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    Depuis le début de la matinée, une pluie fine tombait sans discontinuer, comme pour laver le sang versé la veille. Les cheveux roux de Jari B’Rauts dansaient sous l’impulsion d’une légère brise alors que le noble, tout en haut du donjon, contemplait ce qui était désormais son royaume, pensif. Il avait atteint son ultime objectif.
    En fin de matinée, il avait officiellement pris la succession de Todrick K’Rhasco. En l’absence de tout grand du royaume pour contester cette prise de pouvoir, il n’y avait pas eu d’histoire. De toute façon, personne n’avait jamais aimé le Vautour, et voir B’Rauts à la tête du royaume représentait, pour bien des nobles et des marchands, un moindre mal.
    Pour le moment, Jari ne voyait pas de régicide potentiel, même s’il fallait toujours se méfier des plus discrets – notamment de Halvor L’Gellaus, qui avait disparu de la capitale depuis déjà bon nombre de jours. Restait le problème de cette secte. Jari avait espéré que K’Rhasco parviendrait à s’en débarrasser avant de mourir, mais il avait échoué – probablement parce que la cour recelait des espions au service de cette secte. Il faudrait lui régler son compte au plus vite, pendant qu’elle était affaiblie par les pertes que lui avait causées la Garde sombre.
    Il se sentait curieusement vide en regardant les gouttes s’écraser contre les toits effondrés des quartiers pauvres, qui formaient une sorte d’immense carapace dissimulant les ruelles. Maintenant qu’il possédait ce qu’il avait toujours voulu posséder, il éprouvait un curieux détachement, comme si tout cela n’avait plus aucune importance – une étonnante indifférence. Sans doute avait-il relâché la pression qui l’avait poussé toutes ces années, porté jusqu’à présent, pour ne plus se contenter que de savourer sa victoire. Elle n’avait aucun goût.
    Secouant la tête, il redescendit l’escalier principal jusqu’au deuxième étage, celui de la salle de banquet, mais aussi celui de la chambre confortable où reposait l’Arme de chair. Alors qu’il marchait dans les couloirs impeccablement lustrés, ignorant les serviteurs qui s’inclinaient sur son passage, il repensa à l’événement invraisemblable de la veille. L’Arme avait été extrêmement impressionnante, et le duel qui l’avait opposée à Markvart K’Thraus avait plus ressemblé à un ballet qu’à un combat. Puis ces énergies jaunes, ces serpents qui recouvraient l’Arme et mordaient la moindre parcelle de son corps, les hurlements silencieux de celle-ci… et ses atroces blessures. Jari s’inquiétait, car nul de ses guérisseurs n’était parvenu à les soigner et l’Arme demeurait désespérément inerte, les yeux clos – bien qu’elle respirât encore.
    Finalement, il arriva à la pièce où reposait son corps, protégée par deux Gardes sombres – ordre de Jari. Ils s’effacèrent à son approche. Le roi entra et s’approcha du lit, où un homme tout de blanc vêtu veillait, avant de contempler l’Arme. On l’avait habillée d’une simple robe de lin, la pièce étant suffisamment chauffée par un gros poêle qui trônait dans un coin. Son visage tressautait de temps en temps, loin de la sérénité habituelle d’une personne endormie, et pour cause : son corps tout entier était couvert de boursouflures dues aux crochets venimeux des serpents, créatures magiques et pourtant si réelles. Aucune partie n’avait été épargnée, pas même celles qui auraient dû être protégées par des vêtements – les crochets les avaient transpercés. Lorsque les serviteurs l’avaient retrouvée, sa pèlerine et ses cheveux étaient poisseux de sang.
    Quand Jari avait demandé à quelques nécromanciens de soigner ses blessures, ils avaient désespérément tenté de refuser, car le venin que lui avaient injecté les serpents était évidemment magique et risquait de les affecter eux aussi. Alors, sans une once d’hésitation, il avait froidement ordonné aux gardes d’en abattre un. Les deux autres, convaincus, avaient dû tenter le coup, et leurs craintes s’étaient révélées avérées : tous deux avaient péri dans leur entreprise, le lien entre leur corps matériel et leur corps spirituel instantanément coupé.
    Il avait donc fait appel par la suite à des apothicaires, mais si ceux-ci parvinrent sans trop de problèmes à soigner comme il le fallait la blessure au ventre de l’Arme, causée par la dague de K’thraus, ils n’avaient pas pu faire quoi que ce soit contre les boursouflures ni même réveiller la femme. Cependant, Jari n’abandonnait pas : il restait l’homme dont lui avait parlé K’Thraus tout à l’heure, lorsqu’il était allé le voir. Il l’avait envoyé chercher plus d’une heure auparavant. Prenant son mal en patience, il s’assit au chevet de l’Arme.
    Il dut attendre une heure de plus avant de voir N’Mephe, qu’il comptait rétrograder rapidement au rang de vice-capitaine, revenir avec un petit homme au visage immonde. Jari se leva, congédia tous les présents hormis l’herboriste, , auquel il fit signe de venir près du lit.
« Tu es bien Nathan ?
L’herboriste répondit sans le regarder, pressé d’examiner au plus vite l’Arme. Il mit même son insolence de côté.
-    Oui, votre majesté.
-    Tu es le dernier espoir de cet assassin. Fais de ton mieux.
-    Alors, c’est vrai, ce que m’a dit la capitaine… L’Invocation est de retour.
Jari resta silencieux. Nathan tâta délicatement les boursouflures sur les bras, les jambes, le visage. Il ôta la robe pour constater que le ventre et les seins menus de l’Arme étaient tout aussi infectés et grêlés. Son cœur se serra. Il examina de nouveau le visage, passa une main dans sa chevelure, puis ses traits se déformèrent lorsqu’il s’adressa d’une voix sévère au roi.
-    Pourquoi personne ne lui a-t-il coupé les cheveux ? Son crâne est tout aussi touché que le reste de son corps.
-    Je l’ai interdit.
Nathan le regarda soudain plus attentivement, lisant dans les yeux métalliques de Jari comme dans un livre ouvert. Il esquissa brièvement un sourire hideux, avant d’assener sur un ton sans appel.
-    Elle vous plaît.
Jari ne répondit pas, préférant contempler une nouvelle fois le corps dévasté de l’Arme. Peut-être était-ce cela, après tout, le vide qu’il ressentait à présent malgré sa réussite. Nathan poursuivit.
-    Si vous voulez que j’aie une chance de la sauver, alors faites ce que je vous demande. Coupez-lui les cheveux.
-    Il n’y a aucune autre solution, j’imagine.
L’herboriste haussa la voix.
-    Ecoutez, si vous voulez vous amuser avec une petite voleuse ou une tueuse crasseuse, vous trouverez ce qu’il vous faut au sud et à l’est du château. Libre à vous d’y faire un tour ! Mais si c’est elle qui vous intéresse…
Puis, d’un ton moqueur.
-    Allons, ne vous faites pas de bile. Ce n’est pas par ses crins que vous êtes attiré.
-    Je n’ai pas pour habitude de tolérer l’insolence. »
Nathan ne répondit pas et croisa les bras, attendant la décision de Jari. Celui-ci jeta un dernier regard sur l’Arme, puis céda et envoya chercher un domestique pour dégager son crâne. Nathan hocha la tête de satisfaction et de soulagement mêlées et partit chercher ce dont il aurait besoin.

