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    Le soleil ne déchirait pas encore le voile de l’aube de ses rayons lorsque le petit groupe s’échappa des ténèbres de la capitale par le sud. De minces bandes de tissu jaunes, oranges et roses vêtaient la campagne et oscillaient paresseusement sous une brise fraîche, qui bientôt écarterait délicatement les rideaux pour permettre à une chaleur mordante de teindre le ciel d’un bleu uni. Pour l’heure, la gaze de mailles colorées laissait la rosée perler sur les brins d’herbe à sa guise sans les assécher, et lorsque Cytise avança sous le couvert des premiers arbres, la senteur de sève humide l’imprégnait tellement qu’elle l’imaginait étreindre son corps de ses bras mouillés. Parmi les frondaisons d’un vert vif, la lueur enveloppait chaque membre d’un halo doré, qui rayonnait alors et jetait un éclat bienvenu sur les buissons aux multiples yeux scintillants – grosses gouttes glissant le long des feuilles jusqu’à se cacher dans l’humus odorant.
    Cytise fermait les yeux pour savourer cet air nouveau et inconnu, bercée par le pas tranquille de sa monture. Elle frissonnait de temps en temps, quand le vent s’amusait à taquiner de ses chuchotis son cou pourtant dissimulé par ses cheveux lâchés, et s’emmitouflait alors un peu plus dans son manteau. Derrière elle, Sybèle souriait de son attitude de petite fille émerveillée par tout ce qui l’entoure, à mille lieux de cette farouche détermination qu’elle se plaisait tant à afficher. En-dehors de la ville, elle retrouvait l’insouciante jeunesse qu’elle n’avait jamais connue. Détournant son regard presqu’attendri, elle le posa sur le barde, sur sa droite. Conscient d’être observé, il tourna la tête vers elle et lui adressa un de ses sourires au naturel si incroyable, avant de se remettre à gonfler ses poumons et ses idées d’un oxygène salvateur – fruit vivifiant de la nature, dont la chute lorsque mûr inspire le poète. Ses yeux curieux ne cessaient d’aller et venir, et dans ce ballet incessant s’arrêtaient parfois pour se poser sur les deux silencieux fantômes qui chevauchaient en tête, côte à côte. Le raclement plaintif du fléau contre la selle faisait songer à celui d’un boulet au bout d’une chaîne, et peut-être Therk n’était-il qu’un revenant, lui dont les cicatrices ricanaient le long de sa peau fatiguée. Son regard, si éloigné du bois, semblait se promener dans un ailleurs inconsistant, un monde éthéré dont il connaîtrait déjà les sentiers que parcourent les morts. Il ignorait la présence de Fadamar, spectre vêtu de noir mais dénué de faux, qui accompagnait d’un grincement de chaîne les gémissements du fléau. Le tandem, muet et immobile, taisait tout son humain dans un fief dévolu à la nature et Cytise, lorsqu’elle ouvrit les yeux, ne crut apercevoir que formes immatérielles traverser la forêt sans effleurer de branche.
    Elles gagnèrent en consistance au fur et à mesure qu’avançait la matinée, fortifiées par les rayons brûlants du soleil. Les mercenaires sortirent finalement de la forêt et un horizon infini s’offrit à leurs yeux. Cytise se retourna sur sa selle pour apercevoir le gigantesque donjon de la Lumière de cendres dépasser la cime des arbres – son œil maternel braqué sur elle, qui ne s’était jamais éloignée de la capitale plus de quelques jours. Nulle mélancolie, nul regret. Rien ne lui avait été épargné dans ce lieu du vice, et le soleil radieux ne lui promettait qu’un avenir lumineux. Désireuse de laisser définitivement son passé derrière elle, Cytise rejoignit Therk et Fadamar en tête du groupe pour s’intéresser au leur.
     Fadamar et Therk plus encore avaient longtemps sillonné le royaume avant de s’établir dans la Cité des merveilles. Le territoire que tous les cinq s’apprêtaient à avaler ne devait avoir aucun secret pour eux. C’est ce dont elle s’enquit auprès de Therk, qui répondit en souriant.
« N’exagérons rien ! Effectivement, mon village d’enfance se trouve au sud – il s’appelle Boisdel, et je suppose que celui de Fadamar était dans le coin.
L’assassin acquiesça silencieusement.
-    Donc oui, je connais un peu le chemin qui nous attend. Cela dit, je n’y suis guère retourné depuis, ça me rappelait trop de mauvais souvenirs. Par exemple, c’est à l’extrême nord que j’ai rencontré notre ami barde. Bref, l’itinéraire est pour moi un peu vague. Je suppose que nous ne quitterons pas la grand-route jusqu’à Etabane, une grosse ville animée où transitent les marchands. Après, je crains fort que nous ne devions nous fier à  ta guide préférée.
