Nathaniel courait à perdre haleine, les poumons en feu. Lui et ses cinq compagnons d’infortune continuaient leur progression, leurs ombres se découpaient telles des fantômes à la lueur vacillante des torches. Henri avait pris la tête du groupe, bien décidé à les mener à l’abri. Théoren se traînait à l’arrière, visiblement peu habitué à ce genre d’exercice ; mais ses petites jambes refusaient d’abandonner. Trop pressés par leurs poursuivants, Mac Manus, Fenster et Gidéon avaient suivi à défaut d’autre plan. Les hors-la-loi se frayaient un passage dans la foule, les gardes sur les talons. Heureusement, l’étroitesse des rues avait obligé les poursuivants à abandonner leurs montures et les gardes durent continuer à pieds. Henri se risqua à jeter un coup d’œil en arrière. Aucun signe de la milice. Soulagé, il stoppa sa course, bientôt imité par les autres.
- C’est pas vraiment le moment de traîner, intervint Fenster. "Si t’as un point de côté, tant pis pour toi !".
Henri l’ignora et s’engouffra dans une ruelle. Il se dirigea vers un bâtiment plutôt délabré et s’arrêta devant la porte en fer.
-Fin du voyage, les gars. Ici, on sera en sécurité.
Henri farfouilla dans ses sacoches, puis sortit une clé et ouvrit. Mac Manus entra le premier en fronçant les narines.
- Tu vis pas ici quand même ? demanda-t-il. "Ça schlingue, on se croirait dans un abattoir !"
- C’est un abattoir, répondit l’artificier.
Ils étaient maintenant tous les six dans l’allée centrale jonchée de paille sur laquelle donnaient des enclos. Nathaniel ne connaissait pas cet endroit mais c’était toujours mieux que d’affronter la milice. Gidéon se tenait à l’écart même si Fenster lui jetait de temps à autre un regard pour lui rappeler qu’il ne l’avait pas oublié. Quant au Semi-homme, il profitait de la visite. Henri Drake tourna sur sa droite et pénétra dans un des box. Il éparpilla la paille qui traînait avec ses pieds, laissant apparaître une trappe dans le sol. Une fois celle-ci soulevée, un escalier apparut dans la pénombre. Nathaniel décrocha alors une torche du mur et après l’avoir allumée, il descendit les marches de pierre à la suite de son ami. Ils arrivèrent tous les six à l’étage inférieur, dans une vaste pièce dont les murs étaient couverts d’étagères remplis d’objets en tout genre.
- Mais quel est cet endroit ? s’interrogea Théoren.
- Il s’agit d’une de mes planques. Le rez-de-chaussée est une couverture, idéal pour écarter les curieux. Mais j’ai aménagé les sous-sols à ma convenance. C’est ici que je poursuis mes expériences." Henri marqua une pause puis reprit : "Mais je manque à mes devoirs d’hôte. Prenez un siège et installons-nous à cette table. Je crois que nous avons à discuter."
Ce disant, il prit place à la grande table qui trônait au milieu de la salle après l’avoir débarrassée d’un certain nombre d’accessoires. Les autres l’imitèrent. Une fois installé, chacun garda le silence ne sachant pas ce qui allait arriver. Ce fut Théoren qui prit le premier la parole.
- Ce qui est sûr, c’est que les gardes avaient été prévenus de notre présence. On ne sait pas comment, ni qui ils recherchaient exactement. Mais ça n’a que peu d’importance puisque chacun de nous a des activités, disons... répréhensibles.
- Moi, ce qui m’intrigue davantage, c’est de savoir par quel coup du sort, six individus recherchés ont pu se retrouver le même soir dans la même taverne, dit Gidéon.
- Tu le regrettes encore, hein ? répondit Fenster un sourire aux lèvres.
- Et d’ailleurs, qu’est-ce qui dit que ce nabot est de notre côté ? Ni Fenster ni moi ne l’avons jamais vu et pourtant on connaît pas mal de monde dans le milieu, reprit Mac Manus.
- Je le connais, son nom figure dans les archives de la Guilde, dit Nathaniel. Il a pas mal de "coups à son actif, pas vrai Théoren ?
