6-Yan
Transi par le froid, le craintif paladin fut incapable d’effectuer le moindre mouvement, et les éclairs qui n’avaient cessé de retentir s’étaient mis à résonner dans sa tête, comme si tous les rochers de la terre avaient soudainement décidé de dévaler la pente du ciel, qui pourtant était si bas qu’il semblait toucher la cime des arbres. Il se perdit donc dans la contemplation des jets de lumière qui parcouraient le ciel plus vite qu’un cheval de course céleste, et qu’il parvenait à apercevoir entre les branches couvertes de la blancheur hivernale. Cette couverture immaculée jurait avec les couleurs qui avaient recouvert le firmament, ce dernier semblant être devenu l’emplacement d’une effroyable guerre à venir. Mais le jeune homme en armure ne se sentait plus concerné d’aucune façon par les évènements qui se préparaient. Il avait le sentiment d’avoir déjà à moitié quitté ce monde, et il se laissait bercer par la fraîcheur du sol, contrastant avec le ciel qui était à feu et à sang.
C’est ce moment-là que choisit une étrange silhouette méchamment arqueboutée pour apparaître, aussi soudainement que le peut une personne aussi déformée. Lorsqu’il le vit se rapprocher, le bourgeois ramena ses pieds sur terre - disons spirituellement, étant donné qu’en réalité, ses pieds touchaient déjà le plancher des trolls - et pris d’une peur panique, il tenta de se relever. Mais c’était sans compter ses muscles totalement engourdis par la morsure du froid, plus venimeuse encore que celle d’un quelconque animal. Son corps ne bougea pas même d’une rognure d’ongle, et lorsqu’il arriva à sa hauteur, l’être cala son visage totalement dévoré par une barbe hirsute et immense juste au-dessus de l’autre, frais et bien rasé, et les deux paires d’yeux se réunirent dans un tête-à-tête qui retourna la situation. Le regard de l’apparition, d’un bleu aussi froid et clair que la sécrétion hivernale, dégageait pourtant une quantité fabuleuse d’amour, et Léonidas se laissa soulever par le vagabond sans opposer la moindre résistance.
Un peu moins profondément dans la forêt, les sept enfants qui avaient suivi le paladin n’en avaient pas pour autant suivi ses ordres, et après une courte débandade, ils tentèrent de se réunir de nouveau. De son esprit pratique, Tildan leur montra du doigt la grosse racine d’un chêne qui bordait le chemin, et leur ordonna de tous se glisser dessous - comme dans le Seigneur des Anneaux. Lorsqu’ils furent tous accroupis contre la terre gelée, il leur conseilla de mettre de la neige dans leur bouche pour dissimuler leurs souffles aux yeux de toute apparition éventuelle - oui, exactement, comme dans Stalingrad ; maintenant, ne me dérangez plus. Dans l’élan de peur, ils s’étaient tous pris la main.
Rangés ainsi en file indienne, ils avaient l’air d’une brochette pour anthropophages. Il y avait Tildan en bout de racine, le moins bien caché et le plus proche de la route - ou plutôt devrais-je dire du sentier - qui surveillait les alentours. Juste derrière lui se trouvait Ylda, alors que Yosko ruminait sa rage à l’autre bout de l’insolite farandole. Entre eux deux, il restait Jaénis un peu tremblotante, suivie de son jeune frère Elmarno, qui avait l'air figé d'une statue humaine. Et enfin, c’était Issira qui tenait la main de Yoskopolite. Il n’en était pas pour le moins mécontent, et sa chaleur était douce comme la force avec laquelle elle serrait était rassurante, malgré le fait que ça exprimait plutôt sa propre peur. Au bout de quelques instants d’attente, ils entendirent une respiration rauque et bruyante provenir de là d’où ils étaient arrivés, laissant imaginer la carrure de son propriétaire par sa profondeur. Il s’approcha en tambourinant sur le sol des ses... gros pieds ?... grosses pattes ?... Personne n’aurait su dire. Il passa leur niveau d’une démarche chaloupée mais pleine d’assurance et continua son petit bonhomme de chemin, sans avoir rien remarqué de la présence des petits êtres sur le bas côté. Les enfants étaient si pétrifiés de terreur qu'ils n'avaient pas laissé échapper le moindre bruit, aussi infime soit-il, qui puisse les trahir. Au bout de quelques instants, ils se décrispèrent enfin et tentèrent de respirer normalement, échangeant des oeillades soulagées. Avant qu’il ne disparaisse, Tildan sortit la tête de sa cachette et jeta un coup d’œil vers l’inconnu.