* * *

    Fadamar Lametrouble parcourait les couloirs du château en les souillant de boue, son manteau noir dégoulinant de pluie. Deux gardes l’encadraient, bridant sa liberté de mouvement, mais cela n’avait aucune importance. Il ne venait que réclamer le paiement de son contrat rondement mené la veille. Il monta un escalier en colimaçon et, quelques minutes plus tard, il arriva devant une porte protégée par deux autres gardes, lesquels l’annoncèrent. La voix du nécromancien s’éleva pour accueillir Fadamar.
    L’assassin pénétra dans une pièce aussi désordonnée que la dernière fois. Livres éparpillés un peu partout, portraits et documents entassés sur le petit bureau… Il remarqua également que certaines énergies étaient encore très légèrement teintées de bleu, comme si Kjeld V’Fohs les avait manipulées récemment. Le nécromancien, lui, était assis dans son fauteuil, le visage tourné vers la fenêtre. Lorsque Fadamar voulut se déplacer pour lui faire face, Kjeld lui ordonna de ne pas bouger, avant de commencer.
« Félicitations, assassin. Je suppose que tu veux désormais que je tienne ma promesse.
-    C’est exact.
Kjeld eut un rire sinistre, ce qui poussa Fadamar poser la main sur le manche sa dague en guise de précaution.
-    J’espère pour toi que ne tiens pas trop à elle. Elle est aux portes de la mort.
L’assassin ne manifesta pas la moindre émotion, si ce n’est qu’il saisit sa pièce et la serra de toutes ses forces, comme pour se convaincre qu’il avait fait le bon choix.
-    Elle a été blessée par messire K’Thraus, mais son état ne vient pas de là. C’est une magie spéciale qui s’en est prise à elle, l’Invocation – je doute que tu en aies déjà entendu parler. Son corps est couvert de morsures et un venin coule dans ses veines.
-    Où se trouve-t-elle en ce moment ?
-    Quelque part dans ce château, j’ignore où exactement. Le nouveau roi, sa majesté B’Rauts, met tout en œuvre pour la sauver, car c’est elle qui lui a donné le trône. Avant que tu ne partes à sa recherche, laisse-moi te prévenir que les Gardes sombres la protègent et qu’ils t’empêcheront d’entrer.
Fadamar répliqua d’un ton sec.
-    Je n’avais aucune intention d’aller la voir. Et je ne nous estime pas encore quittes.
Cette fois-ci, Kjeld se leva de son fauteuil et se tourna lentement vers l’assassin, lui dévoilant enfin ses pupilles brûlées. Fadamar ne montra sa surprise que par un haussement de sourcil, et il ne réagit pas plus lorsque son interlocuteur se rapprocha jusqu’à se trouver à quelques centimètres de lui, avant de déclarer d’une voix ambiguë, à mi-chemin entre la rancune et l’exaltation.
-    Je me le demande. J’ai payé cher ce que j’ai vu, assassin. Mais j’en ai vu bien plus que je n’avais jamais espéré voir. Dois-je payer encore ? Et en ai-je les moyens ?
-    Vous les aurez.
Kjeld sembla ne pas l’entendre.
-    Tu as raison. Nous ne sommes pas quittes. »
Puis il se tut pour de bon et se désintéressa de la conversation. Constatant que le nécromancien n’avait plus rien d’intéressant à lui apprendre, l’assassin prit congé. Comme il rebroussait chemin, toujours escorté de ses deux anges gardiens, il se mordilla la lèvre, geste de nervosité rarissime chez lui. Il n’avait plus rien à faire ici, plus rien à faire avec elle. Il avait tranché il y avait déjà bien longtemps de cela. Les événements lui donnaient aujourd’hui raison. S’il avait accepté ce qu’elle lui proposait, dans quel état serait-il à présent ?
    Il n’aurait de toute façon pas pu la protéger tant elle le surpassait. Si le Hasard avait voulu qu’elle maîtrisât cette magie si impressionnante, n’ayant plus besoin de rien ni de personne pour veiller sur elle, alors Fadamar devait s’y soumettre. Il lui avait envoyé ce jour-là un signe fort, lui montrant combien vain avait été son espoir de briser le destin, de le trahir. Il avait emprunté le seul chemin valable, sans nul doute possible.
    Alors, d’où lui venait cette inquiétude qui le tiraillait ?