Ce dernier hocha la tête, le regard toujours tourné vers Mac Manus.
- Je suis pas un nain. Je suis un Semi-homme dit-il en prenant soin de bien articuler chaque syllabe.
- Mes excuses, messire le Semi-homme railla Mac Manus.
Un bruit sec fit taire tout le monde. Henri venait de taper sur la table, tentant de rétablir les choses avant que la situation ne dégénère.
- Voyons messieurs, au vu des évènements de ce soir, je pense que nous devrions essayer de réfléchir si on veut se sortir de ce pétrin. Nathaniel et moi avons pour habitude de fréquenter cet établissement. Par contre pour vous autres, j’ignore ce qui vous a conduit là-bas. Alors si vous pouviez vous expliquer.
- Pour ma part, j’avais rendez-vous avec un type qui devait me brancher sur un coup, dit Gidéon. Un de mes contacts m’a indiqué qu’une personne assez fortunée me recherchait. Je sais juste son nom : Darkholme.
Mac Manus lâcha une bordée de jurons.
- C’est aussi le nom du mec qu’on devait rencontrer ce soir ! Pas vrai, Fenster ? s’exclama-t-il.
Ce dernier acquiesça d’un hochement de tête pensivement. Ce fut une nouvelle fois le Semi-Homme qui rompit le silence.
- Cet homme est aussi la raison de ma venue à Marienburg, dit-il.
Cette révélation laissa tout ce petit monde sans voix. Tout ce que cela impliquait les dépasser considérablement. Gidéon s’agita nerveusement dans son siège ; quant à Mac Manus, il se resservit une rasade supplémentaire de rhum qu’il vida d’une traite.
- Ni Henri ni moi ne connaissons ce type, dit Nathaniel. Mais si c’est lui qui est à l’origine des évènements de ce soir, je pense qu’on devrait lui rendre une petite visite. L’un de vous sait où le trouver ?
- J’ai un contact qui pourrait nous organiser quelque chose je pense. C’est lui qui m’a mis en relation avec ce Darkholme.
- Excellente idée, Gidéon ! De cette manière, tu vas encore t’arranger pour nous baiser la gueule, s’exclama Mac Manus.
- Et si vous régliez ce problème une bonne fois pour toute, souffla Nathaniel. Si on veut éclaircir la situation, on a intérêt à ne pas se tirer dans les pattes.
Devant le silence de son ami, Fenster leur expliqua alors toute l’affaire. Lui et Mac Manus avait eu connaissance d’un tout prochain convoi de fonds en direction de Lendry. Le butin était considérable mais hélas pour les deux compères, il en était de même pour son escorte. Il leur fallait absolument un troisième homme sur ce coup-là. C’est ainsi qu’ils firent la connaissance de Gidéon. "Un mago, c’est un sacré bonus dans notre métier" souligna Fenster avant de poursuivre. L’attaque du convoi se passa sans encombres, l’habileté aux armes des deux hors la loi combinée à la magie de Gidéon ne laissèrent aucune chance aux gardes. Encore tout heureux du succès de leur opération, les trois acolytes partagèrent les couronnes d’or. "Gidéon n’a même pas contesté quand Fenster et moi avons décidé qu’en tant qu’initiateurs du coup, on avait droit à une part plus grosse. Ca aurait dû me mettre la puce à l’oreille mais j’étais encore sur un petit nuage..." glissa Mac Manus. Ce n’est que le lendemain du départ du magicien que les deux voleurs s’aperçurent d’un petit détail : quand Mac Manus alla recompter ses couronnes d’or, il découvrit que les sacs ne contenaient rien d’autre que du sable ! "Il n’y avait rien eu d’autres que du sable dans ces foutus sacs. Un petit sort d’illusion et on y a vu que du feu ! Quand je pense qu’au moment de se quitter, je lui ai dit qu’on pourrait retravailler ensemble à l’occasion."
- Voilà toute l’histoire, termina Fenster.. Alors maintenant, Tu vas nous dire où se trouve notre fric !
Gidéon sursauta quand Mac Manus pointa la lame de sa dague sur sa gorge.
- Réponds au monsieur...