Cytise haussa les épaules, fataliste. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’espérer que Sybèle se montrerait digne de confiance en dépit des apparences. Comme elle ne désirait pas aller plus en avant sur ce sujet, elle reprit.
-    Puisque nous n’avons rien à faire, si tu me racontais ton tout premier voyage, lorsque tu as suivi Lametrouble ? A moins qu’il ne préfère en parler lui-même ?
Elle adressa un regard facétieux à Fadamar. Therk jeta un coup d’œil à l’assassin puis, comme il restait de marbre, répondit.
-    Bof, je ne m’en souviens plus, ou si peu. Tu sais, il n’y a pas grand-chose à en dire. Nous errions ça et là, acceptant telle ou telle corvée pour subsister, tout en se dirigeant mine de rien vers la capitale. Lorsque nous avons quitté Boisdel, nous avons suivi la route jusqu’au prochain hameau, si petit que nous ne nous y sommes pas même arrêtés. Finalement, dans un village plus correct, nous avons trouvé du travail – nous aidions aux champs, surtout, autant que nos bras de gamin le pouvaient. Puis de la marche, d’autres villages, d’autres corvées de ce type, bref, une vie pas bien folichonne, loin de ce qu’un paysan naïf peut s’imaginer. L’aventure, je l’aurais bien évitée, à cette époque ! Trois ans que nous avons erré jusqu’à décrocher un boulot correct : gardes de caravane. Nous étions jeunes, mais comme on s’était entraîné sans arrêt depuis notre départ de Boisdel, on nous a acceptés. Mais on ne nous payait qu’une bouchée de pain. Bah, c’était toujours mieux que le reste ! Et, de fil en aiguille, quelques années après, nous sommes arrivés à la Lumière de cendres. Comme tu le vois, ce fut assez peu exaltant.
-    Espérons que ça le sera plus cette fois-ci !
Cytise cligna de l’œil, et aussitôt le regard de Therk se voila. Le poids des ans s’abattit sur lui. Ah, qu’il aurait voulu ressentir un tel enthousiasme, lui aussi ! Jadis, quand il était jeune, chaque contrat lui offrait d’éblouissantes perspectives, chaque voyage représentait une occasion formidable de faire de nouvelles découvertes. Aujourd’hui, la lassitude l’enlaçait au point de l’étouffer et il n’aspirait plus qu’à se reposer. Cette mission serait la dernière, et avec le pécule qu’il avait amassé pendant toutes ces années, il aurait de quoi vivre confortablement jusqu’à la fin de ses jours, sans doute à la campagne. Peut-être Cytise accepterait-elle de vivre sous le même toit, comme sa propre fille ? Quel bonheur il aurait de la marier ! Une mission, une seule… Rêveur, il entendit à peine la voix de Fadamar s’élever.
-    Cytise, j’ai quelque chose à te dire.
Intriguée, la jeune femme tourna la tête vers l’assassin, qui ne daigna pas la regarder. Sans attendre de réponse, il reprit.
-    Méfie-toi de Sybèle. Vraiment.
Cytise secoua fièrement la tête et ses cheveux dansèrent autour de son cou.
-    Je n’avais pas besoin d’un tel conseil. Je ne l’aime pas.
-    Il ne s’agit pas de la haïr, surtout pas. Ce serait une erreur. Méfie t’en juste.
Alors qu’elle allait répliquer, Therk, reprenant enfin contact avec la réalité, ajouta.
-    Ce que veut te dire Fadamar, c’est que la haine aveugle. Bon, ce n’est pas le cas là, mais ne laisse surtout pas tes sentiments aller jusque là. Il sera alors beaucoup plus facile à l’espionne de te manipuler.
-    Me… manipuler ?
Les yeux de l’alchimiste étincelèrent. Elle n’en revenait pas de se voir sermonner ainsi ! Comme si les manigances de Sybèle pouvaient la tromper. De la part de Therk, c’en était même grotesque. Lorsqu’elle le lui lança d’un ton railleur, l’assassin la fixa enfin de ses yeux noirs mais, pour une fois, l’impassibilité avait laissé la place à une colère froide.
-    J’ai passé vingt ans de ma vie avec Therk. Un ami que je ne laisserai pas insulter par quelqu’un qui ne sait rien de lui. Pour qui le prends-tu ? Un simple combattant, limité ? Tu n’as pas une once de son expérience, pas une once de sa sagesse, et ton impertinence est à l’image de ton orgueil mal placé – insupportable.
Il se tut un moment, laissant Cytise pétrifiée, la tête basse, puis il reprit d’une plus neutre.
