19 – San

La dernière personne que Louis pouvait s’imaginer voir débouler - si on suppose qu’il ait eu assez d’esprit pour imaginer quoi que ce soit… une supposition bien hasardeuse - était bien cette toute petite créature, enveloppée dans un grand manteau noir à capuche, les bras prolongés par des lames d’acier fort belliqueuses, gesticulant en tous sens et sautillant pour donner des coups dans son ventre… Bien que peu habile de ses griffes, la petite ombre gênait relativement Louis, disons comme une mouche peut énerver un lion, jusqu’à ce qu’il la croque. De plus, elle recommençait à pousser ses cris stridents si décontenançants.
Louis n’avait pas - pas encore - oublié tout à fait que cette créature était leur prisonnière la veille, et la façon dont elle leur avait échappé. Il s’apprêtait donc à l’assommer, lorsque la capuche qui maintenait dans l’ombre le visage de la jeune femme acheva de glisser sur ses épaules, découvrant un spectacle qui laissa l’Ogre pantois… Il n’avait pas remarqué toutes les étoiles dans ces yeux pétillants auparavant… Et puis les autres choses au voisinage immédiat des yeux n’étaient pas en reste… Louis ne comprenait rien à ce qu’il voyait à présent devant lui, si ce n’est qu’il n’avait plus aucune envie de l’assommer et de faire se refermer ces grands yeux sombres et perçants qui pour une fois ne glissaient pas sur lui en l’ignorant. Les mots dans sa tête avaient déterré la hache de guerre (jamais vraiment enterrée, elle était simplement recouverte de quelques brindilles depuis la dernière fois). Il resta figé ainsi un long moment, emprisonnant les poignets de la petite ombre dans les battoirs qui lui faisaient office de mains, la détaillant d’un air ahuri et troublé, et ils y seraient peut-être encore sans l’intervention d’un autre invité surprise.
Longue-Barbe savait pertinemment qu’il devait les surveiller, mais décidément, il suffisait de quelques minutes d’inattention pour que ces enfants retournent tout sens dessus dessous. Le premier coup d’œil qu’il jeta dans les catacombes avant de faire son entrée lui apprit que son plan était à l’eau. Il s’était surpassé pour éloigner Darnesis de la chaumière et de la vieille tour, pensant pouvoir faire échapper tous les gamins de la prison pendant qu’il aurait envoyé Louis faire une course, et voilà qu’il fallait improviser, comme toujours. Pour l’heure, il fallait dissuader le petit Yoskopolite de s’avancer près de l’enchevêtrement d’Ogre et de Natalya. Le petit futé était parvenu à atteindre une pierre descellée dans le coin gauche au-dessus de la porte de sa prison en escaladant le mur droit (un tour de force), profitant de l’irruption tant remarquée de Nat pour masquer le bruit étouffé de sa chute de l’autre côté de ladite porte. Ainsi, ils avaient finalement trouvé un plan d’évasion qui donne des résultats, après ces longues heures de recherche…
Le jeune polisson se tenait pour le moment dans l’ombre tout près des autres enfants, et semblait évaluer la situation. Le vieux conteur lui fit un tout petit signe de la main pour attirer son attention, et lui indiquer le trousseau de clés posé sur une pierre près de l’Ogre. Le jeune garçon commença à se glisser vers les clés, mais pour cela il devait quitter la zone d’ombre qui le protégeait, et à peine un de ses cheveux eut-il franchi la limite de la faible lumière du jour qui subsistait encore avant le crépuscule, que Louis émergea de sa torpeur et déplaça son imposante masse de chairs – ainsi que celle moins conséquente de la petite Nat – pour barrer le chemin de Yoyo (sans quitter la petite jeune femme des yeux). Longue-Barbe fit une grimace et engagea du geste Yosko à laisser tomber pour l’instant, et à se tenir tranquille – non pas qu’il espérait que le gamin en ferait le moins du monde selon ses conseils…
