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Seconde partie


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22 – Yan - Révélations

« Y’a... y’a quelqu’un ?... »
Sa voix était emprunte d'hésitation, de peur d’être entendu par les mauvaises personnes. Mais finalement, Tildan s’était dit que tout valait mieux que de passer le restant de ses jours dans ce dédale obscur sans rien à se mettre sous la dent – sauf quelques malheureux rongeurs.
Un à un, les souvenirs remontèrent à la surface : la lumière avait envahi la pièce, et, par sa puissance, avait occulté tout le reste, comme l’aurait aussi bien fait l’obscurité. Ce qu’il était advenu de sa personne par la suite restait confus. Il avait perdu son haut et son bas – ainsi que sa gauche, sa droite, son Nord, son Sud, son Ouest, son Est et toute autre notion de direction humainement (ou pas) imaginable – comme si son oreille interne était devenue sourde comme un pot qui se serait soudainement perdu au milieu de l’espace silencieux. Le sol s’était écroulé sous lui – à moins qu’il ne se soit soulevé ?! – et la puissante énergie lumineuse avait disparu aussi soudainement qu’elle était apparue (voire plus), il l’avait perçu malgré ses yeux fermés. L’équilibre s’était petit à petit rétabli, et il finit par se résigner à soulever les paupières, pour se retrouver une fois encore dans les bras de Louis.
Comme pour terminer le travail, le sol avait décidé de s’écrouler encore une fois, mais de façon plus hésitante. L’Ogre s’était affaissé sous le poids des rochers, tentant de protéger les enfants. Le garçon en avait alors profité pour se glisser entre ses jambes, et détaler sans demander son reste.
Il avait couru pendant quelques minutes, avant de réaliser qu’il devenait trop difficile de progresser. Il faisait plus sombre encore qu’avant d’ouvrir ses yeux.
… Ou pas.
Au loin, une faible lueur se devinait dans le couloir, ainsi que le bruit d’une petite troupe au pas. La première idée du jeune garçon fut d’aller à la rencontre de cette lueur salvatrice, mais il changea bien vite d’idée en réalisant qu’il n’avait fait que tourner en rond.
En fait de lueur salvatrice, c’était la torche de Darnésis, suivi de l’Ogre et de leurs petits prisonniers, qui marchaient…
… dans la direction de Tildan…
… qui ressentit au même instant une présence dans son dos ! Il était pris entre deux feux !
Il se retourna pour faire face à…

 

