25 - San - Le monde à l’envers
Avancer vers la lumière était facile, presque trop facile. Lorsque le chemin paraît trop facile, on se pose toujours une myriade de questions. Etait-ce un piège ? Quelles horreurs allaient surgir dans la lumière qui l’attirait irrésistiblement et semblait si douce à ses yeux ? Etsana n’avait aucun besoin de réfléchir à la question, puisque des sueurs froides le parcouraient depuis son réveil. Suivre la lumière n’était pas le choix dont il était le plus fier, mais assurément le meilleur dans un lot de un. Car à moins de se transformer en champignon ou en ver de terre, il ne pourrait certainement pas vivre dans un souterrain. De plus Ti’aiel semblait assez d’accord avec cette direction.
Essayant sans grand succès de s’alléger le cœur, Etsana laissait vagabonder ses pensées tout en mettant un pied devant l’autre. Sa vie repassait devant ses yeux : sa mère, blonde comme les blés, qui se penchait vers lui pour l’appeler par des petits noms. Son troupeau de chèvres, qui n’étaient pas vraiment à lui mais qui ne répondaient qu’à ses appels. Son amoureuse d’enfance, Léna, qui était partie habiter à la ville l’été précédent. Ses amis inséparables, Tino, Scams et Domingo, les laissés pour compte de Castel Bessoncourt qui étaient devenus ses fidèles lieutenants dans la supervision de l’équipe des enfants. Les petits déjeuners avec des croissants au chocolat. La table de la salle à manger, si grande qu’il imaginait souvent une armée entière de soldats y prendre place à leur aise. Le lavoir où il y avait des couleurs, des cris et des rires toute la journée. Le…
Le bruit… le grondement de… la grande machine ? L’énorme machine qui scintillait au bout du tunnel. Des pistons, des barres de fer, des vis rouillées, des tubes et des roues dentées. Qu’est-ce que c’était que cette installation ? Etsana ralentit encore. Il avançait à présent au rythme d’une écrevisse effarouchée, les yeux rivés sur l’origine mouvante du sombre bourdonnement. Il était en partie aiguillé par la curiosité, mais encore plus glacé d’angoisse. Dans quel monde étrange avait-il atterri ?
Les couloirs du château avaient été somptueusement décorés, dans un autre temps. Aujourd’hui, les tentures pourpres étaient pleines de toiles d’araignées, et les moult dorures des cadres étaient ternes et brunies. Mais le plus remarquable était en fait qu’ils étaient proprement interminables. Issira et Yosko restaient bouche bée, à quelques pas seulement de la cuisine, n’osant s’aventurer trop loin de la salle qui représentait leur seul endroit connu en ces lieux.. Natalya renifla bruyamment. Elle faisait mine de ne pas être impressionnée, mais au-dessus de sa moue dédaigneuse, ses yeux fureteurs n’en perdaient pas une miette. Une araignée pendait à quelques pas de son visage. Dans chacun des murs du couloir s’alignaient des portes à n’en plus finir. Comment s’y retrouver dans ce labyrinthe ?
« Je… Je propose qu’on fasse un plan, proposa doucement Issira.
- Oui… Ok, vas-y, répondit Yosko avec nonchalance. Il était content de se décharger du problème, mais n’étais pas sûr qu’une carte, aussi bien faite soit-elle, puisse les aider cette fois.
- Alors, nous sommes dans un couloir de deux mètres cinquante construit en pierre brute d’environ une sacrée épaisseur, décoré avec style… J’aperçois une, deux, trois, quatre, hmmm… »
Elle continuait à compter les portes dans sa tête pendant que son acolyte scrutait tous les recoins visibles entre les embrasures des portes. Les tableaux accrochés aux murs dépeignaient des ancêtres sans doute illustres mais surtout très laids, une vraie collection de nez crochus et de sourires édentés, de verrues, de cloques, et de faciès à vous faire claquer des dents. Brrrr.
« N’oublie pas d’indiquer la cuisine d’où on vient, et les fenêtres aussi. Je crois que ce couloir là-bas donne sur l’extérieur… On devrait aller voir, non ? »
Natalya allait se mettre en route dans la direction indiquée, mais interrompit son geste en sentant quelque chose la frôler dans le dos. En se retournant, elle vit que leur nouvel ami avait apparemment décidé de prendre l’initiative : il courait dans le couloir de droite et serait bientôt caché par un tournant. Le couloir semblait sombre, mais tant pis : il avait l’air de savoir où il allait, ce qui suffisait à donner envie de le suivre. La jeune femme prit ses deux compagnons par la main et se précipita à la poursuite de leur guide.