- J... je.. j’ai tout perdu, finit par articuler le magicien, ... au tripot de "La Nouvelle Donne".
Nathaniel profita de la stupéfaction de Mac Manus pour lui arracher son arme. Fenster bondit sur place, la lame dégainée. Un cliquetis métallique attira son attention vers Drake qui pointait sur lui l’orifice béant d’une arquebuse. Seul Théoren continuait de manger les victuailles entreposées devant lui.
- Messieurs, je crois que nous sommes dans une impasse." Henri marque une pause. "Visiblement, Gidéon n’a plus votre or. Par contre, tous les gardes de la cité sont à nos trousses. Je vous demande de bien réfléchir à ce que vous allez faire.
L’instant d’après, Fenster avait rengainé son arme avant de se rasseoir.
- Mais qu’est-ce que tu fabriques, Fenster ? cria Mac Manus. "On va pas laisser tomber !
- Réfléchis un peu Mac ! Drake a raison. Ce coup-là, on doit la jouer en équipe. Et crois-moi, ça me déplait autant qu’à toi. Quant à toi Gidéon, on fait une trêve, tu piges ? Mais si tu nous lâches, je laisse mon collègue finir le boulot. Maintenant, tu vas contacter ton pote et nous arranger un rendez-vous. Moi, je vais me pieuter.
Cela faisait déjà deux jours que Gidéon les avait quittés dans l’espoir d’arranger une rencontre avec son contact. Durant ce temps, les cinq larrons avaient préféré ne pas quitter l’antre de Drake même si l’inactivité leur pesait chaque jour davantage. Mac Manus, Fenster, Théoren et Henri passaient leur journée à enchaîner les parties de cartes. L’artificier se plaisait à dire qu’à ce rythme, sa réserve de rhum ne tiendrait pas très longtemps. Seul Nathaniel restait à l’écart. Trop de questions se posaient à lui et il devait y réfléchir. "Darkholme", ce nom ne lui disait absolument rien. Même après avoir interrogé les autres à ce sujet, il n’avait aucune informations supplémentaires ou un embryon de piste à suivre. Par ailleurs, il aurait bien voulu contacter un membre de la Guilde. Personne là-bas ne savait où il se trouvait. Alors que Fenster mélangeait les cartes pour une énième partie, le martèlement discret d’un poing sur la trappe du dessus se fit entendre. Nathaniel se leva précipitamment et se dirigea vers la trappe. Deux coups secs, un coup puis à nouveau deux coups : c’était bien le signal convenu. Il déverrouilla le cadenas et laissa entrer le nouveau venu.
- Tu tombes bien Gidéon ! Je crois que tu manquais à Mac Manus, plaisanta Nathaniel.
Les nouvelles étaient plutôt bonnes. Comme à l’accoutumée, Gidéon avait placardé une affiche sur la porte de l’échoppe du Dragon Fumant. C’était une pratique très courante dans le milieu. On retrouvait ainsi des dizaines de messages où l’on trouvait en vrac : des mercenaires qui proposaient leurs services, des capitaines de vaisseaux qui recherchaient de la main d’œuvre, des avis de recherche et autres affiches de recrutement... Parmi ce flot d’informations, un hors-la-loi avisé pouvait facilement faire passer des messages codés pour entrer en contact avec ses semblables. Gidéon n’avait eu que peu de difficulté à faire parvenir son message à son contact. Il lui avait fallu un peu plus de temps que prévu pour recevoir une réponse mais finalement, le rendez-vous avait été fixé pour le lendemain à l ’aube sur les quais.
- On se les gèle ici ! T’aurais pas pu fixer notre rendez-vous un peu plus tard ? maugréa Mac Manus.
- T’étais pas obligé de venir, tu sais, répondit Gidéon.
Cela faisait dix bonnes minutes que les deux larrons s’échangeaient des amabilités dans ce genre sous l’air indifférent de Nathaniel. Pour des raisons de sécurité évidentes, seulement trois d’entre eux s’étaient présentés au lieu de la rencontre. Mac Manus s’était bien évidemment désigné volontaire, peu désireux de laisser Gidéon aller à sa guise. Nathaniel avait suivi, surtout pour éviter que ces deux compagnons ne s’entretuent en chemin. Ils étaient arrivés légèrement en avance et chacun trahissait une certaine nervosité. Mac Manus et Gidéon continuaient leur joute verbale alors que Nathaniel faisait les cents pas sur le quai. Il observait les vagues qui caressaient les coques des navires, se laissant bercé par le bruissement des rouleaux d’écumes.
