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            La journée était radieuse.

            La petite fille courait dans la forêt, poursuivant un papillon merveilleux de toute la vigueur de ses petites jambes. Ses ailes multicolores scintillaient à chaque fois qu'il passait sous les nombreux rayons de lumière qui parvenaient à percer la voûte formée par les arbres. Les feuilles mortes, rouges, oranges ou jaunes, crissaient sous ses pieds, ajoutant à son bonheur. De plus, la chaleur avec brutalement augmenté voilà quelques minutes, ce qui n'était pas pour lui déplaire, même sil elle transpirait à grosses gouttes. Et elle riait encore encore et encore, elle riait en voyant le papillon se perdre dans les arbustes et disparaître dans les frondaisons. Elle trébucha, toujours riante, chuta. Pour ne plus se relever.

            L’homme s’approcha du corps encore gigotant et le transperça de sa lourde lame, ôtant la dernière lueur de vie dans les yeux de la petite fille. Se penchant, il récupéra sa flèche, la rangea dans son carquois et s’éloigna sans un regard. Quelques minutes plus tard, il sortait de la forêt pour monter sur une haute colline qui surplombait le village où il avait passé toute sa vie.

            Là-haut, trois hommes l’attendaient, mais il ne leur prêta d’abord aucune attention, fasciné par les flammes rugissantes qui s’élevaient des masures. Même de sa position, il pouvait apercevoir les cadavres dans les rues, prêts à être consumés par le feu. Il voyait les enseignes des boutiques – apothicaire, épicier, forgeron – chuter une à une dans la terre gorgée de sang. Non loin de la première maison, la tour de l’unique magicien du village rougeoyait, mais résistait encore à l’incendie. Son propriétaire, un manipulateur de la Fonction, avait bien tenté de protéger les villageois de sa faible magie, en vain. Comme tous les autres, il avait péri sous les coups des hommes de son employeur d’un jour.

            Alors que son enfance partait en cendres, nulle larme ne venait irriguer le visage aride de l’homme, qui avait planté sa flamberge dans le sol comme un explorateur planterait un drapeau au sommet d’un territoire encore inexploré. Il resta sur la colline plusieurs heures, le temps de voir le village se consumer intégralement et la tour s’effondrer, les yeux brillants de fascination. Quand enfin il se retourna, il constata que les hommes à face de soleil avaient disparu. Là où ils se tenaient plus tôt trônait une bourse, que l’homme saisit. Il compta les pièces puis, satisfait, descendit le versant de la colline pour gagner le prochain bourg.

 

            Pourquoi ? Dis-moi…

 

« Et quand tu auras fini de couper du bois, tu iras puiser de l’eau.

-       -  Oui, père. »

Damien suivit des yeux le départ de son géniteur, s’épongea le front de son bras chétif d’enfant de huit ans puis reprit la lourde hache, qu’il soulevait avec peine. Grimaçant sous l’effort, il l’abattit contre le tronc du chêne. L’outil vibra sous l’impact, mais il ne fit qu’entailler l’arbre. Quatre coups plus tard, les progrès restaient imperceptibles, alors que Damien ahanait, respirant avec difficulté. Il jeta la hache rageusement et s’assit sur une grosse branche, décidant de faire une pause.

            C’est le moment que choisirent Jean et les autres gamins du village pour venir se moquer de lui. Damien les vit arriver d’un air désespéré, s’apprêtant à essuyer les pires railleries. Contrairement à lui, tous ces enfants allaient à l’école du village, où l’instituteur leur donnait des cours de lecture, de mathématiques et d’histoire. Malgré cela, tous étaient plus robustes que lui, et leur jeu préféré consistait à cracher leur mépris en rigolant bien fort.

« Alors, moucheron, on a du mal ? Eh, Rey’, si on aidait ce pauvre Damien dans sa tâche ?