Pendant ce temps-là, les autres petits prisonniers s’interrogeaient sur leur sort. Ils se connaissaient un peu plus à présent, bien que n’ayant sûrement pas retenu chacun le prénom des 17 autres détenus ; outre nos trois héros préférés, et Issira, Nénef, Jaénis et Zepazu, il y avait un petit bonhomme venant de Pérouse qui devait avoir 7 ans, un dénommé Tom. Les dix autres venaient de Castel-Bessoncourt, et parmi eux le plus dégourdi et le plus âgé s’était avéré être Etsana Tlehi, avec qui l’état-major de Yosko s’entretenait généralement. Etsana semblait réellement diriger la troupe des enfants de Castel-Bessoncourt, ce qui offrait certains avantages pour canaliser les discussions, mais limitait largement le développement de l’entraide et d’une bonne ambiance parmi tous les enfants. Les sous-lieutenants de la troupe d’Etsana lui cédaient naturellement la parole et quant aux autres, Tildan pensait vraiment ne pas du tout connaître le son de leur voix, bien qu’ayant tenté d’engager la conversation avec tous – ça n’avait peut-être pas vraiment d’importance, mais quand même…
Toujours est-il qu’Etsana était à présent en train de discuter avec Issira à propos de son porte-bonheur. Il leur avait déjà parlé un peu plus tôt de cette espèce de pierre taillée qu’il portait en pendentif, bleu roi à la lumière du jour, bien plus sombre encore en ce moment, piégée dans ces souterrains. Il leur avait révélé, entourant sa déclaration de mystère comme le plus grand secret du monde, que la pierre reflétait l’humeur des dieux de la climatologie – vous pensiez que les paysans d’antan étaient des ignares ?... La pierre avait même un nom propre : elle s’appelait Ti’aiel, l’ange de l’avenir… Car mieux qu’un simple reflet des conditions atmosphériques, elle révélait les sautes d’humeur futures des cieux, dans un laps de temps assez court tout de même ; en tout cas elle avait sauvé plusieurs fois Etsana et ses troupeaux de biquettes des sévices d’un gros orage ou d’une tempête.
Etsana était inquiet : Ti’aiel présentait à son porteur des images d’éclairs et de nuées pleuvant des cieux tourmentés, crevant la noirceur des masses nuageuses d’un noir d’encre. La lumière provenant d’au-dehors n’était encore que celle d’un crépuscule sombre et froid, mais la nuit promettait d’être agitée… Nénef gémit en entendant prononcer cette phrase comme une sentence, lui qui honnissait par-dessus tout les orages – de plus, il n’aurait personne contre qui se blottir pour se rassurer. Issira fixait Etsana, d’un air mi-intrigué, mi-dubitatif. Ylda et Tildan s’étaient contenté de hausser les épaules, plutôt amusés à l’idée de l’arrivée de ces monstrueux éclairs.
Ils avaient entamé un peu plus tôt un débat au sujet de Sélénia : la jolie rouquine était-elle, oui ou non, une dryade ? Ylda soutenait que oui, et Tildan lui jouait bien naturellement la contre-mesure ; Yosko, tout préoccupé qu’il était par son plan d’évasion, avait manqué l’occasion de s’amuser avec eux. Ils en étaient arrivés au point où un test du chocolat s’avérait nécessaire pour les départager – le chocolat est réputé pour avoir certaines vertus… insoupçonnées et particulièrement agréables à observer… chez les dryades, et elles ne peuvent pas y résister – lorsque l’irruption de Natalya avait mis un terme abrupt à leur discussion. Tous les enfants avaient retenu leur souffle lorsque Louis avait paru sur le point de se débarrasser de la gêne causée par la jeune femme ; ensuite ils n’avaient pu qu’encourager du regard Yoskopolite exécutant courageusement maintes acrobaties pour les sauver tous. A présent, ils étaient suspendus aux lèvres de Natalya, qui s’apprêtait visiblement à prendre la parole (en tout cas elle articulait déjà des euh… humm… ponctués de grognements sourds).
« Heum, Louis, écoute, mon grand, tu es gentil finalement tu sais… et… je vois bien que tu n’es pas de nature à causer du tort à quiconque, surtout à des enfants… Louis… (lâche-moi s’il te plaît, tu me fais mal ! merci…) Tu ne devrais pas agir comme tu le fais, tu fais du mal autour de toi, je sais que tu ne le veux pas ! Tu n’as pas à obéir à celui que tu appelles ton maître, tu sens bien que ce qu’il te fait faire est mal ! Hein ?… Regarde-moi, Louis !… »
L’Ogre baissa le regard de plus belle. Il paraissait en proie à… soit à un trop grand nombre de pensées pour que cela soit visible, … soit à un grand vide momentané (lequel paraît le plus plausible ?…). Ses épaules s’affaissaient tout doucement, et Natalya se détourna finalement de lui pour faire face à Longue-Barbe :
«  Et vous, que pouvez-vous me dire sur toute cette histoire ? Que faites-vous là d’abord ?
