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12 - Yan

Les troncs défilaient, échappant à son regard au loin, dévorés par le néant. Jetée à l’instant par dessus l’épaule de son ravisseur qui l’avait maintenue contre la chaleur de sa crasse, Ylda ne percevait que son odeur de chien mouillé, et son dos velu éclairé par la torche tremblotante qu’il semblait tenir de l’autre main. Tremblement accentué par la démarche lourde et irrégulière du mastodonte, donnant l’impression que, tout autour d’eux, la nuit se mouvait, cachant des choses pires que la mort, et laissant la jeune fille supposer que son sort n’était pas si catastrophique.
Elle s’était retrouvée, éveillée par le corps chaud après avoir été transie par le froid, dans les bras de ce qu’elle supposait être l’Ogre, sans réaliser toute la situation, mais lorsque, d’un geste brusque, elle se sentit ramenée plus proche du sol, entre le bras et les côtes peu saillantes du géant, elle put apercevoir que de son autre côté, il ne tenait pas que le bâton grossier qui lui servait d’éclairage. Au-delà du ventre rebondi, Ylda devinait une petite masse immobile, avec le pantalon et les chausses qu’elle reconnaissait comme étant celles de Tildan, la laissant penser qu’il n’était pas aussi conscient qu’elle, ce qui ne faisait vraiment plus beaucoup. Elle regarda le visage de l’Ogre, comme pour ôter toute trace de doute quant à son identité. Celui-ci n’exprimait que peu de choses, si ce n’est cette forte concentration, comme si le fait de marcher lui demandait toutes ses capacités intellectuelles. La fillette l’écoutait marmonner au rythme de sa marche, ne comprenant pas ce charabia qu’il débitait inlassablement. Parfois, lorsqu’il haussait le ton, elle attrapait un mot au vol : « … maître … rmmbll … pas bon … rââchmdlndm … exécution …chmum … imprévu … mmh … retard !».
Etant donné qu’elle s’était suffisamment éveillée, Ylda pouvait désormais se concentrer pour envisager des moyens de se sortir de ce mauvais pas, plutôt que sur ses chances d’y parvenir. Elle partait du principe que le temps perdu à réfléchir à ses chances avait le pouvoir de les réduire d’autant, et qu’il valait mieux passer à l’action. L’Ogre, trop costaud pour être forcé de lâcher son étreinte, devait le faire de lui-même…

