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Scène 1
Signe N’Mephe, Osbern
La scène se déroule dans une masure relativement dévastée : un mur est effondré, le toit ne subsiste plus que par morceaux. L’intérieur est du même acabit, comme si une fouille ou un combat s’était déroulé : meubles renversés, morceaux de verre, traces de sang sur le sol de terre battue… En revanche, la cheminée est en bon état, et un feu ronfle dans son foyer. Signe et Osbern sont assis par terre et fixent le feu.

Signe
Le temps passe, les jours défilent, nous parcourons des lieues et des lieues, et pourtant j’ai l’impression de faire du sur-place. Ah oui, nous en avons chassés, des assassins au front ensanglanté de soleil, nous en avons occis ! Mais ils pullulent encore et toujours, et chaque jour une nouvelle fumée noire s’élève à l’horizon, de nouveaux cris raisonnent. Il faut se lever à nouveau, marcher dans la poussière, approcher discrètement et souiller à nouveau nos lames. Oh, la mienne rouille à force de taillader des corps mous et impuissants, et mon âme avec elle, lasse – terrible lassitude du soldat de devoir ! J’ignore pour quoi je me bats encore, j’ignore pourquoi je tranche des membres sans discontinuer… Le devoir, donc ? Est-ce la raison de ce carnage ?

Osbern
Le devoir est certes un stimulant puissant, mais il est bien insuffisant à faire couler sans cesse le sang.

Signe
Si ce n’est le devoir, quelle en est donc la cause ? Je me bats pour anéantir une secte qui souhaite mettre à bas le royaume que je sers, qui m’a confié de telles responsabilités – et m’a accordé une telle confiance ! Comment pourrais-je aller à son encontre ? Il m’ordonne et j’obéis, et cela est juste.

Osbern
Est-ce vraiment le royaume qui t’a confié cette quête ?

Signe
Ô cruel ! Nous savons bien que non. Cette mission, je l’ai décidée moi-même. Je me suis détournée du chemin que me montrait le bras ferme de Markvart – non, on m’en a détourné, ces hommes railleurs aux arbalètes assassines ! Sans chevaux, quelle option nous restait-il ? Comment aurions-nous pu poursuivre les mercenaires, montés et rapides ?

Osbern
En trouvant d’autres destriers.

Signe
Est-ce une accusation ?

Osbern

C’est une faillite.

Signe
Une de plus à ajouter à mon œuvre. Est-donc ainsi que je dilapide la confiance du royaume, de Markvart ? Mais m’ont-ils vraiment fait confiance ? Ils m’ont envoyée loin de la capitale, pour ne plus traîner dans leurs pattes. Ils se sont débarrassés de moi d’un geste de la main, d’un bras tendu et de quelques mots, qui sonnaient comme un ‘va voir là-bas si nous y sommes, guerrière incompétente’ ! Et si personne n’a confiance en moi, alors comme pourrais-je l’avoir ?

Osbern
Et cependant, tu crois en toi. Tes actes le prouvent.

Signe
Que t’ai-je donc emmenée avec moi, conscience ! Tu as raison. Au fond de moi, je crois n’avoir pas failli. Je crois les mercenaires suffisamment adroits pour se dépêtrer de l’espionne trouble. Les suivre pour s’en assurer ? Une perte de temps. Quel risque couraient-ils ? Non, plutôt que de s’en prendre à l’agent, mieux valait rechercher son commanditaire éventuel, remonter à la source. Et c’est ce que nous tentons de faire depuis plus d’une semaine : traquer les ensoleillés en espérant que l’un ou l’autre nous mènerait directement à leur chef – au Roi.

Osbern

Et nous abandonnons le devoir en chemin…

Signe
Et comment le tenir ? Oh, Markvart, quel est ton secret ? Je voudrais savoir comment tu fais pour ne jamais désobéir aux ordres donnés, quelle que soit leur provenance. Ne te poses-tu donc jamais de question ? Jadis tu servais le Roi, hier tu tombais aux côtés de K’Rhasco, aujourd’hui tu te soumets à B’Rauts. Est-ce donc cela, le devoir ? Servir le monarque quel qu’il soit, sans se soucier de ses sentiments à son égard, sans se soucier des atrocités éventuelles à commettre en son nom ? C’est un carcan qui nous expose à la raillerie – oh, les chiens fidèles (chiens galeux !), les agneaux serviles ! Quant à moi, je ne peux faire abstraction de tout et assumer des actes qui me répugnent. Je ne peux qu’accomplir ce qui me semble juste.

Osbern
Orgueil que tout cela ! Quel bon juge es-tu, toi qui abats sans sourciller des hommes qui œuvrent pour le royaume – pour un royaume différent, certes, mais le royaume tout de même ? Une faction est-elle plus légitime que l’autre ? Peut-être, mais nous n’en savons encore rien. Nous avons vécu un règne et ignorons encore tout de l’autre. Le choix est aveugle. Cependant, nous devons choisir un camp, et celui-ci n’est pas plus mauvais qu’un autre. Mais n’allons pas clamer qu’il est juste.

Signe
Qui es-tu donc pour me sermonner ainsi ?

Osbern
Je suis le devoir.

* * *


Scène 2
Jari B’Rauts, Markvart K’Thraus, Ellébore
Une chambre cossue de la Lumière de cendres, ne comportant aucune fenêtre. Un immense lustre illumine les lieux, dévoilant tapis onctueux et tapisseries colorées de rouge et de vert. Dans un coin, un bureau sur lequel est nonchalamment assis Jari. Celui-ci est tourné pour regarder Markvart qui se trouve debout, très droit, devant la porte de la chambre. En face de lui, dans un lit double aux draps soyeux, Ellébore est redressée. Elle ruisselle de sueur.

