Gulzan ? Je frémis d’horreur à ce nom, Gulzan était mon meilleur ami, presque mon frère par l’esprit sinon par le sang, lui aussi marqué par Huanchi. Il a disparu il y a quelques années on ne sait où et la rumeur courait qu’il était tombé, corrompu par les dieux sombres. Ainsi la vérité m’est pleinement révélée, ce traître, ce fourbe de Gulzan a trahi les Anciens et à présent, mon frère me traque pour une stupide plaque en or !
La rage monte en moi, je me sens abandonné, rejeté. Pourquoi n’aurai-je pas droit moi aussi à un peu de gloire, pourquoi jamais un Skink ne s’illustre-t-il dans les histoires ? Non, les Skinks ne sont là que pour servir les Anciens, les Skinks ne sont là que pour accomplir la destinée qu’on leur impose ! Je veux suivre ma propre voie, je refuse de me résigner. Gulzan a chu, certes, mais il a tracé son propre chemin, sa propre voie, il est à présent favori de Khorne, j’en viendrai presque à l’envier. Que dis-je ? Quelle folie s’empare de mon esprit ? Pourquoi renierais-je mon passé, celui de ma race ? Quel dilemme, quelle voie choisir, quand je ne sais laquelle je serais capable de suivre ? Il est temps de... il est temps...
Confusion, erreur, voilà les mots qui trottent dans ma tête à mon réveil, voilà ce qui me torture, qui me martèle la tête comme une lame sur une enclume. Je suis seul. Très seul, l’homme m’a quitté, il a fui ou a pris peur... Je suis un Skink seul, loin de sa terre natale, dans les Désolations du Chaos, à me lamenter sur un sort qui n’affectera pas la face du monde.
Et pourtant, si je ne conserve pas ces plaques, le Vieux Monde sombrera dans la déchéance et dans la désuétude. Je ne peux rien faire, je ressens mon impuissance comme les fers auxquels les humains attachent leurs prisonniers. Je voudrais pleurer, je voudrais me débattre, je voudrais agir, je ne le peux pas. Ou plutôt, on ne veut pas de moi que je le fasse. Puisqu’il en est ainsi, il me faut révéler mon désir. Je vais agir pour le bien de tous, mais principalement pour moi. Je suis égoïste ? Je pense plutôt que les Slanns sont stupides de vouloir conserver cette puissance alors qu’elle pourrait être bien utilisée. C’est décidé, je quitte la masure misérable et me mets en route pour récupérer les autres plaques ! C’est folie ? C’est être aveuglé par l’avidité ? Non, c’est ce que je pense être le plus clairvoyant, le plus sain. C’est risqué, mais le jeu en vaut la chandelle.
C’est un aspect assez hétéroclite que je dois rendre, ainsi vêtu d’une cape pourpre, un étranger, un monstre peut-être pour les humains qui, pour certains, n’ont jamais entendu parler des Hommes-lézards. Je chemine lentement, la route est longue et empierrée, j’ai froid, mais il ne me faut pas renoncer. Ma dague bat à mon côté, elle me sera sûrement utile dans un futur proche. D’ailleurs, je vois une colonne de fumée noire qui s’élève derrière cette colline. Je m’approche silencieusement, furtivement, comme seuls les Skinks savent le faire. Le spectacle qui s’offre à mes yeux est difficilement supportable, d’une horreur sans limite. On pourrait croire à une simple horde de sauvages, mais à y regarder plus en détail, chaque homme a le teint verdâtre, la peau cloquée et le visage lépreux. Ces semblants d’humains à l’estomac proéminent, sans doute à cause de la pourriture qui ronge leurs entrailles fétides, agitent leurs armes dans une danse morbide, autour d’un cadavre décomposé et atteint par la vermine.