Louis avait fini par s’habituer à sa tâche. Généralement, on employait ces collines musculaires dépourvues de cervelle que sont les Ogres à des tâches ingrates, réclamant force, faible cogitation, et souvent un niveau d’éthique plus bas que terre, là où tout être humain se serait dit : « Non, il y a des limites, quand même. »
Louis n’en avait pas. Tout du moins n’en avait-il pas conscience. Le mal n’était pas plus concevable que le bien à ses yeux. On ne lui avait inculqué que cinq notions essentielles : Manger, dormir, travailler, avoir un maître, et parler… Bon, disons quatre et demi, alors…surtout que sa parole ne lui servait que pour ces quatre autres notions, et que les tâches sans fin qu’on lui imposait lui laissaient rarement l’occasion de parler à qui que ce soit. A plus forte raison à lui-même.
Pourtant, il avait fait la découverte par lui-même d’une sixième notion. Il n’avait pas de mot pour la définir, car on ne lui en avait pas donné, mais il utilisait bien la parole pour l’appliquer. S’il avait dû la décrire, il aurait sans doute dit : « les mots dans la tête pour choisir tout seul ». L’erreur du maître avait été de lui apprendre cette nouvelle possibilité : le choix. Mais Louis aurait été incapable d'effectuer une mission seul, sans un tel concept. C’était pour faire face au grand méchant Imprévu dont on lui avait parlé, qu’il redoutait plus que tout, et qu’il voyait même souvent dans ses cauchemars.
Toujours est-il qu’il s’était mis à réfléchir. Tout haut. Ca lui aurait demandé un trop grand effort de concentration si la parole ne l’appuyait pas dans ses pensées :
« Maître sera content. Pas eu problème. Deuxième phase va commencer. Plus rien pour empêcher l’incantation si deuxième phase commence. Et si maître est content, Louis aura droit à surprise. Longtemps que Louis a pas eu surprise. 
Mais Louis doit être prêt pour exécution des sept. Louis a choisi. Enfants comme maître. Vivants. Et Louis, vivant aussi ? Louis veut pas être exécuté, et les autres ?… »
Pas temps penser, pas bon. Louis pas en retard, sinon maître furieux. Louis pas eu imprévu cette fois, alors pas gâcher ça avec retard ! »
Le cours de sa profonde réflexion fut interrompu lorsqu’il sentit un petit animal se faufiler sous son pagne (lui au moins, il ne l’a pas perdu au poker, par contre après ce qui vient, il serait bien capable de tuer deux gardes à coup de chaise…), et une douleur fulgurante, matérialisation de son fameux cauchemar, lui traversa l’entrejambe, tandis qu’il relâchait ses deux otages et sa torche pour venir se protéger les … si douloureuses.
Ylda relâcha rapidement son étreinte. Elle y avait mis toute la poigne qu’elle pouvait, ce qui n’était pas peu dire même pour une si petite fille, vu l’entraînement qu’elle s’était offert en tirant les cheveux de nombreuses autres gamines du village, en particulier ceux d’Issira depuis quelques mois. Depuis en fait le jour où cette dernière avait posé les yeux sur son ami. Mais Yosko ne les avait jamais vues se battre, parce qu’elles avaient du respect pour lui, et aussi parce qu’elle ne voulaient pas que l’on remarque que… Bref, toujours est-il que lorsqu’elle atterrit sur la neige – s’écrasa serait plus juste, étant donné la couche de glace qui surfaçait la neige – elle détala à quatre pattes telle une renarde, pour trouver refuge dans l’ombre qu’elle n’avait pas trouvée plus rassurante, mais le terme d’exécution prononcé par Louis – ce devait être le nom de l’Ogre vu ce qu’il disait dans sa barbe – ce terme, donc, l’avait décidée. Même si elle ne pouvait rien faire pour Tildan qui était toujours inconscient, il lui avait fallu tenter sa chance. Le temps qu’elle s’habitue au noir, Louis n’y verrait pas plus loin que le bout de son nez avec la source de lumière juste sous ses yeux, et il ne pourrait pas la retrouver.
Il lui courut pourtant après pendant quelques minutes, alors qu’elle l’observait depuis le creux d’une vieille souche d’arbre. Elle entreprit même de le suivre pour enquêter sur les raisons de ces enlèvements, de toute façon perdue, elle ne retrouverait pas le chemin de Pérouse seule, et il lui fallait trouver des chausses au plus vite si elle ne voulait pas voir ses pieds tomber en glace pilée d’ici peu.
Après avoir erré au hasard dans l’espoir de la retrouver, il sembla reprendre la route du village. Sans doute avait-il l’intention d’enlever un autre enfant à sa place. Ce qui voulait dire que ce n’étaient pas des enfants particuliers qu’il recherchait. Peut-être de sexe particulier ?…

 

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13 - Yan (qui a dit que ça portait malheur ?… où l’on voit l’Ogre enfin accomplir sa tâche nocturne, et certains sentiments se montrer plus qu’à l’accoutumée)

Lorsqu’Issira ouvrit les yeux, l’air glacial et même mordant de la nuit s’engouffrait sans se gêner sous sa couverture, laissant supposer que le nombre de ses occupants avait récemment été divisé par deux. Etonnée, elle prit le risque de sortir sa frêle figure du cocon de chaleur qu’ils s’étaient tous deux formé pour rechercher Yosko du regard. Après avoir effectué un tour des couches dans l’ancienne grange, et compté le nombre de petites formes se dessinant sous les autres couvertures, elle réalisa qu’il fallait compter deux autres disparitions en plus de Yosko : les trois enfants les plus âgés de la bande s’étaient tous envolés, les laissant à la merci de… toutes sortes de chose que la brunette n’osait pas seulement imaginer. Ses yeux s’écarquillèrent au moment où elle réalisa que c’était désormais elle l’aînée censée surveiller et protéger les plus jeunes. Cette responsabilité nouvellement acquise n’avait rien pour la mettre à l’aise, ne pouvant compter que sur elle-même. Inconsciemment, tout comme le fit Ylda quelques temps plus tôt – mais en aucun cas pour la même raison – elle sortit de la grange, précipitamment, et sans enfiler de chaudes chaussures – mais tout de même en pensant à garder une couverture autour de ses épaules (elle est pas si idiote la petite, mais on peut pas en dire autant de tout le monde-suivez-mon-regard…), pour ne pas terminer en bonhomme de neige. Outre les nombreuses traces de pas s’éloignant de la maison vers l’Est, elle aperçut plus au Sud une forme qu’elle reconnut comme étant celle du garçon qui lui tint chaud au cours des premières heures de la nuit. Elle lui fit tout d’abord un grand signe de la main, mais comme celui-ci ne semblait pas réagir, elle mit ses mains en porte-voix, prit une grande inspiration, ouvrit la bouche, et cria : « Yohmmfff…mmh... »