Une tempête faisait rage sous le crâne de l’inconnu. Il avait suffi qu’il passe le seuil de la cuisine pour que son corps se mette tout seul en mouvement. L’impression « verte » le submergeait à présent, et sa course se faisait de plus en plus effrénée. Il avait vu ses nouveaux compagnons le suivre, mais il ne comprenait pas où il allait lui-même. Ils passèrent devant une porte entrebâillée, et il leur fit frénétiquement signe de ne pas s’arrêter. Puis ils gravirent des escaliers et déboulèrent dans une coursive surplombée d’une verrière. Les rayons du soleil, bien levé maintenant, pénétraient obliquement à travers une bonne couche de poussière. Peinant à suivre le rythme de Sépu, les Pérousiens haletaient tout en regardant les nuages neigeux et les cimes des arbres pointer au-dessus de leurs têtes. Arrivés au bout de la coursive ils descendirent un escalier en colimaçon, découvrant avec inquiétude un autre couloir sans fin.
Sépu les conduisit jusqu’à la première pièce à gauche, qui était demeurée ouverte : c’était un boudoir aux divans tragiquement empoussiérés. Il entra, rapidement suivi par les autres visiteurs. Issira s’avança jusqu’à un petit établi où reposaient diverses plumes rouillées et les débris d’un flacon d’encre asséché. Elle passa son doigt sur le bois en faisant une grimace.
« Cet endroit manque vraiment d’un bon coup de ménage ! Atchouuum ! fit-elle en éternuant. A côté d’elle, Yosko s’intéressait à une commode d’allure très ancienne. Mais Sépu ne leur donna pas le temps de poursuivre leurs investigations : il repéra un livre dans une étagère et le poussa, ce qui enclencha un mécanisme mystérieux. Le mur du fond révéla une ouverture qui s’agrandit dans un grondement lugubre, atteignant la taille d’un petit homme. Le passage semblait donner dans une petite cour. Sépu s’engagea sans hésiter, et ses camarades ne se donnèrent pas davantage la peine de réfléchir : c’était tout vu. Ils étaient complètement perdus de toute manière.
« Wow ! s’exclama Yosko en arrivant dans le patio.
- C’est génial ! » renchérit Issira.
Ils se tenaient dans une petite cour quasi encerclée par des murs fortifiés, emplie de jeux en bois, d’armées de plomb et de poupées. Le lierre avait grimpé partout sur les pierres et des plantes ornementales se la disputaient aux vieilles dalles de marbre. Issira ne put s’empêcher de ramasser une poupée blonde qui semblait l’appeler de son regard métallique. Elle avait de magnifiques cheveux dorés et bouclés, et une robe simple et belle malgré plusieurs rapiéçages. Yosko était fasciné par la foule d’objets scintillants et colorés à ses pieds. Il s’assit sur un cheval de bois à bascule pour reprendre son souffle, surveillant du coin de l’œil leur guide improvisé qui avait l’air un peu hagard. Natalya fronça les sourcils : la crinière du poney ressemblait à des serpents, et des crocs pointus dépassaient de sa bouche. Pas très sûre de ce qu’elle voyait, elle détourna la tête, préférant scruter l’endroit où le patio semblait s’ouvrir sur l’extérieur. Elle ne se sentait pas en sécurité ici, et espérait que Sépu repartirait rapidement dans sa course vers on ne sait où.
Le vert l’entourait complètement, comme un cocon de lumière apaisante. Il sentait presque les feuilles de saule bruisser et l’herbe sous ses pieds. Un parfum d’arbre en fleurs embaumait son cœur, et il se sentait plus serein qu’il ne l’avait jamais été (autant qu’il s’en souvienne). L’inconnu dérivait dans un océan de fraîcheur. Il ne se posait plus aucune question. Lentement, il reprit sa marche incertaine à la destination voilée. Il marchait comme sur un nuage, savourant chaque pas, respirant le vent du destin.
