10 - San
Il y avait foule sur la Place du Rêve, devant la grande église, pour accueillir le retour du preux Chevalier. Des femmes jetaient des pétales de roses sur le passage de son fier destrier blanc, et Léonidas avançait, majestueux, un timide sourire bienveillant aux lèvres. Tous les villageois le regardaient avec chaleur et reconnaissance, et l'air était à la fête en cette radieuse journée de juillet - on aurait tendance à s'embrouiller, avec ce fichu calendrier d'arriérés. Léonidas prit la parole face à l'assemblée de bienheureux qui buvaient ses paroles ; sa voix retentissait comme le roulement du tonnerre :
« ... Ainsi j'ai affronté ce monstre terrifiant dans les tourments infinis des flammes dévorantes du plus profond des gouffres, puis pendant des jours dans les ténèbres glacées de la plus haute tour de la plus haute chaîne de montagnes de la contrée Francise, luttant chaque instant pour ma vie et celles de mes petits amis, repoussant une à une les formidables attaques de cette montagne de muscles et de crocs, sans jamais faire défaut à cette créature infatigable - sauf peut-être à ce moment tragique où il m'a surpris alors que je sondais le terrain enneigé à la recherche d'un moyen d'abréger le combat, tant était grande ma hâte d'aller secourir vos enfants, erreur qui m'a valu une entaille profonde au crâne - mais ce n'est que justice, oui, tout dépendait de mon courage et de ma réussite, je n'aurais jamais pu me permettre un moment d'inattention ! Et enfin, après la plus violente de ses attaques, alors que toute la folie de sa haine se déversait sur moi sous la forme de griffures et de morsures épouvantables, j'eus enfin ma chance, l'ouverture qui me permit d'un puissant coup d'estoc de faire basculer mon redoutable adversaire sur le flanc de la tour et dans le précipice menaçant qui béait à nos pieds depuis plus de 40 heures. C'est ainsi que je sauvai votre chère progéniture... (la foule des villageois applaudissait, en extase devant la magnificence de son discours...) Un aigle doré immense, à la ramure aussi éclatante que le soleil lui-même, nous emporta vers le havre paisible auquel nous aspirions tant de revenir, vers vous mes chers amis, pour mettre fin à votre légitime inquiétude... (Arrivé là, Léonidas ne pouvait s'empêcher de penser au doux tintement d'une pièce d'or qui en rencontre une autre, et une autre, et encore plein d'autres... Et que dire du bruit d'un énorme tas d'or dans lequel on peut se vautrer, et de la douce caresse des poignées de pièces scintillantes se déversant sur votre tête pour vous couvrir d'un lumineux habit de lumière !...) L'aigle nous fit même survoler un volcan en éruption, et je protégeai les enfants des projectiles brûlants en interposant mon corps, sans penser un instant à ma propre sécurité !... Il faisait tellement chaud... Et la fumée... »
Tellement chaud...
Léonidas se réveilla avec le tintement des pièces d'or encore résonnant à ses oreilles, qui laissa place assez rapidement aux élancements sous son crâne, suivant toujours le même rythme, comme si les pièces s'étaient transformées en marteaux pleuvant sur sa tête. Une bouilloire en pleine ébullition sifflait sur le feu, alimentant le grand nuage de vapeur qui régnait déjà dans la chaumière. L'atmosphère chaude et enfumée expliquait en tout cas la fin étrange de son rêve si agréable. Les souvenirs bien réels et bien moins agréables d'avant sa perte de conscience commencèrent à affluer, à l'instar de sueurs froides à l'évocation de l'aspect pour le moins inquiétant de ses hôtes (ce qui n'améliorait pas sa migraine). Il avait envie de s'ouvrir le crâne - avec anesthésie c'est possible ?... non ?... - même avec une petite cuiller en bois, pour en extirper le mal qui le taraudait. Mais il n'y avait pas de cuiller en vue, juste une assiette en bois posée au pied du lit. Avec le tranchant d'une assiette, ça aurait vraiment fait trop mal, décida-t-il.