Au bruit qu’il perçut, Yosko se retourna pour se retrouver face, à une vingtaine de mètres de lui, à une énorme silhouette éclairée par l’immense et grossière torche qu’elle tenait, en train d’en soulever une plus petite par la tête, qui gigotait anormalement. Les regards de la créature et du jeune garçon se croisèrent le temps d’un instant, les yeux de Yosko reflétant la lumière de la Lune – apparue soudainement entre deux masses nuageuses – froide, dure et déterminée, ceux de Louis reflétant la chaude et simple étincelle de sa ridicule flamme vacillante. Puis, comme poussés par le même élan, ils se mirent tous deux à courir.
Mais l’Ogre disparut à la vue de Yoyo, derrière la vielle maison des sept nains, et lorsqu’il arriva lui aussi au coin, et qu’il tourna plutôt brutalement, il percuta de plein fouet un autre petit être qui courait dans sa direction. Affalé dans le manteau hivernal, il eut juste le temps d’apercevoir Louis disparaître dans la nuit de la forêt – qui semblait mieux encore porter son nom que d’habitude, soit dit en passant. Il tourna alors son visage pour faire face à une bouille familière, encadrée par une longue chute de cheveux blonds.
« Ylda !
– Yosko…
– Qu’est-c’que tu foutais dehors ?
– C’est pas l’moment, y’a l’Ogre qui s’enfuit…
– Je sais, j’étais en train de le courser ! Il vient d’attraper un enfant !
– Il a déjà Tildan, et puis il m’avait attrapée, mais je me suis enfuie. Je pense qu’il voulait prendre un autre enfant à ma place ! Est-ce que c’était une fille ?
– Je sais pas, mais faut absolument le suivre ! » Puis, après avoir observé son amie des pieds à la tête : « Tu ferais mieux de retourner au chaud…
– Jamais ! »
Le ton de la fillette était sans équivoque. Après l’avoir incitée à reprendre sa filature, et lui avoir dit qu’il la rejoignait, Yosko disparut dans la grange. Elle entreprit de nouveau d’enfoncer ses pieds désormais devenus insensibles dans la neige, affichant un regard déterminé. Il ne fut pas long à la rejoindre, et à peine eut-elle dépassé l’orée du bois qu’elle sentit une main chaleureuse se poser sur son épaule. Elle se retourna pour découvrir le sourire plein d’amour du garçon lui tendant une paire de chaussures qu’il lui enfila après avoir déposé une couverture sur ses épaules. Ils n’étaient pas pressés, la lueur de la torche, qui avait repris une allure décente, était toujours dans leur champ de vision. Reprenant leur chemin l’un contre l’autre, ils se mirent à discuter tout bas pour ne pas effrayer le ravisseur :
« Qu’est-c’tu foutais dehors ? lui demandait-il pour la deuxième fois.
– Je pourrais te poser la même question.
– J’allais partir à votre recherche à toi et Tildan ! lui répondit-il d’un ton de reproche.
– Je suis tellement désolée… Tout est de ma faute. Je suis sortie la première, et Tildan a dû vouloir me suivre pour comprendre. Si j’étais restée dans la grange, rien de tout ça ne serait arrivé, conclut-elle.
– Je n’en suis pas si sûr… L’Ogre aurait trouvé un moyen. Il aurait attendu que tout le monde soit endormi, comme l’autre soir. Mais tu m’as fait une peur bleue. Qu’est-c’qui t’a pris de sortir comme ça au milieu de la nuit, surtout cette nuit là ?!… Et surtout habillée comme tu l’es…
– Je me demande vraiment qui il a enlevé cette fois-ci » tenta-t-elle vainement pour détourner la situation. Mais la question de Yosko attendait une réponse, et il s’apprêta à le lui faire remarquer ; ses lèvres s’entrouvrirent, et il arrêta net sa marche, ne pouvant prononcer qu’un nom qui résonna dans sa tête.