Jari, railleur
Eh bien, eh bien, je vois que tu n’es toujours pas parvenue à te mettre sur tes jambes, assassin. Il me semble que je t’ai surestimée. Rends-toi compte, je risque de te perdre dès le premier contrat. Tu es haletante de tant d’efforts – et quels efforts : se lever !
A Markvart
Toujours pas de progrès ?

Markvart
Aucun.

Jari
J’ose espérer que tu ne la ménages pas. Après tout, elle est mon arme.

Ellébore, acide
Une arme ne mérite-t-elle pas justement d’être amoureusement aiguisée ?

Jari, le regard soudain perdu dans le vague
Sans le moindre doute, sans le moindre doute…

Le silence se fait. Markvart et Ellébore se lancent un regard éloquent, attendant que Jari reprenne la parole.


Jari
Encore faut-il qu’elle en vaille la peine. Pour le moment, je ne peux rien tirer de toi, et cela me chagrine. Je te nourris et te protège, je t’envoie même mon homme le plus sûr pour te border le soir –  j’exagère à peine. Or, je n’ai aucune garantie de ton rétablissement. Peut-être que c’est en vain que je prends soin de toi. Je pourrais tout aussi bien te laisser tomber, voire te faire pendre en tant qu’assassin hors-la-loi – en tant que régicide.

Ellébore, en ricanant
D’un Roi revenu d’entre les morts ? Le beau meurtre !

Jari
Et qui le sait ? Pas tes juges, en tout cas.

Ellébore
Je serais déçue si vous ne vous appropriiez pas également ce rôle-là, vous que le pouvoir total imprègne.

Jari
Mais j’y compte bien, rassure-toi. Cependant, n’hâtons point trop les choses. Je m’en voudrais de commettre une injustice, vois-tu. Et si je diligentais une contre-enquête, pour clarifier un peu tout cela ? Non, c’est inutile, car ma parole vaut loi. Saveur particulière et extatique d’être le roi ! La possibilité d’avoir ce que l’on veut, d’assouvir le moindre de ses désirs, de vivre dans ses rêves !

Ellébore, sarcastique
De vivre de ses rêves, oui.

Jari, lyrique
Et que sais-tu du pouvoir, toi, pauvre silhouette recroquevillée perdue, noyée dans la masse opaque des autres, de ces gens anonymes à l’histoire insignifiante, guidés par le besoin et non par le plaisir ? Que sais-tu de la joie de régner, de régler la vie de ses sujets comme du papier à musique, de faire s’agenouiller devant soi les nobles les plus renommés et les guerriers les plus vigoureux ? Tu es seule, isolée, nue en ce moment-même. Tu n’as rien et tu n’es rien. Oui, que sais-tu du pouvoir, toi qui n’as que ta chair comme arme ?

Ellébore
Je sais qu’il est ennui.

Jari semble accuser le coup. Il demeure la bouche ouverte quelques instants, puis sa voix se fait glaciale. Markvart reste immobile.

Jari
Ennui ? Un dieu s’ennuierait-il ? Je commande à tous, et même les mythes s’inclinent devant moi. Les pensées et les songes m’appartiennent, je peux les modeler à ma guise. Je peux inventer l’Histoire, la modifier, la supprimer. Et toi, qu’as-tu ? Tu as le réel gris et misérable. Tu as cru pouvoir t’opposer au rêve chatoyant. Vois ton échec : tu as cru pouvoir submerger de ta peine amère, de ta laborieuse existence une légende vivante, le capitaine K’Thraus que voilà, une image immortelle dans l’esprit du monde. Et désormais, tu n’es qu’une enfant rachitique aux membres atrophiés. Une parodie. Une morte en sursis. Le pouvoir, c’est la vie.

Ellébore, à part
Et si j’étais moi-même une légende ?
A Jari
Tu as peut-être emprisonné la vie dans une cage avec toi en son centre, mais moi j’ai conservé la liberté et, de l’extérieur, je ne vois rien d’autre que des prisonniers.

Jari, s’approchant d’elle lentement

La liberté, hein ? Crois-tu donc que mon pouvoir a des limites ?

Il avance vers le lit en la fixant du regard, qu’Ellébore lui rend sans ciller. Puis, brutalement, sans la quitter des yeux, il la plaque sur le lit et déchire sa tunique, avant de plaquer violemment ses mains sur son corps et de le parcourir. Elle, trop faible, ne se débat pas, pas plus qu’elle n’émet le moindre son.
Soudain, Jari s’écarte et regarde ses mains d’un air troublé, pendant que Markvart sort de la pièce. Ellébore rabat le drap sur elle.


Ellébore, amère
Alors, c’est ainsi que tu règnes sur ta cage. Un roi ? Un assassin. Je suis fière de mon art et ai honte pour toi.

Jari, si songeur qu’il ne relève pas le tutoiement
L’effet corrupteur du pouvoir est incroyablement rapide.

Ellébore
Ou ton pouvoir est incroyablement faible. Tu es impuissant à dominer ton propre corps, et tu voudrais dominer l’esprit des autres ?

Jari, à part
Elle me rend fou.
Haut
J’ignore de quelle magie tu uses, si les énergies argentées que tu manipules ont également des effets illusoires, mais je te déconseille d’en abuser ainsi.