Dans la petite chaumière du forgeron, la tension était à son comble. Longue-Barbe en avait long à raconter, et Issira, Natalya et les parents de Yoskopolite avaient beaucoup de questions – on ne les comptait même plus. Luandydd dormait dans la pièce voisine, épuisée par le combat.
- Bien, avant tout, commença le vieillard, je me nomme Ewin  /* prononcez « Yuwin » */, et je suis chevalier. J’avais été engagé par les gens de Pérouse, et de Castel Bessoncourt à l’âge de dix-huit ans, pour enquêter sur la disparition de sept enfants…
- Vous avez 67 ans ?
Tous les regards se tournèrent vers Issira, qui venait d’effectuer un calcul laborieux.
- Bientôt 68, rectifia le vieil homme. Comment sais-tu ça ?
Quatre paires d’oreilles attendaient avidement que la fillette les éclaire – enfin, si elle les avait littéralement éclairées, ça ne les aurait pas avancés à grand-chose…
D’un air hésitant – mais fier ! – elle leur expliqua :
 - Avec Yosko, on a fait des recherches sur les disparitions d’enfants d’il y a longtemps – pask’on pensait au conte d’Arnésis et Ellina – et on a découvert qu’il y a 49 ans, aux mêmes dates, sept enfants avaient été enlevés.
- Et j’étais chargé de les retrouver, continua Ewin. Il n’y avait eu que sept disparitions et aucune de Castel Bessoncourt, mais tous étaient effrayés, et ils m’avaient envoyé au cœur de la forêt. J’avais erré pendant longtemps et je n’avais rien trouvé. J’avais parcouru les bois de long en large.
« La seule chose que j’avais trouvée, c’était la vieille tour, déjà abandonnée à l’époque, et qui m’avait paru insignifiante aux premiers abords – il n’y avait alors aucune cabane qui s’y adossait.
« Pourtant, en m’approchant de la tour, je remarquai des traces de passage, grossières, que je reconnus comme étant celles d’un ogre – vous vous doutez déjà de qui il s’agissait…
- Louis, lancèrent Issira et Natalya, arborant de grands sourires. Elles étaient – semblait-il – déjà débordantes d’amitié pour l’imposante et malodorante boule de poils.
- Certes, reprit Longuy, non sans sourire à son tour. Toujours est-il que ses traces menaient dans un souterrain sous l’édifice. Il n’y avait alors pas de cachot à cet endroit, ils sont beaucoup plus récents – comme leur bonne facture a pu vous le laisser entendre.
- Que se passe-t-il SOUS les bois? coupa Falaballala, qui avait hâte de retrouver son fils. Est-ce là que sont retenus les enfants ?
- J’y viens, Balla, j’y viens. Ewin chercha ses mots. Est-ce que les termes «  mondes parallèles » évoquent quelque chose pour vous ?
Tous se regardèrent d’un air dubitatif, ne sachant que répondre. Aucun d'entre eux n'était porté sur des notions scientifiques de cette sorte. Après tous, ils menaient tous une vie de paysans, et ils étaient complètement dépassés par les propos du vieil homme.
- Ainsi, il y a un point tellurique à la tour ! Et les enfants se trouveraient dans un autre plan d’existence !
Luandydd se tenait dans l’encadrement de la porte – elle se tenait au mur, par la même occasion, toute faible qu’elle était.
- Effectivement, mais un plan relativement semblable au nôtre…
- Est-ce que quelqu’un pourrait éclairer les pauvres néophytes que nous sommes ? demanda Jil.
- Vous savez tous que la magie est invisible, commença Luan. Un point tellurique est un soleil de magie. On ne le voit pas, mais les initiés peuvent le sentir, comme je l’ai senti tout à l’heure à la tour. C’est pour ça que notre combat fut incontrôlable : on ne pouvait plus mesurer et modérer la puissance de nos attaques, amplifiées par la magie ambiante.
- Et un tel rassemblement de magie, continua-t-elle, déforme la réalité, il y a des brèches ! Il existe d’autres mondes semblables – ou pas – au nôtre, et les points telluriques sont souvent des « passages » entre deux de ces mondes !
- Toujours est-il que de l’autre côté de la brèche, reprit le conteur, on retrouve les souterrains, non pas de notre bois, mais de celui d’un autre bois, dans un autre monde ! Un monde couvert de forêts, en fait. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, je me retrouvai donc dans ces souterrains, à la recherche d’une seconde sortie, me perdant dans un dédale de conduits et de grottes. Je marchai plusieurs heures en rond, mais je finis par me repérer, pour ne reconnaître que deux chemins possibles. Deux chemins qui mènent au même endroit. Mais si l’un ne comporte que quelques pièges à connaître, l’autre est… habité. A l’époque, pour mon plus grand bonheur, je tombai sur le premier. Je ne sais presque rien de l’autre chemin, si ce n’est que l’on n’en revient pas ! »

 

« … Yosko ! … » Tildan poussa comme un soupir de soulagement. « Ca va pas de surprendre les gens comme ça ! »
Pour toute réponse, Yoskopolite posa un doigt sur les lèvres de son ami.
- On file ! ordonna-t-il.
Ils coururent tant bien que mal sur une centaine de mètres avant de tomber sur un petit renfoncement.
- Cachons-nous là ! proposa le plus grand. On reviendra sur leurs pas pour trouver la sortie !
- Mais on peut pas les abandonner comme ça ! Il faut les suivre !
- J’ai un plan ! coupa-t-il.
Ils regardèrent le cortège passer lentement. Tous avaient une mine funèbre. En tête marchait Jaénis, suivie de trois jeunes garçons au bord des larmes, qu’ils ne connaissaient pas. Ensuite venait Darnésis, à l’air fatigué et plus blafard que jamais. Il tenait une jeune fille brune aux cheveux très bouclés par le col, tout en lui maintenant un couteau sous la gorge. Elle semblait très courroucée. Pour terminer la marche venait l’Ogre, à l’air triste, tenant deux enfants dans chaque bras. Il y avait d’un côté Nenef et une fillette qu’ils ne reconnurent pas, et de l’autre Elmarno et… Ylda !
Ils lui firent quelques signes lorsque tous furent passés, et elle parut soulagée de les voir sains et saufs tous les deux, mais pas très rassurée sur le sort qu'on lui réservait. Cependant elle savait qu'ils ne pourraient rien pour elle, et elle leur fit donc signe de rester cachés.