-    D’ailleurs, vois-tu ? Même absente, l’espionne sème la dissension parmi nous. Alors prends garde, jeune demoiselle. Et acquiers un peu d’humilité. »
Après avoir assené ces paroles, l’assassin détourna les yeux et les promena de nouveau sur le paysage. Il n’attendait aucune réponse et, de toute façon, Cytise n’en pouvait pas donner. Ebranlée par la longue tirade de Lametrouble, elle fixa le sol, honteuse de son attitude – une fois de plus. Elle savait que tous deux disaient vrai, que Sybèle risquait de disloquer le groupe si un seul d’entre les mercenaires manquait de prudence. Cytise prit la ferme résolution de ne pas être celui-là.
    Plus encore, elle se rendait enfin compte que le lien d’amitié unissant Fadamar et Therk n’était pas qu’une chimère inventée par ce dernier. L’assassin estimait le guerrier plus qu’elle ne le soupçonnait, beaucoup plus qu’il n’avait bien voulu le laisser apparaître jusque là. Peut-être que cette expédition hors de la capitale ravivait des souvenirs communs, que les vieux réflexes resurgissaient au grand jour ? Elle réprima un sourire.
    Ce voyage promettait bien des surprises.

* * *


    Quand N’Mephe entra dans le petit bâtiment de la ruelle du Noble Cœur, elle trouva Markvart K’Thraus penché sur une carte de la Cité des Merveilles, le doigt parcourant avec attention les rues indiquées et les lieux explorés par la Garde sombre. Elle s’approcha silencieusement de lui et attendit qu’il se détache de son examen. Ce ne fut guère long. Poussant un soupir, il se leva pour l’embrasser, avant de parler.
« Des nouvelles ?
-    Pas plus que d’habitude. Nous n’avons toujours pas trouvé la moindre trace de la secte, pas d’individu au front orné d’une cicatrice. Rien à l’est.
-    Je vois.
K’Thraus se repencha sur la carte. Tous les quartiers pauvres avaient été passés au peigne fin sans que nul indice ne soit trouvé. La secte semblait s’être tout simplement évaporée. A moins…
-    Et qu’en est-il du quartier nord ?
-    Tu veux vraiment que le roi se mette toute la noblesse de la ville à dos ? Pas sûr que ce soit le bon moment.
-    Reste que ça ne m’étonnerait pas que la secte comprenne dans ses rangs du gratin de là-bas.
Il se tut. Malgré le caractère plus que probable de ses propos, il savait qu’il était encore trop tôt pour que le nouveau roi envoie la Garde sombre fouiner dans les demeures opulentes du quartier noble. N’Mephe reprit.
-    Pas de nouvelles de la capitale, non. En revanche, pas mal de messages nous sont parvenus des territoires qui l’entourent. Il semblerait que plusieurs bourgades aient été rasées par des hommes en noir et, bien évidemment…
-    Au front à la cicatrice. Je ne m’attendais pas vraiment à ça. Où veulent-ils en venir ?
-    C’est ton boulot d’y penser, Markvart. C’est toi la tête, désormais.
Le capitaine adressa un sourire à son adjointe.
-    Cela te taraude encore, n’est-ce pas ?
-    Comment ne le ferait-ce pas ?
K’Thraus s’approcha d’elle et, tout en caressant ses cheveux, la rassura pour la énième fois.
-    Contrairement à ce que tu penses, tu n’y es pas pour grand-chose. Le premier homme que tu as perdu, c’est l’Arme de chair qui l’a tué. Or, c’est un monstre. Je suis bien placé pour le savoir. Quant au deuxième, eh bien, ce n’est pas de ta faute si on t’a affecté un magicien peu doué. Crois-moi, amour, tu t’es bien acquittée de ta tâche.
Il l’enlaça brièvement, puis se dégagea. Il se retourna, souleva une pile de feuilles, en sortit une autre et, la feuilletant, parvint à ce qu’il cherchait.
-    Passons à l’autre problème, maintenant. L’Invocation, ou ce qui s’en rapproche. J’ai observé le profil de cette espionne que tu as envoyée, Sybèle. Je l’ai trouvé bien lacunaire. Tu t’en sers depuis combien de temps ?
-    Oh, je ne sais pas, plusieurs mois. Elle a proposé elle-même ses services la première fois, et elle s’est toujours montrée efficace. Je n’ai rien eu à lui reprocher.
-    Plusieurs mois… C’est trop peu, pour une mission de cette importance.