- J’aimerais vous poser la même question, mais il n’est sans doute plus temps. Ecoutez, vous ne détournerez pas si facilement Louis de ce qu’il considère comme son plus grand devoir, servir au mieux son maître. Cela fait quelque temps que ce qu’il appelle les « mots dans sa tête », que j’y ai semés, font leur petit effet, mais vous voyez, ce n’est pas encore assez pour l’empêcher d’enlever des enfants, alors n’espérez pas trop qu’il nous aide… Et puis vous n’êtes pas de taille à circonvenir cette brute, pas plus que moi.
- Il est bon pourtant, au fond de lui… il est bête et gentil… Vous savez, ce n’est pas juste… Et pourquoi enlèvent-ils les gosses ?… »
A cette question, Yosko, qui avait enfin mis la main sur le trousseau de clés, stoppa net et, imitant ses camarades, écouta de toutes ses oreilles :
«  C’est une longue histoire, mais notre ami semble suffisamment assommé pour que je tente de vous en toucher un mot… En résumé, Darnesis projette d’enlever 31 enfants, et de les sacrifier le dernier jour de ce mois en leur arrachant le cœur, le tout en récitant des incantations funèbres et mystiques et en se déhanchant devant le squelette de son amie Mellina, morte il y a de longues années de je ne sais quelle maladie. La manœuvre est censée ramener à la vie sa douce, et je ne saurais dire si il a inventé tout cela ou s’il s’est inspiré d’un rituel existant. De toute manière, je ne miserais pas grand-chose sur les capacités de ce vieux fou en matière de nécromancie noire… »
Le conteur aurait peut-être fini par dévoiler toute l'intrigue, si une fois encore un nouvel arrivant n’était venu tout chambouler.

*   *
*

20 – San

Sa silhouette se dessinait parmi les ombres, dans une sorte de brouillard qui forçait à plisser les yeux pour arriver à distinguer ses traits, déformés par un rictus effrayant de folie furieuse. L’ambiance se mit à crépiter d’électricité… et de magie ; toute l’assemblée percevait à présent de manière presque palpable l’aura de pouvoir qui imprégnait la tour et ses environs, sans réellement provenir directement du vieux fou, mais plutôt comme si la présence de puissances terrifiantes avait investi les lieux en l’utilisant comme un vecteur. Le vieux Darn’ s’approcha lentement du conteur, chancelant légèrement sur ses frêles jambes, et le fusilla du regard.
« Longuy, vieille crapule, tu m’as roulé, le Maître n’avait absolument aucune nouvelle instruction à me transmettre !!! Que voulais-tu qu’il me dise, au fait ? Il ne peut pas deviner que je vais utiliser des enfants à mes fins personnelles, et quand bien même, il serait peut-être d’accord !… Tiens, mais quelle est notre nouvelle invitée ? Ne serait-ce point la petite naine de l’autre jour, celle qui nous aura donné tant de mal ? Quelle bonne surprise… Finalement, elle conviendra parfaitement dans le rôle d’une enfant pour le sacrifice… MuaAAAHAaaahhhaaaaaHAHAAA !!! Louis, traîne-la dans ce cachot humide je te prie. Louis ?… »
L’Ogre ne paraissait vraiment pas au mieux de sa forme. Une lueur de volonté vacillante s’était allumée quelques instants au fond de ses prunelles ; il fit un pas, un deuxième… et s’immobilisa, comme à court d'énergie, attendant une inspiration divine quelconque qui lui dicte quoi faire. Les mots dans sa tête avaient intensifié le conflit, s’étant récemment procuré de gros marteaux de guerre et des hallebardes géantes, et il arrivait de moins en moins à réunir ses maigres bribes de pensées. Les autres spectateurs de la scène (supposés être acteurs, mais bien incapables même seulement de respirer pour l’instant) essayaient de reprendre leur souffle, sans succès aucun. L’entrée de Darnesis avait fait son petit effet, et tous étaient paralysés par la peur qu’inspirait le masque de folie complète sur son visage. Imaginez les yeux vrillés, le petit sourire sadique dévoilant des canines luisantes, les cheveux dressés sur la tête et l’air d’un oisillon tombé du nid tout en étant plus explosif qu'une boule de feu… Vous y êtes ? Seul Longue-Barbe paraissait encore à peu près maître de lui-même, quoi qu’il ne puisse pas non plus faire grand-chose tant que la tension dans l’air était aussi forte.