* * *

    Quand Jari entendit la porte s’ouvrir une nouvelle fois, il se retourna, s’attendant à voir l’herboriste. Mais ce fut Markvart K’Thraus qui fit un pas dans la chambre. Le combattant semblait avoir bien récupéré de ses blessures – il avait eu la chance d’être soigné par la Nécromancie. Il s’avança en saluant le roi, sans guère lui prêter plus d’attention, et alla voir l’assassin dont le corps nu était dissimulé par une couverture. Il observa longuement le visage meurtri de son adversaire de la veille tandis que la pluie persistait à tomber. Il demeura immobile, pensif, avant de murmurer.
« Une si petite femme, posséder de tels pouvoirs…
Jari vint se placer à côté de lui, profitant de sa présence.
-    Que comptes-tu faire maintenant, Markvart ?
L’autre ne parut pas entendre la question.
-    Mais, libre de mes mouvements, je l’aurais vaincue.
Brusquement, il ôta la couverture, révélant la large cicatrice sur le ventre de l’assassin, conséquence de la blessure causée par sa propre dague. Puis il la rabattit avant même que Jari ait eu le temps de réagir. Il finit par se retourner vers le roi, plongeant ses yeux turquoise dans les siens.
-    C’est son cœur que je visais. Si je n’avais pas raté mon coup, elle serait morte et messire K’Rhasco encore vivant. Mais je l’ai raté. Je n’ai pas fait un bon garde du corps.
Jari hocha la tête. Si, Markvart avait entendu la question, et sa réponse confortait l’opinion du roi à son égard. Comme celui-ci n’ajoutait rien, Markvart se détourna pour sortir. Il avait ouvert la porte et s’apprêtait à la franchir lorsque Jari parla de nouveau.
-    Le précédent monarque s’est trompé. Je ne ferai pas la même erreur. Prépare-toi à retrouver le commandement, Markvart. C’est là qu’est ta place. »
Il sortit sans se retourner, se contentant d’incliner la tête pour montrer qu’il avait pris acte de la décision du roi.
Lorsqu’il se fut éloigné, les deux guerriers d’élite qui montaient la garde échangèrent un  hochement de tête.