Ellébore, surprise
Que vient faire la magie là-dedans ?

Jari
Laisse-moi te rappeler que ta situation est précaire. Je t’ai déjà prévenue que je ne tolérais l’impertinence que dans une certaine mesure. Tu atteins la limite. Ta liberté ? Une chimère. Mon pouvoir ? Infini. Tes propos sont absurdes, teintés d’une rancœur jalouse, ou peut-être d’une mélancolie que je ne m’explique pas encore. Sache que, tant que je ne t’aurais pas persuadée, joli petit oiseau, tu demeureras dans ta cage dorée et tes aigres pépiements ne hâteront pas ta sortie. Quand bien même tu t’échapperais, tes ailes brisées ne te mèneraient pas bien loin – pas suffisamment loin de moi.

Ellébore, chuchotant pour elle-même
De quoi veut-il me persuader ?

Jari, implacable
Car tu m’appartiens. Et tu m’appartiendras. Tu es mon Arme.

Il se détourne brusquement, marche d’un pas vif vers la porte et, au moment de sortir.

Jari

Et tu seras ma chair.

Alors qu’il quitte la chambre, Markvart rentre à son tour en apportant de nouveaux vêtements à Ellébore. Il l’observe d’un air pensif, puis hausse les épaules et repart. Demeurée seule, Ellébore se redresse et s’adosse au haut de son lit. Elle médite quelques minutes, puis un sourire joyeusement sinistre étire ses lèvres fines.

* * *


Scène 3
Therk, Arandir, Cytise, Fadamar, Sybèle
Les cinq mercenaires sont assis en cercle autour d’un feu de camp, avec de gauche à droite Therk, Cytise, Arandir, Fadamar et Sybèle. Ils se trouvent dans une clairière, entourée d’arbres feuillus qui oscillent doucement sur le vent. La nuit est noire, sans étoiles ni lune.

Therk
Eh bien voilà, nous y sommes presque. Ces lueurs que nous voyions au loin depuis la route, avant de la quitter, provenaient d’Etabane, une grande ville commerciale où transitent marchands de vivres, d’étoffes, de bois, de bétail, de bijoux, et mille autres produits et merveilles de nulle part et d’ailleurs. C’est la première étape qui s’achève, la plus aisée.

Cytise, murmurant
La plus ardue.

Therk, sans y prêter attention

Cette ville devrait fourmiller d’activité, et dans son vacarme ambiant il ne nous sera pas facile de trouver le temps de discuter de la marche à suivre. Puisque nous sommes ici au calme, je propose que nous tirions un premier bilan du voyage et, surtout, que nous décidions de nos actions futures.
A Sybèle
Comment comptes-tu t’y prendre ?

Sybèle
Très simple : si Etabane fourmille d’activités, elle fourmille aussi d’agents aux ordres de la Garde sombre – agents endormis, mais qui ne demandent qu’à être réveillés. Nous pourrions leur demander de sillonner le sud à notre place afin de trouver trace de notre proie. Certes, cette méthode risque d’être longue et fastidieuse, mais nous n’avons guère d’autre moyen de trouver l’invocateur – qui doit soigneusement se dissimuler. C’est en tout cas une de nos options.

Fadamar

La deuxième consistant à rechercher sur place un devin qui pourrait localiser notre cible.

Cytise, vivement
Une option nettement plus réjouissante pour nos nerfs ! Pourquoi dépendre d’agents que nous ne connaissons pas, et en qui nous ne saurions placer par conséquent notre confiance ?

Sybèle, en souriant ingénument
Allons, tu ne me fais donc pas confiance ?

Cytise
Aucunement.

Therk
Encore nous faudrait-il trouver un devin suffisamment habile et prêt à braver la magie primordiale – ou presque. Et quand bien même ce serait le cas, rien ne nous empêche de cumuler les deux méthodes. Après tout, il faut bien que notre espionne favorite se rende utile, n’est-ce pas ?

Sybèle
Allons allons, que fais-tu donc de mon agréable compagnie ? De ma bonne humeur et de mes sourires ? En tout cas, mon hospitalité n’a pas été dédaignée par vous tous, et je ne crois pas que Lametrouble ait eu à se plaindre.

Cytise se met à se mordiller la lèvre, puis à arracher machinalement des brins d’herbe pour les lancer dans le feu, sous le regard amer de Therk. Il s’agite, paraît hésitant, puis reprend durement.

Therk

Ce que je retiens, ce sont tes provocations perpétuelles à l’égard de chacun de nous. Nous t’avons tolérée parce que nous y étions obligés, mais aujourd’hui que nous sommes loin de la capitale, ta sécurité n’est plus garantie par la Garde sombre. Tu aurais pu périr dans n’importe quelle escarmouche, ou t’enfuir lâchement à la première occasion… Ainsi, je te conseille fortement de déguerpir à Etabane, car tu n’as pas besoin de nous pour mener à bien ta tâche et c’est avec grand plaisir que je me verrai privé de ta compagnie.

Sybèle, tout sourire

Chou, tu oublies que ma mission consiste avant tout à vous surveiller pour que vous ne commettiez pas de bêtises irréparables. Je suis comme votre nourrice – et j’ai les attributs pour, n’est-ce pas ? Ainsi donc, peu importent tes menaces, qui de toute façon, il me faut bien l’admettre, sont peu crédibles de la part d’un vétéran aussi loyal et digne que toi. C’est pour cela que…

Pendant qu’elle parlait, Fadamar avait silencieusement sorti sa dague de sous son manteau et il menace désormais la gorge de Sybèle. Dans son autre main, la gauche, il tient une pièce de monnaie presque effacée, celle qu’il vient de décrocher de sa chaîne.