Leurs armes rouillées s’entrechoquent dans un vacarme chaotique, entrecoupé de leurs chants braillards. A côté d’eux, un enfant, le corps recouvert de bubons suintant de pus, le visage déformé par une tumeur grotesque sur son front, joue avec les restes moisis d’un homme mort. Cet homme, le villageois qui m’avait accueilli avec tant de rude candeur, qui avait cru à mon histoire invraisemblable et en mon honnêteté, cet homme gît, froid, mort, sur le sol maudit du campement des adorateurs de Nurgle. Je lève les yeux vers le ciel, et à travers les nuages gris et lourds, je perçois la grimace sadique du père des infections. Une icône représentant les trois yeux honnis est accrochée à l’entrée du campement, les portes de bois couvertes de mousse grande ouverte, comme pour signifier la bienvenue que Nurgle accorde à ceux qui souhaitent le rejoindre. Je repense à Gulzan, lui aussi a dû franchir des portes à peu près identiques, mais décorées de l’icône sanglante de Khorne. Comment a-t-il bien pu en arriver là, se soumettre à un dieu, lui ? Lui qui acceptait à peine de se soumettre à la volonté des Slanns, lorsque ceux-ci l’avaient envoyé en mission... Cette mission qui l’a perdu.
Caché par les buissons environnants et sans doute avec l’aide d’une force divine, je me faufile sans être vu. Les tentes de peaux vétustes et insalubres jalonnent le chemin, les maraudeurs de Nurgle sont rassemblés au cœur du village. Je me couvre de défroques sales récupérées au hasard dans une tente, les tissus crasseux exhalent une odeur de charogne quasi insupportable. Je me rends rapidement vers la foule amassée, en évitant tant que possible les flaques d’eau croupies qui lâchent par intermittences des bulles de méthane. Celui que j’identifie comme étant le chef, un grand homme à la barbe couverte de moisissures, est juché sur une estrade en bois, il brandit des deux bras la plaque sacrée, objet de toutes les convoitises. Voir ce saint objet entre les mains grossières et impies de cet adorateur hérétique me révulse. Ne pouvant me contenir plus longtemps, j’explose. C’est insensé, je le sais, je m’en rends compte alors que je rejette la toile qui m’enveloppait. J’écarte les villageois effrayés de voir la lame que je brandis. Le barbare à la stature de colosse me dévisage, il n’a manifestement jamais vu de Skink et il paraît plus indécis qu’effrayé. Il part d’un rire gras et désagréable en rejetant son casque en arrière, laissant apparaître la marque de son dieu : le troisième œil. Il est trop tard pour reculer, je bondis, me repassant mentalement mon combat contre le champion de Nurgle. Malgré sa stature, celui-ci n’a rien d’un maître de guerre et Chotec doit être de mon côté car quelques secondes plus tard, l’impie s’écroule sur le sol, éclaboussant les alentours d’une eau verte et malodorante. Les maraudeurs s’enfuient alors terrorisés.
Je me relève sans comprendre, la plaque d’or entre mes mains. Un mot y est gravé : Vaxloc. Ma victoire sur un homme seul ne peut effrayer ainsi une horde entière, pourquoi ces barbares ne me poursuivent-ils pas ? Une ombre s’agrandit derrière moi, une odeur de soufre se répand dans l’air, je crois que je viens de comprendre. Je fais un bond prodigieux sur le côté, évitant de justesse les griffes crasseuses d’un Buveur de Sang. Ses ailes déployées, ses crocs découverts, son armure cuivrée se reflètent dans le couchant. Il tient d’une main un fouet de cuir ferré d’argent, de l’autre une hache de la taille d’un Saurus, parsemée de taches sombres dont la couleur ne présage rien de bon. Un filet de salive s’écoule d’entre ses dents acérées et ses muscles tendus laissent entrevoir des veines noires. Il bat des ailes en soulevant des nuages de poussière, bondit sur moi, ses serres en avant en hurlant d’une voix gutturale :
"Du sang pour le dieu du sang, des crânes pour le trône de Khorne !"
Ce faisant, il m’agrippe d’une main et décapite un imprudent qui s’était mis sur son chemin.