« Issira !
– Tu veux dire qu c’est elle qui s’est faite enlever ?" Quelle idiote ! » répliqua –t-elle sans oublier qu’elle avait subi le même sort. A la vue de la détermination de Yoskopolite, Ylda regretta presque de ne pas être restée dans les bras de l’Ogre pour qu’il vienne en héros la sortir de là, mais il était tellement plus rassurant de se trouver à ses côtés. De plus, le regard qu’il lui avait lancé quelques temps plus tôt lui avait tant réchauffé le cœur qu’elle se sentait capable de lui pardonner d’avoir préféré réchauffer la nouvelle victime de Louis plutôt qu’elle. C’est d’ailleurs ce qu’elle fit. Mais il ne lâcha pas pour autant son affaire :
– Tu n’a toujours pas répondu à ma question. Quelle raison t’a poussée à sortir comme ça ?…
– Ché pas c’qu’y m’a pris, mais j’étais furieuse quand j’ai vu Issira s’endormir dans… »
Elle ne prit même pas la peine de dire « tes bras », lorsque Yosko s’arrêta de nouveau, la fixant du regard. Le sourire qu’il lui servit cette fois-ci n’avait rien d’insignifiant. Doux et simple, il en dégageait un sentiment d’infinie tendresse et de profondeur qui entreprit de la liquéfier de bonheur. Il la prit spontanément dans ses bras et la serra très fort contre lui, puis il lui déposa un léger baiser sur la joue, avant de reprendre son chemin sans un mot. Elle en aurait bien profité pour lui donner plus que ça, mais ce fut le moment où ils pénétrèrent une clairière, au centre de laquelle se dressait une tour délabrée à l’intérieur de laquelle disparaissait la torche de l’Ogre. Ils n’aperçurent pas la chaumière de bois, cachée à leurs yeux par les pierres éboulées de l’ancien édifice fortifié, et se préparèrent à se glisser parmi les décombres - à leurs risques et périls. Yosko, un instant, songea presque à reculer, mais s'y refusait de peur de passer pour un trouillard devant Ylda. Celle-ci, du reste, ne fuyait justement pas pour ne pas paraître lâche devant Yosko. C'est ce dernier qui, finalement, proposa :
« Je vais m'approcher par la gauche, toi, pendant ce temps, tu passes par la droite, et le premier qui voit un truc suspect fait le cri du hibou...
– La chouette, on fait la chouette.
Elle essayait de se rassurer. Yosko concéda la chouette, mais ni l'un ni l'autre ne bougèrent.
– Si on changeait, moi je vais à droite, et toi à gauche ?
Il avait l'impression que ça lui serait plus aisé, mais au final tout revenait au même, cette maison lui faisait vraiment peur. Soudain, Ylda se secoua et dit:
– De toute façon, si on reste ici, on sera pas plus avancé. J'y vais. »
Yosko n'eut pas le temps de la retenir, elle escaladait déjà les pierres du muret extérieur. Ils cherchèrent deux bonnes minutes en essayant de ne pas trop se geler les mains, mais ne découvrirent aucune trace de quoi que ce soit. Enfin, ça ne disparaît pas comme ça, un Ogre et deux enfants !
« Eh, ben ! regardez donc qu’est-c’qui vient rend’ visite au vieux Darn’ ! »
Ils se retournèrent pour faire face à l’origine de cette voix qui leur avait glacé le sang (ce qui ne peut leur faire de mal, vu qu’ils l’ont plutôt chaud…). Un être au teint pâle, à l’allure altière et à la maigreur surnaturelle leur barrait l’unique passage non escarpé pour sortir des ruines. Terrorisés, ils se serrèrent plus encore l’un contre l’autre.

