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    La nuit tombait lorsque l’homme arriva finalement à un bourg de taille moyenne, du nom de Taie. Il s’engagea dans la rue principale, peu fréquentée à cette heure-ci. Hélant un des rares passants, il lui demanda de lui indiquer l’auberge la plus proche, puis suivit ses recommandations et atteignit finalement un établissement au nom illisible dans l’obscurité. Du bâtiment s’échappaient des rires, des applaudissements, et un filet de fumée jaillissait de sa cheminée. L’homme poussa la porte et entra.
    Personne ne lui prêta la moindre attention lorsqu’il vacilla sous la soudaine chaleur et les vapeurs d’alcool, peu habitué à de tels effluves lors de sa vie dans la forêt. Sur une estrade branlante voltigeaient des jongleurs, dont les gestes vifs et assurés impressionnaient les occupants de la taverne. Au passage de l’homme, ils se retournaient, écœurés par l’odeur de brûlé qu’il dégageait, mais fascinés par sa démarche bestiale et la longue épée qu’il traînait derrière lui. Néanmoins, sitôt qu’il trouva une table libre où il s’assit silencieusement, ils l’oublièrent et reportèrent leur attention sur le spectacle.
    L’homme ne jeta pas le moindre regard à la scène, préférant observer les autres clients, qui rugissaient des encouragements ou riaient d’une voix forte. La fumée du feu de cheminée vint l’environner et le dissimuler partiellement, et il pouvait en toute tranquillité se laisser aller à son observation. Aucun individu ne lui semblait digne d’intérêt jusqu’à ce qu’il remarque le curieux manège d’un d’entre eux, qui allait de table en table, restant à chacune quelques minutes seulement. Alors qu’il essayait de deviner son visage, l’homme vit l’aubergiste se planter devant lui et lui demander d’un air méfiant ce qu’il voulait.
« Du gibier. Du daim, par exemple.
-    Le gibier est cher. Et on paie d’avance ici. »
Pour toute réponse, l’homme fit scintiller plusieurs pièces d’argent sur la table. L’œil de l’aubergiste brilla. Un instant plus tard, il était parti préparer sa commande.
    Ce fut le moment que choisit l’étrange individu pour venir s’asseoir à sa table, en face de lui. Enveloppé dans un long manteau à capuchon, on ne voyait de lui que ses yeux, et quels yeux ! Ils ressemblaient à deux minuscules tourbillons jaune pâle, toujours en mouvement, et l’homme ne put soutenir ce regard bien longtemps. Mal-à-l’aise, c’est lui qui parla la premier.
« Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
-    Quel dommage que vous ayez baissé les yeux ! J’aime beaucoup les yeux pers, ils sont si rares !
-    Vous vous foutez de moi ?
L’autre leva la main en signe d’apaisement. Puis il promena celle-ci de manière  à englober toute la salle.
-    Il n’y a personne d’intéressant ici, hormis la conteuse dont j’attends avec impatience le récit. Et vous. Je cherche à embaucher quelqu’un.
-    Pour quoi faire ? »
L’autre lui fit signe de se taire, lui montrant d’un mouvement de tête la femme qui prenait la suite des jongleurs sur la scène. Haussant les épaules, l’homme se tut et bientôt l’auberge entière fut silencieuse, s’apprêtant à entendre le récit de la conteuse.    
« Oyez, voyageurs fatigués de votre dur labeur, paysans se tuant à la tâche pour nourrir leur famille et goûtant ici un repos bien mérité, aventuriers aguerris faisant une halte avant leur nouvelle expédition ! Qu’il serait bon de pouvoir accomplir mille efforts en un rien de temps, pour passer ce qu’il en reste à s’amuser et à se divertir ! Pour beaucoup – trop ! – d’entre nous, l’oisiveté n’est qu’un doux rêve, une exception au commandement fondamental de la vie – tu travailleras pour survivre. Survivre ? La belle affaire !
    Pour d’autres, cependant, tout est possible, tout ! Comment, me direz-vous, il existe des gens qui pourrait terminer leurs corvées à la vitesse de la lumière ? Et je vous répondrai que non, mes amis, pas à la vitesse de la lumière : à la vitesse des énergies ! Vous connaissez tous la magie, n’est-ce pas ? Je suis sûr que vous l’avez déjà vue à l’œuvre. N’y a-t-il pas un magicien dans la salle ?
-    J’en suis un !
Un homme à la longue moustache se leva fièrement, titubant un peu à cause des litres d’alcool ingurgités.
-    Pourriez-vous faire une petite démonstration à la salle ?
-    Bien sûr !