K’Thraus aperçut son aimée baisser presqu’imperceptiblement la tête, sans doute honteuse de sa possible erreur d’appréciation. Décidément, ce bref passage à la tête de la Garde sombre lui avait fait perdre une bonne partie de sa confiance en elle. Ce qu’il allait lui demander lui déchirait le cœur, mais ce serait peut-être une façon efficace de lui faire redresser la tête.
-    Ecoute-moi, Signe. Tu ne vas pas aimer du tout ce que je vais te dire, et moi non plus, mais tu es la seule personne en qui je peux avoir une confiance totale.
Elle releva la tête.
-    Je t’écoute.
-    Je veux que tu suives à distance les mercenaires. Ce n’est pas d’eux que je me méfie – ils m’ont fait bonne impression – mais de l’espionne. Et cette affaire est trop grave pour courir le moindre risque.
-    Tu te débarrasses de moi ?
Le capitaine secoua la tête, attristé qu’elle doute ainsi de lui. Comprenant sa réaction, Signe s’en voulut de s’être laissée aller à exprimer une telle animosité.
-    Désolée.
-    Ce n’est pas grave, je comprends ton ressentiment. Crois-moi, ce sera un déchirement pour moi de te laisser partir, et je suis sûr que ton voyage sera plus agréable que mon séjour ici, à enquêter dans ce nœud de cobras. »
Un silence plana, puis tous deux s’embrassèrent et churent sur le sol dur sans cesser de s’enlacer. Signe eut le temps de chuchoter que le roi tenait à ce que K’Thraus le tienne au courant du moindre avancement des recherches, avant que les mots ne deviennent superflus pour exprimer leurs adieux.

* * *

    Les mercenaires firent une halte lorsque le soleil arriva à son zénith. Ils s’arrêtèrent dès qu’ils trouvèrent un coin d’ombre et c’est le couvert d’un bosquet qui le leur prodigua. Therk mit pied à terre, ordonna à chacun d’attacher sa monture et de relâcher la sangle des selles, puis il s’assit à même la terre sèche. Tous l’imitèrent et, finalement, ils se retrouvèrent tous à vaquer à leurs activités respectives : Therk sortit d’une bourse rebondie plusieurs pièces étincelantes qu’il se mit à compter, Arandir prit du papier et un crayon pour composer, Fadamar aiguisa sa lame, Cytise vérifia le rangement et l’agencement de ses potions. Quant à Sybèle, elle prépara la nourriture – morceaux de viande et fruits.
    Finalement, ils déjeunèrent ensemble, en cercle et en silence, jusqu’à ce que Cytise s’enquière de la façon dont ils allaient trouver l’invocateur – question essentielle s’il en était. Ce fut l’espionne qui répondit.
« Pour l’instant, nous – la Garde sombre, en fait – n’avons aucune idée de l’endroit exact où il est. Théoriquement, des agents nous précèdent et devraient se relayer pour nous tenir au courant. De plus, dans les villes où nous allons se trouveront sûrement certains devins qui seront ravis d’aider le roi. Mais nous aurons à parcourir pas mal de kilomètres avant de déceler les premiers signes de la présence du magicien.
-    En somme, nous avançons en aveugle ?
-    Pendant un certain temps, oui. Mais vaguement en direction de notre proie, tout de même.
Cytise hocha la tête, puis reprit.
-    Et qu’en est-il de ta mission ?
-    Les mêmes agents dont je t’ai parlé tiendront la Garde sombre au courant de vos agissements. Mais je ne me contenterai pas de vous espionner, je suis aussi là pour vous aider, bien sûr.
-    Oh. »
Sybèle sourit du scepticisme affiché de l’alchimiste sans pour autant le relever. La jeune mercenaire ne s’était pas montrée aussi hostile qu’elle l’avait pu précédemment – et avec raison. Peut-être ce terreau serait-il moins fertile qu’elle ne l’avait escompté, ou du moins peut-être faudrait-il avant tout l’humidifier de jalousie. Elle tourna les yeux vers Lametrouble et se rendit compte qu’il l’observait impassiblement. Il allait lui falloir éprouver la résistance de celui-ci.

    Une fois le repas terminé, Therk annonça une demi-heure de repos avant le départ et s’allongea pour dormir un peu, imité bientôt par Fadamar. Cytise n’en crut pas ses yeux lorsqu’elle vit Sybèle s’allonger à côté de lui sans qu’aucune protestation ne s’élève ; mais elle ne pipa mot et suivit Arandir se dégourdir les jambes. Ils marchèrent en silence pendant plusieurs minutes dans la plaine, jusqu’à ce qu’Arandir, amusé par le trépignement de la jeune femme, ne prenne la parole.
« Ma Cytise, dis-moi
Ce qui ne te plaît pas.
Soulagée que le barde lui pose la question, l’alchimiste répondit.