Quand la lueur tremblotante de la torche fut suffisamment éloignée, Tildan tira son ami par la manche et partit dans la direction opposée. Il s'accrochait du mieux qu'il pouvait au léger souffle qu'il sentait sur sa peau. De retour sur les lieux du combat - fort défigurés, les lieux - ils découvrirent une faille nouvelle qui les mena à la lumière de la lune.
 - Et c'est CA, ton plan ?!? hurla Yoskopolite, enfin libre de s'exprimer.
- Attends ! Je t'explique. On pouvait pas les suivre de trop près, on se serait fait repérer. Et puis, il nous faut un torche ! Et une craie...
- Une craie ?
- Ecoute-moi ! Toi, tu vas retourner au village...
- C'est hors de question ! Je viens avec toi !
- Mais on ne sait même pas ce que sont devenus les adultes et les autres enfants ! Et si on s'fait prendre tous les deux, personne ne sera au courant de cette histoire et du chemin à suivre pour retrouver les prisonniers.
- ... » Le jeune Yoskopolite resta muet. Son compagnon avait raison, mais ça l'énervait de ne pouvoir se lancer à la poursuite de l'Ogre pour sauver ses amis... et Ylda !...
- Je t'indiquerai le chemin - Tildan ramassait une torche qui avait été soufflée lors du cataclysme, et tentait de la rallumer - Je ferai une croix à chaque embranchement pour que tu saches où je suis allé. »
Sans un mot de plus, le jeune garçon s'enfonça de nouveau dans les ténèbres, laissant Yosko et la lune derrière lui sans un dernier regard. Alors le plus jeune, hésitant, s'en fut lui aussi, accélérant le pas. Les troncs commencèrent à défiler.

 