Yosko était resté figé assez près de l’Ogre, et quand celui-ci se remit à bouger lentement, comme au ralenti, il écarquilla les yeux et fut vivement tenté de les frotter (mais il n’osait pas bouger ses mains). Il vit clairement l’Ogre se démantibuler… Les mouvements des parties séparées de Louis devinrent chaotiques – et toujours plus lents ; chaque bras, chaque jambe semblait suivre son chemin propre tout à coup. Après un instant de concentration, Yoyo put distinguer deux exemplaires de Louis, légèrement décalés, et toujours aussi emmêlés. L’un avançait comme à reculons devant lui en fixant méchamment Darnesis, et l’autre.. on aurait dit qu’il cherchait à bouger malgré un énorme poids qui le retenait en arrière… vers Natalya, avec une sorte de… tendresse dans les yeux. Mais les regards se troublaient vite, s’inter-échangeaient, et l’Ogre n’avançait pas sensiblement au bout du compte.
L’hallucination persista pour Yosko pendant plusieurs dizaines de secondes, qui paraissaient s’étirer elles aussi. On aurait dit que deux entités s’affrontaient pour la domination de Louis… Le rapprochement avec la tension crépitante ambiante et l’orage qui commençait déjà à gronder était facile à faire. Les forces à la lutte cette nuit-là avaient choisi leur champ de bataille, et les connaissant, elles pourraient bien réduire en bouillie la cervelle de cette pauvre créature innocente qu’est notre Ogre tourmenté, à force d’augmenter la tension qui l’habite.
« Louis, secoue-toi, et obéis à ton maître, je te l’ordonne ! » ajouta au bout d’un moment Darnesis, d’un air nonchalant tout à fait hors de propos.
Comme si ces mots en avaient été le signal, c’est alors que la dernière grande entrée de visiteurs pour ce soir se produisit.

*   *
*

21 – San

« Ah, mais c’est pas possible, qu’est-ce que vous venez faire ici, vous ??!! » chuchota Longue-Barbe aux nouveaux arrivants. Jil et Balla, armés respectivement d’une fourche et d’un… râteau… s’approchèrent d’un air peu engageant de Darn’, qui se mit à gigoter nerveusement en lançant alentour des regards aussi noirs qu’affolés (ça peut paraître difficile, et pourtant !) ; mais ses coups d’œil ne s’adressaient pas plus au presque-dangereux couple qui s’avançait vers lui qu’au reste de l’assemblée : ses yeux étaient toujours fixés sur l’entrée des catacombes, au milieu de laquelle se dessinaient les contours d’une autre personne dans la lumière post-crépusculaire. Un chapeau pointu se profila… suivi d’une robe noire… et d’un balai vieux et usé (en tout cas c’est comme ça que tout le monde voit une sorcière, quel que soit son aspect au demeurant). La femme ne s’approcha pas davantage dans la lumière, mais au bout de quelques instants tout le monde avait reconnu Luandydd, la mère de Tildan. Dans son visage encore plongé dans l’ombre, seuls étaient visibles ses yeux qui lançaient des éclairs, rivés dans ceux de Darn’.
« Ma…. M’man ??? Qu’est-ce qu’il t’arrive ??… »
Tildan était mieux placé que les autres pour voir que quelque chose ne tournait pas rond chez sa mère. Son air dur et déterminé, très inhabituel, n’était pas le moindre des indices, mais surtout sa posture générale, quelque chose dans ses yeux, et un sentiment de pouvoir ou de puissance que tous pouvaient ressentir, tout ce qui émanait d’elle suggérait la possession… Les forces à la lutte chez Louis paraissaient s’être cristallisées à l’intérieur de Darn’ et Luandydd, et n’inspiraient aux autres qu’une terreur plus glaciale et noire que la mort.