* * *

    Fadamar progressait dans les rues sombres et creusées, pleines de flaques boueuses, tout en écoutant le tintement de la pluie sur les toits. Il rabattit son capuchon pour sentir les fines gouttes couler sur son visage, appréciant cette fraîcheur dans l’atmosphère étouffante du Palace des pauvres. Les habitants, de la même façon, sortaient des lugubres masures pour venir savourer l’eau venue du ciel, bienfait pour le moment – fléau le lendemain, lorsque l’odeur de pourriture s’élèverait au moment où l’eau s’évaporerait. On ne s’encombrait pas de telles considérations dans ce quartier : il fallait savourer les petits plaisirs au jour le jour, sous peine de n’en avoir jamais l’occasion.
    Lorsqu’il arriva à la boutique de Nathan, il constata qu’elle était fermée à clef. Jetant un coup d’œil par la fenêtre, il ne trouva rien d’inquiétant. Le vieil homme était sorti, tout simplement, sans doute pour soigner un habitant ou vendre ses produits. Désappointé, car il aurait bien aimé faire quelques achats pour la traque qui s’annonçait, il rebroussa chemin et, désœuvré, songea à retrouver le lieu où l’avait conduit Cytise, la jeune mercenaire inexpérimentée. Las, il ne se souvenait plus du chemin qu’ils avaient emprunté – c’était à ce moment-là le cadet de ses soucis, et il dut mettre un terme à sa vaine tentative. Haussant les épaules, il décida de rallier la Hache brisée pour y attendre les mercenaires.
    Il remit son capuchon à son entrée dans le quartier nobiliaire, car la pluie ne pouvait se frayer un chemin entre les bâtiments resserrés, qui formaient une espèce de voûte branlante au-dessus des ruelles étroites. Seuls quelques filets d’eau perçaient la cuirasse de pierre et de bois pourri pour creuser des trous dans le sol – trous pour lesquels se disputaient les habitants, avides de recueillir ce divin nectar. Fadamar dut esquiver plusieurs rixes avant de déceler enfin l’enseigne de l’auberge. Il poussa la porte.
    Il n’y avait pas grand-monde à l’intérieur, raison pour laquelle l’aubergiste n’avait pas pris la peine de réchauffer les tables boiteuses d’un feu de cheminée – c’eût été gâcher du bois. Il allait gagner la chambre qu’il partageait avec les mercenaires quand une voix le héla.
« Eh, Lametrouble ! »
Il se retourna, sur ses gardes, puis il relâcha la tension lorsqu’il reconnut la femme qui s’adressait à lui. Il s’agissait de l’espionne que N’Mephe leur avait imposée. N’ayant aucune envie de discuter avec elle, Fadamar se détourna et monta les escaliers. Une fois dans la chambre, il sortit d’une de ses poches une petite pierre à aiguiser et commença à affuter sa dague. Quelques minutes plus tard, Sybèle entrait à son tour, une chope de bière dans chaque main. Elle en déposa une à côté de l’assassin avant de commencer.
« Eh bien, tu boudes ?
Fadamar, tout à son affaire, ne répondit pas. Comprenant qu’il était inutile d’insister, la femme s’assit sur un matelas pour siroter sa bière en silence. Une bonne demi-heure plus tard, alors qu’elle avait entamé celle de Fadamar, celui-ci rangea pierre et dague et, plongeant ses yeux dans ceux de l’espionne, demanda.
-    Que me veux-tu ?
Sybèle, satisfaite que son attente ait payé et, sourire aux lèvres, répondit.
-    Pas grand-chose. J’aimerais juste en savoir plus sur toi. Après tout, nous allons être amenés à collaborer, n’est-ce pas ?
-    Cela reste à voir.
Ne pouvant résister plus longtemps à l’intensité du regard de l’assassin, Sybèle détourna finalement les yeux et, amusée, répliqua.
-    Oh. Et tes amis sont-ils au courant ?
-    Je n’ai d’ami que le Hasard.
-    Je sais.
-    Alors cette conversation est terminée.
Fadamar ôta enfin son manteau et s’allongea sur un matelas sale, les bras derrière la tête. Il se demanda ce qu’avaient trouvé Cytise, Arandir et Therk au Dard de l’abeille, et s’il allait rester avec eux par la suite. Leur compagnie lui faisait du bien, finalement, après ces années de solitude. Si l’Invocation était bien à l’origine, comme ils le soupçonnaient, du décès de L’Fyls, alors nul doute que T’Nataus les enverrait à la poursuite du meurtrier, ce mystérieux invocateur, probablement celui qui s’en était également pris à Ellébore. Dans ce cas, il aurait tout intérêt à poursuivre l’aventure avec eux.
-    As-tu une amante ?
Fadamar ne releva pas, ignorant une fois de plus la question de l’espionne. Elle semblait essayer de lui tirer les vers du nez mais, d’un autre côté, il la soupçonnait de connaître déjà toutes les réponses. Elle le testait.
-    Mais tu en as eu une, n’est-ce pas ?
-    Tu le sais pertinemment.
-    Effectivement. J’essaie juste de découvrir si je peux faire confiance à mes nouveaux compagnons de route. »
Là-dessus, elle se leva et, les deux chopes à la main, prit congé de l’assassin. Celui-ci, se redressant sur ses coudes, observa ses gestes lestes et sa démarche agile. Cette femme était dangereuse, pas tellement pour lui personnellement, mais pour la cohésion du groupe qu’ils formaient avec les trois mercenaires. Elle avait parlé de confiance.
    Seule la méfiance serait de mise.