Quand il eut disparu au détour du sentier, tous les regards se tournèrent vers le garçon téméraire, leurs yeux posant tous la même question. Comprenant, il leur répondit :
« C’est bien un Ogre. D’autant que je m’en souvienne, il ressemble à ce que m’disait mon grand-père. Bâti comme un ours, mais avec des bras et des jambes au lieu des pattes, le corps recouvert de poils et une tête hideuse. C’est exactement ce que je viens de voir, sauf qu’il était d’dos. » Un murmure d’approbation parcourut la petite assemblée en même temps qu’un léger frisson. Ils l’avaient échappé belle, mais qu’en était-il de Léonidas, qui était allé plus avant dans la sombre masse forestière ?
Les enfants restèrent encore quelque temps à l’abri des regards, et au moment de repartir, la malchance s’abattit sur eux avec la grêle. Ils furent donc obligés de garder la racine comme protection. Comme le temps passait, et pas la grêle, certains finirent par s’endormir. Ainsi, Ylda s’était allongée, la tête posée sur les genoux de Tildan, mais Yoyo ne sembla pas le remarquer le moins du monde, parce qu’Issira lui avait réservé le même sort, et qu’il s’en trouvait extrêmement gêné. En fait, en dehors des deux plus grands garçons, personne d’autre n’avait gardé les yeux ouverts. Leurs regards finirent par se croiser, et ils exprimaient cette détermination et cette concentration nécessaires à une sentinelle, mais aussi leur impatience et leurs angoisses.
Issira s’éveilla lorsque la grêle prit fin, et elle leva la tête vers Yosko qui avait l’air perdu jusqu’au plus profond de ses pensées :
- À quoi penses-tu ? lui demanda-t-elle.
Silence.
- Yosko ?
- Excuse-moi. Je réfléchissais à l’histoire que le vieux nous a racontée l’aut’jour, avant d’aller chasser les rats de la grange. Vous y étiez pas, mais il a parlé d’une légende de Pérouse où des enfants se font enlever. Bien sûr, comme les adultes y croient pas, ils ont imaginé que c’était de sa faute si Nénef s’est fait enlever. Mais j’ai confiance en lui...
- Moi aussi, le coupa-t-elle. Tout le monde ici pense que c’est pas sa faute. Mais mes parents n’ont pas voulu me dire ce que c’était que cette légende.
- Elle dit que les cris qu’on entend dans la forêt viennent d’un ermite qu’aurait été apprenti chevalier ici y’a longtemps, et qu’sa fiancée aurait été enlevée par un cavalier qui r’semble à la mort, et qu’il les aurait suivis dans la forêt, et qu’on l’aurait pas r’vus. Depuis, il parait qu’les enfants se font enlever ! Comme Longue-Barbe disait qu’y a toujours une part de vérité dans chaque légende...
- Tu t’es dis qu’c’est pour ça qu’il s’est fait enlever, Néfrien, compléta Issira.
Certes, la déduction ne paraissait pas très dure, mais la fillette, du même âge que lui, lui avait toujours paru un peu trop bête à son goût, et il fut agréablement surpris de la voir construire un raisonnement logique dans sa petite tête d’écervelée - du moins, c’est ce qu’il aurait sans doute dit, s’il avait été capable d’en trouver les mots. Mais bon, les garçons aussi sont un peu bêtes, parfois - Néanmoins, cette hypothèse comportait un défaut :
- Le problème, c’est que son histoire ne parlait d’aucun Ogre... enfin, on pense directement à ce genre de créatures dès qu'il s'agit d'enlèvements... et que nous en avons vu un !
- Je crois... » Issira sembla réfléchir un moment, pour terminer sa phrase une vingtaine de secondes plus tard « Je sais ! Comment savoir si des enfants ont été enlevés à Pérouse ?
- Ben, ché pas. Faut d’mander aux gens, répondit Yosko sur le ton de la plaisanterie.
- Mais non ! Si ça remonte à très longtemps, qu’est-ce qui s’en souvient ?
- Ben personne, puisque tout le monde est mort...
- Mais non, idiot ! répondit-elle le plus sérieusement du monde. Dans les registres !
- Les registres ? (Après quelques secondes de réflexions, les yeux du fils du forgeron s’illuminèrent, comme si la lumière du métal incandescent s’y reflétait, révélant un véritable feu de joie.)
- L’Eglise tient bien des registres sur la vie du village, non ? Il suffit d’aller consulter ces registres pour avoir notre réponse.
- En plus, ma mère m’a appris à lire. On aura besoin de l’aide de personne pour faire ça, et donc personne ne pourra nous la refuser !