Au village, le vieux conteur continuait son récit - chose pour laquelle il était particulièrement doué - lorsque Falaballala l'interrompit de nouveau :
« Nous devrions retourner immédiatement au souterrain ! Vous pourrez nous indiquer le chemin ! Qu'attendons-nous ? »
Des murmures d'approbation se firent entendre, mais Longue-Barbe, visiblement déçu d'avoir été interrompu au cours de son récit, rétorqua :
- Oh, là ! Doucement ! Rien ne sert de courir, nous partirons demain /* comment ça c'est pas la vraie morale ?... ;^) */ . Premièrement, ils ne tenteront rien sur les enfants avant mercredi soir, or nous sommes lundi, nous avons eu une journée difficile, et nous avons tous besoin de repos. Il est impératif que nous soyons prêts à combattre de nouveau. Surtout vous, Luan. Vous devriez retourner vous coucher dès maintenant. »
Tous acceptèrent à contrecœur, mais ils attendirent tout de même que Ewin termine le récit de ses mésaventures.
« Malgré le chemin piégé, je parvins finalement à trouver la sortie. C'est lorsque j'arrivai de l'autre côté que je compris réellement : je ne reconnaissais plus mon pays. Alors que je n'avais parcouru que deux à trois kilomètres sous terre, je ne voyais plus que de la forêt à perte de vue. Ce n'était plus au petit bois de l'obscure nuit noire que j'avais affaire. Le souterrain débouchait presque au sommet d'une grande colline recouverte par les arbres, et en contrebas, au creux d'une petite vallée, se dressait une immense bâtisse sombre, un manoir effrayant et gigantesque. »
Retenant ses habitudes de conteur, le vieil homme évita toute emphase pour être le plus bref possible.
« Bien sûr j'y descendis immédiatement, pensant au début pouvoir y trouver des gens de bonne famille qui pourraient m'expliquer où je me trouvais. De fait, je fis une rencontre : les lieux semblaient pourtant presque abandonnés, mais quelques minutes après mon entrée, alors que je visitais une pièce qui me paraissait vide à mon arrivée, je me retrouvai tout à coup face à un homme encapuchonné, dont je devinais à peine le visage, mais dont l'haleine envahissait déjà mes narines.
« A son air moqueur, je devinai qu'il ne me voulait pas du bien, et je fis donc volte-face... pour me retrouver nez-à-nez avec deux autres êtres du même acabit, accompagnés de ce que je pris pour trois hommes en armure. Bien sûr, la fougue de la jeunesse me poussa à vendre chèrement ma peau, mais les trois guerriers eurent tôt fait de me mater. Blessé, étourdi, je me laissai transporter silencieusement jusqu'à ce qui fut ma prison durant les 48 années qui suivirent. »
Les cinq paires d'yeux posés sur Longue-Barbe s'ouvrirent grands comme des... yeux grand ouverts, car il eût été difficile de les élargir jusqu'à la taille des soucoupes de tasse à thé (ou à café). Tous étaient impressionnés, mais surtout compatissants pour le vieux conteur, qui n'avait rien d'un ancien chevalier, vu que... il n'avait plus manié l'épée depuis presque un demi-siècle !
« Ce qu'il y avait d'étrange, c'était que mes geôliers, ceux qui m'avaient fait prisonnier, ne parlaient pas ! J'eus le temps de les observer, de m'adresser à eux - sans réponse - de les dévisager, pour me rendre compte que, malgré les faibles éclairages de la prison et leurs sombres capuches, ils avaient des visages atrocement livides et décharnés, inhumains même !
« Je ne saurais dire s'ils étaient vivants ou non, s'ils vieillissaient. Pour tout vous dire, je ne saurais même pas les différencier entre eux, ni vous dire combien ils sont. Toujours est-il que jamais ils n'ouvrirent la bouche en ma présence. Heureusement pour ma santé mentale, je n'étais pas le seul prisonnier. Du moins, au début...
« Un autre homme, prisonnier depuis plus longtemps, se trouvait dans la geôle en face de la mienne. Sa présence me sauva de la folie qui avait commencé de m'envahir, car j’avais quelqu’un à qui m’adresser pendant ces longues années d’emprisonnement. En ayant passé la moitié de ma vie dans ce monde, je n’en appris pas pour autant qui était le maître de ces lieux, ni grand chose d’autre, d’ailleurs…
« Bien, mes amis, restons en là pour ce soir, car le reste ne vous apprendra rien d’important. Nous ferions mieux de profiter de cette courte nuit pour reprendre des forces. »
Sur ce, chacun prit le chemin de sa chambre à contrecoeur. Balla et Jil avait offert à Issira et Natalya de dormir dans la chambre de Yosko, et lorsqu’elles s’y retrouvèrent, Nat remarqua le regard enflammé de la fillette. Elle comprit tout de suite que cette dernière ne dormirait pas de la nuit, et lui fit un clin d’œil complice, comprenant qu’elle non plus, elle ne profiterait pas du sommeil réparateur.
La jeune femme prit une feuille et s’assit au bureau du garçon pour rédiger une lettre d’excuse quand elle vit une ombre passer sous son nez, derrière la fenêtre. Les sens aux aguets, elle s’approcha et l’entrouvrit pour tomber nez à nez avec Yosko qui la regardait d’un air ahuri : « Qu’est ce que vous faites dans ma… » Mais il n’alla pas plus loin en apercevant la petite silhouette juste derrière : « Issira ! » Il paraissait soulagé. « J’avais peur que tu n’aies fini sous l’éboulement dans l’explosion. »
Ils se serrèrent l’un contre l’autre, puis reprirent leurs distances en rougissant. Yoskopolite s’empressa de lui expliquer ce qui s’était passé et que des enfants étaient encore prisonniers.
Il expliqua ensuite le plan de Tildan. « J'aurais préféré aller avec lui, mais il avait raison, on devait prévenir le village. » Il jeta un regard méfiant et ajouta : « Mais il ne m’empêchera pas de le suivre ! »         La jeune femme rit : « tu n’as pas à te méfier de moi, bonhomme, car nous nous apprêtions à faire la même chose ! » Le visage du garçon s’illumina et il aperçut la lettre entamée sur le bureau. « Il faut juste qu’on y ajoute ta version de l’histoire. »
Pendant que Natalya reprenait son message, Yosko se tourna vers la fillette. Elle était plongée dans ses pensées et son visage était sombre. Soudain elle releva la tête et sourit.
« Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-il.
- Rien, je comptais c’est tout. Je ne me souviens pas de tous les enfants de Castel Bessoncourt retenus prisonniers avec nous, mais il me semblait qu’on était dix-huit. Dans la débâcle, j’ai juste peur qu’il y en ait qui aient fini sous les décombres, alors je fais le point sur ceux qu’on a croisés depuis.
- Ah ? Tous les autres ne sont pas revenus avec vous ? En plus de nous deux et Tildan, y’en avait que neuf qu’ont été pris par le vieux Darnésis.
- Et avec moi, y’en avait cinq petits, dont Tom.
- Oui, mais parmi ceux repris par Darnésis et Louis, qui y’avait-t-il, en plus d’Ylda, Zepazu et...Nénèf ?
- Ben Sélénia, et puis trois garçons et deux filles de Bessoncourt.
- Donc ça nous fait huit de Pérouse et… Neuf de Bessoncourt ? »
Ils se jetèrent tous deux un regard apeuré, et s’empressèrent de recompter sur leur dix  doigts. Leurs cheveux se hérissèrent, et un frisson leur parcourut le dos quand Yosko laissa tomber d’un ton sentencieux :
« Y’en a un qu’a disparu ! » Ils n’osèrent plus se regarder, et quand Natalya eut fini la lettre, ils partirent sans un mot, se glissant le long du mur pour atterrir dans la sombre ruelle. Il neigeait de nouveau, mais la tempête ne menaçait plus. Ils s’étaient tout de même bien couverts, ne sachant ni si la tempête ne reprendrait pas, ni la météo qui les attendait de l’autre côté. Il se faufilèrent en silence jusqu’aux dernières maisonnées, et commencèrent à s’enfoncer dans le bois, puis, une fois les dernières lueurs de Pérouse disparues, la petite femme alluma la torche. « On ne pouvait pas se permettre d’être repérés » expliqua-t-elle.

