8 - Nain
Pendant tout ce temps, notre plus-très-fier paladin se faisait rudement ballotter au beau milieu de la forêt, tandis que l'inquiétante créature au regard couleur de glace et à la peau grisâtre - ce ne serait pas de la crasse tout de même? - s'enfonçait de plus en plus profondément dans le bois, en direction de... et bien, d'une direction sûrement. En fait Léo, qui avait été jeté sur l'épaule de l'humanoïde tel un sac pas trop lourd mais plutôt encombrant, faisait fi de l'inconfort du voyage - il ne s'en rendait pas compte mais la créature faisait tout son possible, c'est à dire pas grand chose en grande partie à cause de sa taille et de son côté lourdaud, pour rendre le trajet le moins inconvenant possible pour son colis - faisait fi, donc, de l'inconfort du voyage - et de l'odeur de transpiration mêlée à de la terre - et avait opéré un rassemblement d'urgence de ses neurones non affairés au colloque de Terreur aiguë, pour leur soumettre divers problèmes à résoudre urgemment.
Entre autres :
1/ Je n'ai rien à part mon armure
2/ Je suis perdu
3/ Je suis transporté par un énorme monstre de plus de trois mètres et beaucoup de kilos. De muscles.
Et donc :
1/ Comment me tirer de là ?
2/ Comment me tirer de là ?
3/ Bon Dieu de misère... comment je vais me sortir de là ?!
Quelques neurones, après examen rapide de la situation, proposèrent gentiment leur aide aux archives religieuses, étagère des Prières. Les autres rejoignirent en vitesses leurs petits camarades au colloque sus-nommé. Il n'y eut qu'un petit malin (si tant est qu'on puisse parler de petits malins chez les neurones) pour aller faire un tour au Quartier général de l'ouïe et demander innocemment "Heeuu... C'est quoi ce crissement ?". C'est vrai, ça! Ca faisait un bon moment - une heure ? dix minutes ? deux semaines ? - qu'un crissement régulier, pas particulièrement agaçant, plutôt du genre dont on ne se rend compte que lorsqu'il s'arrête, lui triturait les oreilles. Une prise de parole un tantinent hurlante dans le colloque maintenant sur-occupé lui permit de motiver assez de monde pour lui faire regarder par-dessus son épaule. En fait, ce qu'il avait remarqué était le bruit produit par un doigt, non, un jambonneau couvert de corne qu'on appellera doigt uniquement car en plusieurs exemplaires au bout d'un membre, grattant - lustrant ?! - le dos de son plastron. Le transporteur tournait de temps à autre sa tête hirsute vers l'objet du délit et alors un grand sourire séparait sa face - et montrait une dentition digne d'un hippopotame - tandis qu'il grognait "...eu...a...ié...". Affectation éclair au détachement pour le décryptage, avec force remontrances. "Il veut de l'acier ?" pensa l'humain. Ce qui fut une grossière erreur de sa part. Donc, pensant à tort qu'il ne se faisait enlever que pour son armure, notre brave héros s'éclaircit bruyamment la gorge - pourquoi user de politesse avec des monstres ? - et s'adressa à l'Ogre en parlant très fort et très lentement, comme à un demeuré.
« Toi... Vouloir... Acier ?... Moi... Amener... Toi... Acier... Si... Toi... Relâcher... Moi... »
L'imposant humanoïde tourna la tête et lui jeta un regard de reproche, ses prunelles arctiques semblant voir au-delà de l'âme humaine, avant d'articuler d'un ton dédaigneux : « Chevalier », et de repartir. « Flûte », pensa le paladin.
Il n'osa plus rien dire pendant la durée du trajet, dont le terme coïncida à peu près avec le lever de l'astre solaire. L'Ogre s'arrêta et posa notre homme à terre, peut-être un peu plus rudement que nécessaire. Léo pensa d'abord s'enfuir mais un simple regard aux abdominaux à sa hauteur - à sa hauteur ?! - le fit se résigner. Il se contenta donc de se retourner sagement, massant ses hanches endolories et grommelant dans son début de barbe, pour se retrouver face à la demeure de l'Ogre. A première vue, il s'agissait d'une vieille tour cylindrique en état de délabrement avancé, à laquelle était adossée, mi-s’appuyant mi-soutenant, une cabane rustique de bonnes dimensions - forcément, vu la taille de l'occupant, pensa Léo - faite en bois et au toit de chaume. De l'argile avait été modelée à la base des murs pour augmenter la stabilité de l'édifice. Le tout dans la lumière de l'aube donnait une impression de calme et de tranquillité, pas du tout la maison de l'Ogre des contes d'enfants, plutôt celle de la mère-grand. Deux fois plus grande. De la fumée s'élevait de la cheminée. « Il y en a donc d'autres », pensa celui qui découvrait les mauvais côtés de la chaîne alimentaire.