Il fit un gros effort de concentration pour reporter son attention sur le monde environnant. Les cris qu'il commençait à percevoir venant du dehors étaient prometteurs. Déjà, cela expliquait pourquoi il avait été abandonné à lui-même, sans surveillance et sans liens aux mains ou aux chevilles, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Une femme était apparemment en train d'exprimer vigoureusement son mécontentement face au traitement qui lui était imposé. Les hurlements de protestation provenaient d'un endroit éloigné de la chaumière d'au moins une vingtaine de mètres ; Léonidas se sentit respirer plus librement en pensant que cet Ogre horrible et son terrible compagnon n'étaient plus dans les environs immédiats. Il se mit en devoir de se lever pour aller y voir de plus près, non tant par curiosité que pour simplement penser à autre chose que son mal de tête. Il s'approcha de la fenêtre, furtivement croyait-il, et se plaça "discrètement" dans un coin - on aurait pu entendre la lourdeur de ses enjambées à des kilomètres, il avait réussi à marcher en plein dans l'assiette à moitié pleine qui avait fait un bruit d'apocalypse en se retournant et roulant jusque sous le lit, et tandis qu'il se cachait de façon presque potable à la fenêtre, son postérieur dépassait du chambranle de la porte, d'une manière qui aurait pu être ostentatoire tant le résultat en était grotesque... Il parvint pourtant à ne pas se faire remarquer - mais sans en avoir aucun mérite - et épia la scène qui se déroulait à bonne distance de son point de vue.
L'Ogre, qui s'appelait donc Louis - il avait pu enregistrer cette information dans une semi-conscience hébétée avant de sombrer, épisode remontant à un nombre d'heures ou de jours dont il n'avait aucune idée - et l'autre personnage à l'allure de vampire étaient visibles de dos, occupés à essayer de comprendre la présence en ces lieux d'un villageois inconnu de Léo, portant un petit brin de femme sous le bras, laquelle était manifestement la source des hurlements indignés qui s'élevaient depuis un moment. Son porteur avait de plus en plus de mal à garder le contrôle de la petite jeune femme, malgré le fait qu'elle avait les poings liés.
« Toi, tu n'es pas mon frère ! Tu ne peux pas être mon frère ! lui hurla-t-elle dans une oreille avant de la mordre jusqu'au sang. Un frère ne peut pas être aussi méchant avec sa sœur ! (et un coup de genou dans le ventre.)
- Ô sœurette,... boucle-la. Bon, Monsieur l'Ogre, soyez gentil... Vous la prenez,... (aïe, mes côtes, sale petite peste) Regardez, elle est si minuscule qu'elle peut très bien faire office d'enfant ! Et je vous en prie, en échange vous laisserez ma fille tranquille, d'accord ? (aaaaarg tu vas voir petite naine, tu vas me le payer...) Ca me paraît honnête, comme marché !...
L'Ogre était déjà en train de se frotter les mains mais l'autre répliqua, de cette voix assurée et cultivée, légèrement marquée par un accent étrange, qui avait quelque peu étonné Léo :
- Non, Louiiiis, on ne va pas commencer à marchander avec ces paysans, voyons... Et cette petite n'est pas une enfant, qui serait dupe ? »
A ce moment, il dut jeter un regard plus appuyé à la jeune femme, car Léo la vit écarquiller les yeux et se débattre avec plus de fureur, tant et si bien qu'elle réussit à se dégager en partie de l'étreinte de son indigne de frère, qui ne la retenait plus que par quelques pièces de vêtements. Léo était en train de se dire que toute cette agitation pourrait peut-être couvrir sa fuite, s'il finissait par trouver en lui la force de déplacer ses pieds vers la porte ; mais ce n'est qu'en croisant le regard furibond de ce petit bout de femme, si débordant de courage, de colère et de la volonté de regagner sa liberté - et aussi d'une petite pointe déroutante d'amusement - que Léo sentit le désir d'un bon sprint monter en lui. Lequel désir il ne tenta pas, comme à son habitude, de réfréner, pour des raisons obscures, en tout cas pas encore par bravoure - en y réfléchissant un peu plus avant, on pourrait trouver à l'expliquer, par exemple par la peur indicible que Léo éprouvait du chaudron de l'Ogre dans lequel il allait le faire bouillir.