Nous nous élevons dans les nuées, le vent me cingle le visage et le froid me gèle les os. Je crois que je vais mourir, je crois que... que...
J’ai mal à la tête, je ne me sens pas bien, je suis dans une grotte sombre. Gulzan me dévisage. Il a manifestement du mal à se souvenir.
Nul ne sait ce qui se passa dans la grotte cette nuit là. Le seul fait sûr, c’est que Gulzan repartit en possession des deux plaques que possédait Jolrael, la plaque de l’Innocence et la plaque de la Découverte, après lui avoir révélé que la plaque de la Gloire, Zixtlec, était déjà en possession des dieux du Chaos [1].
Les remords me rongent. Ma discussion avec Gulzan fut très instructive. Il ne me reste que peu d’espoir, il me faut absolument mettre la main sur la plaque de la Raison. Je n’aurai jamais dû lui remettre les plaques, mais que serait-il advenu de moi ? Il m’aurait sans doute tué, suivant son idée première et il aurait de toute façon la plaque. Je sais à présent qu’il n’a pas complètement été corrompu et qu’une part de son âme se souvient des mots pitié et bienveillance. Bien sûr, ma quête est au bord de l’échec, bien sûr, j’en suis responsable et je devrais me lamenter, mais quelque chose m’empêche d’être défaitiste. Je ne sais ce qui me pousse encore à espérer.
Mon périple reprend donc son cours à travers les landes désolées du nord du Vieux Monde, guidé par mon seul instinct et peut-être par les Anciens. Je n’ai pas rencontré âme qui vive depuis des mois. Le temps s’est encore rafraîchi, je progresse vers les Désolations du Chaos. Là, je veux empêcher l’aboutissement de la destruction des Vents de Vertu. Après tout, s’ils arrivent à me voler des plaques, pourquoi n’en ferais-je pas autant ? De plus, j’ai cru comprendre que les dieux rivaux se bataillent pour la possession des plaques, je pourrai peut-être tirer parti de cette rivalité pour m’en emparer... Et puis reste à savoir où est la dernière plaque ! J’aperçois un village dans le lointain, déserté sans doute, comme les nombreux autres que j’ai déjà visité ou pillé. Car je dois ma survie à ces villages opportuns, j’y trouve souvent des restes de nourriture oubliés ou des vêtements plus chauds. J’y ai dans le même temps récupéré une épée abandonnée, ni trop lourde ni trop courte, qui remplacera avantageusement ma fragile dague. Plus je m’approche, plus mes narines sont assaillies par une odeur de roussi, de fumée. D’ailleurs, une fumée noire s’échappe de cette cheminée en pierre apparente là-bas, quelle sorcellerie se passe ici ? Décidé à aller voir, je rampe silencieusement, à la manière des Skinks, vers la fenêtre la plus proche. Là, je faillis tourner de l’œil : des Skavens, partout, s’affairent autour d’une étrange machine. Ainsi donc, il y en a ici aussi ? Cette engeance du démon sévirait-elle donc partout ? Ne tenant absolument pas à savoir à quoi s’affairent ainsi les hommes-rats, je préfère m’éclipser discrètement. Et là, c’est le drame : mon épée, trop longue pour mes courtes pattes, tape un coup sur le sol dur dans un bruit métallique. Les Skavens se redressent comme un seul rat et me regardent silencieusement. Comme un coup de tonnerre, ils se jettent sur moi. Je crois que je vais être mis en pièce, je les entends proférer des paroles dans un langage commun déformé et grossier, leur petites voix aigres me crient aux oreilles :
"On a une chose-bizarre du Chaos, on va rapporter au très très puissant clan Moulder pour qu’il l’étudie
-Non, dévorons-le !
-Il faut en faire un esclave !"