- T’es sûr que c’est bien ici au moins ?
- Certain. C’était écrit : "la Fille de l’Empereur t’attendra à l’aube". C’est pourtant clair comme message. Là, tu vois sur la coque de ce trois mâts, c’est écrit "La fille de l’Empereur". Maintenant ferme-la, j’essaie de me concentrer.
- Quelqu’un vient, fit Nathaniel, ignorant les deux autres.
En effet, une silhouette se découpait à une vingtaine de mètres du petit groupe. Elle s’avança vers eux d’une démarche hésitante. Nathaniel remarqua que le nouvel arrivant jetait des regards anxieux à droite et gauche, comme s’il essayait de détecter une présence ennemie.
- Salut Tessa, dit Gidéon.
- Mais... c’est une femme ! s’exclama Mac Manus.
- Je vois que monsieur est observateur, fit Nathaniel en souriant.
Pourtant, cette remarque ne détendit en rien la jeune femme. Ses grands yeux verts à nouveau alertes, son regard passait de l’un à l’autre, comme si elle essayait de deviner leur pensée.
- Je dois reconnaître qu’en matière de contact, je n’aurais pas mieux choisi, finit par dire Mac Manus.
Tessa tremblait légèrement. Nathaniel doutait que ce soit sous l’effet du vent. Elle avait l’air terrorisé mais son professionnalisme l’empêchait de céder à la panique devant ses semblables. Tessa sembla sortir de sa torpeur. Elle se mordit nerveusement la lèvre avant de prendre la parole.
- Il ne faut pas rester ici. Suivez-moi.
Gidéon essaya d’ajouter quelque chose mais la jeune femme avait déjà tourné les talons. Mac Manus lui emboîta le pas, suivis des deux autres. Après dix minutes de marche, ils se retrouvèrent tous les quatre dans un vieil entrepôt où s’entassaient plusieurs épaves en cours de rénovation. La semi-pénombre qui baignait cet endroit n’était pas pour rassurer les voleurs.
- Alors Tessa, si tu nous en disais plus sur ce Darkholme ? qemanda Gidéon.
- Avez-vous déjà entendu parler du Tribun ?
La simple évocation de ce nom fit frissonner le magicien. Même Mac Manus ne souriait plus. Quant à Nathaniel, il resta tout aussi interloqué. Personne dans les bas-fonds de Marienburg n’ignorait ce nom. Insaisissable, puissance, terreur, tels étaient les mots qui étaient le plus souvent associés à ce tristement célèbre patronyme. Une légende dans le milieu, sorte de croque-mitaine de l’ombre qui dominait tout un empire par la terreur qu’il inspirait. On disait que même les membres de la noblesse le craignaient et son nom n’était prononcé qu’à voix basse. Nul n’a jamais pu l’apercevoir ou en tout cas n’a pu témoigner d’une telle rencontre. Seuls ses crimes ne laissaient aucun doute quant à son existence.
- A voir votre visage, je dirais que oui, ajouta la jeune femme. Or, ce Darkholme est en relation avec le Tribun. Il me l’a lui-même révélé et il m’a aussi chargé de vous délivrer cette invitation.
Tessa glissa la main dans sa manche et en sortit une lettre toute simple qu’elle remit à Nathaniel.
- Voilà, j’en ai terminé avec mon rôle d’intermédiaire. Puis, elle se tourna en direction de Gidéon. "Maintenant, oublie-moi, tu veux".
Gidéon resta silencieux et n’essaya pas d’empêcher son amie de tourner les talons. Avant de totalement disparaître dans l’obscurité, elle fit volte-face et ajouta :
- Tu joues un jeu dangereux, magicien. Je sais pas dans quel pétrin toi et tes amis vous vous êtes fichus mais si j’ai un conseil à vous donner, c’est de rester sur vos gardes..."