 Le magicien saisit un couteau tordu et tira sur les énergies incolores qui semblaient le composer. Elles se teintèrent rapidement de violet. Puis il les enroula autour du couteau, le transformant peu à peu, augmentant la taille de la lame, l’épaisseur du manche avec une attention extrême, jusqu’à ce que dans sa main ne se trouve plus un simple couteau, mais une véritable dague acérée, que le magicien planta dans la table sous les applaudissements de la salle. La conteuse attendit le silence pour reprendre.
-    Félicitations, ciseleur ! Car ce que vous venez de voir, mes amis, était une manifestation de la Fonction – magie bien pratique s’il en est, notamment pour les espions et autres voleurs. Non, maître mage, je ne parle pas pour vous, voyons !
     Mais si impressionnante soit-elle, cette magie n’arrive pas à la cheville de l’argentée. Ah, je vois vos airs ébahis – que dis-je, ébahis : sceptiques ! Rassurez-vous, je ne suis pas folle. Si vous ne la connaissez pas, elle existe bel et bien, et elle est rarissime. Avez-vous déjà entendu parler de l’Invocation ?
Des voix s’élevèrent un peu partout dans l’auberge, puis se turent lorsque la conteuse reprit.
-    Je vois que c’est le cas pour certains d’entre vous, mais pas pour tous. Allez, un peu d’histoire, mes amis ! L’Invocation est la première magie apparue dans le monde – et, ma foi, je suppose qu’elle existait avant lui. Certains sages affirment qu’elle est même à son origine – mais baste, oublions ces vieux aigris qui, dans leurs maisons pourrissantes, trébuchent sur leur propre barbe !
Des rires résonnèrent.
-    C’est de l’Invocation que sont nées toutes les autres magies. Les connaissez-vous, mes amis ? Quelles sont-elles ? Effectivement, la Destruction. Oui, la Fonction, bien sûr ! La Nécromancie, bien, la Perception… Allez, il vous en manque ! Pardon ? Oui, l’Abjuration… et l’Illusion, bravo !
Mais vous en oubliez, mes amis. Vous oubliez la magie argentée, qui découle elle aussi de l’Invocation – qui en est l’une des formes les plus proches, sinon son état le plus pur ! Mais tout ceci est très abstrait, et je vois que votre attention s’étiole et se fane. Allons, demeurez et entendez l’histoire de Vif-Argent.
Vous vous souvenez tous de la guerre qui a ébranlé le royaume cinq ans plus tôt, n’est-ce pas ? Les Hommes des sables avaient tenté de nous envahir par le sud. Guerre sanglante ! Les plaines rougissaient du sang de nos valeureux guerriers, succombant à des barbares sans pitié aux yeux pourpres et sans pupille ! Et que dire de leurs montures, ces bêtes chevalines à tête de serpent qui crachaient leur venin à cinq mètres de distance ! Que faire face à de tels monstres ? Nous reculions peu à peu, malgré le courage de notre Roi, de ses nobles, mais surtout le vôtre, mes amis, le courage des petites gens sans lesquelles nul royaume ne saurait subsister !
Les acclamations retentirent, chacun approuvant vigoureusement les derniers mots de la conteuse.
-    Ces hideux barbares n’avaient qu’une faiblesse : leur bêtise crasse. Sans chef pour les commander, ils s’égaillaient dans la nature et laissaient leurs propres montures les mordre et les infecter ! Ah, désormais, nous pouvons en rire, mais à l’époque, croyez-moi, nous n’en menions pas large, car leur grand chef, un colosse de plus de deux mètres revêtu d’une armure noire comme la nuit, où la lave ruisselait continuellement, aux crocs pointus et dégoulinant de pus, se terrait dans un campement protégé par de multiples palissades et des guerriers difformes. Maigre espoir de l’atteindre ! Mais pas vain…
La conteuse se tut, savourant son effet. L’assemblée était suspendue à ses lèvres, attendant la suite avec impatience. Elle reprit.
-    Tous les magiciens du royaume tentèrent de l’atteindre, mais ce fut un échec. Les lances de la Destruction ricochèrent aussi sûrement sur la cuirasse du monstre que les crânes voraces de la Nécromancie, et allez essayer de terroriser une telle abomination par le biais des visions de l’Illusion ! Les rares ciseleurs qui tentèrent de s’en prendre à lui furent capturés par ses guerriers et souffrirent mille tortures avant d’enfin rendre l’âme.