Etsana eut un mouvement de recul lorsqu’il parvint enfin à baisser les yeux sur Ti’aiel. La pierre semblait brûler intérieurement de mille feux, et dardait ses lumineux rayons à travers son cachot dans tous les coins des catacombes. Etsana ne put faire autre chose que fixer les flammes pendant un long moment, et elles parurent grandir, exploser en tous sens, jusqu’à ce qu’il sente la brûlure sur sa main. Poussant un cri de douleur, il trouva enfin le courage de prévenir ses amis :
« Issira, Tildan, Ylda, il va se produire une grande catastrophe !!… Ti’aiel s’affole… Des flammes gigantesques, un épouvantable cataclysme… Je ne l’ai jamais vue comme ça ! Il faut alerter les autres… On ne doit pas rester ici ! »
Tildan se mit aussitôt à appeler Yosko, qui détenait toujours le trousseau de clés, et se trouvait toujours pétrifié à deux pas de leur geôlier, qui n’avait pas plus l’air de retrouver ses moyens. L’appel de détresse de ses amis força Yoyo à reprendre ses esprits, et il s’éloigna sans bruit de l’Ogre, se faufilant bien vite vers la prison d’Ylda ; mais au son du cliquetis d’ouverture de la serrure, Louis sembla redresser la tête, et commença à se diriger pesamment vers Yosko, qui s’empressa d’autant plus de libérer ses compagnons d’aventure.
Darn’, Longue-Barbe et Luandydd n’avaient pas encore bougé de plus d’un demi cheveu, s’opposant des faciès divers, et Jil et Balla ne pouvaient arrêter une décision sur une conduite à suivre, jetant des regards interrogatifs autour d’eux. L’apprenti nécromancien et la sorcière s’affrontaient visiblement déjà, bien qu’étant encore plutôt calmes. La tension dans l’air allant en s’amplifiant, toutes les personnes présentes ayant encore accès à leurs neurones commençaient à espérer ardemment sortir vite fait de ces catacombes, avant que le plafond ne leur tombe sur la tête. Les enfants étaient à présent presque tous sortis de leurs cages, et se concertaient pour trouver un moyen de contourner le problème que posait l’Ogre, pas encore bien réveillé et un peu gêné par une Natalya plus acariâtre que jamais, mais assez gros pour les empêcher d’atteindre la sortie de toute manière…
Luandydd fut finalement la première à passer à l’offensive, ses doigts effilés lançant des éclairs qui crépitèrent dans toute la pièce. Darn’ ne parut pas fournir beaucoup d’efforts pour se défendre de cette attaque, son attention plutôt occupée par les enfants qui s’égayaient en tous sens autour des geôles, à chaque pas de l’Ogre, lesquels se faisaient de moins en moins lents. Les cheveux du nécromancien émirent un étrange grésillement et un peu de fumée, passant du blanc au gris sale ; il avait à présent l’air d’un savant pas très doué qui aurait fait exploser sa dernière préparation alchimique. Il eut un regard furieux pour la sorcière, et la contre-attaque arriva sous la forme d’une lance d’énergie aux contours bleutés, qui vola vers Luandydd, lui laissant tout juste le temps de lever devant son corps un bouclier d’éther rougeoyant.
Les deux opposants s’éloignèrent de quelques mètres l’un de l’autre, prenant conscience de l’importance de leur combat, et recommencèrent à se toiser. Longue-Barbe s’était déjà reculé et observait les évènements d’un air serein, presque triste ou mélancolique. La scène fut quelque peu troublée par le retentissement de cris d’enfants : Louis commençait à retrouver une certaine vigueur, et malgré Balla et Jil qui faisaient de leur mieux pour l’occuper avec leurs ustensiles de jardin, secondés par la petite ombre, il avait déjà un gamin jeté par-dessus chaque épaule, et en tenait un groupe acculé dans un coin.
A cette vue, Darn’ cria à son acolyte :
« Louis ! La trappe ! Attrape les gosses, on se replie, je vais t’aider à les contenir ! »
L’Ogre balaya Jil et Balla d’une seule grande baffe, balança Natalya dans les airs – elle se rattrapa 5 secondes plus tard dans une roulade impeccable sur le sol de pierre, en se faisant très mal aux bras et au dos - et ramassa encore quelques gosses terrorisés qu’il entassa sur ses larges épaules ; il mit également la main sur Tildan et Ylda (une très bonne chose), commençant à les traîner en les tirant par leurs habits.
