait essayer son cheval.
Borri et l’Elfe sylvain reprirent leur conversation, et parlèrent de la situation actuelle dans le Vieux Monde. Eowelyn apportait des nouvelles fraîches et il semblait bien que les choses n’allaient pas au mieux : une puissante armée d’Orques et de Gobelins avait envahi le sud de l’empire en passant par les Principautés frontalières et bien des hommes avaient péri dans la guerre contre les Peaux-Vertes. L’Empereur avait réussi à contenir l’ennemi au-delà du fleuve Reik, mais chaque jour les Orques montaient à l’assaut et les défenseurs de l’empire ne tiendraient sans doute pas une année supplémentaire. La forêt de Loren était également menacée et depuis dix ans les expéditions Orques s’y succédaient heureusement sans succès. Cependant le roi des Elfes de la Forêt était inquiet et avait envoyé en mission de nombreux observateurs dans tout le Vieux Monde, car il savait que le prochain objectif des hordes Orques était Athel Loren, dernier rempart avant les riches plaines de Bretonnie. A Thror qui lui demandait ce qu’était devenue la forteresse naine de Barak Varr, Eowelyn répondit qu’elle avait tenu bon mais qu’elle était en perpétuel état de siège et ne devait sa survie qu’aux ravitaillements envoyés par le fleuve ou par Gyrocoptère. Les Orques ne semblaient cependant plus faire de la prise de la ville une priorité et se contentaient d’en empêcher l’accès par voie terrestre.
_"Voilà de bien sombres nouvelles, dit Borri. Je suppose que ta visite est en rapport avec tout ces événements, Eowelyn ?
_Effectivement ; je suis chargé d’une mission d’observation dans les Terres Arides et j’en ai évidemment profité pour te rendre visite. D’après ce que tu m’as raconté tout à l’heure, le Pas des Gobelins est désormais inutilisable c’est cela ?
_Oui, et nous le devons en grande partie à mon jeune élève, répondit-il en regardant fièrement Thror. Mais cela ne semble pas avoir totalement désorganisé nos ennemis : ils ont dû trouver un autre passage car ils ne peuvent avoir envoyé une armée si puissante au Nord sans avoir conservé ouverte au moins une route entre les Marais et le Roc de Fer. Nous l’avons cherchée cependant durant des années sans succès.
_Peut-être passent-ils par les montagnes, qui sait ? En tout cas ils n’ont pu trouver de chemin plus court que le Pas, et cela doit les gêner d’une manière ou d’une autre. Tu me proposais tout à l’heure de venir avec ton disciple te joindre à notre armée pour combattre les Orques, mais je pense que votre présence nous sera plus utile ici qu’ailleurs : il se peut que les Orques tentent de réouvrir le Pas un jour ou l’autre et il faut que quelqu’un reste ici pour les en empêcher.
_Comme tu voudras, Eowelyn." répondit Borri au grand désespoir de Thror qui aurait bien aimé participer à une bataille rangée contre ses ennemis héréditaires au lieu de rester dans la lande à jouer les gardes-barrières.
Toute la journée ils discutèrent de choses et d’autres, et revinrent souvent sur les Orques et la menace qu’ils faisaient planer sur le monde civilisé depuis la nuit des temps. Le soir, Eowelyn se remit en route non sans avoir fait essayer son cheval à Thror qui le trouva très rapide et très agréable à monter. L’Elfe leur laissa également quelques cadeaux comme des graines d’arbres de la forêt de Loren que Borri lui avait demandées à sa dernière visite afin de reboiser en partie la lande et assécher les marécages où vivaient quantité de bêtes nuisibles et maléfiques ; puis il leur dit adieu et repartit vers le Sud.
Plusieurs semaines passèrent sans qu’ils ne constatent de bouleversement anormal chez les Gobelins ; le Pas était toujours abandonné et contrairement à ce qu’avait l’air de craindre Eowelyn les Peaux-Vertes ne paraissaient pas vouloir le réouvrir. Rien de nouveau n’était venu changer les habitudes des deux Tueurs quand au début de l’hiver Borri tomba gravement malade. Il se décida à garder le lit et Thror prit soin de lui mais rien ne semblait améliorer son état de santé. Quand vinrent les premières neiges sa maladie s’aggrava encore, et un matin il appela Thror à son chevet :
_"Ecoute ce que j’ai à te dire sans m’interrompre, mon garçon. Mon temps est venu, je le sens, et il faut que je me prépare à retrouver Grungni, Grimnir et Valaya. Mais avant de mourir je veux te demander quelque chose. Comme tu le sais je n’ai pas de famille et donc pas de fils pour prendre sur lui mon serment de Tueur, et pour retrouver mon honneur et pouvoir rejoindre sans honte mes ancêtres je dois honorer ce serment par une mort au combat. Je suis à présent incapable de tenir ma parole, alors je te demande de la tenir pour moi en me faisant l’honneur de devenir mon fils adoptif. Acceptes-tu ?