* * *

    Lorsque Nathan franchit une nouvelle fois la porte, il portait un sac plein à craquer d’herbes et fruits étranges. Jari était assis à un bureau de la chambre, en train de remplir certains documents, et il ne s’interrompit pas à l’arrivée de l’herboriste. Il se contenta de lui jeter un regard parfaitement explicite avant de reprendre sa tâche. Nathan vint donc au chevet de l’Arme, dont le crâne désormais nu révélait les mêmes boursouflures que partout ailleurs. Il posa lourdement son sac, puis retira la couverture.
    Le corps de l’Arme tremblait sans discontinuer, comme sous l’afflux d’un pouvoir qu’elle ne contenait plus qu’avec peine. Si ce qu’on lui avait dit était vrai, Nathan supposait qu’une autre magie avait pénétré ses pores et luttait en ce moment-même avec les énergies argentées. Les serpents de pure magie ayant mordu l’Arme avaient certes causé des blessures physiques, mais le venin injecté n’était pas de ceux que l’on purgeait par des antidotes ordinaires. Il s’agissait d’énergies hostiles, prêtes à faire imploser le corps – ou au moins à le déliter peu à peu de l’intérieur. Il fallait donc avant tout expulser ces énergies. Pour cela, des précautions s’avéraient nécessaires.
« J’aurai besoin de l’assistance d’un nécromancien, ou au pire d’un maître de l’Abjuration.
Jari leva la tête, puis répondit.
-    Je n’ai plus de nécromancien sous la main, pour le moment. En revanche, j’ai ce qu’il faut en matière d’Abjuration.
-    Cela devrait suffire. »
Le roi sonna un serviteur pour lui demander d’aller chercher une certaine Deetje S’nomotes le plus vite possible, pendant que Nathan écrasait des feuilles dans un mortier, puis y pressait un fruit à la peau violette, avant de finalement mélanger le tout. Il en résulta une sorte de liquide épais et mauve, dont Nathan commença à enduire le corps de l’Arme. Il dut répéter l’opération à de multiples reprises tant les fruits bizarres – inconnus de Jari – rendaient peu de jus. A un moment, alors qu’il retournait le corps dans le lit pour étaler la mixture sur son dos, Nathan fit une remarque d’un humour douteux.
«  Désolé pour le lit, je pense qu’il faudra laver les draps ! »
Jari observa le petit homme voûté. Il était couvert de sueur, et malgré toute la délicatesse dont il faisait preuve, Jari le sentait fébrile. L’herboriste s’inquiétait pour l’assassin, plus que ne l’aurait dû un guérisseur pour un simple patient. Cette attitude ne faisait que confirmer les mots qu’il avait prononcés plus tôt : il connaissait parfaitement l’Arme.
    Quand Nathan eut fini, le corps de celle-ci était recouvert d’une pâte immonde, qui avait au moins le mérite de noyer les boursouflures. L’herboriste s’épongea le front, puis s’assit sur une chaise en soupirant.
« Il ne nous reste plus qu’à attendre un peu. J’espère que votre magicienne ne va pas tarder, sinon nous allons y passer tous les trois.
-    Que veux-tu dire ?
-    Les fruits violets que j’ai pressés sont très particuliers. Ils contiennent un poison virulent, mais très égoïste : il ne supporte pas qu’un autre poison coure dans les veines de sa victime en même temps que lui. Quand c’est le cas, il le traque et l’expulse du corps de celle-ci.
Jari approcha de Nathan et le releva brutalement, puis le força à le regarder.
-    Tu veux dire que tu l’as empoisonnée une deuxième fois ?
Nathan esquissa un repoussant rictus.
-    Parfaitement. Pourriez-vous me lâcher ? Je vous explique tout.
Jari retira sa main à contrecœur.
-    Merci bien. Je reprends donc : le poison qui est en train de la pénétrer, s’il déploie beaucoup d’ardeur à éliminer toutes les autres toxines, est lui-même facile à purger. D’ailleurs, je l’ai déjà fait. Ces herbes avec lesquelles je l’ai mélangé constituent un antidote, dont l’action est suffisamment lente pour laisser le poison expulser d’abord les énergies – mais qui l’éradiquera ensuite. Le problème est que ces énergies éjectées risquent de s’en prendre ensuite à nous, repoussées par la pâte qui recouvre le corps. Votre majesté est-elle satisfaite ?
Ignorant la raillerie, Jari répliqua.
-    Pas tout à fait. Tu m’as affirmé que le venin de ces serpents était magique, donc à traiter différemment.
-    C’est bien pour cela que j’ai dû utiliser cette méthode et que j’espère que cette S’Nomotes ne va pas tarder.
-    Parleriez-vous de moi ?
Pendant qu’ils discutaient, une femme de grande taille avait fait son apparition. Jari se tourna vers elle, suite à quoi elle s’inclina, laissant cascader ses boucles châtain. Puis elle se redressa et demanda.
-    Que désire votre majesté ?
-    Assiste cet homme dans son œuvre et fait ce qu’il te dit de faire.
-    Bien, votre majesté. »
Nathan la salua d’un geste de la main, puis lui fit signe d’approcher du lit. Deetje s’avança et s’arrêta à côté de lui, le dépassant d’une tête, avant de contempler le corps tressautant de l’Arme. Elle ne dit pas un mot à ce spectacle, mais Nathan devinait que le dégoût le disputait à la fascination. Il attendit qu’elle tourne le visage vers lui pour annoncer ce qu’il attendait d’elle. Elle acquiesça, puis tous deux s’assirent en attendant que le contrepoison agisse.
    Enfin les premiers signes apparurent, de minces filets jaunes, bien moins épais que les rubans classiquement manipulés par les magiciens. Immédiatement, S’Nomotes invoqua l’Abjuration, quittant son corps matériel pour se mettre à tisser une cage d’énergies dont elle entoura Jari, Nathan et elle. La lumière se voila sous l’impulsion de la magie noire et l’obscurité s’abattit tout autour d’eux, les protégeant contre toute attaque éventuelle des filets jaunes qui sortaient peu à peu du corps de l’Arme. Ils ne pouvaient les voir, mais entendaient le son étouffé de chocs répétés contre le bouclier d’Abjuration. Nathan avait supposé que si la magie jaune surclassait la magie noire, elle ne serait sans doute guère puissante au sortir du corps de l’Arme. Les faits lui donnaient raison. Bientôt, les coups cessèrent. Par précaution, S’Nomotes continua à manipuler les énergies dix minutes de plus, puis elle relâcha finalement ses efforts et la lumière revint. Epuisée, elle tomba à genoux sur le sol, ruisselante de sueur.
    Nathan se précipita vers le lit. Sous la pâte mauve, le corps de l’Arme avait cessé de trembler. Son visage semblait enfin aussi serein que celui d’une personne endormie. Nathan soupira de soulagement et, ému, saisit la main de l’Arme tout en caressant paternellement sa joue. Il n’entendit pas Jari congédier Deetje S’Nomotes, mais lorsque le roi s’approcha de lui, il se leva et retrouva son ironie habituelle.
« Votre douce est sauvée, votre majesté. Vos guérisseurs n’auront plus qu’à nettoyer cette pâte et son corps, et leurs onguents devraient normalement suffire à résorber ses boursouflures dans la semaine. En revanche, je suis tout contrit de vous annoncer que je n’ai pas la connaissance d’un quelconque moyen de faire repousser les cheveux !
Jari parut hésiter, secoua théâtralement la tête d’un air ennuyé, avant de reprendre.
-    Non, décidément, je n’ai pas envie de t’exécuter maintenant pour insolence. Mais tu en es à deux doigts, j’espère que tu en es conscient.
-    Bien sûr ! J’ai beau être âgé, j’ai encore toute ma tête. Et je compte bien la conserver !
Malgré lui, Jari sourit sincèrement, sans trop savoir pourquoi. Il l’aimait bien, ce petit homme à l’apparence ignoble et aux propos acides.
-    Toujours est-il que tu m’as bien servi, que donc tu mérites une récompense.
-    Je ne veux pas d’argent, votre majesté. En revanche, je vous demanderai une chose.
-    Je t’écoute.
Nathan remit son mortier et son pilon dans son sac, prit celui-ci et se dirigea vers la sortie. Il ne faisait aucun doute que l’Arme serait en sécurité tant qu’elle demeurerait sous la protection du roi, et celui-ci lui inspirait une certaine confiance. Avant d’ouvrir la porte, il se retourna vers Jari et, les yeux pétillants de malice, il le gratifia d’un ultime sourire moqueur avant de conclure.
-    Prenez soin d’Ellébore. »