Comme en réponse muette, la créature le poussa doucement mais fermement en direction de l'habitation gargantuesque. Le brave estima rapidement ses chances de s'enfuir, en tenant compte de son armure lourde et du fait que son poursuivant avait potentiellement des enjambées deux fois plus longues, et décida sagement - couardement ? - de se laisser faire pour l'instant. Il avança donc jusqu'à la porte d'entrée - nom de Dieu ce qu'elle est grande ! - n'osant pas regarder derrière lui son ravisseur ; il ne l'avait vu que de dos ou alors dans les choux, une fois conscient il ne savait pas s'il tiendrait le choc... Il laissa l'Ogre ouvrir le battant de bois d'une poussée - nom de Dieu, la taille de ses bras ! - alors qu'il se faisait jeter poliment à l'intérieur de l'autre bras. Il ne vit que le sol, couvert d'ailleurs d'une couche de poussière impressionnante - on aurait dit un tapis - avant que le mastodonte ne referme la porte de la chaumière derrière lui. Il se trouva alors dans un noir quasi complet, percé uniquement par les grands yeux de l'humanoïde, tels des fenêtres luisantes sur un ciel d'hiver.
Alors qu'il se relevait, il entendit une voix carillonnante et glaciale reprocher :
« Qu'est ce que tu m'as encore ramené là? C'est des ENFANTS que je veux, t'as toujours rien capté gros tas ? ».
Léonidas, dont le dos était parcouru de frissons à l'écoute de cette voix - qui c'est qui parle ? QU'EST-CE QUE C'EST QUI PARLE ? - commença à s'habituer à l'obscurité, et à travers la lumière chiche venant des fenêtres couvertes de crasse vit une silhouette émaciée s'approcher. De taille humaine, c'est au moins ça de gagné. Ou pas, pensa-t-il alors que de vieilles histoires de vampires lui revenaient à l'esprit. L'Ogre répondit alors avec respect et d'une voix, bien que toujours grognante, grave et profonde telle de l'ébène à côté de celle de son interlocuteur :
« Lui chevalier, messire ».
Le paladin vit alors, comme dans un cauchemar, la silhouette se rapprocher à toute vitesse de lui et sa respiration sifflante - ouf ! au moins il respire - lui emplir les oreilles. Il se trouva alors face à face avec un homme décharné, vêtu en tout et pour tout d'un pantalon usé et dont les longs cheveux gris rejoignaient la barbe en dessous de l'entrejambe. Son visage était toujours caché - heureusement - mais son haleine était insoutenable, comme si la pourriture qui lui rongeait les intestins avait décidé d'aller faire un tour à l'extérieur. L'allumage d'une lampe par la montagne ambulante révéla un visage sec comme le sable et ridé comme une vieille pomme, dont les perles noires enfoncées au plus profond de leurs orbites brillaient d'un éclat dément alors qu'une bouche édentée déclamait :
« Mais c'est encore mieux, tu ne penses pas, Louis ? ». A ce moment, le chevalier s'évanouit.
* *
*
9 - Nain
« Je crois qu'on a un truc! » commença Yosko en arrivant extenué chez Anoséfirien, ce dernier étant apparemment en train de raconter sa journée d'hier à tous les gamins du village qui se trouvaient là attablés autour d'un copieux goûter. Un grand silence se fit, alors que toutes les bouilles se tournaient vers l'arrivant. Le coupable se sentit, il faut le dire, un petit peu gêné d'être la cible de toute cette attention, et le regard foudroyant de mépris que lui lança Ylda n'arrangea pas les choses - s'il n'était pas à ce point impatient de révéler ses découvertes à ses camarades et s'il n'avait pas déjà oublié la discussion avec Jaenis, il en aurait facilement conclu sur la cause de cette ambiance - mais ça ne l'empêcha pas de continuer sur sa lancée.
« On était avec Issira voir les archives du père Denis et devinez ce qu'on a trouvé ?? » Suivit un chœur de ricanements dont Yoyo comprit l'origine en repassant la conversation dans sa tête, trop tard. Un petit plaisantin au fond lança assez fort pour qu'on l'entende "Un bébé !" et s'ensuivit les éclats de rire propres aux gamins, redoublés par l'arrivée essoufflée d'Issira - les filles ça court moins vite que les garçons, et elle espérait passer plus de temps avec son ami à flâner sur le chemin du retour… Cette dernière regarda la scène d'un air interloqué et jeta un regard interrogateur à Yosko. Et comprit. Elle piqua un fard et partit se cacher dans un coin, laissant son camarade dans un grand moment de solitude. Celui-ci attendit une minute que tout le monde se calme, puis reprit la parole.