-    Toute cette histoire. Cette idée de poursuivre quelqu’un dont nous ignorons l’emplacement, et puis de dépendre d’une espionne antipathique, qui s’amuse follement à nos dépens. Ce serait quand même plus simple si nous étions restés tous les trois, non ?
-    Vraiment, seulement trois
Pour traquer notre proie ?
Cytise jeta un regard en biais et lut sur le visage de son ami une malice insupportable. Pourtant, le mince sourire qu’elle afficha l’emporta sur son agacement. Elle nia toutefois.
-    Encore et toujours des insinuations infondées ! Tu devrais te renouveler, sinon le Fabuleux redeviendra l’Affabulateur, tu sais. »
Arandir n’ajouta rien. Ils terminèrent leur promenade sans un mot de plus, plongés dans des pensées bien différentes. Lorsqu’ils regagnèrent le bosquet, Sybèle, Fadamar et Therk avaient déjà mis le pied à l’étrier.
    Quelques minutes plus tard, les mercenaires reprenaient la route.

* * *

    Markvart K’Thraus n’eut pas besoin d’aller jusqu’au château pour rencontrer le roi. Jari B’Rauts avaient en effet élu domicile dans l’Emeraude, cette demeure tout de pierres précieuses et de cristal située dans le quartier noble et réservée au seul monarque. Le Garde sombre qui en interdisait l’accès le salua et permit à K’Thraus de s’introduire dans le bâtiment. Il demanda aux serviteurs muets qui s’y trouvaient de prévenir leur maître de son arrivée et attendit patiemment dans l’entrée, jusqu’à ce qu’on lui fasse signe de gagner le bureau.
    Le roi, installé dans un confortable fauteuil, lisait attentivement un ouvrage quelconque, mais à l’entrée de K’Thraus, il releva la tête immédiatement pour l’interroger silencieusement. Le capitaine le salua, puis commença son rapport.
« Votre majesté, la secte semble avoir quitté la capitale pour ses environs, ce qui semble confirmé par les messages que nous avons reçus : elle s’est mise à incendier des villages et à passer leurs habitants au fil de l’épée. La Destruction a également été repérée. Je suppose qu’il s’agit d’une opération de diversion, mais j’ignore pour l’instant ce qu’elle a en tête.
-    ‘Elle’ ?
-    Veuillez m’excuser de mes approximations. Vos suppositions ont été confirmées : le supposé cadavre du Roi, que nous avons déterré, n’était effectivement qu’une marionnette de chair. La secte semble donc bel et bien, comme l’avaient laissé entendre les recherches du vice-capitaine N’Mephe, dirigée par l’ancien Roi.
Jari se leva et alla ranger son livre dans la bibliothèque, appuyée contre un mur qui, à l’image de tous ceux de la demeure, luisait et brillait de cette intense couleur verte caractéristique de l’émeraude. Puis il sortit du bureau et, demandant à K’Thraus de le suivre, monta au troisième étage. Là, il s’approcha d’une fenêtre d’où se pouvait contempler un bout de verdure.
-    Vois-tu, Markvart, je ne comprenais pas ce qui avait pu pousser cet homme à des machinations si bizarres alors qu’il possédait tout ce royaume pour lui. Imagine : tu es le maître incontesté d’un territoire immense, des millions de personnes te sont soumises, des myriades de serviteurs accomplissent le moindre de tes désirs, les nobles s’agenouillent devant toi… N’est-ce pas ce dont tout homme pourrait rêver ?
-    Non, votre majesté. Mais je vois ce que vous voulez dire.
Jari lui jeta un coup d’œil, comme pour jauger de la véracité de ses dires, puis il haussa les épaules.
-    Tu as bien de la chance. En tout cas, moi, j’en ai rêvé.
Il se retourna vers l’horizon. K’Thraus remarqua son corps courbé : le roi n’avait toujours pas récupéré de la blessure que lui avait causée l’Arme de chair, mais celle-ci semblait désormais avoir laissé une marque plus profonde encore que la simple blessure physique. Auparavant moqueur et provocateur, Jari se révélait désormais mélancolique. K’Thraus  se mettait à apprécier cet homme, bien plus que les deux rois précédents, si bouffis d’orgueil qu’ils en devenaient inhumains. Il demeura de cire jusqu’à ce que, plusieurs minutes plus tard, Jari achève sa contemplation et se retourne vers lui pour le fixer.
-    Maintenant, je comprends cet homme. Le pouvoir, ce n’est qu’une vaste amphore pleine de vide. L’eau en est absente.
Puis il alla s’asseoir dans un canapé, faisant signe au capitaine de prendre ses aises, avant de reprendre.