Ils allaient enfin pouvoir mener l’enquête, et ils se sentaient tous deux très émoustillés ; un frisson vint leur rendre visite pour rajouter un peu de grandiose à tout ça. Yoskopolite se leva et dit :
- Réveille les autres, moi je vais en tenir deux mots à Ylda et Tildan...
- Attends ! La petite fille l’attrapa par la manche. T’es sûr que tu veux qu’ils sachent c’est quoi, notre idée ?
A la réflexion, il valait mieux garder ça pour eux. Ils pourraient toujours en parler plus tard, lorsque leur mission aurait réussi. Ainsi, il obtiendrait sûrement des compliments d’Ylda, et il n’y aurait plus Tildan pour lui voler la vedette. De son côté, Issira voulait elle aussi tirer la couverture dans sa direction. Elle en avait marre de voir les plus grands toujours commander, et peut-être plus encore en avait-elle marre de voir Yosko chercher à capter les attentions d’Ylda. Mais cela, jamais elle ne l’avouerait, pas même à elle-même car elle ne s’imaginait voir en lui qu'un ami profond.
Une fois qu’ils furent tous réveillés, ils décidèrent d’un commun accord de retourner au village, car il semblait bien que Monseigneur de Castel-Argent n’était pas un homme digne de confiance. Ils avaient décidé que, de retour chez eux, ils n’en souffleraient mot pour ne pas avoir à se justifier de leur ballade sylvestre à une heure aussi tardive et en période aussi risquée.
* *
*
7-Yan
Le lendemain matin, qui se trouvait être la veille de Noël, et six jours avant les douze ans d’Ylda, - Yosko l’avait bien retenu, et il comptait les jours depuis longtemps déjà - il avait rendez-vous avec Issira pour se rendre chez le curé de la paroisse, le père Denis Vorax. Il était seul à s’occuper de l’Eglise et de l’église de ce village, et vu qu’il s’entendait plutôt mal avec les garnements du coin et qu’il leur refuserait sans appel le droit d’accès à quelque livre que ce soit, ils devraient attendre que ce dernier soit monté sonner les cloches de la messe du dimanche - car nous étions bien dimanche, et il y aurait donc deux messes aujourd’hui avec celle de minuit - se faufiler entre la foule sortant de l’édifice, et rentrer par l’arrière dans la petite mansarde où ces livres et bien d’autres choses concernant Pérouse étaient enfermées.
Mais lorsque Yosko réussit enfin à fausser compagnie à ses parents, prétextant qu’il voulait aller jouer, malgré ses cernes dus à la fatigue de la nuit qui avaient inquiété Fala, il aperçut Issira en compagnie de Jaénis. Cette dernière n’était pas prévue au plan ! Il était clair qu’Issira tentait désespérément de se débarrasser de la gêneuse, et le garçon vint lui porter secours.
« Mais, pourquoi tu veux pas m’dire où tu vas !
- Paske c’est un secret ! répondit durement Issira. D’abord, ça t’regarde pas ! Et pis v’là Yosko, faut qu’on y aille !
- Ah, je sais, c’est un rendez-vous amoureux, dit la toute petite fille, les yeux pétillants. J’vais tout raconter aux autres !
- Mais non, tu racontes n’importe quoi ! C’est juste que...
- Ouh, les amoureux. Yosko, c’est la fiancée d’Issira ! commença-t-elle à crier »
Volontairement, Yoskopolite intervint à ce moment-là. Premièrement, cela leur procurait une bonne excuse pour s’éclipser en douce sans prendre le risque d’être soupçonnés d’un quelconque coup fourré, mais il trouvait aussi très drôle de voir le visage de la malheureuse s’empourprer tandis qu’elle essayait de faire taire la petite peste.
« Chhht », lui dit-il en faisant un petit clin d’œil, puis de s’adresser à l’autre du ton le plus sérieux qu’il put : « On y va, Issira ? »
En chemin, il se retint de pouffer, parce qu’il pressentait bien que cela ne lui plairait pas, et il n’avait aucune envie de vexer son amie. Une fois arrivés à l’arrière, la fillette monta la garde tandis qu’il crochetait la serrure avec un rossignol - et oui, ça sert d’être fils du forgeron : on a le matériel adéquat, et aussi la connaissance de divers mécanismes. Quand il y parvint, ils entrèrent rapidement, comme les voleurs qu’ils étaient, et commencèrent immédiatement leur fouille. Il ne semblait pas que le père Denis ait un amour marqué pour les affaires classées, et ils durent procéder méthodiquement pour ne pas s’y perdre, chacun de leur côté. Tout en discutant, ils éliminaient au fur et à mesure les livres qui ne les concernaient pas. Yosko avait estimé que le curé ne passerait pas ici avant longtemps, mais il valait mieux rester prudents, et ils ne séjourneraient pas ici plus de quatre heures, donc jusqu’au goûter des enfants. Si d’ici là, ils n’avaient rien trouvé, ils laisseraient courir le bruit qu’ils étaient à un petit rendez-vous, car ils ne pouvaient avouer avoir trahi leurs amis sans leur apporter une petite compensation. Certes, Issira était plutôt réticente, mais Yosko était parvenu à la convaincre, et s’il ne voulait pas qu’Ylda pense une telle chose, il ne pouvait s’empêcher de trouver ça amusant et grisant.