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14 - Nain (où l'on retrouve un certain couard...)

C'est étrange tout de même, qu'un si petit bois puisse mettre tant de temps à être traversé... Encore quand on connaît le coin, on sait toujours plus ou moins où on en est de notre trajet, mais là... Tiens, on est pas déjà passés par là ? Et puis ce froid... Une armure, c'est fait pour protéger des coups de taille et d'estoc de puissants guerriers maléfiques tourmentant la veuve et l'orphelin. C'est pas censé grincer à chaque pas, ni suinter des petites gouttelettes froides qui descendent le long du dos trèèèèèès lentement... Mais enfin ce n'est pas ça le pire. Si seulement il n'y avait pas tout ce bruit...
« ... Et puis après je suis donc allée lui rendre une visite courtoise mais néanmoins franche et directe afin de lui faire clairement part de mes opinions sur ce qu'elle lui avait fait. Je ne pense néanmoins pas qu'elle soit vraiment malfaisante, mais il faut de mon avis...
Tout de même, ça lui arrive d'arrêter de parler ? Quand est-ce qu'elle respire ? Elle sait où elle va au moins ?
- … ne devinerez jamais ce qu'elle a eu l'outrecuidance de me répondre...
- Euuuh... Excusez moi de vous interrompre ainsi gente demoiselle Natalya (la première fois qu'il l'avait appelée ainsi, ses grands yeux noirs avaient paru s'ouvrir et l'engloutir complètement, comme un muet remerciement) mais votre sens de l'orientation en ces milieux hostiles vous souffle-t-il que la divine providence nous guide sur une voie bénie de Dieu qui destine vers nos foyers respectifs ?
- Evidemment. Il faut dire que depuis toute petite j'ai reçu le don de savoir me guider en...
Et m..., la voilà repartie là-dessus ! Elle n'a personne à qui causer chez elle ou quoi ?
- ... avait l'habitude d'utiliser une cloche pour me rappeler à la...
- Excusez- moi de vous interrompre de nouveau gente demoiselle, mais votre langue est-elle ainsi déliée à votre habitude, ou est-ce un effet de la situation à laquelle nous avons eu à faire face il y a peu ?
- Il est vrai que nous avons rencontré moult dangers et maléfices et, bien que mon expérience soit assez fournie - je pourrais vous citer par exemple...
- Si nous en venions au fait, voulez-vous ? (elle est lourde quand-même)
- Vous avez raison Léonidas. En fait, je ne suis pas si exubérante d'habitude mais dans mon village, je n'ai pas tellement de personnes à qui parler aussi librement qu'avec vous... Les hommes me méprisent, voire me détestent ; et leurs femmes me craignent maintenant. Voyez-vous... »
Elle lui conta son histoire durant leur trajet, et Léo fit l'effort de l'écouter - du moins au début, car au bout de quelques minutes, il buvait ses paroles comme du petit lait. Impressionnant, tout de même, les ressources que ce petit bout de femme a su déployer tout au long de sa vie... Quelle force de volonté, quelle énergie, et surtout quels yeux... Au bout d'un moment cependant, elle s'interrompit net dans son histoire et, plantant son regard dans celui de Léo, elle lui demanda de raconter à son tour son histoire. Il s'apprêtait à lui conter les mil exploits du vaillant paladin de Castel-Argent lorsqu'il commit l'erreur de la regarder dans les yeux. En un instant, toutes les couches de mensonge fondirent, tous les masques tombèrent et ce fut l'âme mise à nue, écorchée, vulnérable qu'il conta pour la première fois son histoire. Pendant les longues heures qui suivirent, elle ne souffla pas un mot, plantant son regard dans le sien.
Léo lui n'osait regarder son reflet dans ces grands yeux noirs, et fuyait ce regard continuellement. Lorsque les derniers mots furent lâchés, un long silence se fit. Le chevalier sentait une inquiétude poindre en lui, d'abord diffuse mais de plus en plus omniprésente au fil des secondes. Le plus étonnant était la source de cette inquiétude : le chevalier n'avait pas peur qu'elle s'en aille et le laisse perdu au milieu de la forêt, ni qu'elle le dénonce à qui de droit. C'était tout simplement la première et seule personne dont l'avis lui importait - non, plus fort encore, car cet avis transformerait de façon absolue et définitive ce qu'il penserait de lui-même. Il se définissait par cette jeune femme. Au bout de plusieurs secondes qui parurent durer des minutes, accomplissant le premier acte de bravoure de toute son existence, misant absolument tout, il cessa de fuir ces grands yeux noirs et fit face à la vérité à travers le regard de la jeune femme. Elle ne dit aucune parole d'amitié ou de réconfort. Elle fit beaucoup mieux. Elle lui sourit, le premier vrai sourire qu'il reçut. Il plongea dans ce regard à s'en rendre aveugle, alors qu'en lui rendant son sourire des frissons lui parcouraient tout le corps et qu'un doux sentiment de bien-être le submergeait littéralement. Les deux ne reprirent véritablement leurs esprits que de longues minutes plus tard. Léonidas de Castel-Argent n'existait plus, désormais il n'y avait que Natalya, Pierre et un indicible amour entre les deux.

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