-    Cela n’empêche pas que nous devons lui régler son compte, et cette tâche est la tienne. Pour le moment, c’est lui le principal danger. Je veux que tu concentres toutes tes forces à la rechercher et à l’éradiquer.
-    Ce sera fait, votre majesté.
-    Parfait.
Comme le roi ne semblait rien vouloir ajouter, K’Thraus parla de nouveau.
-    Puis-je me permettre de faire à votre majesté quelques remarques et suggestions ?
-    Je t’écoute.
-    Elles sont de deux ordres. D’une part, concernant le problème de l’Invocation : j’ai envoyé le vice-capitaine N’Mephe surveiller de loin les mercenaires ; au cas où le risque serait vraiment important, elle devrait être capable d’en venir à bout sans problème.
-    Tu as bien fait. Quoi d’autre ?
-    Je suggèrerais à votre majesté de ne pas sous-estimer les grands du royaume toujours survivants. Je pense en particulier à messire L’Gellaus, qui s’est retiré depuis déjà un bon moment dans son domaine.
Jari hocha la tête, appréciant la capacité de K’Thraus à gérer de multiples problèmes en même temps, sans en occulter un seul. Le nommer garde du corps avait été une injure à ses compétences de commandement. Toutefois, Jari avait déjà pensé à cela, comme il l’annonça à K’Thraus.
-    J’ai déjà envoyé quelques hommes pour déterminer ce que manigance Halvor. En revanche, je voudrais que tu envoies un Garde sombre au Dard de l’abeille, afin de prier Mederick de revenir à la capitale ; il en sera honoré. Et son soutien me sera précieux.
-    Bien, votre majesté. Je n’ai rien à ajouter. »
Sur un signe du roi, K’Thraus prit congé et sortit de la bâtisse, satisfait de l’entretien. Les ordres étaient clairs, même si leur exécution s’annonçait difficile à cause des effectifs restreints de la Garde sombre. Dénicher le Roi avec peu ou prou trente hommes n’allait pas être une sinécure. Mais il y parviendrait.
    Lorsqu’il fut de retour dans ce qui lui servait de quartier général, Signe était déjà partie.

     Elle chevauchait déjà à la suite des mercenaires accompagnée d’Osbern, celui qui avait depuis toujours été son homme de confiance. Tous deux montés sur des coursiers à la robe noire, ils avançaient en silence, sans se presser. Signe comptait suivre le petit groupe à distance, meilleur moyen pour ne pas se faire repérer, d’autant plus que les mercenaires ne comprenaient pas de devin dans leurs rangs. Pour le moment, ceux-ci avaient une demi-journée d’avance, c’est-à-dire un temps dérisoire compte tenu de la longueur du périple à venir.
    Signe et Osbern avaient tous deux revêtu leur uniforme de Garde sombre, on ne peut plus dissuasif pour les douzaines de bandes de brigands qui peuplaient cette campagne. S’en prendre à un agent du roi revenait à signer son arrêt de mort, et la plupart du temps les agents en question se débarrassaient eux-mêmes des téméraires qui commettaient l’erreur de les agresser. En fait, si Signe avait demandé à Osbern de l’accompagner, c’était plus pour éviter une solitude trop pesante que parce qu’elle avait véritablement besoin de son aide. Elle avait suffisamment confiance en ses capacités martiales, et si elle avait affaire à quelque magie, alors l’homme austère ne pourrait rien faire de plus qu’elle.
    Cette pensée en entraîna une autre. Markvart lui avait raconté son formidable duel contre l’Arme de chair, l’assassin qui dansait sur les énergies argentées comme s’il s’agissait de terre ferme. Elle se souvint de la piste de magie et de sang que ses hommes avaient suivie lorsque le même assassin était parvenu à s’échapper de l’étau de Gardes sombres qu’elle avait mis en place autour de la taverne de la Hache brisée. Puis elle se rappela la brève confrontation avec les deux mercenaires, le guerrier et le barde : elle avait lancé une dague, contrée, et quelque chose la tracassait. Elle avait le sentiment confus qu’il existait un lien entre cette rencontre et l’assassin. Lorsque le barde avait dévié l’arme, n’y avait-il pas eu une espèce d’éclat argenté, très rapide, diffus, mais bien présent ? Ou peut-être avait-elle seulement rêvé ?
     Après tout, comment croire encore en un instinct qui l’avait si facilement abandonnée lorsque Markvart l’avait nommée à la tête de la Garde sombre ?