Fadamar, d’une voix neutre

Et si elles provenaient d’un assassin dépourvu de toute morale ? Seraient-elles aussi risibles ? Veux-tu mettre ta vie en jeu ? Un jet, une face.

Entre Therk et Arandir, on sent Cytise exulter. Ses yeux brillent d’un plaisir triomphant et un peu honteux.

Sybèle

Je suis trop jeune pour cela. Ecarte ta dague, assassin, j’ai compris : je vous laisserai en paix à Etabane, du moins jusqu’à ce que nous ayons repéré l’invocateur.

Fadamar s’exécute et rengaine son arme.

Fadamar

Tu abdiques bien vite.

Sybèle
C’est qu’il y a une condition, bien évidemment.

Therk, excédé
Je me disais aussi…

Sybèle
Je veux que l’un de vous m’accompagne, en guise de garantie. Quelqu’un qui pourra me maintenir en contact avec les autres, quelqu’un qui pourra également me protéger – je ne suis pas une combattante. Accessoirement, s’il pouvait éviter de me haïr, ce ne serait pas plus mal. Ce qui exclut donc – si je ne m’abuse – ce cher Poingtonnerre. Par ailleurs, même si Cytise est particulièrement mignonne, je la pense incapable de me défendre en cas de souci.

Cytise, piquée au vif
Que tu crois ! C’est avec joie que je te démontrerai ton erreur. Même si ce n’est pas de gaîté de cœur, je…

Arandir
Inutile, Cytise.
Ce sera moi la prise.

Tous se tournent vers le barde, resté silencieux jusque là, sauf Fadamar, qui hoche la tête – de résignation ou d’acquiescement, ce n’est pas clair. On sent que la voix morne du barde s’apprête à s’envoler. Si Cytise demeure silencieuse, songeuse, pensant aux mots échangés avec Sybèle plus tôt dans la journée, Therk tente de protester.

Therk

Mon ami, ce n’est plus la peine. Tu en as assez fait.

A ces mots, le silence s’installe pour d’interminables minutes. Sur les visages respectifs de Sybèle et de Fadamar, un masque dissimulant toute émotion. Therk, lui, paraît tendu, presque au supplice, comme torturé par des pensées coupables. Enfin, Cytise contemple le feu d’un air absent. Le temps s’écoule dans un crépitement de flammes, puis Arandir entame sa complainte.

Arandir

Jusque là, tu le sais, ma vie fut un échec.
Les jours ont défilé, puis les mois, les années,
Mon espoir impuissant, las lassé, s’est fané.
Mes poèmes, mes vers, sont tout vides et secs.
Depuis que je suis né, j’aspire à la fortune,
A la gloire, aux honneurs rendus aux hommes d’art.
Avide, je voulais que mon talent soit rare,
Que mon nom soit clamé, qu’il apparaisse en runes
Immortelles – mais oui ! Tel était mon orgueil !
J’ai travaillé mon chant à la place du champ,
Dès que j’avais du temps, en bêchant, en pêchant,
Et même, à l’occasion, pendant un sombre deuil !
Tout moment était bon pour préparer mes mots,
Pour soigner mon visage et afficher la joie,
Factice et fabriquée, comme un masque de bois
Mais eux, si aériens, devenaient un fardeau
Au hameau paysan où je détonnais trop.
Alors je dus partir, chassé par le mépris,
A même pas treize ans, mais l’art n’a pas de prix !
Et ma fuite forcée s’oublia dans les brocs
Que mes chants me payaient déjà à cette époque.
Si jeune et si doué ! Un gamin gringalet,
Promis, c’était certain, à d’immenses palais !
Mais je ne déclamais que pour des gens en loques.
Les années s’envolaient, et moi, à mon grand dam,
Je m’éloignais du centre, avenir désiré,
La capitale d’or et la célébrité
Parmi nobles oisifs et délicieuses dames.
Je partais vers le nord, ne voyant au passage
Que de sordides lieux, des auberges miteuses,
D’incultes paysans, des tavernes piteuses.
Mon rêve s’envolait comme au loin les nuages.
Quant tu me rencontras, Therk, l’espoir renaquit
Car tu me conduisis en plein cœur du royaume
Où je n’avais jamais pu déclamer mes psaumes,
Et confiant, je croyais que tout m’était acquis.
Bien sûr je me trompais, fatale était l’erreur.
Là-bas, je ne sortis jamais du quartier est
Sauf, parfois, pour aller, ou au sud ou à l’ouest.
Ignoré des puissants, je bouillonnais d’aigreur.
Oui, ma réputation croissait au sein des hères,
Je ne manquais d’audience et ignorais la faim.
Mais je ne pus jamais parvenir à mes fins,
Chanter dans le château de cendres, au dessert,
Avoir rivée sur moi l’attention du monarque,
Voir se fermer les yeux des nobles enchantés
Ou venir égayer leurs douces alitées,
Leurs joutes et duels, concours de tir à l’arc !
Ô doux rêve ! Ô, échec. Je restai inconnu,
Blessé, insatisfait, et frustré à jamais.
Ce sentiment hideux, je le dissimulais
Sous mon masque de joie. Et pour mon âme à nue,
Ruisselante du sang de la rage incomprise,
Je la laissai hurler seulement dans mon crâne.
Elle y cognait sans cesse. Du nord à Etabane,
Je pus la contenir – jusqu’à ce qu’on l’attise.
En effet ce mirage, omission de l’aigreur,
Ne dut son existence heureuse pour mon être
Qu’à votre compagnie. Cet insouciant paraître,
Je vous le devais, Therk, Fadamar puis Cytise.
Vos rires, vos amours apaisaient ma douleur
Et je ne trouvais plus primordial de plaire,
De séduire une foule aux anonymes ternes,
De joyeux ignorants aux lourds esprits en berne,
Si ce n’est à vous trois, aussi libres que l’air
Quand moi j’étais captif du carcan des regards.
Ainsi je survivais, oubliant ma fureur,
Partageant votre quête avec féroce ardeur.
Mais tout au fond de moi bouillonnait toujours l’art.
Il resurgit enfin lorsque tu vins me voir,
Ma Cytise adorée, lorsque toute timide,
Amère et éperdue, comme rongée d’acide
Tu quêtas un remède à ton noir désespoir.
Je décelai alors l’occasion attendue
D’éprouver tous mes dons – du moins ceux espérés,
Ceux qu’un jour j’avais cru – impudent ! – posséder…
Mais tous les vers, les chants, les tripes répandues
Furent vains, et l’esprit, l’immatérielle âme,
La belle incorporelle, inutile broutille,
Dut s’incliner devant l’ennemie qui la pille
En tout lieu – cette chair, vulgaire qui se pâme.
Où mon âme échoua, mon corps prit le relais
Et hélas, il sembla un meilleur réconfort
A ta peine de cœur. Et chacun des efforts,
Tous les mots chuchotés et les murmurés lais,
Impuissant, nul et vain, me frustra de nouveau.
Et aujourd’hui je crains de ne jamais pouvoir
Dissimuler la rage, et je veux que le soir
M’enveloppe à jamais d’une cendreuse peau.