* * *

    Ce fut en milieu d’après-midi que Cytise, Arandir et Therk firent leur retour dans la capitale, une simple halte avant de repartir pour un nouveau voyage. Ils guidèrent tant bien que mal leurs montures trempées le long du quartier noble et, lorsqu’ils furent parvenus au niveau du quartier nobiliaire, ils pénétrèrent dans la Cité des Merveilles par la porte est. Pour une fois, Therk ne se plaignait pas de la pluie, satisfait du paiement qu’il avait reçu de la part de Mederick et salivant déjà à l’avance de la grosse récompense qu’avait promise B’Rauts à qui lui enverrait l’Arme de chair. Cytise et Arandir discutaient ensemble de certains individus bizarres qu’ils avaient croisés sur la route, coiffés de chapeaux étonnants et tout peinturlurés de rouge, bleu et jaune. Le barde essayait même de composer une chanson en leur honneur – il réclamait pour cela l’avis de la jeune alchimiste.
    Bref, l’ambiance était à la bonne humeur lorsque les trois mercenaires arrivèrent finalement à la Hache brisée. Après avoir conduit leurs montures à la toute petite écurie du bâtiment, ils entrèrent en commandant à manger et à boire. Cytise et Therk s’assirent à une table d’où ils pouvaient contempler quelques gouttes glisser sporadiquement sur la vitre. Arandir disparut un moment, le temps d’aller chercher le reste du groupe – Fadamar dans la chambre, Sybèle avachie sur une table au fond de la grand-salle.
    Une fois que tout le monde se fut installé, Therk se renversa sur sa chaise et, un sourire satisfait sur les lèvres, rugit.
« Ah, que c’est bon de mener à bien une enquête ! Pas de doute, nous avons bien fait d’accepter ce boulot ! Je propose que nous portions un toast à Cytise, sans laquelle nous n’y serions sans doute pas parvenus. A Cytise !
Les chopes s’entrechoquèrent, laissant couler mousse et bière, quand tous répétèrent – à l’exception de Cytise, rouge de gêne.
-    A Cytise !
Et tous  de boire, puis d’entamer avec appétit leur soupe au poulet, sauf Fadamar qui demanda.
-    C’était donc bien l’Invocation la solution, comme l’avait supposé Nathan ?
-    Tout juste, mon vieux ! Tu remercieras ton herboriste pour la piste.
L’assassin dissimula une lueur de satisfaction. Effectivement, les mercenaires et lui traqueraient désormais le même homme. Il pourrait rester avec eux sans compromettre sa vengeance. Sautant sur l’occasion, Therk en profita pour poursuivre.
-    Dis-moi, Fadamar, que vas-tu faire, maintenant ? Tu comptes rester des nôtres ?
Sybèle prit la parole pour ajouter.
-    Sachant que la Garde sombre m’a confirmé les propos d’un devin qui avait tenté de suivre les énergies jaunes ayant attaqué le nécromancien, V’Fohs, propos selon lesquels l’invocateur que nous traquerons se trouve pour le moment très loin de la capitale.
-    Si vous pourchassez cet homme, alors oui, je reste.
-    En voilà une bonne nouvelle ! Aubergiste, une nouvelle tournée !
L’homme arriva en courant avec cinq nouvelles chopes, tout heureux de voir ses clients de si bonne humeur. La soirée allait être fructueuse. Sans lui prêter plus d’attention, Therk reprit d’un ton entendu.
-    Tiens, Cytise, tu ne t’y opposes pas, cette fois-ci ?
-    Oh, ça va ! Il a fait ses preuves.
-    Ecoutez-la : ‘il a fait ses preuves’ !
Toute la table s’esclaffa suite à la parodie de l’espionne. Cytise la foudroya du regard, l’autre lui retourna un clin d’œil. La jeune alchimiste ne put rester en colère, trop heureuse de leur réussite et ne baissa pas les yeux lorsqu’elle croisa ceux de Fadamar, préférant arborer un air effronté. L’assassin détourna le regard pour s’adresser au barde.
-    Arandir, si tu déclamais ? Cela fait une éternité que je ne t’ai pas entendu.
Ce disant, il portait sa deuxième chope à sa bouche et Cytise put constater qu’aux traits rieurs du barde répondait un mince sourire sur le visage de Fadamar.
-    Alors je chanterai
En l’honneur de Cytise,
Et ce poème vise
A fêter l’amitié,
Et peut-être un peu plus…
Mais je n’en dis pas plus !
Egayée après sa deuxième chope de bière, Cytise ne releva pas l’énorme sous-entendu, ni le regard attentif que Sybèle lui lança. Arandir ne le laissa pas passer, bien qu’il n’en montrât rien et, bondissant souplement sur sa chaise, il se mit à improviser.
-    Ils sont cinq à partir pour un bien long voyage
Cinq à bientôt quitter leur lugubre foyer,
Cinq à aller se perdre au milieu des noyers,
Des champs et des chemins, pour retrouver un mage !