* * *

    Les mercenaires avançaient groupés dans la grand-rue du village. En silence, ils observaient les décombres encore fumants, les masures à moitié effondrées, les champs calcinés, le sol creusé et noirci. L’enseigne d’une échoppe d’artisan se balançait en grinçant, encore miraculeusement fixée à un côté de la boutique. Le visage dissimulé par un morceau de tissu, ils contemplaient le charnier, les cadavres aux membres arrachés ou désarticulés, les corps décapités, brûlés, profanés. La fumée se mêlait à l’odeur de la mort pour venir transpercer la protection et agresser les narines plissées des mercenaires, qui continuaient cependant leur marche. Bientôt, ils arrivèrent à la place du village, où trônait un puits obstrué par des déchets humains, et par les rares ouvertures ne se percevait qu’une eau rougie du sang des habitants. Cytise sentait son cœur sur le point de défaillir, mais elle refusait de céder à l’atrocité des événements et contenait tant bien que mal sa nausée.
    Enfin, Therk mit pied à terre et s’approcha du cadavre presque intact d’une femme, qu’il examina consciencieusement. Elle avait dû être vraiment belle, peut-être la fleur et la fierté du village tout entier. Désormais, elle n’était plus qu’une anonyme que tout le monde oublierait. Sur le corps mou et froid, Therk ne remarqua aucune trace de viol, ce qui était assez peu commun lors de razzias opérées par des brigands. Peut-être n’en avaient-ils pas eu le temps, poursuivis par des soldats, des mercenaires, ou une autre bande ? Cela restait étonnant, d’autant plus qu’il n’avait pas vu de cadavres autres que ceux des villageois. Les bandits auraient pu revenir pour les emporter ou les dissimuler, mais…
« Therk. »
Il leva la tête vers Fadamar, puis regarda dans la direction que celui-ci lui indiquait. Loin à l’horizon, de minces filets de fumée montaient à l’assaut du ciel, trop obscurs pour être naturels. Il hocha la tête sombrement : les agresseurs recommençaient, et sur la route qu’ils devaient emprunter pour atteindre Etabane. Il allait falloir prendre une décision, mais pas ici, pas dans ce village en ruines.
    Therk remonta en selle, et les mercenaires quittèrent le lieu sinistre sans un mot de plus.

    Quelques heures plus tard, alors que le soleil gagnait sa retraite nocturne, ils s’arrêtèrent lorsqu’ils eurent trouvé un endroit adéquat, à savoir une clairière dissimulée par un rideau d’arbres et située à l’abri des regards d’éventuels voyageurs. Therk, qui s’était imposé naturellement comme le chef de l’expédition, défendit d’allumer un feu : les assaillants du village rôdaient sans doute encore dans les parages et il était inutile de tenter le diable, d’autant plus que la nuit ne s’annonçait ni froide, ni venteuse. Personne ne protesta, trop conscient de la justesse de cet argument.
    Le premier véritable repas de la compagnie se déroula donc dans la pénombre, où seules se détachaient les silhouettes des mercenaires, toutes aisément reconnaissables. Dans un tel contexte, les conversations n’étaient que chuchotis, les rires soupirs, et les murmures inaudibles. Même la petite forêt demeurait silencieuse, nullement animée par une quelconque vie nocturne, ce qui rendait l’atmosphère feutrée, agréable. Cytise se laissait bercer par les sons diffus, les paupières à demi fermées, le corps nonchalamment appuyé contre un tronc d’arbre moussu. Quand Therk prit la parole pour s’adresser à tous, elle eut l’impression d’émerger d’un rêve.
« Bon, réunion. Il faut savoir ce que nous allons faire demain.
Tous se turent et se redressèrent, attendant la suite.
-    Comme vous avez tous pu le constater, il se trame quelque chose dans le coin. Ce n’est pas tous les jours que l’on trouve des villages calcinés aussi près de la capitale, et le problème, c’est que la piste de cendres semble continuer. M’étonnerait pas que les prochains hameaux que nous devrons traverser soient dans un sale état à notre arrivée. Si tel est le cas, va falloir économiser nos vivres jusqu'à ce qu’on soit sorti de la zone sinistrée. Des remarques ?
-    C’est du bon sens.
Therk remercia Sybèle d’un hochement de tête, puis reprit.
-    Il nous reste donc à déterminer l’itinéraire que nous allons désormais suivre. On a deux choix : soit on fait un détour pour suivre un autre chemin, et du coup éviter de nous retrouver mêlés à cette affaire, quelle qu’elle soit.
Une nouvelle fois, l’espionne intervint.
-    C’est hors de question. Le temps presse, et je doute que les petites frappes qui ont dû faire le coup représentent un danger aussi important que le magicien manipulant l’Invocation, qui menace – je vous le rappelle quand même – le royaume tout entier. Et puis, nous saurons nous défendre au cas où, non ?