Ils me juchent dans une petite cage rouillée en compagnie d’un Nain malade et blessé. Sa longue barbe tressée pend tristement sur sa poitrine, sa cotte de maille est en lambeaux et du sang coule d’un de ses yeux. Il se tourne vers moi, comme horrifié par ma présence et recule au fond de la cage.
"Ne m’approche pas, vil démon !"
Complètement désespéré, je cherche une solution pour m’en sortir et ne trouve rien de mieux que de répondre :
"Regarde autour de toi, tête de Nain, tu verras où sont les vrais démons !"
Il lève vers moi une tête étonnée, et me prend la main en me parlant :
"Je suis Mir-Khator, un Nain pris par ces ignobles Skavens ! Qui es-tu, toi qui parle comme les hommes sans en avoir l’apparence ?
-Qui je suis n’a aucune importance. Mon nom est Jolrael, je viens de loin pour récupérer des trésors perdus, et ne trouve que la mort et la désolation où que j’aille.
-C’est le lot de bien des êtres sur ces terres dévastées. Regarde-moi, je n’ai plus le moindre espoir en ce qui concerne mon sort... Mes frères ont été tués par ces vermines et je doute qu’ils aient plus de compassion pour nous. Bien sûr, jamais je ne me rendrais, jamais un Skaven ne me fera changer d’avis !
-J’admire ton courage, mais doute qu’il te serve à grand chose ici..." fais-je en prenant un air dépité. Je reprends dans un souffle :
"Moi qui croyais que les Anciens me guidaient, ils m’envoient droit à la mort !"
La horde grinçante autour de nous s’affaire toujours autour de l’étrange machine. Il s’agissait d’un amas de plaques métalliques rouillées assemblées grossièrement autour d’un cristal vert qui ne peut être que de la malepierre. Mes yeux s’attardent sur une des plaques disjointes de l’appareil. Elle brille plus et n’est pas oxydée, à jurer que c’est de l’or !
Mais oui, en effet, c’est bien de l’or, les Anciens m’auraient-ils mis sur la voie de la plaque manquante ? Ici ? Dans un terrier de Skavens ?
N’ayant plus grand chose à tenter, j’essaie le marchandage avec notre geôlier, un Skaven noir à l’œil barré d’une cicatrice. Ce qui me frappe, c’est que les Skavens d’ici sont plus courts et ont l’air moins malades que ceux de Lustrie.
Je fais mine de parler au Nain qui ne comprend pas tout de suite la manœuvre :
"Je connais un endroit où l’on trouve beaucoup de pierre comme celle que ces rats utilisent !
J’en possède d’ailleurs une pleine réserve, je me demande ce qu’un rat pourrait faire de toute cette pierre pour lui tout seul...
- Que dis-tu insensé ? Crois-tu que ce soit le moment de discuter de gemmes que nous ne possèderont plus jamais ?
-En effet, et c’est d’ailleurs dommage que personne n’en profitera plus !"
La ruse fait son effet et le Skaven noir se tourne lentement vers moi
"Tu prétends pouvoir garder Malepierre, chose lézard ?
-Malepierre ? Quel est donc ce nom ?
-Ce... C’est le nom de cette pierre sans valeur aucune.
-Mais, j’en ai vraiment beaucoup !"
Il se penche vers moi et je peux respirer son haleine fétide
"Dis-moi où...
-Certainement pas
-Je te torturerais pour que tu parles !
-Libères moi avec le Nain et je te le dirais, tu auras alors cette pierre "sans valeur" pour toi tout seul."
Il esquisse un geste puis découvre ses dents crasseuses.
"C’est d’accord, mais gare à toi si tu as menti, les donjons de Skarogne sont pleins de secrets sur la douleur."
A ce moment des exclamations de déception se font entendre, la machine n’a sans doute pas marché et j’ai ma petite idée en ce qui la concernait.
Je lance à la volée :
"Moi seul sait pourquoi cette machine ne fonctionne pas ! Retirez la plaque brillante et..."
Après une intense douleur, tout devient noir...
[1] Voir "Nouveaux horizons"