Ici avance Therk, la montagne du groupe.
Si à n’en pas douter, il n’est pas diplomate,
Ne sous-estimez pas ses redoutables pattes
Qui manient le fléau – très bien, pas d’entourloupe !

A côté Fadamar, inquiétant assassin,
Qui ne marche jamais sans sa pièce rouillée.
Son intense regard suffit à effrayer
Mais tournez-lui le dos : sa dague dans vos reins !

Dans leur ombre, Sybèle, espionne déplacée,
Inconnue à connaître, aux intentions pas nettes,
A la curiosité, ma foi, bien indiscrète,
Avec qui il faudra façonner un passé.

Si je parle de moi, pauvre galanterie,
C’est bien sûr pour garder le meilleur pour la fin.
Je ne suis qu’un poète encore sur sa faim
Pour la gloire, mais j’ai les plus fiables amis !

Enfin voici Cytise, alchimiste de charme,
Mais ne vous fiez pas à son air ingénu
Car si, je vous l’accorde, est tentant son corps nu !
Ses substances fondront vos verrous et vos armes,
Et plus que ses talents, si c’est vraiment possible,
Sa perspicacité, son si brillant esprit
Sauront vous persuader qu’elle est un beau parti !
Mais que vos vifs essais ne soient pas trop risibles…

Ils sont cinq à partir, cinq entre qui des liens
Se noueront, c’est certain : amitié, amour, haine ?
Cinq pantins à danser sur une même scène,
Cinq à partir ensemble, à revenir combien ?
Sur cette note sinistre, loin du ton léger, voire lubrique qu’il avait employé, Arandir se tut finalement. Les regards des mercenaires convergèrent vers Sybèle tandis que Fadamar sirotait tranquillement sa bière, l’air appréciateur. L’espionne s’en rendit compte sans s’en offusquer, mais prit tout de même la parole.
-    Quelle chute effrayante, Fabuleux ! Elle ne fait que rehausser la beauté de tes vers – improvisés, qui plus est ! Maintenant, je m’adresse à tous : je ferai mon possible pour m’intégrer – mais je ne modifierai pas ma personnalité pour vos beaux yeux, même si ceux de la demoiselle sont vraiment ravissants !
Therk secoua la tête, absolument pas assombri.
-    Bah, une jolie femme de plus dans notre groupe ne peut guère nous desservir ! »
Sybèle le remercia d’un hochement de tête et la conversation reprit sur des bases plus saines entre les futurs compagnons de route – même Fadamar y alla de sa pique à l’égard de Cytise, décidément à la fête. Finalement, Therk se leva, annonça qu’il allait réclamer son dû au nouveau roi et partit dans la nuit tombante, rappelant à chacun de préparer ses affaires. Ils partiraient demain, dès l’aube.