Alors, il ne restait qu’une seule chose à faire. On appela Vif-Argent. C’était une sorte de créature humaine toute rabougrie, ramassée dans des vêtements obscurs, un assassin ténébreux qui, s’il ne payait pas de mine, répandait sur son passage la terreur et l’horreur. Les rares personnes qui virent son visage succombèrent dans l’instant, et on chuchotait dans les chaumières qu’à l’image du légendaire basilic, c’est son regard qui tuait instantanément. Le royaume aussi avait sa créature démoniaque, et quoi de mieux qu’un monstre pour en combattre un autre ? On envoya Vif-Argent, lui promettant monts et merveilles s’il venait à bout du roi des Hommes des sables. Nul ne sut vraiment en quoi consistait la récompense, mais Vif-Argent accepta et partit traquer le roi.
Il parvint au campement avec une déconcertante facilité, évitant les guerriers et leurs horribles montures. Il se faufila à travers les douze palissades et atteignit sans aucun problème le cœur du campement, où trônait l’immense hutte du colosse, protégée par quatre gardes du corps bestiaux. On raconte qu’il suffit que Vif-Argent rabaisse son capuchon pour qu’ils s’effondrent tous les quatre raides morts, leurs yeux rouges exorbités. Alors Vif-Argent pénétra dans la hutte, et le duel le plus incroyable qu’il ait été donné d’observer eut lieu entre les deux créatures.
Le roi mesurait bien un mètre de plus que Vif-Argent, et sa taille ne le rendait pas plus gauche qu’un autre. Sa gigantesque massue cloutée valsait dans toute la tente, ratant d’un cheveu Vif-Argent à chaque fois. Parfois, il crachait un jet de lave incandescente qui venait s’écraser là où se tenait l’assassin un instant plus tôt. Et que faisait Vif-Argent ? Alors que le roi se battait au même rythme depuis le début, l’assassin se déplaçait de plus en plus vivement, car il chevauchait les énergies ! Elles soufflaient et hurlaient dans la hutte, impuissantes à éteindre le feu rugissant du monstre, mais capables de porter Vif-Argent jusqu’aux nues ! Et Vif-Argent volait sur les rubans, et de cette petite boule étrangement gracieuse jaillissaient des dizaines de lames qui déchiraient l’air pour venir ricocher contre la sombre armure du colosse, qui riait à gorge déployée, sûr de sa protection. Mais bientôt il dût se concentrer, car ses coups, de plus en plus lents sous l’effet de la fatigue, ne frôlaient plus du tout Vif-Argent – qui semblait se téléporter tant sa vitesse accélérait encore et encore ! Il glissait sur les énergies argentées de l’Invocation, et la pluie de lames qu’il projetait se mit à mordiller l’armure du roi, à l’entailler, à l’entamer, et le colosse fatigué, qui ne parvenait plus à suivre les mouvements de Vif-Argent, titubait sous les coups infatigables de l’assassin, jusqu’à ce qu’il s’écroule totalement.
On raconte qu’ensuite l’Invocation déposa délicatement Vif-Argent sur le sol, le temps qu’il décapite le roi et emporte sa tête, puis il s’éleva à nouveau dans les airs et brandit celle-ci sous les yeux de tous les Hommes du sable, qui, effrayés par cette apparition aux allures de démon et par ces rubans argentés qu’ils n’avaient jamais vu et qui hurlaient leur triomphe, se débandèrent et ne revinrent plus jamais dans le royaume !
Quant à Vif-Argent, il disparut sans jamais réclamer sa récompense. Certains disent qu’il a péri suite au trop-plein d’énergie dépensé ; les autres supposent qu’il est parti à la poursuite des Hommes des sables et qu’il ne reviendra que lorsqu’il les aura éliminés jusqu’au dernier.
Mais une chose est sûre, mes amis. Si un jour, vous voyez les énergies se teinter d’argenté, alors fuyez, car il ne fait jamais bon croiser la route de Vif-Argent. »
La conteuse se tut enfin, les yeux brillant d’éclats féroces – les plus impressionnables de la salle crurent y voir de l’argenté. Puis elle sortit de sa poche un petit récipient en terre cuite et se mit à passer entre les tables pour réclamer un peu d’argent. Lorsqu’elle arriva à la leur, l’individu aux yeux jaunes fit glisser une pièce d’or dans le pot – une véritable fortune, s’amusant de l’air émerveillé de la femme. De près, l’homme remarqua qu’elle n’était plus toute jeune. Quand elle fut partie, son interlocuteur reprit.
« Fascinant récit, n’est-ce pas ?
L’homme eut une moue de mépris.
-    La magie, hein ? Contes pour enfants, propos de vieilles femmes à demi folles ! Il y avait un ciseleur, dans mon village. Il n’a pas été plus efficace qu’une lame bien équilibrée lorsqu’il a été attaqué.
-    Fou que tu es !