 

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23 – Yan – « Nouveau monde »

 

L’air était glacial. Des courants d’air couraient le long des passages, gelant le trio qui avançait tant bien que mal. Ils ne disaient mot, se serrant les uns contre les autres, autant frigorifiés qu'apeurés, n’osant ouvrir la bouche que lorsqu’ils apercevaient l’une des marques laissées par Tildan.
Personne n’avait reparlé de l’enfant manquant. Aucune des filles n’avait parlé du terrible passage évoqué par le vieil homme dans la soirée, et aucune non plus n’avait osé exprimer un quelconque lien entre ces deux éléments. L’ambiance était des plus sombres, tandis qu’ils s’enfonçaient tous trois dans les profondeurs de la terre, passant d’un monde à l’autre sans vraiment le réaliser.
Yosko n'eut pas de mal à retrouver les marques laissées par Tildan lors de son passage et ils s'orientèrent donc sans trop de difficulté. Après une demi-heure de marche, Nat' s'adressa aux enfants, brisant enfin le silence pesant :
« Je crois qu'on arrive quelque part...
- Quelque part ? reprirent en coeur Issira et Yosko.
- Ben... Ce doit être l'embouchure d'une grotte.
- Peut-être arrivons-nous à la sortie, proposa Issira.
- Non, je ne pense pas. »
Et comme pour confirmer ses doutes, une cavité gigantesque se révéla à eux. Le plafond était si élevé que la lumière de leur petite torche ne parvenait même pas à l'atteindre. De nombreuse stalagmites et stalactites de toutes tailles ponctuaient l'immensité de ce vide noir. Alors qu'ils pénétraient dans la grotte, un courant d'air sec venu des profondeur leur glaça les os.
« Ne nous éternisons pas », dit Natalya. Les deux autres ne purent qu'acquiescer.
A leur surprise, le lieu semblait assez pratiqué, car un petit sentier était tracé dans la roche et la poussière, les guidant jusqu'à une crevasse toute en longueur, coupant la grotte en deux et au beau milieu de laquelle se trouvait un pont.
« Il va vraiment falloir traverser ça? », soupira Yosko en regarder les planches branlantes reliées par de vieilles cordes effilochées.
- Il n'a pas l'air en trop mauvais état. Et de toute façon, avons-nous le choix? Si nous voulons sauver vos amis, il faut passer par là ! »
A contrecœur, ils entamèrent la traversée, qui contre toute attente de la part du garçon, se déroula sans encombre. Le sentier continuait sa route avant de replonger dans un autre sombre couloir, qui, par bonheur, semblait entamer une remontée vers la surface. Le chemin se mit à tourner en cercles larges montant en colimaçon, et ce jusqu'à ce que nos aventuriers sentent un nouveau courant d'air, chaud celui là, venant directement de front.
« Soit nous arrivons au centre de la terre, soit l'hiver est terminé », tenta de plaisanter Natalya.
Ravi, Yosko accéléra, puis se mit à courir. Après une dizaine de secondes, il se retint à peine de crier :
« Non, tu as raison, c''est la sortie! Et vous allez être surprises ! »
- Qu'est ce qu... » commença Natalya en arrivant a son niveau, avant d'ouvrir de grands yeux.
- C'est l'été?!? » souffla Issira désorientée.
- Je comprends plus rien. En plus le soleil est déjà levé ! Je ne pensais pas que le temps était passé si vite ! » ajouta Yoskopolite.
- Moi je comprends ! »
Les enfants se tournèrent vers la jeune femme qui s'expliqua :
« C'est bien ce que nous avait dit Ewin : nous sommes passés dans l'autre monde. Un monde semblable au nôtre, mais avec d'autres reliefs, un autre climat. Les saisons sont décalées de ce côté-ci de la faille tellurique. »
Yoskopolite ouvrit des yeux encore plus ronds que tous ceux qu'on a pu voir depuis le début de cette histoire, mais la fillette, elle, hocha la tête : elle commençait à comprendre.
« Quel autre monde? C'est quoi une faille thé-lubrique? et puis d'abord : Qui est Iouïnn? » Les questions se bousculaient dans la tête du pauvre garçon, hurlant toutes "moi d'abord, moi d'abord" - tels des enfants lors de la sortie de la toute nouvelle console de jeux - si bien qu'il ne savait plus trop où donner de la langue. La jeune fille jeta un œil à Natalya, lui intimant de raconter l'histoire de Longue-Barbe.
Elle lui expliqua donc tout ce qu'elle savait. Yoskopolite était ébahi. Ainsi Longue-Barbe avait été un chevalier, autrefois. Et le vieil homme semblait en savoir beaucoup. En plus de ses talents de conteur, il avait découvert un autre monde, il avait des connaissances en magie et il avait vu quantité de choses incroyables. Le garçon ne cessait d'idéaliser Ewin - ah Ewin, ce nom aussi était nouveau pour lui. - et il rêvait de se lancer sur les traces de son idole.
« Allez, en route ! On a plein de choses à découvrir, et on a aussi des amis à sauver ! »