« J'disais qu’en fouillant dans les archives ( re-ricanements ) on est tombés sur des enfants qu’ont disparu, y'a tout juste 49 ans.
- Et alors ? cherchèrent à comprendre plusieurs têtes blondes.
- J'y venais. Et alors ça s'est passé y'a pile 49 ans, les mêmes jours qu’en ce moment.
- Attends, j'crois que j'vois c'que tu veux dire, commença Tildan qui était tout de même le plus futé d'eux tous. Tu veux dire que si l'Ogre qui a enlevé Nénef fait la même chose que comment y faisait avant, on pourra voir quand c'est qu'on doit s'faire enl'ver pis faire gaffe, c'est ça ?
- Been... Ouais, y'a d'ça, lâcha amèrement Yosko, un peu déçu de s'être fait piquer la vedette. Il allait leur parler de l'histoire de Longue Barbe mais il se ravisa. Pourquoi ? Lui-même ne le savait pas trop. Ptèt’ un soupçon de fierté, ptèt’ pour épater Ylda qui apparemment lui en veut, ptèt’ pour...
- Bon alors, z'est quand la prochaine fois qu'il faudra faire gaffe? » l'interrompit dans ses pensées Elmarno.
Yosko se remit à étudier les registres naissance/décès, avec force « hum-ments » et hochements de tête, et lorsqu'il sentit que sa révélation ferait le plus d'effet, il lâcha du bout des lèvres à l'assemblée qui y était pendue :
« Aujourd'hui. Une fille. Saelantia Rige, fille de Samon Rige. Et...
- Mais y'a pas de Saelantia ici! l'interrompit Sélénia, une jeune fille aux cheveux de feux et couverte de taches de rousseur qui avait pris peur pendant un instant.
- Nan, c'est celle d'y a 49 ans celle-là! la gronda Yoyo, exaspéré qu'on ait cassé son ambiance. Et attendez, il y en a un deuxième. Sven Dufils, fils aîné de Fredrik Dufils. Tous les deux enlevés le 24 décembre, dans la nuit de Noël... 'Toute façon faut voir dans le journal du prêtre. D'y a 49 ans aussi, précisa-t-il à l'intention de Sélénia. Issira ! lança-t-il par dessus son épaule. Amène le journal steuplait ! »
Pas de réponse mais, à voir le masque d'inquiétude qui se peignait sur les enfants lui faisant face, il eut un éclair de lucidité.
« Nan ! murmura-t-il. Faut pas abuser non plus... »
Comme en réponse à sa question, une voix familière radota derrière lui.
« Ben, faut croire que si, mon p'tit Yoyo ! »
Le p'tit en question bondit sur ses jambes et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire s'était retourné et faisait face au vieux conteur, appuyé nonchalamment contre un mur.
« Tadaaa ! » fit-il mornement, sûrement pour briser le mutisme de son auditoire, qui en majorité n'avait pas le droit d'entrer au Vieux Sabot et n'avait donc entendu du vieillard que ce qu'en disaient leurs parents - pas grand chose de flatteur en tout cas. Tildan fut le premier à réagir, probablement qu'il comprenait plus ou moins ce que pouvait ressentir le vieillard, sa mère étant elle aussi mise en marge de la société.
« Dis, m'sieur ?! Tu sais c'qui s'passe, toi, nan ? Tu sais qu'y a vraiment un Ogre dans la forêt et pis qu'il enlève les p'tits enfants, dis? », implora-t-il tout en essayant de sonder son regard. Petits yeux noirs contre grands yeux bleus. Tildan perdit. Longue-Barbe prit une profonde inspiration et déploya tout l'éventail de ses connaissances rhétoriques en décrétant d'une voix emplie de la sagesse des anciens :
« La forêt est dangereuse et il peut être tentant de matérialiser ces dangers sous la forme d'une créature. Ne vous focalisez pas sur ce qu'il y a dans cette forêt, mais sur le message que l'on essaie de vous faire passer. Si vous rentrez dans la forêt, vous vous exposez à des risques et dangers. A vous ensuite d'avoir la sagesse de ne pas le faire... Yoyo, je te dis aussi au revoir. J'ai prévenu tes parents et ils sont de mon avis, il vaut mieux pour tout le monde que je quitte le village, continua-t-il d'un ton plus naturel. N'oublie pas ce que je t'ai dit et sois prudent. Ca vaut également pour vous tous ! », déclama-t-il avec un grand geste du bras, englobant l'assemblée qui essayait encore de comprendre ce que le vieux pouvait radoter. Puis il fit volte-face, son long manteau gris volant au vent, avant de prendre la route en direction de la forêt, les enfants restant toujours figés. Aucun ne remarqua qu'il n'avait pas pris la peine de prendre de bagages, et pour cause, il se rendait justement chez une vieille connaissance...