Le barde se tait, ponctuant ses vers d’un rictus étrange adressé à Cytise, où celle-ci y lit un mélange de pardon, d’avidité et d’intime douleur. Elle semble vouloir dire quelque chose, hésiter, et alors qu’elle allait se lancer, elle est interrompue par Fadamar, dont la voix vibre d’une émotion inattendue.

Fadamar

Ne dis rien, Cytise. Tu ne voudrais pas voir ce que deviendra le Fabuleux. Accepte son sacrifice sans honte.

Therk, à Arandir, un air plein de regret et d’un ton fataliste
Jusqu’à la lie, je t’aurais fait boire le calice, mon ami. Jamais je ne pourrais expier une telle faute. J’ai visé dans le mille, et c’est toi que j’ai tué. Mon reflet dans la glace suffirait à me tourmenter.
A Fadamar
Si Cytise nous a rejoints tous les deux, c’est parce qu’elle nous faisait confiance et que nous lui promettions mieux que ce qu’elle avait déjà. Arandir y a laissé son cœur et moi mon âme. Ainsi amputés, nous ne saurions plus nous montrer à la hauteur, si tant est que nous ne l’ayons jamais été. Il nous faut aujourd’hui te passer le relais, en espérant que tu en seras plus digne que nous.

Pour une fois, Cytise, dépassée par les événements, ne comprenant pas toutes les implications des propos de ses amis, voit Fadamar hésiter sur la marche à suivre, sur les mots à employer. Finalement, il choisit le silence. A côté de lui, Sybèle paraît perdue, submergée par l’émotion latente imprégnant les mots sans toutefois la comprendre ou l’appréhender. Quand elle brise le silence, sa voix n’est pas railleuse, simplement sobre.

Sybèle

Dans ce cas, le Fabuleux m’accompagnera. Cela me convient. Sur ce, passez une bonne nuit.

Elle se lève et s’éloigne dans l’ombre, bientôt suivie par Therk et Cytise, laquelle veut échapper au plus vite à la tension de la scène. Restent auprès du feu Arandir et Fadamar, qui se mettent à chuchoter ensemble. Il est impossible d’entendre ce qu’ils se disent.


* * *


Scène 4
Kjeld V’Fohs, Mederick T’Nataus
La scène se passe dans la chambre du nécromancien, encombrée d’un fatras de livres et portraits en tout genre sur le tapis, le lit, le bureau – où trône aussi un reste de nourriture (viande et légumes). Seul un chandelier éclaire la pièce, posé lui aussi sur le bureau. Une bibliothèque obstrue en grande partie l’unique fenêtre de la pièce, qui donne sur une nuit opaque. Kjeld se trouve assis sur une chaise, le dos tourné à Mederick qui, lui, s’est assis sur le lit en écartant les livres qui le jonchaient.

Kjeld
Que me vaut l’honneur d’être le premier que tu veuilles rencontrer à ton retour, ancien banni ? T’avais-je emprunté quelque chose que je ne t’ai jamais rendu ? Ou peut-être es-tu venu apporter la pitié et la compassion à l’infirme que je suis devenu ?

Mederick, d’un ton alerte
Allons, tu n’es pas si croulant que cela ! Même si je te vois plus courbé que jamais, je compte encore sur toi. Quelqu’un m’a beaucoup parlé de toi ces derniers temps.

Kjeld
Alors que tu déprimais dans le château déchiqueté de ton ami défunt ? Je serais curieux de connaître l’ombre qui a pu traverser ses inexpugnables murailles et venir jusqu’à toi.