_J’accepte, répondit Thror avec émotion.
_Bien. Je peux à présent te confier le secret de mon entrée dans l’Ordre, afin que tu en fasses le tien. Il y a bien longtemps je vivais dans une ancienne forteresse au cœur des Montagnes du Bord du Monde, avec toute ma famille et tous ceux de mon clan. Elle s’appelait Karak Grong. La vie y était prospère et nous étions heureux, lorsqu’une nuit, Umfir un grand dragon arriva à la montagne. Il tua en silence les guetteurs et s’introduisit dans les couloirs en massacrant tous ceux qu’il trouvait sur son passage ; surpris dans leur sommeil les habitants de la montagne furent incapables de se défendre et furent tous tués jusqu’au dernier, y compris les femmes et les enfants. Pour mon malheur, j’étais parti chasser cette nuit-là et je n’ai pu revenir à temps à la montagne pour défendre mon peuple et mourir avec les miens. J’étais seul et j’avais tout perdu et pour tenter de recouvrer mon honneur et d’assouvir ma vengeance j’ai décidé d’entrer dans l’Ordre des Tueurs. J’ai longtemps erré dans les ruines de Karak Grong, puis je suis reparti. Je ne voulais pas mourir avant d’être sûr d’avoir fait payer à Umfir ce qu’il avait fait à mon peuple, et pour avoir une chance de le tuer je me suis établi ici où j’ai pu m’entraîner et perfectionner mon art du combat contre les Orques et les Trolls qui étaient très nombreux dans la région. Malheureusement je ne savais pas où se trouvait Umfir, et je partais souvent en expédition pour tenter de le retrouver. Mais un jour, un Elfe qui avait été capturé par des Orques et que je venais de délivrer m’apprit que Karak Grong était désormais peuplée par des hordes de Gobelins de la nuit dirigées par le nécromancien Tarkang... Et surtout, que Umfir était revenu à la Montagne, et qu’il obéissait à Tarkang ! Je serais parti sur le champ pour Karak Grong, sans doute pour y mourir, si Eowelyn ne m’avait pas retenu.
_C’est lui que vous aviez délivré ?! S’exclama Thror, comprenant enfin la forte amitié qui liait Borri et l’Elfe sylvain.
_Oui, c’était lui. Il me sauva sans doute la vie à son tour en m’empêchant d’aller à la montagne, et ce ne fut pas facile car j’étais assez entêté, mais à force de patience il me montra que si je voulais avoir une chance d’atteindre Umfir il me fallait ruser et ne pas me précipiter à l’assaut de la forteresse à moi tout seul. C’est lorsqu’il me dit qu’il avait entendu parler d’un passage secret qui mènerait au repaire d’Umfir depuis les contreforts de la montagne que je me rappelai les vieilles légendes qui circulaient dans la montagne à ce sujet. Il devait en effet exister quelque part une vieille entrée extérieure, et un ancien poème en parlait, mais je ne me souvenais plus que de quelques vers. Malgré cela, sur les indications qu’Eowelyn m’avait fournies, et à force de conseils sages et avisés je me suis décidé à chercher ce passage qui me mènerait à Umfir pour venger mon peuple en le tuant. J’ai cherché pendant des années sans rien trouver, et la nuit où je t’ai rencontré je revenais d’une de mes expéditions sur les flancs de Karak Grong. Et maintenant tu connais mon histoire et celle des miens ; comme tu as déjà fait le serment des Tueurs et que ta promesse de prendre en charge mon propre serment ne change rien pour toi, je te fais également l’héritier de ma vengeance, et je te charge de tuer Umfir à ma place, mon fils."
Borri se tut, tourna la tête et, épuisé, s’endormit rapidement. Thror réfléchit à tout ce que venait de lui confier son vieux maître, et il réalisa que cette quête allait enfin donner à son existence un but ultime qu’il n’avait pas jusqu’à présent et qui lui manquait terriblement. La vengeance de Borri était désormais la sienne et il n’aurait de cesse de poursuivre le dragon jusqu’à sa mort.
Le soir Borri écrivit sur un parchemin les vers du poème qui parlait de l’entrée du passage secret et les confia à Thror. Il lui énuméra également les noms de tous ceux qu’il devait maintenant venger, les habitants de Karak Grong qui avaient péri par le feu du dragon, afin qu’il se souvienne d’eux au moment d’accomplir son geste, puis lui fit ses adieux et s’endormit pour toujours. Le lendemain Thror lui aménagea un tombeau dans le roc et y déposa son corps comme c’était l’usage chez les Nains. Il mura l’entrée très habilement de façon à ce qu’aucun être maléfique ne découvre l’endroit, puis conformément aux instructions de Borri il brûla la ferme, renvoya les poneys vers les plaines sauvages d’où ils venaient et où ils vivraient en sécurité, et se dirigea vers les Montagnes. Il avait au cœur la même amertume que lors de la mort de son père dix ans auparavant.