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24 – Yan – « Qui suis-je ? »

 

Vert.
Aucun souvenir ne semblait vouloir émerger à la surface calme et sans vague de son esprit. Rien ne lui revenait, et tout ce vide en lui donnait une impression étrange. Une impression verte...
Quand les gens imaginaient le vide, ils avaient souvent tendance à penser noir ou blanc. Quelle étrange pensée. Comme si on pouvait placer une couleur sur une notion telle. Surtout une notion de Rien. Mais alors, pourquoi voyait-il du vert; lui ? Un vert doux et apaisant comme la nature. Rien ne lui revenait mais il n'avait pas envie de chercher, pas envie de quitter cette paix intérieur. Il ne voulait pas lutter. Il...
« Il » ? Comment pouvait-il être certain qu'il était un « il », et non pas un « elle » (enfin... « une elle » serait plus appropriée dans ce cas...) ? Cela signifiait-il qu'il se souvenait de certaines choses sans le savoir ?
Comme tous les matins, il ouvrit les yeux, se leva et passa une première fois devant le miroir, trop perdu dans ses pensées pour y jeter un coup d'oeil. Comme tous les matins, il commençait seulement à se poser des questions. Qui était-il ? D'où venait-il ? Que faisait-il ici ? Qu'allait-il devenir ?
Comme tous les matins, il finissait toujours par arriver à la même conclusion : il ne se posait pas les bonnes questions. Il voulait connaître son nom, il voulait savoir qui il était. Comme tous les matins, il revint sur ses pas et se regarda dans le miroir. Perdus au milieu d'une broussaille de poils et de cheveux sales, ses petits yeux noirs semblaient percer l'infini, alors qu'ils ne perçaient que le vide. Sa barbe cachait ses traits, mais comme tous les matins il ne prit pas la peine de la couper.  Il devait découvrir qui il était, mais pour cela, il fallait d'abord qu'il réponde à une question : pourquoi ne se souvenait-il de rien ?
Comme tous les matins, il ne se souvenait pas de la veille, et il refaisait le même chemin, quittant la petite chambre exiguë pour se retrouver dans un couloir qui ne lui rappelait rien, lui-même dans un château qu'il ne connaissait pas, situé dans une forêt inconnue au beau milieu d'un monde étranger. Guidé par les mêmes besoins et les mêmes souvenirs, il partait chaque matin avec les mêmes conditions, et il effectuait les mêmes gestes, prisonnier de l'oubli, forcé à jouer encore et encore la même pièce sans connaître son propre texte.
Et comme chaque matin, poussé par la faim, il arpenta les couloirs de cette aile du château à la recherche d'un peu de pain. Il ne porta aucune attention aux horribles tableaux qui ornaient les murs de pierre, habillant le lugubre bâtiment, et il se dirigea vers le bout du couloir. Passant ainsi les diverses portes, il finit par trouver sur la droite un grand escalier droit qui descendait vers ce qui semblait être le rez-de-chaussée. Il posa un pied sur la première marche et s'arrêta, tendant l'oreille.
Rien ne semblait venir troubler le calme plat de cette belle matinée de printemps, et il finit par reprendre sa descente, son estomac criant famine. Arrivant en bas, il jeta un œil de chaque côté du couloir qu'il venait de rejoindre. Face à lui se trouvait un petit jardin entouré de quatre des ailes du manoir. Un joli jardin verdoyant, rempli d'arbres et de plantes au point même qu'il était difficile d'apercevoir les rayons du soleil levant au travers de la frondaison. N'y portant que peu d'attention, il continua son périple, parcourant les divers couloirs, et comme à l'accoutumée, il finit par tomber sur une cuisine. Attiré par une odeur douce, il y pénétra, à la recherche de sa source. La pièce immense semblait aussi inhabitée que le reste du château. Des fourneaux éteints reposaient, alignés, des centaines d'ustensiles étranges pendaient le long des quatre murs, et au milieu de tout cela, sur l'un des nombreux plans de travail, reposait une petite panière couverte d'un torchon blanc.
Le délicieux fumet semblait provenir de sous le tissu, et sans plus attendre, il s'en approcha et le retira. Une grosse miche de pain tout juste sortie du four reposait là, encore chaude et très appétissante. Il sentit l'eau lui monter à la bouche à la vue de ce repas inespéré. Commençant à en arracher un bon morceau, il se demanda qui avait bien pu laisser ce pain ici. Mais cette pensée fut très vite chassée par la faim, et il mordit à pleines dents la mie blanche. Ce faisant il cessa à nouveau de se poser des questions, replongeant dans les brumes qui recouvraient son esprit.
Alors qu'il se délectait de son repas surprise, il entendit tout à coup des bruits. Il leva brusquement la tête vers le fond de la pièce, comme à l'affût. Malgré son endormissement cérébral, ses réflexes semblaient très vifs. De nouvelles questions lui traversaient de nouveau l'esprit, mais il les mit de côté encore une fois. Il ne les oublia pas pour autant. Il sentait comme une sensation de clarté envahir son esprit et chasser un peu du brouillard qui l'embrumait. Gardant ces questions pour plus tard, il avança silencieusement dans la pièce, le long des fourneaux. A pas de loup, il s'approcha de la fenêtre d'où provenaient ce qui semblaient être des éclats de voix.
Une présence humaine dans ces lieux ! Il n'était pas seul ! Comme un petit effet papillon dans son micro-monde, les voix réveillèrent en lui un désir insatiable de comprendre. Plus il s'approchait de la fenêtre, et plus il entendait les voix. Et plus il les entendait, plus la brume semblait se lever.
Arrivé au pied de la petite fenêtre, il percevait désormais ce qui se disait sans pouvoir le voir. L'ouverture était en effet située trop haut pour qu'il puisse apercevoir ce qui se passait à l'extérieur. Le niveau du sol devait être plus élevé de ce côté là que dans le jardin situé à l'autre bout de la pièce. Les voix elles aussi semblaient se rapprocher de la fenêtre. De peur d'être repéré, il s'empressa d'aller se cacher derrière l'un des plans de travail.