Mederick
‘Ombre’, le terme est bien choisi, car cette personne n’est plus de ce monde. Je veux parler de Thorlof L’Fyls, mon défunt – je te l’accorde – mais éternel ami. Il appartient désormais à la magie, mais nous dialoguons ensemble.

Le nécromancien retourne brusquement son siège et on voit apparaître son visage brûlé, où les yeux ne sont plus que deux points blancs et aveugles. Il arbore un air avide. Mederick tressaille de surprise.

Mederick

Que sont devenus tes yeux ?

Kjeld, pressant
La magie me l’a brûlée, celle-là même dont tu parles, j’en mettrais ma main à couper. Dis m’en plus, je suis tout disposé à te croire, oh oui ! Une autre vie, dans un autre monde ? Le monde de la magie ? L’Invocation, n’est-ce pas, la magie dorée ? Alors, il serait possible d’y vivre, mieux, de communiquer avec l’ici-bas, il existerait un lien ? Quelle découverte fantastique, et que de perspectives ! Une vie infinie, un corps spirituel immortel, la faculté de se déplacer comme un souffle de vent, et je suis certain qu’il serait également possible d’altérer ce monde-là ! Dis-moi tout, Mederick, dis le moi ! Je te crois ! Parle-moi de L’Fyls !

Mederick hésite un moment, assommé par tant d’enthousiasme, par une telle frénésie qui semble soudain s’être emparée du nécromancien, au corps plus meurtri que jamais. Finalement, il se résout à répondre.

Mederick, sèchement

Je ne suis pas venu ici pour partager le lien unique qui nous relie Thorlof et moi. Si je suis ici, c’est pour rejoindre votre conjuration, ce que me demande instamment le non-mort. Selon lui, seul le Roi est à même de maintenir le royaume comme il se doit, le Roi et son amour pour le peuple. Jari B’Rauts n’est qu’un imposteur, il me le répète sans cesse, et je sais que Thorlof est lucide. Ce qu’il dit est vrai.
Puis, passionné
Plus encore, si cet ami a été prêt à mourir pour la cause qu’il poursuivait, je suis tout prêt à mourir pour la même – je prouverais ainsi mon amitié de la plus belle façon qui soit.

Kjeld, reniflant

Oh, ce n’est que ça. Soit, bienvenue dans le camp des perdants.
S’animant à nouveau
En tout cas, tes mots prouvent que tu dis vrai ! Tu ne peux connaître mon implication dans cette secte vouée à l’échec que par un autre membre noble, et je ne vois guère que Thorlof qui aurait pu te renseigner ! Formidable…

Mederick
Je te trouve bien pessimiste. La situation est-elle si grave que cela ? L’usurpateur accule-t-il le légitime monarque ?

Kjeld, sourire aux lèvres
Je n’en ai aucune idée. A vrai dire, le Roi m’a assigné une tâche essentielle, que je suis seul à pouvoir mener. En fait, la victoire passe par la maîtrise de l’Invocation – par qui que ce soit, d’ailleurs, tant qu’il est à ses ordres. Sans elle, point de salut, tant les forces en présence sont déséquilibrées.
Il arbore un air rusé
D’ailleurs, je crois que la meilleure façon de servir notre maître commun, ce serait de m’assister dans mes recherches. C’est toi qui possèdes la clef, Mederick, la clef de la victoire finale, de la restauration du Roi ! Sans toi, sans L’Fyls, jamais le royaume ne sera purgé de ses scories. Notre lutte aura été vaine.
D’un ton détaché
Alors, qu’en dis-tu ?

Mederick, méfiant
Je vais y réfléchir, en parler à Thorlof. Lui saura ce que je dois faire.

Kjeld, haussant les épaules
A ta guise, Mederick. Sache juste que le temps presse, car l’étau de la Garde sombre se referme progressivement sur la secte et son maître, notre maître : le Roi. Que ta décision soit rapide, ou il sera trop tard pour te rendre utile de quelque façon que ce soit – et nous serons tous morts.

Mederick sort de la pièce sur un hochement de tête. Kjeld se lève péniblement de sa chaise et se met à tourner inlassablement en rond dans sa chambre, marmonnant dans sa barbe récente et blanchâtre.

* * *


Scène 5
Le Roi, Nathan
Une salle de torture où se reconnaissent différents instruments : chaines, chevalet, cages, vierge de fer. Sur une table sale se trouvent posés divers entonnoirs, outils tranchants et perçants, pinces… Nathan, avachi, est attaché à un mur par les poignets et les chevilles – où ce qu’il en reste. La pièce est faiblement éclairée par une sorte de four qui rougeoie, projetant des reflets sur le sang séché recouvrant le sol.

Nathan, relevant la tête à l’entrée du Roi et parlant difficilement mais d’un ton faussement enjoué

Tiens donc, que voilà une visite bien prestigieuse ! Que vaut l’honneur à un pauvre supplicié comme moi de rencontrer le roi-soleil ?

Le Roi
Je viens discuter.

Nathan
Oh, vous venez discuter. Juste discuter. Et qu’est-ce qui vous fait croire que je désire discuter avec vous ?

Le Roi
La compagnie des tourmenteurs n’a guère dû te plaire jusque là. Je te propose donc la mienne pour cette nuit. Et puis, difficile de refuser d’obéir à un astre, n’est-il pas ?