-       -  Pour sûr ! »

Damien tenta d’empêcher Jean de saisir la hache, mais les autres l’immobilisaient et il ne put que le regarder débiter le tronc de l’arbre qu’il avait déjà abattu en morceaux de bois inutilisables, lambeaux déchiquetés qui ne brûleraient qu’un temps très limité. Damien serra les dents et ferma les yeux pour contenir ses larmes. Il les rouvrit brusquement lorsqu’il sentit le manche de la hache s’enfoncer violemment dans son ventre, lui coupant le souffle. Relevant la tête, il vit Jean qui le toisait, la hache sur ses épaules.

« Tu permets qu’on t’emprunte ça ?

-       -  S’il te plaît, mon père…

-       -  Il a dit oui, Jean ! »

Souriant de toutes ses dents, Jean lui en assena un autre coup et, alors que les autres le lâchaient, Damien s’écroula lourdement, plié en deux. Les poings crispés, il entendit les rires cruels des enfants s’éloigner.

 

            Lorsqu’il rentra en portant tant bien que mal un lourd baquet d’eau, son père l’attendait à la porte de la maisonnette. Damien n’osa pas affronter son regard et baissa la tête. Le bras sec de son père saisit l’anse du baquet de le porta à l’intérieur, puis il en ressortit armé d’un fouet.

            D’interminables minutes plus tard, Damien se roulait dans la boue en hurlant silencieusement la souffrance qui irradiait de son dos. Tout son corps le brûlait et chacune de ses larmes était une flamme qui venait embraser son visage ruisselant. Il voulut ramper jusqu’au puits, au milieu du village, pour nettoyer ses plaies, mais il n’en eut pas la force. Il s’endormit dans les bras gluants de la boue, le dos toujours suintant de sang.

 

* * *

« Allez-y, choisissez votre arme. 

Poussant des cris de joie, tous les enfants se précipitèrent vers le gros coffre plein de merveilles, Jean en tête. Ils fouillèrent parmi les vieilles armes, se coupèrent, en rirent et finalement, après quelques disputes, chacun tenait fièrement qui une rapière, qui un fléau léger, qui une étoile du matin… Seul Damien n’avait pas choisi, n’osant pas approcher du coffre où se tenaient tous les autres. Le forgeron le prit par un bras et le projeta violemment en avant. Damien ne put garder son équilibre et chuta, sentant son menton s’ouvrir sous le choc. Il resta prostré, tremblant de peur.

-       -  Eh bien, je choisirai pour toi, dans ce cas. Tiens, attrape ça. »

Damien cria lorsqu’une lame extrêmement lourde s’abattit sur son épaule, déclenchant les quolibets de toute la classe. Lorsqu’il osa enfin relever les yeux, il saisit la large poignée de l’arme des deux mains et essaya de le soulever. Il n’y parvint pas.

 

            Un an d’entraînement plus tard, Damien parvenait à peine à abattre sa lame, là où les autres gamins de douze ans maniaient la leur de façon tout à fait correcte – pas encore suffisante toutefois pour qu’ils puissent être appelés dans la milice en cas de passage de brigands. Mais que la sienne était lourde, si lourde pour un enfant à la constitution aussi fragile, à la carrure aussi frêle ! Et puis, il avait si peu de temps pour s’entraîner… Couper du bois, puiser de l’eau, labourer le champ, aller vendre les céréales au marché, et d’autres corvées encore. Son père était aussi pauvre qu’égoïste et mal aimé, presque proscrit par son propre village – et Damien en subissait les conséquences. De colère, il tenta de planter sa flamberge dans le mannequin de paille, mais il se laissa emporter par le poids de la lame et tomba dans la poussière.

« Gaffe, moucheron, tu vas finir par te blesser !

-       -  Ferme-là, Jean.

-       -  Oh, une réaction ? 

Alors que Damien tentait de se relever, une botte atteignit son visage et l’envoya bouler. Lorsqu’il reprit ses esprits, il constata que la rapière de Jean pointait sur sa gorge.