Il tournait déjà le coin de la vieille tour de pierre en ruines quand tonna derrière lui une voix familière : à n'en pas douter, c'était celle de ce conteur à la noix, celui à la longue barbe. Léo ne chercha pas à comprendre la teneur de son discours, qui de plus fut écourté par le claquement retentissant d'une énorme baffe, suivi du martèlement caractéristique d'une fuite éperdue à petites foulées. Léo atteignait juste le couvert des arbres lorsqu'une tempête de petites jambes et de petits bras tournoyants le dépassa, et même s'il ne se faisait aucune illusion sur ses dons pour la course à pied, il en fut si choqué qu'il se prit encore une grosse branche basse en pleine figure. La douleur et le taux d'adrénaline qui parcouraient son corps l'empêchèrent de tomber dans les pommes, et c'est avec encore plus d'étonnement qu'il vit la jeune femme revenir sur ses pas, le relever et le tirer vivement en avant d'un seul geste fluide et rapide. Trop rapide. Léo faillit se ramasser de plus belle, mais la petite personne affermit son soutien et l'emporta dans une course effrénée.
Son assurance et sa force (à elle, vous pensez bien) déteignaient un peu sur notre pseudo chevalier, qui au bout d'un moment la suivit avec moins de difficultés. Ils n'avaient entendu aucun écho d'éventuels poursuivants, mais n'en continuèrent pas moins leur fuite pendant dix bonnes minutes, et seraient peut-être encore en train de courir si Léo ne s'était pas écroulé au pied d'un saule, sans prendre la peine d'écarter la couche de neige sous ses fesses. Il était à bout de souffle et le cœur manquant d'exploser, battant douloureusement contre ses côtes ; il eût en réalité été bien incapable de faire un pas de plus ou même de ramper. Le danger semblait de toute manière au moins provisoirement écarté, et Léo se permit d'abaisser un peu sa garde pour observer plus en détail sa compagne de fortune, et réfléchir un tout petit peu à sa situation - pas trop, il sentait que la migraine n'était pas partie très loin. Et repenser un peu aux propos de l'Ogre et de son comparse.
Il avait la vague impression que quelque chose clochait, depuis qu'il s'était réveillé. Cette histoire de marchandage d'abord, ce villageois qui avait l'air bien plus au courant que ne le laissaient deviner tous les autres adultes que Léo avait rencontré dans le coin à propos de disparitions d'enfants, et qui venait servir son repas à l'Ogre au lieu de le combattre - Léo pouvait comprendre ce type de comportement, mais ne l'approuvait pas ; il aurait fait pareil, mais ce n'en était pas moins ignoble pour autant - ... et puis ce personnage à la dégaine et l'habit d'un suceur de sang (qu'il n'avait pas pu voir distinctement de face suffisamment longtemps, seulement dans un éclair qui lui paraissait de plus en plus irréel, avant de sombrer dans l'inconscience), toute cette histoire lui laissait une impression de plus en plus louche. Il tapotait sa lèvre inférieure de son index, feignant un air absorbé, mauvaise habitude qu'il avait prise pour tenter de paraître plus intelligent - la technique n'était pas encore tout à fait au point. Autant dire qu'il semblait encore plus stupide que d'habitude, haletant et tapotant son doigt sur sa lèvre en roulant des yeux ; un pouffement de rire le ramena à l'observation plus en détail de sa sauveuse, qu'il avait seulement gratifiée d'un regard fugitif - mais quand même sincèrement reconnaissant.
La jeune femme était vraiment très petite, et assise à côté de lui, elle avait l'air encore plus petite qu'un enfant de dix ans ; mais son visage, joli au demeurant, avait les traits déterminés d'une adulte forte de caractère. Sa robe de villageoise épousait des courbes bien féminines, même si ses cheveux noirs coupés courts suggéraient le contraire. Elle aurait eu l'allure et le port d'une guerrière, si ce n'était sa taille. Léo avait été plus que surpris par son tempérament, son courage et aussi par sa capacité de sprint, mais cela paraissait moins incongru venant d'une petite jeune femme qui avait dû faire face aux attaques viles et sans scrupules de ses camarades d’enfance, puis des attaques moins physiques mais tout aussi éprouvantes et plus sournoises des habitants de son village, qui baissaient la tête outrageusement pour la regarder et la voyaient donc comme une proie facile, dont personne n'avait l'audace de prendre la défense. Ses yeux ronds et sombres le fixaient à présent d'un air curieux, et elle faisait à l'évidence des efforts pour ne pas rire ouvertement. Elle s'était débarrassée de ses liens et Léo n'avait pas la moindre idée de la façon dont elle avait procédé ni du moment où elle l'avait fait.
« Et bien, nous voilà perdus au milieu des bois, dans le frimas et sans couvertures. Je suis Naftaline, j'habite le village de Castel-Bessoncourt, commença-t-elle d'un ton engageant.