« Par ici, je te dis !
- C'est idiot ! » La frustration pouvait s'entendre dans la voix de Yoskopolite. « On aurait dû passer par devant !
- Rentrer par la porte principale pour se faire repérer ? Non merci !
- Non, mais on aurait pu casser un carreau de devant... On n'a vraiment pas de temps à perdre, et ce truc est immense. C'est pas un château, on dirait plutôt une ville !
- Je sais, mais quand on se sera fait attraper, t'auras tout le temps que tu veux pour rouspéter ! » Les arguments d'Issira se tenaient. Même si Yosko avait du mal à l'admettre, il suivit le mouvement en ronchonnant.
« Ça suffit ! » leur dit la jeune femme. « Si vous continuez à parler aussi fort, ça n'aura servi à rien de faire le tour aussi discrètement... Tenez, cette petite fenêtre là, elle est ouverte.
- Où ça ? demandèrent en chœur les deux enfants.
- Vous voyez, à moitié cachée par ce buisson. Ça pourrait être un bon moyen d'entrer dans cette dépendance. On pourra peut-être rejoindre la partie principale du manoir par ici... »
Acquiesçant, les enfants s'approchèrent et regardèrent au travers de l'ouverture dans la pénombre de la pièce. Cela ressemblait à une grande cuisine, équipée de tonnes d'ustensiles et autres appareils dont ils ne connaissaient pas l'utilité. Glissant une première jambe par l'embouchure, Issira chuchota :
- Laissez-moi y aller en premier. Je vous ferai signe si la voie est libre.
N'attendant pas l'accord des deux autres, elle plongea dans le bâtiment. Elle retomba sur une table métallique, ce qui ne manqua pas de faire un boucan à réveiller le plus gros des dormeurs. Surprise par le bruit, une tête jaillit de derrière l'un des plans de travail en bois. Les yeux croisèrent ceux d'Issira, qui sentit son sang se glacer dans ses veines. Pendant l'espace d'un instant, ni l'un ni l'autre n'osèrent bouger d'un poil. La fillette dévisagea l'étranger, dont le visage était complètement mangé par une barbe rousse et surmontée d'une chevelure touffue et parsemée de cheveux blancs. Elle crut deviner dans ses petits yeux noirs renfoncés qu'il avait aussi peur qu'elle. Cependant, ne pouvant se retenir, elle plongea derrière un fourneau pour se cacher.
Effrayé par les mouvements brusques de la petite fille, il retourna derrière sa cachette. La situation était plutôt comique, et les choses auraient pu rester ainsi pendant longtemps, si le garçon n'avait pas interrompu le silence :
« Alors, Issira, la voie est libre ? On peut venir ? »
N'osant pas répondre tout de suite, elle ressortit la tête de sa cachette, et l'inconnu en fit autant. Ils se toisèrent de nouveau du regard, comprenant enfin qu'ils n'avaient rien à craindre l'un de l'autre. La fillette lui sourit franchement, mais l'homme n'osa pas pas esquisser l'ombre d'un mouvement, toujours hésitant.
« Y'a... Y'a quelqu'un, ici. Un homme... Mais je crois qu'il ne présente pas de danger. »
Étonnés, la jeune femme et le garçon entreprirent de descendre à leur tour dans la pièce. Lorsque tout ce petit monde se trouva réuni autour de la table qui avait servi de cachette à l'inconnu, Issira entreprit d'entamer la discussion :
« Bonjour. Moi c'est Issira. Et voici mes amis, Yoskopolite et Natalya. On est à la recherche de nos amis... Et vous, vous êtes ?
- Hhh... » Il avait tenté de parler, mais n'ayant pas utilisé ses cordes vocales depuis longtemps, il se rendit compte que c'était plutôt difficile.
- Alors, vous vous appelez comment ? » ajouta Yosko.
- Ssss... Sais... pus... » tenta d'articuler l'homme.
- Sépu ? » confirma Issira. « Quel drôle de nom...
- On est à la recherche des amis de ces deux-là » expliqua Nat'. « Vous n'auriez pas idée de où ils peuvent être ? Vous connaissez un peu les lieux ? »
L'inconnu secoua la tête. Il avait abandonné l'idée d'utiliser la parole pour le moment. Il aurait bien aimé pouvoir aider ces trois là, qui lui avaient apporté comme une bouffée d''air frais, mais il n'avait aucune idée de comment faire.
« C'est pas grave, merci quand même, Sépu. On va visiter nous même. A plus tard. » Le trio commença à se diriger vers le couloir lorsqu'ils réalisèrent qu'il avait commencé à les suivre. « Tu veux venir avec nous ?
- Hhhi... » souffla-t-il en hochant la tête.
Agrandi d'une personne, le groupe commença sa découverte des lieux, s'aventurant dans les étages, suivant les couloirs et traversant les pièces.