-       -  Reste à ta place, moucheron.

L’arme de Jean remonta et alla rouvrir le menton de Damien, qui ne ressentit même pas la douleur. D’un mouvement brusque, il tenta d’attraper son arme, mais Jean écrasa sa main, puis lui assena un coup de pommeau sur sa tempe. Avant de s’évanouir, Damien eut le temps d’entendre les derniers mots de Jean.

-       -  Dans la merde. »

* * *

 

            Il avait finalement grandi, même s’il restait toujours relativement chétif. Lorsqu’il eut quinze ans, son père mourut. Soulagé désormais des innombrables corvées que lui imposait celui-ci, satisfait – triomphant – d’avoir survécu à son géniteur, Damien s’entraînait le plus possible, tandis que les autres enfants apprenaient peu à peu ce qui serait leur futur métier.

            A dix-huit ans, il avait brûlé la maisonnette où il logeait jusque là pour aller vivre dans la forêt située non loin, étriquée, touffue, habitée de multiples animaux, et ô combien plus accueillante pour lui que le village. Il se nourrissait de rongeurs, de glands et de noisettes, et le temps qu’il ne passait pas à s’entraîner à manier sa flamberge, il le dépensait à confectionner tant bien que mal un petit arc et à apprendre à s’en servir. Au fur et à mesure de son entraînement, son corps chétif devint sec et agile, ses cheveux se muèrent en une crinière noire et sa rancune en soif de vengeance. Il vécut en ermite pendant plusieurs années – cinq, six ? Impossible de le déterminer – de telle sorte que, en fin de compte, les villageois l’oublièrent ou crurent qu’il était mort. Personne ne s’émut de sa disparition.

            Puis, un jour, un homme vêtu de noir, dont le front s’ornait d’une cicatrice représentant un soleil, était venu le chercher pour lui proposer un contrat, que Damien avait accepté avec une joie sauvage.

 

* * *

« Toi !

Les yeux de Jean s’écarquillèrent lorsqu’ils croisèrent ceux de Damien, au milieu d’un chaos de cris, de fumée et de sang. Autour d’eux, miliciens et agents s’affrontaient, les premiers tombant un à un sous les coups des seconds. Les flammes rugissaient tout autour, et dans l’air rendu presque irrespirable, Jean suffoquait, tandis que Damien, un chiffon mouillé couvrant sa bouche et son nez, exultait.

-       -  Moi.

Ce disant, Damien approchait, laissant tranquillement traîner sa flamberge dans la terre. En face, Jean brandit sa rapière en tremblant et tenta une ultime raillerie.

-       -  Ah, je vois que ta larme est encore trop lourde pour un moucheron de ton espèce ! »

Et il s’élança vers Damien en hurlant, lequel esquiva l’assaut maladroit et, d’un seul coup circulaire de sa flamberge amoureusement affutée, découpa en deux le corps de celui qu’il avait haï depuis sa petite enfance. Il regarda les parties s’écraser sur le sol en vomissant le sang puis, soudain pris d’une rage frénétique, s’acharna sur le cadavre et le réduisit en charpie. Le visage et les vêtements couverts de sang, Damien s’arrêta soudain pour contempler les reflets des flammes sur sa lame, qui en devint presque aveuglante. Il promena son regard tout autour, vit les cadavres des villageois se vider de leur sang, les bâtiments s’écrouler, le feu s’élever jusqu’au ciel, et l’agent qui se rapprochait de lui.

« Il reste une gamine, qui joue dans les bois. Elle n’est au courant de rien. Nous te la laissons. »

Il s’éloigna sans attendre de réponse. Damien jeta encore un œil sur le visage mutilé de Jean, brandit sa lame et rit à gorge déployée pendant plusieurs minutes. Puis, un filet de bave s’écoulant de ses lèvres, il se mit à la recherche de sa proie inoffensive comme un animal qui partirait chasser.

 

* * *

 

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