Ce qu’ils cherchaient, car ils n’étaient pas sûrs de trouver écrit en toutes lettres que des enfants avaient disparu, c’étaient des personnes qui apparaissaient dans les registres de naissance, mais pas celui des décès. Ainsi, ils fouillèrent tous les registres remontant à partir de la troisième génération au-dessus et de plus en plus loin dans le passé.
Par moments, leurs regards se croisaient, et la toute première fois, ils furent extrêmement surpris, car ce n’était même pas l’amour qu’ils y lisaient, mais quelque chose de profond, tout aussi fort, et au moins tout aussi indescriptible. Ils se remirent au travail en marmonnant chacun de leur côté après avoir piqué un fard.
Mais leurs recherches ne furent aucunement couronnées de succès. Tous ceux qui étaient nés dans le village étaient soient morts, soit partis vivre ailleurs, et cela était à chaque fois noté en toutes lettres. A croire qu’il y avait eu ici des prêtres plus méticuleux. Ils étaient fatigués de leur vaine inquisition, et il ne leur restait que quelques minutes avant de devoir quitter les lieux.
Soudain, le visage du jeune garçon s’éclaira, et il poussa un petit cri tout en regardant fixement... le vide.
« Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle.
- J’avais complètement oublié ça !
- ...
- L’aut’ soir, on était dehors avec Ylda, et on était juste tous les deux, tranquilles » Issira lui jeta un regard noir. Il était clair qu’elle allait finir par la détester. « … et on est arrivés au bord de la forêt. Et puis, on a entendu une espèce de cri bizarre venant des arbres, et j’avais fait le lien avec l’ermite de l’histoire de Longue-Barbe, et c’est là qu’il m’a dit qu’y a toujours une part de vérité dans les légendes... hum... Il peut donc bien y avoir un rapport entre l’histoire du cavalier noir, de l’apprenti chevalier et de sa mie, et l’histoire de l'Ogre, puisqu’il y avait enlèvement d’enfant, mais on ne savait pas qui effectuait ces enlèvements ! Si l’ermite que nous pensons avoir identifié l’aut’ soir existe bel et bien, alors ça veut dire que l’histoire remonte pas à si longtemps, sinon, il serait déjà mort. Ça peut être de quand nos grands-parents étaient petits, et ça expliquerait pourquoi personne ne connaît cette histoire, parce qu’il reste plus personne pour raconter cette histoire aujourd’hui.
- Oui, mais pourquoi n’auraient-ils pas parlé de ça à leurs enfants, je veux dire, nos parents ?
- Réfléchis bien, lui dit-il sur le ton de la réflexion plus que du reproche, Les gens n’aiment pas reparler des mauvais souvenirs de peur de les amener à se reproduire, et comme tous les vieux du village sont morts y’a cinq ans à cause de l’épidémie de grippe venue de Castel Bessancourt, et qui a rajeuni tout le comté ! C’est normal qu’un ermite ait pas chopé c’te maladie...
- Mais pourquoi les enlèvements recommenceraient-ils après une ou deux générations de tranquillité ?
- Ca, ch'ais pas. Mais vérifions d’abord dans les registres plus récents.
Et ils s’attelèrent à la tâche. Au bout de deux minutes à peine, Issira poussa un cri de joie :
« J’en ai un ! Agnar Biglot, troisième fils de Jaren Biglot, paysan. Disparu dans la nuit du 21ième au 22ième jour du neuvième mois de l’an de grâce nonante-deux de la décade de Saint-Astride. C’était il y a quarante-... neuf ans, dit-elle après calcul mental.
- Et même que c’était la même date que la disparition de Nénef... Regarde, en v’là un autre, ajouta-t-il en montrant une ligne sur la page d’ à côté, puis un troisième.
- Quand c’était ?
- La même année, trois jours plus tard, dans la nuit de Noël, tous les deux !
- Tu penses à c’que j’pense ?
Ils se regardèrent droit dans les yeux pendants quelques secondes, puis Yosko attrapa le registre, et Issira le journal du prêtre datant de la même année, car il pouvait contenir des remarques, des informations utiles...
- Allons vite prévenir tous les autres ! »