Natalya et les deux enfants jetèrent un dernier regard aux jouets et reprirent leur filature. Sépu avait l’air complètement paumé, et ils restaient respectueusement quelques pas derrière lui. Il devait vivre quelque chose de spécial pour agir de manière aussi imprévisible et rêveuse. Le regard dans le vide, il avançait comme un pantin, levant une jambe, puis l’autre, sans rien voir du chemin qu’ils empruntaient. Les autres visiteurs compensaient en dévorant le paysage des yeux. Le passage sortant du patio débouchait sur un petit chemin de pierre qui sortait de l’enceinte du château, et contournait d’énormes massifs boisés pour se perdre dans les frondaisons. Des parterres de fleurs magnifiques ponctuaient leur promenade, ainsi que de petites statues représentant des créatures inconnues. Une panthère ailée en bronze survolait une plantation de lys, et un peu plus loin deux renards à cornes jouaient une partie de cartes éternelle sur leurs bancs de marbre.
Le spectacle ravissait l’esprit curieux des enfants. Natalya quant à elle ressentait toujours un certain malaise à arpenter aussi tranquillement des territoires inconnus et potentiellement hostiles, mais le principal était de ne pas se faire prendre. Apercevant un objet brillant dans les hautes branches d’un bouleau, Yosko tendit le doigt pour attirer l’attention des autres : « Vous voyez ce machin ? Qu’est-ce que ça peut être ? »
En se rapprochant, ils purent constater qu’il s’agissait d’une sorte de piège à ours, qui pour une raison incongrue avait été posé dans un arbre. Etrange pays, tout de même. Natalya appréciait de plus en plus la présence de leur étrange guide.
Sépu marchait les yeux rivés sur un point situé au-delà d’un détour du chemin. Il se mit soudain à chantonner des paroles quasi inaudibles :
« Maaaaaiéééééévhh… naaaasssquivaaaaaaa… minonééééééépi… oulalaaaa… »
Les trois compagnons se regardèrent, interloqués. Sépu n’avait jamais été très compréhensible, mais ça n’avait pas l’air de s’arranger quand il était en transe. Ecoutant à moitié ses ânonnements, ils sentaient surtout la fin de leur route approcher. Le virage fatidique enfin passé, ils y verraient un peu plus clair… C’est ce qu’ils espéraient.
Leurs attentes ne furent pas déçues quand surgit devant leurs yeux un monument immense, que les majestueux peupliers cachaient tout juste. Il semblait s’agir d’une stèle, un hommage immuable à une personne ou une cause. Aucune inscription ne l’ornait, mais la gigantesque plaque présentait une profusion de motifs sculptés et de gravures stylisées. Elle était encadrée par un enchantement de fleurs et de plantes grimpantes qui donnaient une impression de vie à l’ensemble. Le monument était impressionnant et simplement beau. Cette fois, même Natalya était soufflée. Sépu était tombé à genoux devant la stèle, et il semblait vouloir se transformer en statue lui aussi, le visage levé au ciel comme s’il regardait un ange. Silencieux et troublés, ils restèrent tous un long moment en plein recueillement. On n’entendait plus que le chant des oiseaux. Cet endroit était totalement en dehors du temps.
Ignoré de tous, des larmes coulant du coin de ses yeux, Sépu murmurait très faiblement en regardant la rose gravée au sommet de la stèle : « Mellina… Mellina… »
Etsana contemplait la curieuse et très bruyante machinerie. De son recoin creusé dans la roche, il ne pouvait pas avoir de vision d’ensemble, mais il semblait bien que la salle entière qu’il surplombait était en fait une grotte aux parois renforcées d’arcs de pierre, dans laquelle trônait un énorme enchevêtrement de métal. Etsana n’avait jamais rien vu de tel, c’était extrêmement complexe : des bras articulés se tordaient en tous sens, des tuyaux de cuivre couraient de long en large et la majeure partie du volume de la machine était constituée de grandes cuves d’où s’échappaient des vapeurs douteuses. Les fumées diverses montaient vers une cheminée creusée dans le plafond rocheux. Ses sentiments étaient toujours partagés, mais le garçon était à présent avide de découvrir le reste de la grotte et de comprendre ce qu’il s’y déroulait.Jetant un œil prudent par-dessus la corniche, il vit en contrebas une bande d’enfants affairés sur la machine, apportant des sacs de matériaux et manœuvrant leviers et manivelles. C’était étrange de voir ces enfants travailler dur, alors qu’au même âge Etsana n’avait fait que jouer et garder du bétail durant toute sa vie. Ils portaient des sacs et des bacs bien lourds pour leurs fragiles épaules. D’aussi haut, il ne voyait pas très bien ce qu’ils manipulaient. Mais si on lui avait demandé d’émettre une hypothèse, il aurait pu jurer qu’il s’agissait de sucreries… Des sacs et des sacs de bonbons bariolés. Mais cela n’avait aucun sens.