    Après son départ, Fadamar déclara qu’il devait d’aller faire des achats et Cytise lui demanda si elle pouvait l’accompagner, ayant elle aussi besoin de faire un tour dans son laboratoire. Ils sortirent de l’auberge ensemble, laissant Arandir seul avec Sybèle – plus pour la surveiller que par solidarité.
    Comme toujours, l’alchimiste ne parvenait pas à tenir la cadence de l’assassin dans les rues encombrées. Elle n’avait pas cette déconcertante facilité à se glisser entre les habitants ou à repérer les ruelles formant le chemin le plus rapide. Cependant, Fadamar fit preuve de plus de patience que la dernière fois, et évita d’afficher un air exaspéré. Une bonne heure et demie de marche plus tard, ils pénétraient dans la boutique de Nathan.
« Bien le bonsoir, Fadamar ! Comment va ?
Cytise sursauta lorsque l’herboriste défiguré apparut dans la semi-obscurité du lieu, ce qui n’échappa pas à celui-ci.
-    Très mignonne,  celle qui t’accompagne. Tu me la présentes ?
-    Elle s’appelle Cytise.
-    Plaisant prénom. Mais elle est un peu jeune pour toi, non ?
Fadamar ne répondit pas, examinant attentivement les étagères, comme à son habitude. Cytise ne releva pas plus, les yeux émerveillés à la vue de tant d’herbes, de fruits, d’onguents bizarres et multicolores. Elle s’approcha d’un coin de la salle où poussaient quelques arbustes rabougris aux formes menaçantes sous le regard vigilant de Nathan – certains étaient délétères. Finalement, l’assassin reprit la parole.
-    Je vais te prendre un peu de tout, cette fois-ci. Nous partons pour un moment.
-    Je vois. »
Nathan enfourna tout un tas de produits différents dans un sac, expliquant au passage à Fadamar leur usage pour ceux que celui-ci ne connaissait pas, puis l’assassin paya et, saluant l’herboriste, sortit de l’échoppe. Cytise lui emboîta vivement le pas, sous le regard mi-amusé, mi-mélancolique de Nathan.
    Puis tous deux se rendirent au bâtiment où Cytise dissimulait ses instruments et ingrédients d’alchimie. Une fois arrivée à l’enseigne rosâtre, la jeune femme se faufila parmi les ruines obscures, se cognant au passage, puis finalement atteignit son laboratoire et sortit sa ‘liqueur de lumière’ pour éclairer les lieux. Sans hésiter, elle s’empara de certaines poudres et fioles pour préparer des potions qui leur seraient indispensables : comme ils ne disposaient que d’un seul magicien et qu’ils allaient traquer un invocateur, il allait falloir que les quatre autres membres du groupe puissent se prémunir contre la magie. Pour cela, elle avait tout le nécessaire. Elle sursauta lorsqu’elle entendit une voix s’élever juste dans son dos.
« Impressionnant.
De surprise, elle lâcha le flacon qu’elle tenait. L’assassin le rattrapa en plein vol et le remit dans les mains tremblantes de Cytise. De peur, puis de colère.
-    Qui t’a permis de me suivre !
-    Personne ne me l’a interdit. Mais peut-être t’attendais-tu à ce que l’étroitesse du chemin d’accès me rebute ? 
Cytise n’ajouta rien, vexée. Effectivement, elle ne se serait pas doutée qu’il pût passer là où, en dépit de sa petite taille et son corps fin, elle ne se faufilait que difficilement. Elle décida d’ignorer l’assassin pour concocter ses potions, se concentrant pour ne perdre aucune goutte. Une vingtaine de minutes plus tard, alors qu’elle avait presque terminé, Fadamar, aussi immobile que silencieux jusque là, reprit.
-    C’était de l’Arandir de la belle époque, tout à l’heure.
Toute à son affaire, Cytise fit machinalement.
-    Pardon ?
-    Son poème. Début et fin d’un cycle. »
L’alchimiste attendit d’en avoir fini, puis se retourna vers l’assassin pour lui demander ce qu’il entendait par là. Evidemment, il avait disparu. Cytise soupira, devinant qu’il ne l’attendait pas plus à la sortie que la dernière fois. Elle se trompait : il était là, adossé à un mur, jouant avec sa pièce. Mais elle n’eut pas le temps de le questionner.
    Dès qu’il la remarqua, il partit en direction de la Hache brisée.

* * *

    Ce fut dans une vaste maison de campagne que le Roi retrouva tard dans la nuit ses quelques acolytes restants, ainsi que plusieurs agents. L’atmosphère semblait bien moins pesante que lorsqu’ils se réunissaient dans le sordide bâtiment situé dans le quartier ouest de la capitale. Là, à quelques lieues seulement, l’air paraissait moins vicié. Une douce brise faisait tressaillir les capuchons des hommes, par ailleurs aussi immobiles que des statues.
    Seuls deux nobles étaient attablés avec le Roi suite aux récents événements. Kjeld V’Fohs, désormais aveugle, n’avait pas fait le déplacement – cela aurait éveillé trop de soupçons et le Roi ne pouvait se permettre de perdre d’autres hommes après l’assaut donné par la Garde sombre.
« Où en sommes-nous dans nos futures manœuvres ?
-    Nous avons déjà entamé les opérations de diversion, en-dehors de la ville. Des nouvelles devraient bientôt parvenir au château.
-    Cela ne suffira pas contre quelqu’un du calibre de Jari. D’ailleurs, qu’en est-il de l’assassin ? A-t-il survécu ?
Une voix féminine qui répondit.
-    Jari a tout mis en œuvre pour la soigner et il semble qu’il y soit parvenu avec l’aide d’un herboriste du nom de Nathan. Je suggère que nous capturions ce dernier pour en savoir plus.
-    C’est une bonne idée. Faites.
-    Bien, maître.
Le silence prit un instant le relais, puis le Roi conclut en s’adressant à l’ensemble de ses hommes.
-    Eh bien, nous avons désormais deux proies. Messires, messieurs, la chasse est ouverte. »
Les agents vidèrent les lieux, bientôt suivis des deux nobles. Le Roi se leva et s’accouda à une fenêtre pour contempler la pluie tomber. Quand il en aurait fini avec toutes les menaces, le soleil se lèverait et un arc-en-ciel éclairerait un royaume enfin purgé de ses scories.
    Son royaume.

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