- ... (d'un air le plus intéressé possible, mais il n'avait pas l'habitude, heureusement que la demoiselle avait envie de discuter)
- ... Vous savez, Naftaline n'aurait pas dû être mon nom. Ma défunte mère voulait pour moi le nom de Natalya. Mais elle a fait une faute sur le registre en intercalant un f, et puis ce n'était pas très bien écrit, et après elle est morte... (son regard s'était assombri et son visage évoquait une grande fatigue tout à coup) Et maintenant je suis la seule à savoir mon véritable nom, et personne ne m'appellera autrement que Naftaline... J'ai tellement l'impression de ne pouvoir obtenir la reconnaissance de personne, pour ce que je suis, un être à part entière... Vous ne pouvez pas savoir comme il est lassant d'essuyer tous ces regards hautains, ces remarques mesquines... Et voilà que mon frère voulait me livrer à l'Ogre, et pourquoi ? Je faisais juste un discret travail de fond sur les villageoises qui voulaient encore bien m'écouter, pour propager l'idée que peut-être on pourrait un jour aller combattre directement cet Ogre qui nous vole nos enfants... De toute façon qui écoute les femmes dans ce foutu village ?... »
Léo ne le savait pas, mais vous vous allez le savoir : Castel-Bessoncourt était un village bordé au même titre que Pérouse par le sombre bois de l'Obscure nuit noire, et éloigné d'une dizaine de kilomètres ; mais un village tout de même plus conséquent que la petite communauté de Pérouse, et comme dans tous les systèmes un peu plus grands, les individus ont chacun un peu moins d'importance ; les femmes à plus forte raison, et s'il était envisageable à Pérouse que certaines femmes aient voix au Chapitre dans leur foyer, il en allait différemment à Chèvremont, où les villageoises n'étaient nullement encouragées à donner leur avis sur des domaines dépassant la cuisine et le ménage. Dans son ignorance, Léo trouva cependant les mots justes - pas forcément tout à fait fidèles à la réalité, mais gentils :
« Et bien, Naftaline,... (d'un air sûr de lui et qu'il espérait rassurant : Léo tenait à éviter la crise de larmes et tout ce qui s'ensuit...) Cela va changer, croyez-moi. Car vous avez dorénavant la reconnaissance du Chevalier Saint Léonidas de Castel-Argent, Paladin de premier ordre, pour vous servir, et... euh... Vous croyez vraiment qu'on est perdus, dites ?... »
* *
*
11 - San
Au même moment, quelque part dans le village de Pérouse, une ombre rôdait parmi les ombres. Il était écrit que deux enfants devaient disparaître, et ce qui est écrit doit bel et bien se réaliser...
Les enfants du village avaient fini par décider qu'ils passeraient le jour et la nuit tous rassemblés, jusqu'à ce que la date fatidique soit passée, ou jusqu'à tout nouvel évènement. L'idée venait de Yosko, mais c'était Issira qui avait tout fait pour leur obtenir cette dérogation aux festivités de Noël. Enfin, c'était peut-être la veille de Noël, avec le repas et tout ce qui s'ensuivait, mais dans le village l'ambiance n'était guère à la fête, même aussi importante que celle-ci. Et Issira, qui paraissait avoir disparu alors que Yosko partageait leurs découvertes avec les autres enfants, en avait seulement profité pour réfléchir un peu (une fois que ses joues avaient été un peu moins brûlantes), et préparer tout un repas de Noël à emporter, aidée de sa grand-mère. Ils avaient également, en guise de compensation, promis à leurs familles respectives de passer le jour de Noël auprès de leurs parents, et ces derniers avaient fini par leur céder le droit de passer la nuit tous ensemble, s'ils se sentaient plus en sécurité. On pouvait leur faire confiance pour s'attirer des ennuis de toute manière, alors autant leur permettre de se serrer les coudes...
Ils étaient revenus occuper la grange de la maison des Sept Nains, et la petite dizaine d'amis s'était réunie autour d'un petit feu sur lequel ils avaient fait chauffer leur repas de Noël. Issira reçut beaucoup de félicitations pour cette brillante idée, aussi excellente que le repas lui-même. Cependant leur bonne humeur était assez vite retombée, et ils égrainaient à présent avec patience mais inquiétude les heures glaciales de la nuit. La dernière intervention de Longue-Barbe et sa désertion leur avaient laissé un sentiment d'inachèvement qui leur pesait : ils espéraient tant obtenir du vieux conteur des réponses à leurs plus graves questions... Son discours un peu obtus et par trop abstrait ne les avait bien sûr pas détournés du problème de l'Ogre, qui avait déjà enlevé un de leurs amis.