Nathan, hoquetant de rire

Ah, un astre ! Venu enfin éclairer le sombre enfer dans lequel j’ai été plongé ? Ô joie, ô bonheur ! Après avoir souffert le martyre, après avoir été l’objet des malicieuses facéties de gamins susceptibles, après avoir été découpé comme un morceau de viande par d’apprentis bouchers, après avoir été réduit à un puzzle sanglant de chair humain, après avoir été noyé dans l’eau, brûlé dans la forge, tranché dans le vif, voilà donc la lumière au bout du tunnel !
Plus sérieux
Mais non. Cela ne prend pas. Ces ténèbres dans lesquelles j’ai baigné ces derniers jours ne sont que les ombres que vous projetez.

Le Roi, s’approchant à quelques centimètres de Nathan et le détaillant du regard
Effectivement, tu es une bien belle loque. Mes fils ont fait du bon travail. Cela dit, vue la matière à modeler, ils n’ont que peu de mérite. Petit homme, sais-tu que tu es hideux ?

Nathan
Grand bonhomme, sais-tu que tu es vieux ?

Le Roi
Je suis immortel.
S’écartant
Cela suffit. Je ne me suis pas déplacé en personne pour jouer. Rares sont ceux à qui je fais l’insigne honneur de ma présence et je regretterais que tu n’en profites pas. Je vais être parfaitement honnête. Le temps presse pour moi. Mes fils ont repéré des espions non loin d’ici, la Garde sombre est sans nul doute sur mes traces – trop fraîches. Je voulais juste m’amuser un peu, mais il me semble avoir sous-estimé Jari. Mes hommes tombent l’un après l’autre sous le coup d’une créature que j’ignore, tandis que le cercle de mes puissants alliés est réduit à peau de chagrin. Pourquoi te raconté-je tout cela, te dis-tu ?
Il secoue la tête
Je n’ai rien à perdre et tu as tout à gagner. Mes espoirs reposent désormais sur une quête, celle de l’Invocation.

Nathan
Nous y voilà !

Le Roi
Railler ne changera rien à ton sort. En revanche, on m’a dit que tu en savais énormément à ce sujet. Ce qui me surprend, car je n’en  avais moi-même jamais entendu parler jusqu’à il y a peu. Mes informations quant à cette magie, je les tire de visions de morts invoqués par la Nécromancie, mais elles sont lacunaires, et surtout elles omettent l’essentiel : comment manipuler cette magie. C’est pourquoi j’ai fait appel à toi.

Nathan
‘Fait appel’, quel mignon petit euphémisme !

Le Roi
Peu importent les moyens, c’était la seule solution.

Nathan
Ainsi que la torture ?

Le Roi
C’est du passé et tu as survécu : de quoi te plains-tu ? Je te parle, moi, d’avenir. Je suppose qu’il est inutile d’évoquer une quelconque récompense, tu sais qu’elle sera immense lorsque je remonterai sur le trône. Tandis que Jari, lui, ne t’offrira jamais rien. Je te l’ai dit : tout à gagner.

Nathan, hochant la tête d’un air compatissant
Effectivement, vous êtes bien vieux. Et avec les années, votre lucidité s’est envolée.
Plus grave
Tout à gagner, dites-vous ? C’est que vous ignorez tout ce que j’ai à perdre. Vous m’avait fait venir comme une poupée qu’on porte sous son bras, sans vous renseigner le moins du monde sur mon compte. Tout ce que vous saviez de moi, c’était que je touchais ma bille concernant l’Invocation – ce qui est vrai. Mais vous ignoriez ma résistance extrême à la douleur, d’où la torture ; et surtout, vous ignoriez que Jari m’a promis bien plus que vous ne pourrez jamais m’offrir.

Il se tait un long moment, cherchant son souffle, puis hésite un instant, et finalement reprend.

Nathan

Je vous sens las, peut-être plus encore que ma vieille carcasse réduite en charpie. Quel âge avez-vous ? Quatre-vingts ans, plus encore ? La vie a laissé son empreinte. La mort attend de porter la sienne. Le saviez-vous ? Vous allez bientôt mourir. Je ne suis pas devin, non, mais votre visage creusé est comme un livre aux pages antiques toutes jaunies, qui se réduiraient en poussière au moindre toucher.

Le Roi, impassible
Si je ne suis qu’un mort en sursis, pourquoi refuser de m’aider ? Ce serait, d’une certaine façon, accomplir les dernières volontés d’un condamné à mort.

Nathan
Il ne s’agit pas d’une condamnation à mort, mais d’un suicide. Vous avez décidé vous-mêmes d’organiser une telle mise en scène – et bravo, vous avez éliminé pas mal de puissants. Un suicidé ne peut guère avoir de dernière volonté autre que celle de mourir. D’ailleurs, réfléchissez un instant : pourquoi avoir déserté le trône pour tenter de le reconquérir juste après ? Pour vous amuser ? Pour vous délasser ? Oui, car la vie vous lasse, c’est évident. Le pouvoir vous a usé, l’ennui vous a condamné. La seule issue, c’est la mort. Vous le savez, consciemment ou inconsciemment.

Le Roi, agacé
Et si c’était le cas ? Devrais-je me laisser abattre comme un gibier que l’on chasse ? N’ai-je pas le droit de lutter jusqu’au bout ? Le droit suprême à la vie, que possède tout homme en ce royaume.

Nathan, amusé
Vous étiez le droit, vous avez décidé de vous en séparer. Comme s’il s’était agi d’une seconde peau désormais encombrante, trop étouffante, d’une carapace aux écailles en fourrure. Vous l’avez décidé ! Si je parle, je vais à l’encontre de votre volonté profonde. Ainsi, en me taisant, je vous obéis plus sûrement que si je comblais le gouffre de votre obstination masochiste.