A peu près à ce moment, le duel de magie qui se déroulait à l’autre bout de la pièce s’intensifia de manière fulgurante, et la température ambiante s’éleva d’une dizaine de degrés alors qu’une sorte de monstrueuse déflagration se propageait comme au ralenti dans tous les recoins des catacombes. Plus personne ne put distinguer quoi que ce soit pendant une très longue poignée de secondes, à part une lumière blanche éblouissante qui paraissait emplir les catacombes, comme un liquide. Yosko, dans un état second, écarquillait les yeux, ressentant plus qu’il ne les distinguait les ondes d’énergie, semblables à de grosses vagues, créant d’étranges motifs dans la blancheur de l’espace environnant. A un moment, il se sentit emporté par une sorte de langue d’air liquide et de lumière encore plus éclatante, et sans pouvoir y faire quoi que ce soit, il passa par une ouverture dans ce qu’il estima être le sol. Il se retrouva dans un souterrain, entouré par un bon nombre de ses compagnons, et surtout par un puissant bras d’Ogre. La tête d’une Ylda inconsciente pendait tout près de lui, son corps posé en travers de l’épaule droite de l’Ogre, par-dessus celui de Jaénis. Un claquement retentissant signala la fermeture de l’entrée du souterrain, et aussitôt après la voix de Darn’ résonna à leurs oreilles :
« Et ben mes petits, en avant, la route est longue ! Et j’préfererais m’éloigner assez vite si j’étais vous, pasque ce tunnel va être scellé, alors en avant toute, et si vous êtes sages, je serai pas obligé de dire à Louis de vous arracher les doigts un par un… »
Perçant à travers ces mots, on devinait aisément un sourire infiniment malveillant, impression vite confirmée par le rire sadique abominable et fou qui s’éleva dans les ténèbres.
Dès qu’elle avait été libérée, Issira s’était retrouvée à la tête du groupe des plus jeunes enfants, qui recherchaient naturellement sa douceur presque maternelle. Elle s’était rapidement éloignée du théâtre principal de l’action, cherchant à tâtons un détail dans la roche des murs. Elle finit par découvrir la fissure qu’elle avait repérée dans un renfoncement d’une paroi, derrière les cellules les plus isolées – vides à présent, comme toutes les autres, mais elles l’étaient déjà avant.
Elle n’avait évidemment pas encore eu l’occasion d’entériner ses espoirs, et pour cause, mais son intuition s’était avérée fondée : la fissure se prolongeait par une longue faille, pas très large mais haute jusqu’au plafond, complètement noire. Passant la tête par l’ouverture, elle tenta de se faire une idée de l’endroit sur lequel ils pourraient aboutir, et ne put y distinguer que des ténèbres angoissantes. Sans se décourager, elle rameuta tous ceux à proximité. Le jeune Tom, toujours partant pour l’aventure, se porta bien vite volontaire pour aller explorer le passage ; les autres petits qui l’entouraient, ne voulant pas lui laisser la part belle, se précipitèrent à sa suite, aidés par Issira qui les soulevait jusqu’à la fente.
Le dernier des petits à peine disparu à travers le passage, l’explosion de lumière figea Issira pendant quelques instants. A travers les rouleaux d’énergie lui parvinrent quelques bruits diffus et des impressions vagues de mouvements, trop lointains pour qu’elle y prête attention. Dès qu’elle sentit ses membres lui obéir à nouveau, elle se retourna pour s’enquérir du sort de ses autres compagnons, mais ne put réellement retrouver sa gauche de sa droite que quand la lumière cotonneuse se retira brutalement de la pièce, comme aspirée. Elle cligna des yeux une dizaine de fois avant de distinguer quoi que ce soit, et ce fut pour s’apercevoir que Jil et Balla étaient depuis un moment juste derrière elle, à présent en train de reprendre leur souffle. A voir leurs expressions apeurées, elle se demanda pourquoi elle ne ressentait pas aussi ce sentiment de catastrophe, qui lui aurait pourtant paru tout à fait de circonstance.
Son regard se perdant dans tous les coins des catacombes, elle finit par reconnaître Natalya, qui dû à sa petite taille ajoutée à son accoutrement, passait tout à fait inaperçue dans la quasi-obscurité des lieux. Cette dernière paraissait s’acharner sur une trappe en pierre dans le sol, qu’elle était bien incapable de soulever. Il n’y avait nulle trace de Yosko, Tildan et des autres. On n’entendait plus dans la salle que les bruits assourdis de la tempête qui faisait rage dehors, et si l’atmosphère s’était un peu détendue à présent, elle n’en était que plus pesante et morbide. Luandydd gisait près de l’entrée, et Balla l’avait rejointe, qui la secouait doucement pour la faire reprendre conscience.