A ces mots, Lametrouble esquissa un rictus indéfinissable, qui n’échappa pas à Cytise – et lui fit plaisir. De toute évidence, l’assassin ne partageait pas les certitudes de Sybèle ; plus encore, il y avait quelque chose d’étrange dans ces propos. Après tout, l’espionne n’avait jamais voyagé ni accompli la moindre mission avec eux. Or, seul quelqu’un qui aurait suffisamment connu les mercenaires aurait pu faire preuve d’une telle confiance. Elle semblait donc s’être remarquablement informée sur eux, ce qui n’était pas bon signe. Cytise jeta un regard à l’assassin qui, imperturbable, le lui rendit, avant que la jeune femme ne se rende compte qu’Arandir était venu se glisser à ses côtés et lui murmurait de venir avec lui quand Therk en aurait fini. Justement, le vétéran poursuivit.
-    Donc, la deuxième possibilité est de continuer selon l’itinéraire que nous avions prévu, sans nous préoccuper de ceux qui ont commis les exactions. Forts comme nous sommes, nous n’avons aucune raison d’avoir peur d’une vulgaire bande de brigands qui aurait pillé moult villages, n’est-ce pas ?
Insensible à la raillerie, Sybèle acquiesça. Therk resta un moment songeur puis, alors qu’il allait reprendre, fut coupé par Fadamar.
-    Allons-nous encore longtemps parler pour ne rien dire ? Le choix est fait : nous allons tout droit. Point final. »
Cytise allait répliquer, indignée par l’unilatéralité de la décision prise, mais un long doigt fin vint se poser sur ses lèvres pour la faire taire. Intriguée, elle se tourna vers Arandir, qui s’éloigna du groupe. La réunion terminée, elle le suivit. Ils marchèrent en silence pendant plusieurs minutes, jusqu’à ce que la jeune femme s’impatiente et demande au barde la raison de cette mise à l’écart. En retour, elle n’eut droit, comme souvent, qu’à une poignée de vers sibyllins.
« C’est l’encapuchonné.
Et si nous prenons l’air,
C’est parce qu’il requiert
Un peu d’intimité.
-    Avec Therk ? »
Arandir ne répondit pas, se contentant de lui lancer un sourire contrit. Ils s’assirent côte à côte sur un tronc renversé et attendirent. Lorsque Cytise réclama au barde un poème, il secoua la tête, affirmant qu’il n’avait pas la tête à cela ce soir-là. La jeune femme s’agaça au passage de la compassion qui semblait imprégner les mots de son ami, ne comprenant pas ce qui la lui valait, et quand elle s’en enquit auprès de lui, il lui murmura d’attendre encore un peu : elle comprendrait bien assez tôt.
    Enfin, Therk surgit de l’ombre en grommelant, seul. Il s’approcha des deux amis et vint s’asseoir à côté de Cytise, qui fixa le lieu d’où il venait en attendant les autres membres du groupe. Comme nul n’arrivait, elle adressa un regard interrogateur au vétéran, qui haussa les épaules sans trop la regarder. Alors, elle comprit que Sybèle et Fadamar ne les rejoindraient pas, bien trop occupés. Elle se mordit les lèvres sans mot dire, et se laissa faire lorsque Therk passa un bras derrière son dos pour l’attirer à lui. Elle se blottit contre le corps paternel et ferma des yeux déjà vides. Quelques minutes plus tard, elle s’endormait, les traits tendus malgré le sommeil. Therk la souleva pour l’installer sur un tapis de mousse, puis Arandir et lui-même s’allongèrent à leur tour, le regard perdu dans les frondaisons obscures.
« Il faudrait lui parler,
Lui montrer l’intérêt.
Therk soupira longuement.
-    Elle ne le verrait pas. Ou plutôt, elle refuserait de le voir ou de le comprendre. En plus, elle risquerait d’éventer par inadvertance la combine. Elle est jeune.
-    Justement, songes-tu
Que Cytise est fragile ?
Tu tapes dans le mille :
Tu rates, tu la tues.
-    Elle est jeune, mais déjà forte. Cela dit, tu n’as pas tort. Mais tu oublies une chose : je ne suis pas seul. Tu es présent aussi, et elle aura besoin de toi. Pour tout. »
Arandir comprenait bien les implications de ces quelques mots et il n’ajouta rien. Therk, lui, s’autorisa un dernier soupir de lassitude puis, tout en caressant les cheveux de la petite Cytise, se mit à penser pour la énième fois qu’il était trop vieux pour organiser ce genre de stratagèmes, pour imposer à ses amis de tels sacrifices et souffrances. Oui, ce serait bel et bien sa dernière mission.
    Au fond de lui, il le craignait vraiment.

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