L’homme constata alors que l’individu aux yeux jaunes et mouvants tremblait légèrement, peut-être sous l’effet de l’excitation.
-    Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous vouliez. Crachez le morceau.
-    Je cherche à changer le monde.
L’homme éclata de rire, se moquant de ses propos d’une insouciance et d’une vanité incroyables.
-    Changer le monde, hein ? Et comment ? En le façonnant par, disons, cette Invocation ?
-    Parfaitement.
Il rit de plus belle, découvrant ses dents jaunies, secouant sa crinière crasseuse. Alors il sentit une main se poser sur son bras, et celui-ci se mit à vibrer horriblement, ses poils à se hérisser, sa peau à gondoler sur sa chair. Horrifié, il retira immédiatement son bras, qui s’agita encore tout seul un moment avant de se calmer. Relevant la tête, il fixa l’autre.
-    Que m’avez-vous fait ?
-    Juste une petite démonstration de ce que peut donner l’Invocation. Alors, tu marches ?
L’homme ne releva pas le tutoiement. Tout juste tenta-t-il de lire dans les yeux jaunes de l’autre, en vain. Alors il réfléchit. Il avait eu dans l’idée, après avoir incendié son village, de partir voyager sur les routes au hasard pour découvrir le vaste monde, ou du moins des horizons plus lointains que les environs de son ancienne maisonnette. Il n’avait plus de passé, de toute façon, et il n’attendait pas grand-chose de l’avenir. Il n’avait aucun but. Seule une longue errance s’offrait à lui.
-    Où allez-vous ?
-    Je vais de hameau en hameau, à la recherche de toutes les informations que je peux trouver sur cette magie que tu méprises tant. J’écoute conteurs, bardes et magiciens, je fouille les bibliothèques et j’accumule du savoir. Je teste mon pouvoir. Et je compte gagner la capitale pour mener à bien mon projet.
La capitale… Ce lieu improbable, dont il n’avait que rarement entendu parler, une ville vaste comme mille villages, au milieu de laquelle trônait la légendaire Lumière de cendres. Ce serait un long périple, dangereux et éprouvant, mais le jeu en valait la chandelle.
-    Et quel serait mon rôle ?
-    Celui d’un garde du corps. Il est suicidaire de voyager seul sur les routes, notamment à l’approche de la capitale – c’est là que les brigands sont les plus nombreux, car les plus riches marchands se rendent à la Cité des Merveilles. Autrement dit, tu devras me protéger, mais aussi m’assister si nécessaire dans mes expériences.
Tout cela était dans ses cordes. Il s’était entraîné durement et s’avérait aussi bon chasseur que guerrier. Il avait également l’habitude de dormir à la belle étoile.
-    La récompense ?
-    Une fois que j’aurai recréé le monde, tu seras mon bras droit. Et je te laisserai façonner ton propre royaume.
Qui plus est, la compagnie d’un fou serait des plus divertissantes, pour lui qui avait toujours vécu dans la solitude. Décidément, il avait été bien inspiré de venir se reposer dans cette auberge. Cette aventure ne manquerait pas de divertissement, ni de sang – les fous et les illuminés avaient tendance à être dangereux lorsqu’ils mettaient leurs projets insensés en œuvre.
-    Je marche.
Les yeux de l’autre bouillonnèrent un peu plus, satisfaits, tandis que son corps était toujours secoué de soubresauts à peine perceptibles. Ils se serrèrent la main, puis l’autre reprit d’un ton vibrant.
-    Appelle-moi Messie.
En tout simplicité, bien entendu. Et lui, quel nom donnerait-il ? Il repensa au village qui se consumait et au château de la capitale, le départ et l’arrivée du périple à venir. Un voyage placé sous le signe des cendres. Il sourit de tous ses crocs.
-    Phoenix, pour vous servir. »
Alors seulement il remarqua le carnet en cuir jauni que Messie avait posé sur la table pendant qu’il parlait. Celui-ci en tournait les pages sans y faire attention, excité par la conversation et par ses rêves de grandeur. Phoenix plissa les yeux pour voir ce qu’elles contenaient – écriture, schémas ? Il lui sembla qu’elles étaient couvertes de petits caractères noirs soigneusement organisés par paragraphes…

    Il ne t’a jamais laissé y jeter un œil, n’est-ce pas ? Quels mystérieux secrets recelaient ce carnet usé par le temps, dont jamais cet homme ne se séparait ? Peut-être est-il enfin temps que tu le saches, après toutes tes pérégrinations à ses côtés. Maintenant que tu es parvenu jusqu’ici, c’est à toi de faire ton choix, de prendre ta décision – ce que tu n’as pas fait à l’époque.
    Vas-tu le lire ?


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