L’énorme anneau en métal donna un gros son métallique en retombant sur le sol, lorsque Nat parvient enfin à faire basculer la lourde trappe, grâce à l’aide d’un Jil encore haletant. Mais ce qu’ils virent par l’ouverture ne dut pas leur plaire du tout, car Jil s’empressa de refermer le battant et Natalya de crier :
« Il faut vite sortir d’ici ! Le tunnel va exploser ! Issira, Longue-Barbe, dépêchez-vous !!! »
Le conteur avait l’air un peu hagard, lui qui était pourtant resté tout le temps assis sur une aspérité du mur de l’entrée, et titubait comme s'il était saoûl quand il se releva. Ils coururent tous hors des catacombes, goûtant à la morsure du vent de tempête, assourdis par les incessants roulements de tonnerre. Jil fut le dernier dehors, portant dans ses bras Luandydd, que Balla n’avait pas encore réussi à réveiller – elle avait dû être fort éprouvée ce soir. Natalya avait le bras passé derrière le cou d’Issira, et gémissait faiblement à chacune de ses petites foulées.
Les six compagnons n’étaient qu’à quelques mètres des ruines de la vieille tour lorsqu’une énorme explosion de feu les projeta au sol, face dans la neige. Ils rampèrent sur un mètre, et se relevèrent bien vite pour courir hors de portée de retombée des gerbes de flammes et des débris de pierres et de terre projetés en l’air par le souffle de l’explosion. Jil reçut un bout de métal dans le dos, qui lui fit pousser un cri de douleur et un juron bien senti. La pluie de débris cessa vite, alors que nos amis tombaient à genoux ou assis dans les congères, retrouvant difficilement leurs forces et leurs esprits. Bientôt les éclairs se calmèrent à leur tour, et ne tombèrent plus que de gros flocons de neige, témoins qu’un gros orage était passé par là.
Ils se mirent ensuite en quête des petits qu’Issira avait fait échapper par le passage secret. Tom venait à leur rencontre quand ils approchèrent à nouveau des ruines – encore plus en ruines maintenant – de la tour. Il avait laissé tous les autres là où le passage débouchait à l’air libre. Il s’agissait en fait d’une voie d’accès à une ancienne dépendance de la tour, dont il ne restait plus rien à présent, à part le passage lui-même, qui, tombé dans l’oubli, n’avait pas été entretenu. Les petits s’en étaient néanmoins bien sortis et ils les découvrirent non loin de là, grelottant au milieu d’un petit bosquet qui poussait sur un monceau de pierres.
La compagnie, bien silencieuse, se mit sur le chemin de retour au village. Ils osaient à peine se regarder dans les yeux, ressentant surtout pour l’instant un profond abattement. Tous les petits se tenaient par la main ou le bras, serrés le plus possible les uns contre les autres, se regroupant toujours instinctivement autour d’Issira, qui soutenait de son mieux Natalya. Longue-Barbe était peut-être le plus sombre et agité d’entre eux ; il grommelait parfois au fil de ses pensées, qui sans doute étaient tournées vers le sinistre Darn’.
Les évènements de la nuit les avaient complètement dépassés, et la fatigue aidant, ils étaient accablés par un sentiment de défaite très coriace. Ils observèrent un mutisme total pendant des heures, tout le temps de leur trajet jusqu’au village. Arrivés aux premières maisons, ils s’arrêtèrent finalement, ne pouvant rentrer chez eux sans avoir prononcé un mot ; personne ne pouvait pourtant se résoudre à parler. Natalya observa la jeune Issira, qui commençait à trembler, pas seulement à cause du froid. Voyant les grands points d’interrogation dessinés dans ses yeux, la petite ombre lui dit en souriant :
« Eh bien, ma vieille, ‘va falloir se serrer les coudes comme qui dirait… Tes p’tits amis sont encore aux mains des méchants, mais nous, ils nous ont pas eues ! On va se battre, et on les aura, ces monstres ! »

*  *
*

Fin de la première partie.

A suivre dans un second volet...

Où les ombres se cachent, où le mal grandit, les héros se rassemblent! Enfants et vieux sages, voleurs et Chevaliers, tous sont attirés vers la Forteresse du Dénouement.