Quelques heures plus tard, Yosko et Issira avaient fini par s'endormir l'un contre l'autre, et Tildan montait la garde tout en servant de coussin à Sélénia, dont les longs cheveux roux s'éparpillaient partout et cachaient entièrement les jambes de Tildan. Séfirien ronflait doucement un peu plus loin, il était enrhumé depuis son excursion dans le bois glacial, qui avait bien failli mal finir. Ylda, qui avait affiché l'air sombre et mauvais d'une vipère en veine de morsures tout au long de la soirée, s'était éloignée, sans pouvoir s'empêcher de jeter des regard lourds de ressentiment dans la direction de Yosko et d'Issira, de Tildan, de tout le monde. Finalement, elle se retrouva de plus en plus loin, isolée des autres enfants. Les larmes lui montaient aux yeux sans qu'elle puisse les laisser s'écouler. Tant qu'elle était en vue de Yosko, elle se sentait happée par la tristesse et la mélancolie ; alors elle se leva discrètement, s'éloigna tout en s'assurant de n'être point remarquée, s'engagea dans les ténèbres enveloppantes du dehors, et se mit à courir pieds nus dans la neige. Elle s'arrêta un peu plus loin, ne voulant pas trop s'éloigner de la grange. Elle voyait encore par l'ouverture de la grange le petit feu près duquel Tildan montait la garde. Et près duquel dormait Issira, dans les bras de Yosko...
Ylda se coucha près d'un arbre ou d'un buisson qui n'était qu'une masse noire dans l'ombre. Le froid de la neige glaçait sa peau. Elle voulait dormir là ; elle risquait de mourir de froid, probablement dans son sommeil. Si elle parvenait à s'endormir, elle ne se réveillerait pas... Pourquoi pas, après tout. Yosko serait très bien avec Issira. Une larme roula sur sa pommette et creusa un petit trou dans la neige. La suivante gela directement sur sa joue.
Tildan n'avait tout de même pas été posté en tant que garde sans raison ; il avait toujours été le plus capable de concentration de toute la bande, et rien (ou presque) n'échappait à son attention. Il avait observé du coin d'un oeil inquiet les efforts d'Ylda pour s'éloigner du groupe à l'insu de tous, et n'avait pas tardé à la suivre, non sans avoir remis du bois sur le feu, mais sans prendre la peine d'éveiller un autre enfant pour la garde - il n'y avait aucune raison pour qu'il tarde à revenir, avec Ylda bien entendu. Son départ ne tira même pas Sélénia des bras voluptueux de Morphée, qui se roula un peu plus dans les couvertures, serrant un coussin dans ses bras. Une fois dehors, il laissa l'air vivifiant lui caresser le visage, ferma son habit ; il voyait dans la neige les traces des petits pieds d'Ylda - quelle drôle d'idée de marcher pieds nus en cette saison ! Mais, aussi réfléchi qu'il puisse l'être, notre ami n'avait pas prévu ce bruit sourd derrière lui... ni cette énorme main sur sa bouche, ces grands yeux clairs à vous glacer les sangs, l'étau d'un bras qui le souleva comme une plume. Le choc sur sa tête lui fit finalement perdre pied, et l'ombre l'emporta dans les ténèbres.
Yosko ne fit que des cauchemars cette nuit-là. Et, chose inhabituelle au possible, il s'en rappelait plutôt bien lorsqu'il se réveilla en pleine nuit, découvrant un feu éteint, et autour de lui, éclairée par la pleine lune, une petite troupe endormie... un peu trop petite... Il n'était pas tout à fait sûr de ne pas être resté l'esprit coincé dans un cauchemar. Quand la réalité qui nous attend au réveil est encore pire que le cauchemar qu'on vient de quitter, on est souvent surpris - et soulagé - de voir que le cauchemar n'est tout simplement pas fini. Mais ça n'allait pas être aussi simple cette fois-ci. Il ne suffisait pas de se pincer un bon coup, de cligner très fort des yeux et de se réveiller pour de bon.
Yosko avait bien vérifié. C'était la réalité. Plus personne ne montait la garde... Et Ylda avait disparu.