Etsana ouvrit les yeux. Il n'y voyait toujours rien. Il tenta d'ouvrir les yeux à nouveau. Toujours rien... Soudain il réalisa que le problème ne venait pas de ses yeux. Il faisait réellement noir, plus noir que jamais. Instinctivement, il porta sa main à sa poitrine. Ti’aiel était toujours là.
Rassuré, il entreprit d'explorer les alentours à tâtons. Apparemment, il se trouvait toujours quelque part sous terre, dans un souterrain de pierre. A sa gauche, un éboulement bouchait le passage : c'était probablement par là qu'il était arrivé. Les souvenirs de la bataille magique lui remontèrent à l'esprit. Il n'avait pas compris tout ce qu'il s'était passé, mais il se souvint tout de même qu'il avait été séparé des autres lorsque le sol s'était brisé et soulevé. Il était alors tombé dans une ouverture qui s'était faite dans le sol. Il avait cru être écrasé par l'éboulement. Mais il était toujours là, bien vivant. Apparemment, il avait été le seul à être projeté dans ce passage inconnu, et il n'y avait maintenant plus aucun retour possible. Il entreprit donc de suivre le tunnel, espérant pouvoir revoir la lumière du jour.
Il faisait plutôt chaud ici, ce qui jurait avec le temps hivernal qu'il laissait derrière lui. Plus il avançait et plus il semblait se rapprocher du cœur de la Terre. A mesure qu'il avançait, l'air devenait de plus en plus lourd, et il crut aussi percevoir un grondement régulier grandissant, lui aussi. Ses yeux avaient beau s'être accoutumés, il n'y voyait toujours goutte. Pas un seul rayon de lumière ne trainait dans le coin.
Alors qu'Etsana continuait son périple aveugle, triturant son pendentif pour se rassurer, le grondement se fit de plus en plus présent et entrecoupé d'irrégularités. Arrivé à un certain point, il se mit à se poser des questions sur les origines possibles du bruit. Était-ce un tremblement de Terre ? Ou le bruit d'une machine, régulier et sans interruption ? Et ces variations qui survenaient par moments, ne ressemblaient-elle pas à des rugissements ? D'incroyables, surpuissants, inhumains rugissements ?
Le garçon se mit à trembler, lorsqu'il distingua enfin quelque chose. Un peu de lumière semblait éclairer le bout du tunnel. Il hésita. Avait-il vraiment envie de sortir de ce trou pour tomber face à une bête fantastique dévoreuse d'enfants ? Mais après tout, avait-il vraiment le choix ?
D'un pas toujours hésitant, il reprit sa marche en direction de la source de lumière.

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