Le Roi
Je ne tirerai donc rien d’autre que toi que des paroles fumeuses et dénuées de tout fondement ?

Nathan
La fumée cache souvent un brasier rugissant. Que dites-vous de ce nom : Vif-Argent ?

Le Roi, repoussant les mots d’un geste de la main
Juste une légende idiote inventée par un petit peuple en mal de récits d’épouvante.

Nathan, d’un air entendu
Ou en mal de héros. Une légende, dites-vous ? Ce mot ne recouvre-t-il pas des événements fumeux et dénués de tout fondement ? Et pourtant, cette légende vous en apprendrait plus long sur l’Invocation que bien des bibliothèques.
Sarcastique
Désormais, à vous de jouer. Vous aimez tant cela.

Le Roi, glacial
Soit. Mais nous jouerons ensemble, herboriste, et ta vie sera la mise.

Il sort.

* * *


Scène 6
Messie, Phoenix
Ils sont assis autour d’un feu de camp, devant une petite grotte où ils ont de toute évidence élu domicile pour la nuit. Autour d’eux ne se trouvent que des arbres plongés dans l’obscurité nocturne. Pendant toute la scène, Phoenix attise le feu d’un air absent pendant que Messie babille et trépigne comme s’il était surexcité.

Messie, exalté

Nous approchons, nous approchons très vite, et je sens la magie qui afflue tout autour – je décèle aussi cette argentée qui m’échappe, et je la sens si proche ! Ma maîtrise est presque complète et déjà suffisante pour plier n’importe quel homme ou dieu – je serai le maître des dieux ! S’ils existent, oui… Sinon, je me contenterai d’être le premier homme à devenir un dieu, le premier dieu ! Pas de doute, pas de doute, l’avenir s’offre à moi et je l’accueille les bras ouverts, comme un don prodigue qui me revient enfin, comme il se devait. C’était écrit dans le grand livre de la destinée, et bientôt, bientôt, c’est moi qui rédigerai le prochain, omniscient que je serai !

Phoenix, pour lui-même
Enfin ! Je serai enfin débarrassé de lui ! Et si je le lâchais à Etabane ? Cela ne me ferait plus que deux jours à tenir…

Messie
Mais quelque chose m’ennuie, un insupportable moustique est venu bourdonner à mes augustes oreilles sans que je sois parvenu à le chasser, à le claquer entre mes mains jaunes et implacables – un insecte narguant un dieu ! Je ne saurai le tolérer, et nul doute, nul nul nul, j’irai le traquer demain pour l’écraser et le voir s’effondrer dans le sol boueux comme le misérable devin qu’il doit être – qui d’autre, sinon ? Ces idiots impuissants se croient tout permis, ils se croient capables de me surveiller en silence, mais ils se trompent, oh oui, quelle erreur ! Ils rôdent et espionnent, mais repérez-les et pouf ! il n’en reste plus rien, de ces bons à… à rien, oui ! Des cloportes purulents, des vermisseaux pullulant partout dans ce royaume infesté de ratés… Heureusement, dieu arrive pour mettre de l’ordre, le messie tant attendu par le bon (et insignifiant) peuple va bientôt ranger le monde.

Phoenix, même jeu
Non, ce serait imprudent. La capitale est encore trop loin, et ce dérangé risque de mal prendre une éventuelle défection de ma part. Il me faut encore le supporter, au moins jusqu’aux abords de la fameuse cité.

Messie
Ranger le monde ? Pourquoi se contenter de si peu ? Que diable – que dieu !, je suis tout-puissant ! Ranger ? Changer ! Modeler, façonner, rebâtir un monde à mon image, oui, un monde dédié tout entier à mon adoration ! La magie jaune, peuh, ridicule ! Bientôt, à moi la dorée, à moi la maîtrise de tous les composants, à moi la puissance de l’alchimie ! Mêler des métaux à d’autres, oui, mais oui, des âmes à d’autres, des âmes à des métaux, des mers à des monts – et des démons partout pour se prosterner devant moi ! Et tout ça, bientôt, dans un souffle de vent – de vie !, le souffle du changement – le souffle des énergies qui tourbillonnent en moi, et partout partout, autour, dans les gens, dans les éléments ! Journal, petit journal, rappelle-moi la quête, la quête de l’argenté… Dans la capitale, oui, mais si elle venait à moi ? Je la sens venir à moi, je la sens, oui, elle est si proche, et non si loin… Est-ce la même ? Et qu’importe, qu’importe ? L’argenté et le jaune, et enfin le doré !

Phoenix, même jeu
Allez, allons dormir, je ne peux en endurer plus. Et moi dans la grotte à ronfler, il me suivra sans plus tarder. Ce lâche a peur de la nuit et s’il ne craignait pas autant son ombre, il redouterait la solitude. Je serais curieux de le voir assis seul sur le toit du monde.

Il se lève et regagne la grotte d’une démarche traînante. Quelques minutes plus tard, il se met à ronfler. Messie jette un regard circulaire empli d’appréhension, puis il se lève vivement et, comme pour se justifier, lâche quelques mots.

Messie

Désormais, il faut se reposer car demain sera long – jour de chasse et battements de main, en attendant les ailes divines.

Il rentre à son tour dans la grotte, laissant le feu crépiter doucement.


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